[2,0,0] Livre deuxième. [2,1,1] Toutes les questions sur l'univers se rapportent à l'une de ces trois parties, le ciel, l'atmosphère et la terre. Dans la première partie, on examine la nature des astres, leur grandeur, la forme des feux qui circonscrivent le monde. Le ciel est-il solide et d'une substance ferme et compacte, ou n'est-il qu'une agrégation de molécules déliées et subtiles ? Se ment-il de lui-même, ou reçoit-il le mouvement? Les astres sont-ils placés au-dessous de lui, ou adhérents à sa substance même ? Comment le soleil ramène-t-il fidèlement les phases diverses de l'année ? Comment sa marche peut-elle être quelquefois rétrograde ? Telles sonf, avec bien d'autres encore, les questions comprises dans la science du ciel. [2,1,2] La seconde partie considère les corps placés entre le ciel et la terre, comme les nuages, la pluie, les neiges, et la fondre, terreur des mortels, en un mot tous les phénomènes dont l'air est l'objet ou la cause. Cette seconde partie se nomme météorologie, parce que, par rapport à nous, les phénomènes ont lieu dans une région supérieure. La troisième traite des champs, des terres, des arbres, des grains, et, pour employer le langage des juristes, de tout ce qui tient au sol. [2,1,3] Mais, direz-vous, pourquoi ranger la question des tremblements de terre dans la partie on vous vous occuperez des tonnerres et des éclairs ? C'est que les tremblements de terre sont produits parle vent, qui n'est que l'air agité ; et quoique cet air s'introduise sous terre, ce n'est pas là qu'on doit le considérer ; il faut par la pensée le rétablir à la place qui lui est assignée par la nature. [2,1,4] Une chose plus extraordinaire, c'est qu'à propos des corps célestes nous serons obligés de parler de la terre. Pourquoi ? dites-vous. Le voici . lorsque nous examinerons les questions propres à la terre ; par exemple, si c'est un plan large, inégal, irrégulier, ou si elle a la forme d'une boule et ramène toutes ses parties à la sphère ; si elle sert de lien aux eaux, oit si elle est soutenue par elles ; si c'est un être vivant, ou un corps dépourvu d'intelligence et de vie, plein d'air, mais d'un air étranger : lors, dis-je, que tous ces problèmes et d'autres semblables viennent à lent, tour de discussion, ils rentrent dans l'histoire de la terre, et sont rejetés à la troisième partie. [2,1,5] Mais quand on cherche la situation de la terre, le lieu du monde qu'elle occupe, sa position par rapport aux astres et au ciel, ces questions remontent à la première partie, etrnéritent en quelque sorte une place plus honorable. [2,2,1] Après avoir ainsi divisé la nature, établissons quelques notions générales, et posons en principe que l'air est du nombre des corps doués d'unité. Pour vous faire comprendre cette expression et la nécessité de débuter par cet axiome, il faut reprendre les choses de plus haut, et distinguer des corps continus, et des corps contigus. Un corps continu est celui dont toutes les parties sont unies sans interruption : l'unité est la continuité sans contiguité, et comme le résultat de la réunion intime de deux corps rapprochés. `Vous ne doutez pas que parmi les corps soumis au tact et à la vue, qui excitent ou qui éprouvent des sensations, il n'y en ait de composés: cette composition a lieu par liaison, ou par coacervation; par exemple, une corde, un navire, un tas de blé. D'autres ne sont pas composés -. tels sont les arbres, les pierres, il faut donc accorder que parmi les corps mêmes qui echappent à nos sens mais dont l'existence est démontrée par la raison, il en est qui ont l'unité en partage. Voyez quelle attention je mets à ne pas blesser vos oreilles. Je pouvais me tirer d'affaire, en employant le terme philosophique corps un: je vous en fais grâce ; mais ayez pour moi une attention du même genre. Que demandé-je ? c'est que quand j'emploierai le mot un, vous le rapportiez non pas au nombre, mais à la nature même du corps lié dans toutes ses parties par sa seule unité, et sans aucun secours extérieur. Or, l'air est un corps de cette espèce. [2,3,1] Le monde comprend tout ce qui est ou petit être l'objet de nos connaissances. parmi ces corps, les uns font partie du rnoude,les autres sont des matériaux mis en réserve. La nature, comme tout artisan, a besoin de matériaux. Je m'explique: dans le corps humain, les os, les nerfs, les mains, les yeux sont des parties ; les sucs tirés des aliments que nous prenons, et qui doivent s'incorporer dani ces parties, sont des matériaux. Le sang à son tour peut se compter tout à la fois et parmi les parties de nous-riiêmes, et parmi les matériaux ; car d'abord il sert à former les parties, et il est lui-même une de celles dont se compose le corps entier. [2,4,1] C'est ainsi que l'air est une partie du monde, et une partie nécessaire. C'est lui qui joint le ciel et la terre. Il separe les hautes régions des régions inférieures, mais en les unissant : il les sépare, puisqu'il est interposé entre elles ; il les unit, puisque, par son intermédiaire, elles communiquent réciproquement. Il transmet plus haut tout ce qu'il reçoit de la terre, et verse en revanche sur la terre les émanations des astres. Il fait partie du monde, comme les animaux et les plantes : car les animaux et les plantes font partie de l'univers, puisqu'ils éntrent dans la composition du tout qui n'existerait pas sans eux. Mais un seul animal, un seul végétal ne fait pas partie du monde dans le sens propre; car lors même qu'il périt, l'espèce, malgré cette perte, est encore entière. L'air, comme je le disais, est lié au ciel et à la terre ; il a été crée pour tous deux. Or, tout ce qui est partie essentielle d'une chose en partage l'unité ; car la nature ne produit rien qui ne soit un. [2,5,1] La terre figure à la fois parmi les parties et parmi les matériaux du monde. Vous ne me demanderez pas, je pense, pourquoi elle en est une partie ; ou vous m'adresserez la même question au sujet du ciel : l'univers, en effet, n'existe pas plus saris l'une que saris l'autre. Ce sont deux parties nécessaires du tout ; ce sont elles qui fournissent les aliments que se partagent les animaux, les végétaux et les astres. Tout ce qu'il faut de force aux individus, tout ce qu'exigent les innombrables besoins du monde, la nature le trouve dans le ciel et la terre . C'est dans ce fonds qu' elle puise de quoi soutenir l'existence de ces astres si nombreux, si avides, et qui, toujours en action, ont toujours des pertes à réparer. La nature a pourvu ainsi aux besoins de chacune de ses parties ; le monde a sa provision pour l'éternité. Un exemple en petit vous fera concevoir cet immense mécanisme : l'oeuf contient autant de liquide qu'il en faut pour la formation de l'animal qui doit éclore. [2,6,1] L'air est contigu à la terre : il l'embrasse si étroitement, qu'il s'empare aussitôt de l'espace qu'elle a laissé libre. Il est une partie du monde: néanmoins, tout ce que la terre transmet il le reçoit; et, sous ce point de vue, il doit être considéré comme figurant non plus dans les parties, mais dans les matériaux du grand tout. De là sa mobilité et ses perpétuelles agitations. Quelques philosophes ont supposé que l'air était un assemblage de molécules séparées, comme la poussière. C'est une erreur grave; car un corps n'a de ressort que par l'unité de ses parties, qui toutes doivent concourir à son activité : or, si l'air était formé d'atomes, ses parties seraient éparses et isolées, saris qu'aucun principe d'union pût les rassembler et les contenir. Cependant,. que de preuves n'avez-vous pas du ressort de l'air! le ballon qui résiste au coup qu'on lui donne; des fardeaux transportés à des espaces immenses, sans autre moteur que le vent; la voix qui devient plus ou moins forte, selon l'impulsion donnée à l'air : et, en effet, la voix est-elle autre chose que le son produit par l'air mis en mouvement et modifié par la percussion de la langue? Et la faculté de courir, de se mouvoir même, à qui l'homme la doit-il, sinon à l'action de l'air qu'il respire? C'est l'air qui donne leur force aux nerfs, et à la course sa vélocité : c'est lui qui, s'agitant avec violence et se contournant en tourbillon, arrache les arbres et les forêts, emporte et brise des édifices entiers, et soulève la mer affaissée et immobile par elle-même. Considérons des effets moins frappants. Le chant n'est-il pas le résultat de la compression de l'air? Les cors, les trompettes, et tous les instruments qui, à:l'aide d'un canal erivahi par l'eau, donnent un son plus fort que ne l'eût produit l'organe seul de la voix, ne doivent-ils pas leur action à l'air comprimé? Considérons la force immense que déploient dans l'ombre des graines presque imperceptibles : leur ténuité leur a permis de s'implanter dans les jointures des pierres, et elles deviennent assez puissantes pour détacher des roches énormes, et détruire des monuments. Des racines, d'une ténuité, d'une finesse extrême, finissent par fondre des blocs et des masses entières de rochers. Quelle cause assigner à ces effets prodigieux, si ce n'est le ressort de l'air, sans lequel il n'est point de force, et contre lequel nulle force n'est assez puissante? Quant à l'unité de l'air, n'y eût-il pas d'autre preuve, on la trouverait dans la cohésion des diverses parties de notre corps. Qui petit en effet les assujettir, si ce n'est fait ? Qu'est-ce qui donne le mouvement à notre âme ? et qu'est-ce que le mouvement lui-même, sinon l'effet d'un ressort naturel ? et d'où résulte cet effet, sinon de l'unité? et où trouver cette unité ailleurs que dans l'air ? En un mot, par quelle force secrète des herbes tendres, de faibles moissons percent-elles la terre; les arbres se couvrent-ils de verdure, étendent-ils leurs rameaux, portent-ils en haut leurs branches? c'est uniquement par le ressort et l'unité de l'air. [2,7,1] Des phiIosophcs supposent l'air divisé et partagé en molécules séparées par des interstices. La preuve sur laquelle ils se fondent pour établir dans ce fluide un vide disséminé, au lieu du plein absolu, c'est la facilité que les oiseaux ont à s'y mouvoir, et les grands comme les petits à le parcourir. Ils se trompent : les poissons trouvent dans l'eau la même facilité, et personne ne conteste l'unité à ce liquide, qui ne reçoit les corps qu'en refluant en sens contraire. Cette propriété de refluer autour des corps, désignée en grec par le mot péristase, se trouve dans l'air aussi bien que dans l'eau; l'air, en effet, entoure tous les corps qui le pressent, et il n'est pas besoin d'y mêler le vide. Mais nous reprendrons ailleurs ce sujet. [2,8,1] Des observations précédentes nous devons conclure qu'il existe dans la nature un principe d'activité de la plus grande force. En effet, il n'est point de corps dont l'élasticité n'augmente la puissance. Or, l'élasticité d'un corps lie peut être mise en action par un autre corps qui ne serait pas lui-même essentiellement élastique ; de même qu'un corps ne petit être mû par un autre corps, a moins que ce dernier ne soit mobile par lui-même. Or, quel corps sera plus essentiellement élastique que l'air? Peut-on nier le ressort naturel de l'air, en voyant c et élément impétueux ébranler la terre et ses montagnes, les maisons, les tours, les murailles, les villes et leurs habitants, les mers et leurs rivages ? L'élasticité de l'air n'est-elle pas prouvée encore par la célérité de ses déplacements, et la vitesse avec laquelle il se laisse pénétrer? L'oeil plonge en un moment à plusieurs milles de distance; un seul son retentit à la fois dans des villes entières; la lumière, au lieu de se i pandre graduellement, inonde d'un jet toute la nature. [2,9,1] Quel ressort l'eau pourrait-elle avoir,.sans le secours de l'air ? Doutez-vons que ces jets qui, du milieu de l'arène, s'élancent jusqu'au faîte de l'amphithéàtre, soient produits par le ressort de l'eau? Or, aucune pompe, aucune machine, ne peuvent lancer ni faire jaillir l'eau avec plus de force que l'air. L'air se prête à tous les mouvements de l'eau; dans son- mélange avec l'eau, il réagit sur elle, la soulève, la fait triompher de sa propre nature, et monter contre la tendance qui la porte à descendre. Eh quoi ! ce vaisseau qui s'enfonce à mesure qu'on le charge, ne prouve-t-il pas que c'est l'air uniquement, et non l'eau qui s'oppose à sa submersion? car l'eau céderait, et ne pourrait soutenir le moindre fardeau, si elle n'était elle-ême soutenue. Lorsqu'on laisse tomber dans un bassin plein d'eau un disque ou un corps plat, il rebondit au lieu de s'enfoncer : comment la chose aurait-elle lieu sans le ressort de l'air? Comment la voix se transmettrait-elle à travers les murs les plus épais, si, dans les matières solides mêmes, il ne se trouvait de l'air pour recevoir et propager le son qui le frappe à l'extérieur ? L'air n'agit pas seulement sur les surfaces, il pénètre l'intérieur des corps ; ce qui lui est d'autant plus facile, que jamais ses parties ne se séparent, et qu'elles se joignent par les moyens mêmes qui paraissent les désunir. Supposez, entre l'air et nous, des murs élevés, des montagnes escarpées, leur interposition pourra être un obstacle entre l'air et nous, mais non entre ses molécules; elle ne nous ferme que les voies par où nous aurions pu le suivre. [2,10,1] L'air passe à travers les obstacles qui semblent devoir séparer ses parties ; et non-seulement il se répand et reflue autour des milieux solides, mais il les pénètre et les traverse sans peine. L'air s'étend depuis l'éther, fluide éminemment diaphane, jusqu'à la terre. Plus mobile, plus subtil, plus élevé que la terre et l'eau, il est plus dense et plus pesant que l'éther. Par lui-même il est froid et obscur; la chaleur et la lumière lui viennent d'ailleurs. Au reste, il n'est pas le même dans tout l'espace qu'il occupe ; les substances qui l'avoisinent le modifient. Dans les hautes régions, il est extrêmement sec et chaud, et par conséquent d'une extrême ténuité, à cause de la proximité des feux éternels, des astres dont les mouvements sont si variés, et des cieux dont la circonvolution ne s'arrête jamais. Sa partie inférieure, contiguë à la terre, est dense et nébuleuse, parce qu'elle reçoit les émanations terrestres. Sa partie moyenne, pour la sécheresse et la ténuité tient le milieu entre la supérieure et l'inférieure, mais elle est plus froide que l'une et l'autre. La partie supérieure, en effet, est échauffée par le voisinage des astres : l'inférieure jouit, de son côté, d'une température plus douce, qu'elle doit d'abord aux exhalaisons terrestres, toujours accompagnées de chaleur ; ensuite à la réflexion des rayons du soleil, qui réchauffent doublement la partie de l'atmosphère jusqu'où ils peuvent pénétrer en se réfléchissant ; enfin à l'air expiré par les animaux et les végétaux, et qui est mêlé de chaleur, car la vie n'aurait pas lieu sans elle. Joignez à cela les feux artificiels que nous voyons, et ceux qui, couvant dans le sein de la terre, se manifestent quelquefois par des irruptions, et presque toujours brûlent obscurément dans leurs foyers invisibles. Ajoutez les émanations de tant de pays fertiles qui doivent avoir une certaine chaleur, puisque le froid est stérile, et que la chaleur est douée de la faculté de produire. La partie moyenne de l'air, éloignée et dépourvue de ces causes de chaleur, se maintient nécessairement dans sa froideur naturelle ; car nous,avons averti que l'air est froid de sa nature. [2,11,1] De ces trois régions de l'air, l'inférieure est la pIus variable, la plus changeante, la plus inconstante. C'est dans le voisinage du globe que l'air est le plus actif et passif; c'est là qu'il cause et éprouve le plus de perturbations ; cependant il n'est pas affecté partout et toujours de la même manière ; son état varie selon les lieux ; le trouble et le désordre sont circonscrits dans certaines parties. Les causes de ces changements et de cette inconstance doivent être imputées en partie à la terre, dont les diverses positions influent puissamment sur la température de l'air ; en partie au cours des astres, et notamment du soleil, ce régulateur des saisons, dont la révolution détermine l'hiver et l'été. Après le soleil, c'est la lune qui a le plus d'influence. Les étoiles, de leur côté, n'agissent pas moins sur la terre que sur l'air qui l'enveloppe. Leur lever et leur coucher, s'ils sont défavorables, amènent les froids, les pluies et les autres fléaux de la terre. Ces préliminaires étaient indispensables, avant de parler du tonnerre, de la foudre et des éclairs ; car, puisque ces phénomènes ont lieu dans l'air, il fallait expliquer la nature de cet élément, pour être à portée de juger jusqu'à quel point il est actif ou passif dans leur formation. [2,12,1] Il s'agit donc d'expliquer trois phénomènes, l'éclair, la foudre et le tonnerre qui, bien que produits en même temps, ne le paraissent pas à nos sens. L'éclair montre le feu, la foudre le lance: l'un n'est, pour ainsi dire, qu'une menace, un effort sans résultat ; l'autre est une vibration qui porte coup. Il est ici des points sur lesquels chacun est d'accord, et d'autres sur lesquels on se partage. On convient généralement que ces trois phénomènes sont, formés dans les nuages et par les nuages. On convient encore que l'éclair et la foudre sont dit feu, ou du moins semblent du feu. Passons aux points contestés. Les uns pensent que le feu réside dans les nuages; les autres, qu'il se forme au moment de l'explosion, et n'existe pas avant d'éclater. Les premiers se divisent encore sur la cause productrice du feu, qu'ils font venir, les uns de la lumière, les autres des rayons du soleil qui, en se mêlant et se croisant, peuvent, par leurs rencontres fréquentes faire jaillir la flamme. Anaxagore prétend que ce feu émane insensiblement de l'éther, et. que de ces hautes régions embrasées il tombe une infinité de particules ignées qui couvent longtemps au sein des nuages. Aristote soutient que le feu ne s'amasse point d'avance, et qu'il éclate au moment même où il se forme : son opinion peut se résumer ainsi : Deux parties du monde, la terre et l'eau, occupent la partie inférieure de l'espace - toutes deux ont leurs émanations propres. Celles de la terre sont sèches et semblables à la fumée ; elles produisent les vents, le tonnerre et la foudre : celles des eaux sont humides, et forment les pluies et les neiges. Ces vapeurs sèches de la terre, qui, amoncelées dans l'atmosphère, donnent naissance aux vents, se trouvant comprimées latéralement par le choc des nuages, s'échappent et vont frapper les nuages voisins.dans un assez grand espace: de la violence du coup résulte un bruit analogue à celui que fait entendre dans nos foyers la flamme qui pétille en dévorant du bois vert. Dans ce cas, des ballons d'air humide se crèvent par l'action de la flamme ; dans l'atmosphère, ces vapeurs que j'ai dit un peu plus haut être froissées par la collision des nuages, lorsqu'elles vont heurter d'autres nuages, ne peuvent ni se briser ni s'échapper en silence. Le bruit diffère selon la différence du choc. Pourquoi ? Parce que les nuages présentent un front plus large les uns que les autres. Du reste, c'est l'explosion des vapeurs comprimées qui est le feu: on l'appelle éclair ; c'est une flamme plus ou moins vive, allumée par un choc léger. On voit l'éclair avant d'entendre le son, parce que le sens de la vue, plus prompt, devance de beaucoup celui de l'ouïe. [2,13,1] Quant à l'opinion de ceux qui supposent que le feu s'amasse dans les nuages, mille raisons en démontrent la fausseté. Si ce feu tombe du ciel, pourquoi ne tombe-t-il pas tous les jours, puisque lé ciel est perpétuellement embrasé? Ensuite on n'apporte aucune raison de la chute du feu, qui par sa nature tend toujours à monter ; car ce feu éthéré est bien différent de nos flammes terrestres, d'où il tombe des étincelles, parce que des parties pesantes s'y trouvent mêlées; aussi ces étincelles ne descendent pas, elles sont réellement enirainées et précipitées. Or, rien de semblable n'a lieu dans ce feu pur des régions célestes ; il ne contient rien qui le porte en bas; s'il s'en échappait quelques parties, le tout serait en danger; car ce qui tombe en détail peut bien aussi crouler en masse. D'ailleurs, comment des feux qu'à tout moment leur légèreté empêche de tomber, auraient-ils pu s'élever à cette hauteur, s'ils renfermaient en eux quelques particules pesantes? Mais quoi ! ne voit-on pas tous les jours des feux se porter en bas, ne fût-ce que la foudre même dont il est ici question? Oui ; mais ces feux ne se meuvent point d'eux-mêmes: ils sont emportés. La puissance qui les entraîne n'existe point dans l'éther; là, point de compression, point d'explosion, point de désordre, mais une éternelle régularité. Au milieu d'un ordre parfait, les feux épurés de l'éther, placés à la région supérieure du inonde, pour la garde du monde même, suivent constamment leur marche brillante. Ils ne peuvent quitter d'eux-mêmes la place qu'ils occupent; ils ne peuvent en être chassés par une force étrangère, parce que l'éther n'admet aucune substance passagère : un assemblage de corps fixes et symétriques exclut toute espèce de trouble et de désordre. [2,14,1] Mais, objecte-t-on, pour expliquer la formation des étoiles filantes.vous dites que certaines parties de l'air peuvent attirer à elles le feu des régions supérieures et s'enflammer à leur approche. Sans doute mais il y a bien de la différence entre l'opinion qui fait tomber le feu de l'éther, contre sa tendance naturelle, et celle qui attribue le fait dont il s'agit à la chaleur éthérée, se communiquant de proche en proche aux régions inférieures de l'air, et y excitant une inflammation. Le feu ne tombe pas de l'éther, ce qui est impossible, mais il se forme dans l'air. Ainsi, dans un vaste incendie, nous voyons quelquefois des bâtiments isolés, après avoir été longtemps échauffés, s'enflammer d'eulx-mêmes. Il est donc vraisemblable que la couche supérieure de l'air, qui a la propriété d'attirer le feu à elle, s'allume en partie par la chaleur de l'éther placé au-dessus ; nécessairement il doit y avoir quelque analogie entre la couche inférieure de l'éther et la couche supérieure de l'air : l'air supérieur ne peut pas êtro, fort différent de l'éther inférieur, parce que les passages ne sont jamais brusques dans la nature. Au point où les deux régions se touchent, les qualités doivent se confondre, de sorte qu'on ne saurait dire où l'air commence et où l'éther finit. [2,15,1] Quelques-uns de nos philosophes pensent que l'air, pouvant se convertir en feu et en eau, ne va point chercher ailleurs de nouvelles causes d'inflammation. Ils prétendent qu'il s'allume par son propre mouvement; qu'il brise les parois des nuages épais et compactes, et que l'explosion de ces grands corps est nécessairement accompagnée d'un bruit qui retentit au loin. Or cette résistance des nuages, qui ne cèdent qu'avec peine contribue à rendre le feu plus violent ; ainsi la main aide le fer à couper, quoique ce soit le fer qui coupe. [2,16,1] Quelle différence y a-t-il donc entre l'éclair et la fondre? la voici : l'éclair est un feu très développé; la foudre est un feu concentré et lancé avec impétuosité. Il nous arrive souvent de remplir d'eau le creux de nos deux mains réunies; en les serrant ensuite fortement, nous en voyons le fluide jaillir comme d'un siphon. La même chose arrive à peu près dans l'atmosphère. La compression réciproque des nuages chasse l'air interposé, qui s'enflamme par le choc, et s'échappe comme poussé par une machine de guerre. Les balistes mêmes et les scorpions ne chassent les traits qu'avec bruit. [2,17,1] Quelques philosophes pensent que l'air, venant à traverser des nuages froids et humides, rend un son, comme le fer rouge qui frémit et siffle quand on le trempe dans l'eau. De même donc que le métal incandescent ne s'éteint dans l'eau où on le plonge, qu'avec un long sifflement; de même dit Anaximène, l'air, en perçant la nue, fait entendre le bruit du tonnerre, et ses efforts, en traversant les nuages déchirés qui lui font obstacle, propagent l'incendie par sa fuite même. [2,18,1] Anaximandre attribue tout au vent. Le tonnerre, dit-il, est le son produit par le choc d'un nuage. Pourquoi ce son est-il plus ou moins fort? parce que le choc a plus ou moins de force. Pourquoi tonne-t-il par un temps serein? c'est qu'alors même le vent perce à travers l'air qu!il frappe. Pourquoi tonne-t-il quelquefois sans qu'il éclaire? c'est que le vent, trop ténu et trop faible, est impuissant pour produire la flamme, et peut cependant produire le son. Qu'est-ce donc que l'éclair? un ébranlement de l'air qui se sépare, qui s'affaisse sur lui-même et ouvre les voies à une flamme trop peu active pour se dégager elle-même. Qu'est-ce que la foudre? le brusque élan d'un vent plus vif et plus dense. [2,19,1] Anaxagore prétend que tout s'opère ainsi, quand l'éther envoie dans les régions inférieures quelque principe actif: ainsi le feu, heurtant contre un nuage froid, produit le tonnerre : quand il. déchire la nue, il produit l'éclair ou bien la foudre, suivant qu'il a plus ou moins de force et de vivacité. [2,20,1] Diogène d'Apollonie attribue certains tonnerres au feu, et d'autres au vent. Le feu produit ceux qu'il annonce et qu'il précède : au vent appartiennent ceux qui font du bruit sans aucune flamme. En admettant qu'un des deux phénomènes a lieu quelquefois sans l'aùtre, nous remarquerons cependant que les deux forces n'agissent pas toujours différemment, et que l'une ou l'autre peut indistinctement produire les deux effets. Et d'abord, qui niera qu'une impulsion violente de l'air puisse, en produisant le son, produire aussi la flamme? Qui ne conviendra, d'un autre côté, que le feu, qui perce les nuages, peut bien ne pas en jaillir avec éclat, si, après en avoir déchiré quelques-uns, il est étouffé dans un amas puissant d'autres nuages qu'il n'a plus la force de rompre? Ainsi, dans ce dernier cas, le feu se dissipe sous forme de vent et perd l'éclat qui le décèle, tandis qu'i1 enflamme ce qu'il a pu rompre dans l'intérieur de sa prison. Ajoutez que, nécessairement, la foudre qui se précipite avec impétuosité pousse et chasse l'air devant elle, et entraîne le vent à sa suite, quand elle fend l'air avec tant de violence : voilà pourquoi les corps, avant d'être frappés par la foudre, sont ébranlés par le vent que la flamme a poussé devant elle avec violence. [2,21,1] Maintenant laissons nos guides pour marcher par nous-mêmes, et passons des faits avoués aux points en litige. Voici les faits reconnus : la fondre est du feu; il en est de même de l'éclair : ce n'est qu'une flamme, qui, avec plus de force, serait devenue foudre. Ces deux météores sont de même nature, et ne diffèrent que par le degré d'impétuosité. Que la fondre soit du feu, c'est ce que prouve la chaleur qui l'accompagne, et ce que prouveraient, à défaut de chaleur, les effets qu'elle produit. Souvent elle a causé de vastes incendies, consumé des forêts entières, et réduit en cendres des quartiers de villes. On voit des corps brûlés sans le contact immédiat de la foudre, et d'autres auxquels elle donne la couleur de la suie. Parlerai-je de l'odeur sulfureuse qu'exhalent tous les corps foudroyés? Il est donc certain que la fondre et l'éclair sont du feu: l'un et l'autre ne diffèrent que par les lieux et les temps où ils se montrent. L'éclair est la foudre qui ne descend pas jusqu'au globe, et la foudre est l'éclair qui vient toucher le globe. Ce n'est point pour jouer sur les mots que j'insiste sur cette distinction, mais pour mieux prouver l'affinité, l'identité de naluire de ces deux météores. La foudre est quelque chose de plus que l'éclair; retournons la proposition : l'éclair est à peu de chose près la foudre. [2,22,1] Puisqu'il est constant que les deux phénomènes sont ignés, voyons comment le feu s'engendre parmi nous; car il s'engendrera de même dans l'atmosphère. Or, le feu naît ici-bas de deux façons : d'abord, par la percussion, par exemple en le faisant jaillir de la pierre; ensuite, par le frottement, comme celui de deux morceaux de bois. Tous les bois cependant ne sont pas propres à donner ainsi du feu; il n'y a que le laurier, le lierre, et quelques autres dont les bergers se servent pour cet usage. Il se peut donc que les nuages s'enflamment de même, ou par percussion, on par frottement. Voyez avec quelle force s'élancent les tempêtes, avec quelle impétuosité se roulent les tourbillons. Plus violents que toutes nos machines, ils brisent, enlèvent, et lancent à d'énormes distances tout ce qu'ils trouvent sur leur passage. Est-ce merveille qu'avec une force si intense ils fassent jaillir du feu des matières étrangères, ou de leur propre substance? Quelle chaleur dévorante ne doivent pas éprouver les corps qu'ils froissent sur leur passage? néanmoins, pour la vitesse et la force, on ne saurait les comparer aux astres, à qui nul ne conteste une incalculable puissance. [2,23,1] Il est possible que des nuages poussés contre d'autres nuages par l'impulsion légère d'un vent qui fraîchit doucement, produisent un feu qui brille sans éclater : car il faut moins de force pour former l'éclair, que pour engendrer la foudre. Nous avons déjà fait voir plus haut quel degré de chaleur le frottement donnait aux corps. Comme l'air peut se convertir en feu, lorsqu'un frottement considérable agit sur lui, il est presque hors de doute qu'il en jaillira une flamme éphémère, destinée à s'évanouir bientôt, parce qu'elle ne sort pas d'un corps solide qui lui prête de la consistance; transitoire et instantanée, elle n'a de durée que celle du trajet qu'elle parcourt, jetée dans l'espace sans aliments. [2,24,1] Mais, dira-t-on, puisqu'il est dans la nature du feu, comme vous l'avez établi, de tendre vers les régions supérieures, comment se fait-il que la foudre se porte vers la terre? La loi que vous avez posée serait-elle fausse ? ne voyons-nous pas le feu monter et descendre indifféremment? Ces deux mouvements sont possibles en effet - naturellement le feu se porte vers la région supérieure, et il s'y élève effectivement, quand aucun obstacle ne s'y oppose ; de même l'eau, qui naturellement se porte en bas, contrainte de céder à une force étrangère qui la pousse en sens contraire, monte vers le lieu même d'où elle est tombée en pluie. La. même nécessité qui a produit Ie feu de la foudre, en détermine la chute. Le feu éprouve alors ce qui arrive aux jeunes arbres dont la cime encore souple peut être courbée jusqu'à toucher la terre, au lieu que, abandonnée à elle-même, elle se redresse et reprend tout d'un élan sa place. Ce n'est pas dans l'état de contrainte qu'on doit examiner les corps. Laissez an feu sa liberté, il regagnera le ciel, séjour des corps les plus légers. Se trouve-t-il une chose qui l'entraîne et le détourne de sa voie naturelle, il ne suit plus sa nature, il n'obéit qu'à la force. [2,25,1] Vous prétendez, dit-on encore, que des nuées humides, ou même chargées d'eau, donnent par le frottement naissance à la flamme. Mais comment la flamme peut-elle se développer dans les nuées qui semblent aussi incapables que l'eau même de la produire? [2,26,1] D'abord le nuage où le feu est produit n'est pas de l'eau; c'est un air chargé de vapeurs, disposé à former de l'eau; la transformation n'est pas faite, elle est seulement prête à se faire. Il ne faut pas croire que l'eau se rassemble dans les nuages pour s'épancher ensuite; l'instant de sa formation est celui de sa chute. Ensuite, quand je vous accorderais qu'un nuage est humide et plein d'eau toute formée, rien n'empêcherait que le feu se formàt dans ce nuage humide, ou, ce qui est plus extraordihaire encore, dans l'eau même; car des philosophes ont soutenu que nul corps ne pouvait être converti en feu, sans avoir passé préalablement à l'état d'eau. Il se peut donc qu'un nuage, sans que l'eau qu'il contient change de -nature, lance de la flamme de quelques-unes de ses parties, comme nous voyons le bois brûler d'un côté et suer de