[8,0] VIII. {De la Thessalie et de la Magnésie. Philippe privé d'un œil.} La Thessalie est la même contrée que l'Hémonie, appelée par Homère l'Argos Pélasgique. C'est là que naquit Hellen, ce roi qui donna son nom aux Hellènes. Derrière la Thessalie s'étend jusqu'à la Macédoine la Piérie, que la victoire soumit au joug des Macédoniens. Elle renferme beaucoup de villes et de fleuves. Les villes remarquables sont Phthie, Larisse de Thessalie et Thèbes. Parmi les fleuves on distingue le Pénée, qui descend, entre l'Ossa et l'Olympe, d'une colline légèrement inclinée à droite et à gauche, dans cette longue vallée boisée que l'on nomme Tempé ; ce fleuve, dont ensuite les eaux plus abondantes coulent entre la Macédoine et la Magnésie, se jette dans le golfe de Thermes. En Thessalie sont les plaines de Pharsale, où fit explosion l'orage des guerres civiles. Pour ne pas parler de montagnes trop connues, laissons la description du Pinde et de l'Othrys à ceux qui s'occupent de l'origine des Lapithes ; celle de l'Ossa à ceux qu'intéressent les étables des Centaures. Le Pélion est tellement célèbre par le festin nuptial de Thétis et de Pélée, que l'on s'étonnerait à plus juste titre de le voir omis. Dans la Magnésie se trouve Mothone. Philippe, le père d'Alexandre le Grand, au siège de cette ville, fut atteint à l'oeil d'une flèche lancée par un de ses habitants appelé Aster, qui sur cette flèche avait désigné et le nom de celui qui la lançait, et l'endroit qu'elle devait frapper, et le nom de celui auquel elle était adressée. Nous pouvons conjecturer que ce peuple excellait dans l'art de lancer les flèches par l'exemple seul de Philoctète, puisque Mélibée fait partie de cette contrée. Pour ne pas omettre une source inspiratrice des poètes, citons la fontaine de Libethra qui se trouve également dans la Magnésie. [9,0] IX. De la Macédoine et de ses rois, de la nature du mont Olympe, et de la pierre dite péanite. Le pays qu'habitaient autrefois les Edones, et que l'on appelait Mygdonie, Piérie, Émathie, est aujourd'hui connu sous le nom uniforme de Macédoine ; les différentes parties de cette contrée, qui formaient autrefois autant d'États distincts, ont été réunies en un seul, auquel les Macédoniens ont imposé leur nom. La Macédoine est d'un côté bornée par la Thrace ; ses limites, au midi, sont la Thessalie et l'Épire; à l'ouest, la Dardanie et l'Illyrie ; au nord, la Péonie et la Pélagonie. Du côté des Triballes, de hautes montagnes l'exposent au souffle glacé des vents du nord. Enfin le Strymon, qui descend de l'Hémus, sépare la Macédoine de la Thrace. Pour ne parler ni du mont Rhodope en Mygdonie, ni de l'Athos, rendu navigable pour l'armée des Perses, et dont le détroit qu'ils ouvrirent a un mille et demi de long, je dirai un mot des riches et nombreuses mines d'or et d'argent que l'on exploite en Macédoine, et en même temps de l'Orestide. Voici l'origine du nom d'Orestes, donné aux habitants de ce pays. Parti de Mycènes en fugitif, après le meurtre de sa mère, Oreste, qui voulait porter plus loin ses pas, laissa secrètement en Émathie un jeune enfant, qu'il avait eu dans cette contrée d'Hermione, la compagne de sa vie infortunée. Cet enfant grandit, plein de l'orgueil qu'inspire un sang royal, et portant le nom de son père; puis, après s'être emparé de tout le territoire qui s'étend entre la Macédoine et la mer Adriatique, il donna le nom d'Orestide au pays sur lequel il avait régné. Phlegra, qui, avant d'être une ville, fut, dit-on, le théâtre du combat des dieux et des géants, m'avertit de rappeler les preuves qui dans cette contrée attestent maintenant encore l'expédition divine. Si parfois en ces lieux, et cela arrive, les pluies amènent des torrents, et que les eaux, brisant toute digue, se précipitent dans les champs avec violence, aujourd'hui même, l'inondation met à découvert des os, semblables à ceux des corps humains, mais d'une dimension bien plus grande, et dont l'énormité annonce l'ancienne existence d'une armée monstrueuse ; et ce qui vient à l'appui de cette assertion, c'est la grandeur démesurée de rochers, qui, dit-on, servirent à l'attaque du ciel. J'arrive au reste des montagnes qui s'étendent dans la Thessalie et dans l'Athamanie. Elles sont plus élevées qu'aucune autre, et il n'est rien dans l'univers qu'on puisse avec raison leur comparer ; car ce sont les seules que le débordement diluvien, qui étendit partout son ravage, n'ait pas atteintes. Il y a des preuves incontestables que les eaux n'y sont pas arrivées : dans les flancs caverneux des rochers que minèrent alors les flots furieux, on trouve des aspérités produites par des coquillages, et d'autres objets que la mer agitée rejette en abondance, de sorte que ces rochers, quoique situés au milieu des terres, présentent l'aspect d'un rivage. Les merveilles du mont Olympe montrent que c'est à juste titre qu'Homère l'a célébré : d'abord son sommet est si élevé que les habitants du pays l'appellent le ciel. Sur la cime du mont est un autel dédié à Jupiter. S'il reste quelque chose après le sacrifice des victimes que l'on y offre, les vents ne le dissipent pas, les pluies ne le détrempent pas; mais après une année, les restes se retrouvent tels qu'ils avaient été laissés ; et quelle que soit la température, les vents respectent ce qui une Fois a été consacré au dieu. Les lettres écrites sur la cendre subsistent jusqu'au renouvellement de la cérémonie annuelle. Je vais parler maintenant des habitants de cette contrée. Emathius, qui le premier régna en Emathie, est regardé comme fils de la terre, soit parce que les traces de son origine se sont perdues, soit parce qu'il en est effectivement ainsi. Depuis ce prince jusqu'à la naissance de Macedo, le nom d'Emathie a subsisté ; mais Macedo, petit-fils maternel de Deucalion, qui seul avec sa famille avait échappé à la ruine du monde, appela ce pays Macédoine, d'après son propre nom. Après Macedo, vient un chef de Péloponnésiens, Caranus, qui, d'après une réponse de l'oracle, fonda, aux lieux où il avait remarqué que s'était arrêté son troupeau de chèvres, une ville du nom d'Égéen où il était d'usage d'ensevelir les rois : les anciens Macédoniens n'avaient pas d'autre emplacement pour les tombeaux de leurs grands hommes. A Caranus succéda Perdiccas, vers la vingt-deuxième olympiade : c'est le premier qui en Macédoine ait porté le nom de roi. A Perdiccas succéda Alexandre, fils d'Amyntas, nommé le Riche ; et ce n'est pas sans raison : il fut si habile à augmenter ses richesses, qu'il put, le premier de tous, envoyer en présent à Delphes pour Apollon, en Élide pour Jupiter, des statues d'or. Il recherchait extrêmement le plaisir de l'oreille : il s'attacha, pour son agrément, par de riches présents, ceux qui savaient jouer de la lyre, et entre autres le poète Pindare. Après lui régna Archelaüs, consommé dans le métier des armes, et non moins illustre par les combats qu'il livra sur mer. Cet Archelaüs aimait tellement les lettres, qu'il consultait Euripide pour la plus grande partie des affaires de son gouvernement : il ne se contenta pas de faire les frais des funérailles du poète, il se fit couper les cheveux, et son extérieur témoigna de la tristesse de son âme. Vainqueur à une course de chars, aux jeux Pythiens et aux jeux Olympiques, ce même Archelaüs se fit gloire, en Grec plutôt qu'en roi, de ce double succès. Après Archelaüs des troubles agitèrent la Macédoine, qui passa sous les lois d'Amyntas. Amyntas eut trois fils : ce fut Alexandre qui succéda à son père. A la mort d'Alexandre, Perdiccas obtint le souverain pouvoir, dont, mourant lui-même, il laissa l'héritage à Philippe, son frère : c'est ce même Philippe qui, comme nous l'avons dit plus haut, perdit l'oeil droit au siège de Mothone. Un présage avait précédé cet accident : aux noces de Philippe, les joueurs de flûte qu'on avait appelés firent entendre, dit-on, l'air des Cyclopes, comme s'il y eût eu collusion entre eux : Philippe fut le père d'Alexandre le Grand, quoique la mère de ce dernier, Olympias, ait voulu attribuer à son fils une naissance plus remarquable, en supposant qu'elle avait eu commerce avec un dragon. Pour lui, il se distingua tellement qu'on pût le croire fils d'un dieu. Ses maîtres furent Aristote et Callisthène ; il parcourut l'univers les armes à la main il soumit l'Asie, l'Arménie, l'Ibérie, l'Albanie, la Cappadoce, la Syrie, l'Égypte. Il franchit le Taurus et le Caucase, conquit la Bactriane, dicta des lois aux Mèdes et aux Perses, et enfin, après avoir traversé le monde, il s'empara de l'Inde, où avaient pénétré Bacchus et Hercule. Son visage avait un air de majesté plus qu'humaine ; il portait la tête haute ; il avait les yeux vifs et brillants, les joues un peu rouges, mais de manière à plaire, et d'ailleurs dans son ensemble un aspect imposant. Vainqueur en tout, il fut vaincu par la colère et le vin : la maladie qui l'emporta à Babylone fut causée par l'ivresse, et ainsi sa mort ne fut pas digne de sa vie. Ceux qui lui succédèrent, semblèrent être nés plutôt pour être un aliment à la gloire de Rome, que pour hériter d'un si grand nom. On trouve en Macédoine une pierre que l'on nomme péanite. Cette pierre, si l'on en croit la renommée, conçoit et produit d'autres pierres, et sert dans les accouchements. On en trouve beaucoup près du tombeau de Tirésias. [10,0] X. De la Thrace, des moeurs de ses habitants, et, dans la Thrace, des grues, des hirondelles, de l'isthme. Il est temps maintenant de parcourir la Thrace, et le nous diriger du côté des nations les plus redoutables de l'Europe. Quiconque les étudiera avec attention, comprendra facilement que le peuple barbare de Thrace méprise la vie par une sorte de sagesse instinctive. Tous penchent pour la mort volontaire ; quelques-uns croient que les âmes des morts reviennent sur la terre ; d'autres, qu'elles ne sont pas anéanties, mais qu'elles deviennent plus heureuses. La plupart regardent la naissance d'un enfant comme un malheur : le père accueille le nouveau-né par des pleurs ; les funérailles, au contraire, sont un sujet de gaîté, et l'on y fait aux morts un joyeux adieu. Les hommes se glorifient du nombre de leurs femmes ; c'est un honneur que d'en avoir beaucoup. Les femmes, qui se font une loi de respecter la pudicité, montent sur le bûcher de l'époux qu'elles ont perdu, et pensent donner un exemple éclatant de chasteté en se précipitant au milieu des flammes. Ce n'est pas la volonté des parents qui détermine les mariages. Les femmes dont la beauté est remarquable se mettent à l'encan, et, par suite d'une estimation, épousent le caractère moins que l'argent ; celles qui n'ont pas le don de la beauté achètent avec leur dot celui qu'elles épousent. Dans les festins, les deux sexes se tiennent autour d'un feu où l'on jette des semences de plantes dont l'odeur frappe les sens ; et alors c'est pour eux un bonheur de feindre l'ivresse. Voilà ce qui concerne leurs moeurs ; passons maintenant aux lieux et aux habitants de cette contrée. Sur les bords du Strymon, à droite, sont les Denselates ; les Besses forment un grand nombre de peuplades jusqu'au Nestus, fleuve qui coule aux pieds du mont Pangée. Les Odryses voient naître l'Hèbre, qui arrose le pays des Priantes, des Dolonques, des Thynes, des Corpiles, d'autres barbares, et enfin des Cicones. L'Hémus, dont la hauteur est de six mille pas, a pour habitants sur la pente opposée les Mésiens, les Gètes, les Sarmates, les Scythes, et un grand nombre d'autres peuples. Sur la côte du Pont sont les Sithoniens, qui doivent leur illustration à la naissance du poète Orphée, qui, dit-on, célébrait les mystères des dieux, et faisait entendre ses chants sacrés sur le promontoire du Sperchius. Vient ensuite le lac Bistonien, et non loin la contrée du Maronée, où fut la ville de Tirida, célèbre par les haras de Diomède : il ne reste plus de cette vile que les débris d'une tour. A une petite distance est Abdère, ville fondée par la soeur de Diomède, qui lui donna son nom. On voit près d'Abdère la maison du philosophe Démocrite, ce qui certes est un grand honneur pour cette ville. Abdère tombait en ruines vers la trente et unième olympiade ; les Clazoméniens, venus d'Asie, la rétablirent, firent disparaître les restes de l'ancienne ville, et lui donnèrent leur nom. La plaine de Dorisque est célèbre par l'arrivée de Xerxès, qui y fit le dénombrement de son armée. Enos nous offre le tombeau de Polydore, dans cette partie qu'habitent les Scythes qui s'adonnent au labourage. Les barbares appellent Cathize l'ancienne ville de Géranie, d'où les Pygmées furent, dit-on, chassés par les grues : il est certain d'ailleurs que les grues affluent l'hiver dans le nord du pays. La marche qu'elles suivent dans leurs expéditions est curieuse. Elles ont une sorte de drapeau de guerre, et pour que la violence du vent ne retarde pas leur arrivée au but qu'elles veulent atteindre, elles avalent du sable et se lestent avec un poids modéré de petits cailloux. Alors elles s'élèvent très haut, pour déterminer de ces régions élevées de l'air la distance des pays où elles doivent se rendre. La plus hardie s'avance en tête de la troupe ; celle qui ferme la marche crie pour hâter la lenteur du vol, et, quand vient l'enrouement, une autre lui succède. Quand elles vont traverser le Pont-Euxin, elles recherchent les détroits, et, comme on peut le voir d'ailleurs, celui surtout qui sépare la Taurique de la Paphlagonie, c'est-à-dire qui s'étend entre Carambis et Criu-Métopon. Quand elles voient qu'elles approchent du milieu du trajet, elles laissent tomber de leurs pattes les graviers : c'est ce qu'ont raconté les navigateurs qui souvent ont reçu cette pluie de pierres. Elles ne rejettent de la gorge le sable, que quand elles sont arrivées à leur destination. Elles ont tant de soin pour celles d'entre elles qui sont fatiguées, que si quelqu'une manque de force, elles la soutiennent, et la portent jusqu'à ce que le repos l'ait rétablie. Sur terre elles n'ont pas moins de vigilance ; elles posent la nuit des sentinelles : de sorte que sur dix il y en a une qui veille. Celle-ci tient dans une de ses pattes de petites pierres, dont la chute l'avertit qu'elle succombe au sommeil. Elle indique par le battement de ses ailes les dangers imminents. On reconnaît l'âge des grues par leur couleur : elles noircissent en vieillissant. Venons maintenant au cap Chrysoceras, qu'illustre Byzance, autrefois appelée Lygos, distante de sept cent onze mille pas de Dyrrachium : telle est, en effet, la distance de l'Adriatique à la Propontide. Dans la Génique, non loin de la colonie de Flaviopolis, se trouve la ville de Byzie, autrefois la résidence du roi Terée, odieuse aux hirondelles, qui n'en approchent plus. On dit aussi qu'elles ne viennent pas à Thèbes, parce que cette ville a souvent été prise. Entre autres prérogatives, elles ont une sorte de prescience, ce que l'on reconnaît en ce qu'elles n'abordent pas les maisons qui vont tomber en ruines, les toits qui menacent de s'écrouler. Les oiseaux de proie ne les attaquent pas : elles sont sacrées pour eux. Ce n'est pas en s'arrêtant qu'elles se nourrissent ; c'est en volant qu'elles prennent et avalent les aliments dont elles subsistent. Un autre isthme en Thrace est aussi resserré, et offre dans une mer étroite la même largeur que celui de Corinthe; ses rivages présentent deux villes en face l'une de l'autre : sur la Propontide Pactye, sur le golfe Mélane Cardie, qui tira son nom de sa forme en coeur. L'Hellespont entier est resserré en sept stades, qui séparent l'Europe et l'Asie. Là aussi se trouvent à l'opposite deux villes : Abydos en Asie, Sestos en Europe ; puis deux promontoires également opposés : celui de Mastusie dans la Chersonnèse, où finit le troisième golfe d'Europe; celui de Sigée en Asie, où se trouvent le tombeau d'Hécube, appelé Cynossema, et la tour sacrée de Protésilas. Sur les frontières de la Thrace est au nord l'Ister, à l'est le Pont-Euxin et la Propontide, au midi la mer Égée.