PRÉFACE. Autant il y a de différence, vertueux Lucilius, entre la philosophie et les autres sciences humaines, autant j'en trouve, dans la philosophie même, entre la partie qui a pour but l'étude de l'homme et celle qui a les dieux pour objet. Celle-ci, plus relevée, plus hardie, s'est donné plus de carrière; ce que l'oeil découvre n'a pu lui suffire. Elle a soupçonné qu'il y avait quelque chose de plus grand et de plus beau, placé par la nature au delà du monde visible. En un mot, il est entre les deux parties de la science une distance aussi grande que celle qui sépare l'homme de la Divinité. La première nous apprend ce qu'il faut faire ici-bas; la seconde, ce qui se fait dans les cieux. L'une dissipe nos erreurs, approche de nous le flambeau qui nous éclaire dans les pas douteux de la vie; l'autre plane bien au-dessus des ténèbres où l'homme s'égare, et, l'arrachant à cette obscurité profonde, le conduit jusqu'à la source de la lumière. Je rends grâces à la nature, non pas quand je l'envisage sous le point de vue où elle s'offre à tous, mais lorsque, admis à ses secrets les plus intimes, j'apprends quels sont les éléments de l'univers; quel en est l'archilecte ou le gardien ; ce que c'est que Dieu; s'il est tout entier concentré en lui-même, ou s'il abaisse quelquefois ses regards sur nous; s'il produit tous les jours, ou s'il n'a produit qu'une fois; s'il fait partie du monde, ou s'il est le monde même; s'il peut encore aujourd'hui porter des décrets et déroger en quelque chose aux lois du destin, ou si pour lui ce serait un outrage à sa majesté, un aveu d'erreur, que de modifier l'ordre par lui-même établi; car puisque la perfection seule peut lui plaire, elle doit lui plaire toujours, et il n'en est pour cela ni moins libre, ni moins puissant, parce qu'il est à lui-même sa nécessité. Si l'accès de ces mystères m'était interdit, ce n'aurait pas été la peine de naitre. Car pourquoi me féliciterais-je d'être au nombre des vivants ? pour filtrer des breuvages et cuire des aliments ? pour soigner ce corps frêle et débile,qui périt dès qu'on cesse de le remplir, et faire toute ma vie les fonctions de garde-malade ? enfin pour craindre la mort à laquelle nous sommes tous destinés en naissant ? Supprimez ce bien inestimable, et la vie ne vaut pas les fatigues et les sueurs qu'elle coûte. Oh ! que l'homme est chose méprisable, s'il ne sait pas s'élever au-dessus de l'humanité ! Qu'y a-t-il de si beau à lutter contre les passions? triompher de ses vices, est-ce donc un triomphe surnaturel ? Le beau sujet de nous admirer nous-mêmes, que de ne pas ressembler aux êtres les plus dépravés ! nous féliciterons-nous d'être plus robustes qu'un malade? Il y a encore loin de la santé à la vigueur. Vous avez évité les vices; votre front n'est pas le siége de l'imposture; vous ne composez pas votre langage sur les désirs d'autrui ; votre coeur n'est point dissimulé; vous n'êtes en proie ni à l'avarice qui se refuse à elle-même ce qu'elle ravit aux autres, ni au luxe qui s'avilit encore moins par ses pertes que par la manière de les réparer, ni à l'ambition qui conduit aux honneurs par le chemin de l'infamie. Vous n'avez encore rien gagné : vous avez échappé aux vices , vous n'avez pas échappe a vous-même. Si la vertu à laquelle nous aspirons est d'un si grand prix, ce n'est pas que l'exemption des vices soit un bonheur réel ; mais elle assure à l'âme toute sa liberté, la prépare à la connaissance des choses célestes, et la rend digne d'entrer en partage avec Dieu. La plénitude et le comble du bonheur pour l'homme, c'est de fouler aux pieds les passions, de s'élancer dans les cieux, et de pénétrer dans les replis les plus secrets de la nature. Alors, du haut de ces astres où vole sa pensée, il rit en apercevant les mosaïques de nos riches, et la terre avec son or; je ne parle pas seulement de celui qu'elle a rejeté de son sein et livré aux empreintes de la monnaie, mais de celui qu'elle tient encore en réserve pour la cupidité des races futures. Il ne peut pourtant dédaigner les portiques, les lambris éclatants d'ivoire, les forêts taillées en jardins, les fleuves détournés dans les maisons particulières, qu'après avoir fait le tour de l'univers entier, et laissé tomber d'en haut un recard sur ce globe étroit, dont une grande partie est envahie par les eaux, tandis que celle qui surnage, ou brûlante, ou glacée, présente de tous côtés l'image de la détresse. Alors il se dit: Voilà donc le point que tant de nations se partagent le fer et la flamme à la main? Que l'homme est ridicule avec ses frontières! Le Dace ne franchira pas l'Ister; le Strymon servira de borne à la Thrace ; l'Euphrate sera une barrière contre les Parthes; le Danube séparera la Sarmatie et l'empire romain; le Rhin marquera où s'arrêteront les Germains; les Pyrénées élèveront leurs cimes entre l'Espagne et les Gaules; de vastes déserts de sables s'étendront entre l'Egypte et l'Ethiopie! Si l'on donnait aux fourmis l'intelligence de l'homme, ne partageraient-elles pas aussi l'aire d'une grange en cent provinces? Quand vous vous serez élevé à cette hauteur, chaque fois que vous verrez des armées marcher enseignes déployées, la cavalerie tantôt se portant à l'avant-garde, tantôt se répandant sur les ailes, comme si tout cela était chose sérieuse, vous pourrez dire avec le poête « Dans les champs se répand la noirâtre phalange ; » ce sont, des évolutions de fourmis, qui se donnent beaucoup de mouvement sur peu d'espace. Quelle différence y a-t-il entre elles et nous, si ce n'est l'extrême exiguïté de leur corps! O hommes! c'est sur un point que vous naviguez ; c'est sur un point que vous combattez, et que vous établissez vos empires, à peine visibles, eussent-ils même pour bornes les deux Océans. C'est au-dessus de vos têtes que se trouvent les espaces vraiment grands : l'àme peut les posséder, mais l'àme dégagée de tout mélange de matière, purifiée de toute souillure, libre de tout besoin, de toute entrave, et qui s'élance dans les cieux contente de sa seule liberté. Parvenue au séjour céleste, elle s'y nourrit, s'y développe; délivrée en quelque sorte de ses liens, elle revient à ce qu'elle fut originairement, et reconnait, sa divinité à l'attrait qui l'emporte vers le ciel; loin qu'il soit pour elle un monde étranger, elle y reconnait sa patrie. Elle voit avec sécurité le coucher, le lever des astres, et les routes si diverses qu'ils suivent avec harmonie. Elle observe le point initial d'où chaque astre se montre à la terre, son plus haut degré d'ascension, sa direction jusqu'à l'instant où il s'abaisse. Spectatrice attentive, elle examine tout, elle se rend raison de tout. Et pourquoi non? elle sait que tout cela est son domaine. Dès lors elle méprise les bornes étroites de son domicile terrestre. En effet, quelle distance y a-t-il des côtes les plus reculées de l'Espagne à l'extrémité orientale de l'Inde? Avec un bon vent, c'est une navigation de quelques journées. Eh bien! les plaines du ciel ouvrent une carrière de trente années à la plus rapide de toutes les planètes, qui, sans jamais s'arrêter, va constamment de lamême vitesse. C'est là que l'âme atteint enfin le but de ses longues recherches et apprend à connaitre Dieu. Qu'est-ce que Dieu? L'âme du monde. Qu'est-ce que Dieu ? Tout ce que vous voyez et tout ce que vous ne voyez pas. Ainsi, l'Ètre suprême recouvre sa grandeur, qui doit être infinie, puisque seul il est tout, puisqu'à la fois il remplit et contient son ouvrage. Quelle différence y a-t-il donc entre la nature de Dieu et la nôtre? La voici : la plus noble partie de l'homme, c'est l'âme : Dieu est tout âme; il est tout raison. Celle des mortels est si faible, si sujette à l'erreur, qu'ils regardent le monde, ce chef-d'ceuvre de beauté, d'ordre et de régularité, comme le produit d'une cause aveugle, qui le meut au hasard et sans règle, au milieu des foudres, des nuées, des tempêtes, et des autres météores qui troublent la terre et l'atmosphère. Ce délire ne se borne point au vulgaire; il a gagné jusqu'à des hommes qui professent la sagesse. Il est en effet des philosophes qui ne doutent pas de l'existence de leur âme, d'un principe prévoyant, capable de régler ce qui les regarde eux et autrui, et qui pourtant croient que ce grand tout, dont nous sommes nous-mèmes partie, est dénué d'intelligence, et n'a de moteur que le hasard on une nature ignorante de ce qu'elle fait. N'est-il pas, je vous le demande, d'une haute importance d'être éclairé sur tous ces points; de déterminer les limites des choses; de savoir jusqu'où s'étend la puissance de Dieu; s'il a formé la matière, ou s'il n'a fait que la mettre en oeuvre; si l'idée précède la matière, ou la matière l'idée ; si Dieu fait tout ce qu'il veut, ou si les sujets sur lesquels il opère se refusent quelquefois à ses vues; si des mains de l'ouvrier suprême il sort des ouvrages défectueux, non pas faute d'art,mais parce que la matière est rebelle à l'art? S'appliquer, se faire initier, se vouer à ces hautes idées, n'est-ce pas s'élancer hors de la mortalité, et prendre rang dans un monde meilleur? Mais, direz-vous, quel fruit retirerez-vous de ces études? N'en dussé-je pas espérer d'autre, au moins saurai-je que tout est borné, lorsque j'aurai mesuré Dieu. Mais ces réflexions trouveront place plus loin.