[0] Acte I [1] HÉCUBE. Que celui qui compte sur la possession d'un trône, et qui, sans craindre l'inconstance des dieux, s'abandonne sans défiance aux charmes de la prospérité, contemple ma chute et regarde Troie. Jamais la fortune n'a montré, par une preuve plus éclatante, sur quel fondement fragile s'appuie l'orgueil des princes. Il est tombé ce rempart de la puissante Asie, merveilleux ouvrage des dieux! En vain étaient accourus pour le défendre, et ceux qui boivent les eaux glacées du Tanaïs aux sept embouchures; [10] et ceux qui, recevant les premiers rayons du jour, voient le Tigre mêler ses tièdes eaux à celles d'une mer que rougit l'aurore; et ces guerrières, sans époux, qui habitent près des Scythes errants, et occupent les rives du Pont-Euxin. Le fer a renversé Pergame : elle est accablée sous ses propres débris. Nos toits sont embrasés, et ces murs, bâtis avec tant de magnificence, ne sont plus que décombres; la flamme dévore notre palais, et la ville entière d'Assaracus est un monceau de ruines fumantes. Mais l'incendie n'arrête point l'avide vainqueur; la flamme ne saurait garantir Troie du pillage. [20] Des torrents de fumée couvrent le ciel, et, semblable à un nuage épais, la cendre de nos demeures obscurcit la lumière du jour. Les vainqueurs, bien qu'avides de vengeance, s'arrêtent, et mesurant des yeux cet Ilion qui les retint si longtemps : ils comprennent à cette vue les dix ans de travaux qu'il leur a coûtés. Troie abattue les effraye encore; ils s'en voient les maîtres, ils ne peuvent croire qu'ils aient pu la réduire. Les Grecs enlèvent les richesses amassées par Dardanus, et leurs mille vaisseaux ne peuvent contenir tant de dépouilles. J'en atteste et les dieux qui me sont si cruels, et les cendres de ma patrie, et les mânes d'un époux [30] enseveli sous les débris de son puissant empire, et toi qui, tant que tu vécus , fus le plus ferme appui de nos murs; vous enfin que je chérissais le plus après eux, chère et nombreuse postérité d'Hécube, oui, tout ce qui nous est arrivé de funeste, tous les malheurs que nous prédisait la vierge inspirée d'Apollon, mais que ce dieu nous empêchait de croire, je les ai prévus pendant ma fatale grossesse, et je n'ai pas caché mes craintes. Avant et comme Cassandre, j'ai prédit, et l'on ne m'a pas crue. Non , Troyens, ce n'est point l'artificieux Ulysse, ni son nocturne compagnon, ni le perfide Sinon, qui ont allumé ces feux destructeurs; [40] c'est moi, c'est le flambeau fatal que je portai dans mes flancs qui a causé l'embrasement de Troie. Mais pourquoi déplorer si longtemps la ruine de ta patrie, toi que les dieux condamnent à vieillir? Tourne les yeux vers des maux plus récents : Troie détruite est un malheur déjà ancien. J'ai vu le meurtre horrible de Priam, et la main de Pyrrhus commettre sur les autels mêmes un forfait qui les surpasse tous. J'ai vu ce guerrier farouche, saisissant par les cheveux un prince vénérable, lui renverser la tête en arrière, et lui plonger son épée tout entière dans la gorge. L'intrépide vieillard s'offrait de lui-même au fer meurtrier; [50] mais l'épée sortit de la blessure, sans être teinte de son sang, que l'âge avait épuisé. Quel coeur si barbare n'eût été arrêté par la vue de ce vieillard déjà sur le bord du tombeau; par la crainte des dieux témoins de ce crime, et l'antique majesté du sanctuaire d'un empire détruit? Le père de tant de rois, Priam est privé de sépulture, et ne peut trouver un bûcher au milieu de Troie en flammes. Tant de malheurs n'ont pas assouvi la colère des dieux : une urne fatale va répartir entre les vainqueurs les fils de Priam et les épouses de ses fils. Captive dédaignée, à quel maître vais-je appartenir? L'un se flatte d'obtenir du sort la veuve d'Hector, [60] l'autre celle d'Hélénus, un troisième celle d'Anténor. Plusieurs, ô Cassandre, aspirent à te posséder. Mais tous craignent de m'avoir en partage : seule je suis l'effroi des Grecs. Mais quoi! vous cessez de gémir, tristes compagnes de ma captivité ? Frappez votre poitrine à coups redoublés; poussez des cris plaintifs, célébrez les funérailles de Troie. Que les échos de l'Ida, où siégea le juge fatal, répondent à vos accents douloureux. HÉCUBE, CHOEUR DE TROYENNES. (Choeur) Vous me commandez de pleurer : hélas! je n'y suis que trop accoutumée. Que d'années j'ai passées dans les larmes! Je n'ai cessé d'en répandre depuis le jour [70] où le prince de Phrygie fut reçu dans les murs d'Amyclée, depuis que les pins de Cybèle l'eurent porté sur les mers de la Grèce. Dix fois la neige a blanchi l'Ida, l'Ida dépouillé pour former nos bûchers funéraires; dix fois le laboureur tremblant a moissonné les plaines de Sigée, sans que nous ayons cessé de gémir. Mais nous avons encore de nouveaux malheurs à déplorer. Pleurons donc, ô reine! [80] que votre main nous donne le douloureux signal. Troupe fidèle et soumise, nous suivrons votre exemple. Nous savons toutes ce que c'est que pleurer. (Hécube) Fidèles compagnes de mon infortune, dénouez vos cheveux; qu'en signe de douleur ils tombent épars, et souillés des cendres encore tièdes d'Ilion. Débarrassez vos bras des voiles qui les couvrent; que vos robes, abaissées jusqu'à la ceinture, laissent à nu tout le haut du corps. Misérables captives, [90] pour quel époux la pudeur vous obligerait-elle à cacher votre sein? Qu'un noeud retienne vos vêtements au-dessous de la poitrine, et que vos mains furieuses soient plus libres pour frapper à coups redoublés. Je reconnais mes fidèles Troyennes. Nous déplorons d'anciennes infortunes, mais donnons à nos plaintes un accent plus douloureux qu'autrefois. C'est Hector que nous pleurons. (Choeur) Nos cheveux, que nous avons si souvent arrachés pour célébrer tant de funérailles, tombent sur nos épaules; [100] nous avons détaché les noeuds qui les retenaient, et couvert nos têtes de cendres brûlantes. (Hécube) Remplissez-en vos mains. Hélas! c'est tout ce que vous pouvez emporter de Troie. (Choeur) Déjà nos vêtements, abaissés et retenus sur nos flancs , laissent nos épaules à découvert. (Hécube) Vos poitrines nues n'attendent plus que vos mains courageuses. O douleur, déploie ici toute ta violence! Que le rivage de Rhété retentisse de vos coups; que la triste Écho, qui habite les cavités de nos montagnes, [110] ne se contente plus de répéter les derniers sons de nos plaintes; qu'elle redise les plaintes entières de la malheureuse Troie; que l'air et la mer les entendent. Frappez, mains désespérées. Que votre sein gémisse sous vos coups furieux ; des coups ordinaires ne suffisent pas à notre douleur. C'est Hector que nous pleurons. (Choeur) Oui, c'est pour toi que nos mains déchirent notre sein, ensanglantent nos épaules et meurtrissent notre tête. [120] C'est pour toi que ta mère déchire ces mamelles qui t'ont nourri. Les plaies que je me fis jadis à tes funérailles se rouvrent en ce moment, et laissent échapper des ruisseaux de sang. O soutien de la patrie, toi qui retardas l'accomplissement de nos cruelles destinées, appui des Phrygiens abattus, tu fus le rempart de Troie; ta main puissante la soutint dix ans contre ses ennemis. Elle a succombé avec toi, et le dernier jour d'Hector fut aussi le dernier jour d'Ilion. [130] (Hécube) Que vos plaintes changent d'objet. Donnez des larmes à Priam ; c'est assez pleurer Hector. (Choeur) Recevez nos gémissements, ô souverain de la Phrygie, infortuné vieillard deux fois captif. Sous votre règne, point de calamité qui ne se soit renouvelée pour Troie : deux fois ses remparts furent détruits par le fer des Grecs; deux fois les flèches d'Hercule lui furent fatales. Après avoir placé sur le bûcher tous les fils qu'Hécube vous avait donnés, cette foule de rois, vous avez fermé tant de funérailles. [140] Victime immolée au grand Jupiter, vous gisez sans honneur sur la plage de Sigée. (Hécube) Portez ailleurs vos plaintes; Troyennes, cessez de déplorer la mort de mon cher Priam. Dites toutes ensemble, dites : Heureux Priam ! il est descendu libre chez les morts; jamais il ne courbera son front humilié sous le joug des Grecs. Il n'a point vu les deux Atrides; il n'est pas condamné à voir le perfide Ulysse. [150] Il n'ira pas, captif des Grecs, servir d'ornement à leur insolent triomphe; il ne se verra pas lier derrière le dos ces mains qui ont porté le sceptre. Priam , les bras chargés de chaînes d'or, et suivant le char d'Agamemnon, ne réjouira pas du spectacle de ses affronts le peuple de Mycènes. (Choeur) Oui, nous disons toutes : Heureux Priam ! Il a quitté la terre , emportant avec lui sa royauté; Il erre maintenant dans les paisibles bocages de l'Élysée, [160] et cherche son Hector parmi les âmes vertueuses. Heureux Priam ! heureux en effet celui qui , victime de la guerre , ne laisse rien après soi! ACTE SECOND. TALTHYBIUS, CHOEUR DE TROYENNES. (Talthybius) Quoi! les Grecs seront-ils toujours retenus dans le port, soit qu'ils partent pour la guerre, soit qu'ils retournent dans leur patrie ? (Choeur) Qui peut arrêter ici les Grecs et leurs vaisseaux? Quel dieu s'oppose à leur retour? (Talthybius) Je tremble de vous en instruire, et mon corps frissonne d'horreur. A peine peut-on croire des prodiges aussi extraordinaires. [170] Mais je les ai vus de mes propres yeux. Déjà le soleil dorait le haut des montagnes, et le jour vainqueur chassait les ténèbres de la nuit : tout à coup, du fond de ses entrailles, la terre ébranlée fait entendre un sourd mugissement. La forêt tremble, et le bois sacré retentit d'un bruit semblable au tonnerre ; des rochers se détachent des flancs du mont Ida. La terre n'est pas seule agitée; la mer reconnaît son Achille, et à son approche elle aplanit ses ondes. Cependant le sol s'entr'ouvre, et forme une vaste et profonde caverne qui offre aux mânes un passage [180] pour revenir des abîmes de l'Érèbe au séjour des vivants. La tombe du héros de Thessalie se soulève, et cette. grande ombre s'élance telle qu'il était lui-même, lorsque, préludant à la conquête de Troie, il renversa les bataillons de la Thrace, lorsqu'il vainquit le fils de Neptune à la blonde chevelure, ou lorsqu'au milieu des combattants, ne respirant que le carnage, il comblait les fleuves de cadavres , et forçait le Xanthe ralenti à se frayer un passage à travers tant de corps sanglants; tel enfin qu'il parut lorsque, fier de sa victoire et debout sur son char, [190] il traînait dans la poussière Hector, et Pergame avec lui. D'une voix qu'animait la colère , et qui fit trembler le rivage : «Partez, lâches, dit-il, partez ; refusez à mon ombre les honneurs qui lui sont dus, et, coupables de cette ingratitude, traversez l'humide empire de ma mère. Il en a coûté jadis à la Grèce pour désarmer le courroux d'Achille; mais elle payera plus chèrement cette nouvelle offense. Que Polyxène, fiancée à mes cendres, me soit immolée par la main de Pyrrhus, et qu'elle arrose mon tombeau de son sang.» A ces mots, une nuit épaisse enveloppe le jour; le héros, retournant chez Pluton, rentre dans le gouffre infernal, [200] et la terre se referme sur lui. Au même instant la mer se calme et devient immobile; les vents cessent d'agiter l'air; l'onde ne fait plus entendre qu'un faible murmure, et, du sein des eaux , le choeur des tritons entonne le chant nuptial. PYRRHUS, AGAMEMNON, et ensuite CALCHAS. (Pyrrhus) Charmé de retourner dans votre patrie, déjà vous mettiez à la voile, sans vous souvenir d'Achille, dont le bras seul a causé la chute de Troie : car si, depuis la perte de ce héros, Troie a quelque temps encore arrêté les Grecs , elle chancelait seulement, cherchant de quel côté elle tomberait. Quelque empressement que vous mettiez à satisfaire Achille, à lui donner ce qu'il réclame, vous vous acquitterez toujours trop tard. Déjà les chefs ont reçu leur récompense : [210] ferez-vous moins pour récompenser le plus vaillant de tous? A-t-il peu mérité, celui auquel le destin promettait de paisibles et nombreuses années, une vieillesse plus longue que celle du roi de Pylos, pourvu qu'il évitât les hasards de la guerre; et qui, pour servir votre cause, trahit la tendresse de sa mère alarmée, quitta ses vêtements trompeurs, et révéla son sexe en saisissant les armes offertes à ses regards? Le farouche tyran d'un peuple inhospitalier, Télèphe, refusait à votre armée le passage à travers la fière Mysie : Achille signale contre ce roi son bras, novice dans la guerre. Télèphe, blessé et guéri par mon père, a éprouvé la double puissance de sa main. [220] C'est lui qui a renversé Thèbes; vaincu Éétion et conquis ses États; détruit de fond en comble Lyrnssoe, assise en vain sur le haut d'un rocher; pris la ville, noble patrie de Briséis; Chrysa, source d'un funeste différend entre des rois; l'île fameuse de Ténédos; la fertile Syros, qui nourrit dans ses gras pâturages les troupeaux de la Thrace; Lesbos, que baignent les flots de la mer Égée; Cilla consacrée à Phébus; enfin toutes les villes où les fraîches eaux du Caïque entretiennent un éternel printemps. [230] Tant de peuples ou exterminés, ou vaincus par la terreur, tant de villes emportées comme par un tourbillon rapide, seraient les éternels monuments de toute autre valeur. C'est ce qu'a fait Achille en passant; c'est ainsi que mon père venait vous joindre, et qu'il s'essayait en attendant la guerre. Sans parler de tout ce qu'il a fait, ne suffit-il point qu'il ait triomphé d'Hector? C'est lui qui a vaincu Ilion; vous n'avez fait que détruire des murailles. J'aime à rappeler les exploits de mon père. Priam vit succomber sous ce héros, et son fils Hector, [240] et Memnon son neveu; mort qui coûta tant de larmes à l'Aurore sa mère, que son visage pâle ne répandait plus sur la terre qu'une triste clarté; victoire alarmante pour Achille lui-même, qui apprenait par ce fatal exemple que les enfants des dieux étaient aussi sujets à la mort. Enfin il vous délivra de cette redoutable Amazone, le dernier ennemi que craignissent les Grecs. Si vous appréciez de si importants services, vous ne pourrez lui refuser même une jeune fille de Mycènes ou d'Argos. Hé quoi! vous hésitez? Vous blâmez ce que vous avez trouvé juste autrefois, et vous regardez comme une cruauté d'immoler au fils de Pélée une fille de Priam, vous qui avez immolé votre propre fille à Hélène? [250] Ce que je demande n'est pas nouveau : vous l'avez fait. (Agamemnon) C'est un défaut de la jeunesse, de ne pouvoir se modérer. Chez la plupart il tient à la fougue de l'âge; mais Pyrrhus en a hérité de son père. J'ai supporté patiemment autrefois les emportements du petit-fils d'Éacus, son orgueil et ses menaces; la patience sied bien au pouvoir suprême. Pourquoi voulez-vous déshonorer par un meurtre cruel l'ombre d'un héros si révéré? Il faut avant tout discerner ce que le vainqueur doit faire, et le vaincu endurer. La violence ne rendit jamais un empire durable; [260] la modération affermit le pouvoir. Plus la fortune élève les humains et les comble de ses dons, plus ils doivent se montrer modestes, plus ils doivent craindre les retours du sort et se défier de la faveur excessive des dieux. Mes victoires m'ont appris qu'un moment suffit pour anéantir les grandeurs; Troie renversée nous remplit d'arrogance et d'orgueil. Songeons, fils de Danaüs, que nous sommes montés au faîte d'où cette ville est tombée. Moi-même, je l'avouerai, j'ai quelquefois passé les bornes d'un légitime pouvoir; la fierté m'emportait. [270] Mais cette même prospérité, peut-être enivrante pour un autre, a brisé mon orgueil. Toi, me rendre fier, ô Priam? non, tu me rends timide. Puis-je regarder la royauté autrement que comme un vain nom , un éclat mensonger; et le diadème que comme un trompeur ornement? Un coup du sort peut nous le ravir; mille vaisseaux, dix années ne sont pas nécessaires; les grandeurs ne s'anéantissent pas toujours si lentement. J'ai souhaité, j'en conviens, dompter et humilier les Troyens; mais (pardonne cet aveu, ô ma patrie! ) j'aurais voulu empêcher la ruine entière de ta rivale, [280] si l'on pouvait mettre un frein à la colère, à l'impétuosité d'un vainqueur dont la nuit couvre les excès. Tout ce qui s'est commis d'horrible et d'inhumain fut l'ouvrage de la vengeance, des ténèbres qui animent la rage du soldat, de cette fureur du glaive qui, une fois teint de sang, s'acharne sur les vaincus. Épargnons le peu qui reste de Troie : c'est assez et trop de carnage. Mais que je laisse égorger la fille d'un roi; qu'on l'immole de sang-froid sur un tombeau; que son sang arrose une cendre insensible; [290] qu'on ose appeler hyménée une pareille barbarie, non, je ne le souffrirai pas : le crime de tous retomberait sur moi : ne pas empêcher un crime quand on le peut, c'est l'ordonner. (Pyrrhus) Ainsi les mânes d'Achille n'obtiendront aucune récompense. (Agamemnon) Il aura la plus belle : son nom sera célébré par toutes les bouches, et parviendra jusque chez les peuples les plus reculés. Que s'il faut du sang pour apaiser son ombre, faisons couler sur sa tombe celui des plus beaux troupeaux de la Phrygie; mais n'en répandons point qui coûterait des larmes à une mère. Quelle est cette coutume barbare d'immoler des hommes à un homme qui n'est plus? [300] Cessez de réclamer pour votre père un sacrifice affreux, qui, loin de l'honorer, rendrait sa mémoire odieuse. (Pyrrhus) Homme orgueilleux quand la fortune vous sourit, timide au moment du danger, tyran des rois, l'amour aurait-il allumé tout à coup dans votre coeur une passion nouvelle? Seul, prétendez-vous dépouiller toujours notre famille? Cette main saura bien rendre à Achille la victime qui lui appartient ; ou si vous persistez dans vos refus, je lui en immolerai une plus grande, et plus digne de lui être offerte par Pyrrhus. Il y a trop longtemps que mon bras ne s'est rougi du sang d'un roi : [310] Priam demande un compagnon. (Agamemnon) Je ne saurais nier que le plus glorieux exploit de Pyrrhus ne soit d'avoir percé de son épée cruelle le vieux Priam, le suppliant d'Achille. (Pyrrhus) Je sais que les ennemis de mon père ont été réduits à l'implorer; mais Priam du moins est venu le trouver. Vous, en proie à de lâches terreurs, enfermé dans votre tente, n'ayant pas même le courage de demander grâce et d'aborder votre ennemi, vous avez mis Ajax et Ulysse entre Achille et vous. (Agamemnon) Votre père, j'en conviens, n'éprouvait alors aucune crainte. [320] Pendant le carnage de la Grèce et l'embrasement de nos vaisseaux, tranquille dans sa tente, sans s'occuper des armes ni de la guerre, il faisait vibrer sous ses doigts légers sa lyre harmonieuse. (Pyrrhus) Le grand Hector, qui méprisait vos armes, craignit ce paisible chanteur; et, au milieu de l'effroi général, la flotte thessalienne resta dans une paix profonde. (Agamemnon) Cette paix y régnait encore sans doute, quand le père d'Hector osa s'y présenter. (Pyrrhus) Il est d'un roi magnanime d'accorder la vie à un roi. (Agamemnon) Pourquoi donc l'avez-vous ôtée à ce même Priam? [330] (Pyrrhus) Souvent il est plus humain de donner la mort que de laisser la vie. (Agamemnon) Et c'est par humanité que vous immolez aujourd'hui des jeunes filles sur un tombeau? (Pyrrhus) Depuis quand regardez-vous comme un crime le sacrifice d'une vierge? (Agamemnon) Un roi doit préférer la patrie à ses propres enfants. (Pyrrhus) Aucune loi ne protège le vaincu et ne s'oppose à son supplice. (Agamemnon) Ce que la loi permet, l'honneur quelquefois le défend. (Pyrrhus) Non, la volonté du vainqueur est la loi suprême. (Agamemnon) Plus on a de pouvoir, moins on en doit abuser. (Pyrrhus) C'est bien à vous d'étaler ces maximes, vous qui avez fait gémir dix ans les Grecs sous un joug que Pyrrhus a enfin brisé ! [340] (Agamemnon) Est-ce à Scyros que vous avez puisé tant d'orgueil? (Pyrrhus) Scyros n'a pas vu des frères impies. (Agamemnon) Un rocher, au milieu de la mer! (Pyrrhus) Il y est dans ma famille. Et nous connaissons l'illustre race d'Atrée et de Thyeste. (Agamemnon) Vous, le fruit frauduleux d'une surprise, le fils d'un suborneur qui n'était pas homme encore! (Pyrrhus) Oui, je suis né de cet Achille qui tient par les auteurs de sa race au triple empire du monde, à la mer par Thétis, aux enfers par Éacus, au ciel même par Jupiter. (Agamemnon) Ajoutez : et qui tomba sous les coups d'un Pâris. (Pyrrhus) Mais que nulle divinité n'osa combattre en face. [350] (Agamemnon) Je pourrais réprimer votre insolence et châtier cet excès d'audace; mais je veux que mon épée épargne même des captifs. Faisons plutôt venir Calchas, interprète des dieux. Si le destin l'ordonne, je cède. (A Calchas.) O vous qui, déliant nos vaisseaux retenus dans le port, avez ouvert à notre impatience la carrière des combats; ô vous qui lisez dans les cieux, vous que les entrailles des victimes, le bruit de la foudre, et ces traces lumineuses que laissent derrière elles les étoiles en traversant les airs, instruisent des volontés du sort; vous enfin dont les réponses m'ont déjà coûté si cher, [360] dites-nous, ô Calchas, dites-nous ce que les dieux nous commandent , et guidez-nous par vos conseils. (Calchas) Grecs, c'est toujours au même prix que les dieux vous ouvrent les mers. Une jeune fille doit être immolée sur la tombe du héros de Larisse, mais parée comme le sont le jour de leur hymen les vierges de Thessalie, d'Ionie ou de Mycènes; c'est Pyrrhus qui doit présenter à son père l'épouse qu'il demande : ainsi doit s'accomplir le sacrifice. Mais ce n'est pas là seulement ce qui retient ici nos vaisseaux. Un sang plus illustre que le tien, ô Polyxène, doit être répandu; les destins l'exigent. [370] Il faut faire périr, en lé précipitant du haut d'une tour, le petit-fils de Priam, le rejeton d'Hector. Alors vos mille vaisseaux vogueront sur la mer à pleines voiles. CHOEUR DE TROYENNES. Est-il vrai que l'âme survive au corps enfermé dans le tombeau? ou n'est-ce qu'une fable, vain sujet de terreur pour des esprits timides? Quand la main d'une épouse a fermé les yeux de son époux, quand celui-ci a cessé de voir le jour, et que l'urne fatale a reçu ses cendres inanimées, est-ce en vain qu'on rend à son âme les honneurs funèbres? Est-il vrai que sa triste existence s'étende par delà? ou mourons-nous tout entiers, [380] et ne reste-il plus rien de nous dès que l'âme, s'échappant avec le dernier soupir, se confond avec les nuages et se dissipe dans les airs, dès que la flamme du bûcher a consumé notre froide dépouille? Tout ce que le soleil éclaire, depuis les climats de l'Aurore jusqu'aux lieux où il termine sa course; tout ce que baignent les flots de l'Océan azuré, qui tantôt couvre nos plages et tantôt les abandonne; le temps, aussi rapide que Pégase, l'emportera dans sa fuite. Et ce mouvement est pareil à celui des douze signes qui se succèdent l'un à l'autre; à celui du roi des astres, qui précipite dans le ciel la marche de l'année; à celui de la reine des nuits, qui se hâte de parcourir son oblique carrière. [390] Nous courons tous au trépas. Il ne reste plus rien de quiconque a vu ce fleuve que les dieux attestent dans leurs serments. Comme la fumée sombre qui s'élève d'un foyer s'évanouit en peu de temps, comme ces nuages épais que dissipe dans l'air l'aquilon impétueux, ainsi s'évapore le souffle qui nous anime. Il n'y a rien après la mort; la mort elle-même n'est rien : c'est le dernier terme d'une course rapide. [400] N'espérez rien, ne craignez rien d'une autre vie. Vous voulez savoir où vous serez après la mort? Où est ce qui n'existe pas encore. Nous disparaissons dans les abîmes du temps et du chaos. La mort, qui détruit inévitablement le corps, n'épargne point non plus notre âme. Le Ténare, l'inexorable enfer, et son roi Cerbère , qui défend la porte redoutable de l'empire des morts, ne sont que de vains mots, des fables vides de sens, semblables à ces rêves qui troublent notre sommeil. ACTE TROISIÈME. ANDROMAQUE, UN VIEILLARD, ULYSSE. [410] (Andromaque) O Troyennes, compagnes de mon triste sort, pourquoi vous arracher les cheveux, vous meurtrir le sein? Pourquoi ces larmes qui inondent vos joues? Nos malheurs sont légers, s'ils nous permettent de pleurer encore. Ilion vient seulement de succomber pour vous; mais il avait péri pour moi, le jour où un vainqueur barbare, excitant l'ardeur de ses coursiers, déchira la moitié de moi-même, où l'essieu thessalien gémit sous le poids de mon Hector. Depuis ce jour, accablée, abattue, devenue insensible par l'excès de mon malheur, je ne suis plus touchée de ceux qui l'ont suivi. Pour me soustraire à l'outrage des Grecs, j'aurais déjà rejoint mon époux, [420] si cet enfant ne m'attachait à la vie. Il est plus fort que ma douleur, il m'empêche de mourir; lui seul m'oblige à implorer encore les dieux. Il prolonge mes afflictions, et m'ôte le plus grand avantage qu'on retire du malheur, celui de ne rien craindre. Il ne saurait m'arriver désormais rien d'heureux, mais je suis menacée de nouvelles afflictions. Le comble de la misère est de craindre encore, quand on n'a plus rien à espérer. (Vieillard) Quelle nouvelle alarme vient donc réveiller vos douleurs? (Andromaque) Toujours un grand malheur est pour moi la source de plus grands encore. La ruine d'Ilion n'est pas consommée. [430] (Vieillard) Et quel dieu, quand il le voudrait, peut ajouter à nos maux? (Andromaque) Les abîmes profonds du Styx et ses retraites ténèbreuses se sont ouverts; et, pour augmenter l'effroi des vaincus, nos plus mortels ennemis sont sortis de leur tombe. Les Grecs ont-ils donc seuls le privilége de revenir sur la terre? Les lois de la mort sont égales pour tous. Cette apparition a jeté sans doute l'épouvante parmi tous les Phrygiens ; mais le songe que j'ai eu cette nuit me cause en particulier les plus vives terreurs. (Vieillard) Quel est donc ce songe qui vous alarme à ce point? (Andromaque) Déjà la nuit bienfaisante avait accompli les deux tiers de sa course, [440] et les sept étoiles avaient tourné le char céleste. Un léger sommeil vint fermer mes paupières fatiguées; pour la première fois depuis mes malheurs je goûtais quelque repos, si l'on peut nommer repos cette stupeur d'une âme abattue. Tout à coup Hector parut devant mes yeux, non tel que lorsqu'il repoussait les Grecs dans leur camp, et portait la flamme jusque sur leurs vaisseaux, ou lorsque, teint du sang de nos ennemis, échauffé par le carnage, il rapportait les véritables armes du fils de Pélée, conquises sur le faux Achille. Il n'avait plus cet air noble et ce regard de flamme; [450] son visage était, comme le mien, triste, abattu, et baigné de larmes. Ses cheveux tombaient en désordre sur son front; j'éprouvais du plaisir à le voir, même dans ce cruel état. Mais lui, secouant la tête : Éveille-toi, me dit-il, ô ma fidèle épouse! emporte ton fils et cache-le; c'est le seul moyen de le sauver. Sèche tes pleurs. Tu gémis de la chute de Troie : ah! que n'a-t-elle péri tout entière! Hâte-toi, emmène où tu pourras ce tendre et dernier rejeton de notre famille. Je m'éveille en sursaut, tremblante et glacée d'horreur. Je tourne çà et là mes yeux égarés, et, oubliant mon fils lui-même, [460] je cherche vainement mon Hector. Mais l'ombre trompeuse échappe à mes embrassements. (En regardant son fils.) O mon fils, vrai sang d'un père généreux, unique espoir des Phrygiens et d'une maison infortunée, dernier rejeton d'une race antique et trop illustre, enfant trop semblable à ton père, oui, voilà bien les traits de mon Hector; voilà sa démarche et son air. Je crois revoir ses mains vaillantes, sa taille élevée, son front terrible et menaçant, et cette chevelure épaisse qui tombait sur ses larges épaules. [470] O toi qui es né trop tard pour les Phrygiens et trop tôt pour ta mère, verrons-nous luire ce jour où, vengeur d'Ilion, libérateur de ton pays, tu relèveras les murs de Pergame, et rassembleras tes concitoyens dispersés; où tu rendras leur nom aux Phrygiens et à leur patrie? Mais en songeant à ma destinée, je n'ose concevoir de si brillantes espérances. Contentons-nous de vivre, c'est tout ce que peuvent prétendre des captifs. Mais, hélas! où te cacher, déplorable enfant? Quel asile rassurera ma tendresse inquiète? Cette forteresse, ouvrage des dieux; ces remparts si puissants, [480] objets de l'admiration et de l'envie de tous les peuples, ne sont plus qu'un monceau de cendres. La flamme a tout détruit; et d'une ville si vaste, il ne reste pas même de quoi cacher un enfant. Où donc le soustraire à ses persécuteurs ? Déposons-le dans ce tombeau qui renferme les restes chéris de mon époux. C'est un lieu sacré, vénérable à nos ennemis eux-mêmes, vaste édifice élevé par Priam, monument de la magnificence et de la douleur d'un roi. Oui, je ne saurais faire mieux que de confier mon fils à son père. Une sueur froide inonde tout mon corps; je tremble que le choix de ce lieu funèbre ne soit pour moi d'un sinistre augure. [490] (Vieillard) Plusieurs ont sauvé leur vie en faisant croire à leur mort. (Andromaque) J'ai peu de confiance dans cette ruse. Il est difficile de cacher l'héritier d'un si grand nom. (Vieillard) Exécutez ce projet sans témoins, pour n'être pas trahie. (Andromaque) Et si nos ennemis me demandent mon fils ? (Vieillard) Vous direz qu'il a péri sous les ruines de Troie. (Andromaque) Que me servira de l'avoir caché, s'il doit retomber entre leurs mains? (Vieillard) Le vainqueur n'est à craindre que dans les premiers mouvements de sa fureur. (Andromaque) Cette retraite même est-elle sans danger? (Vieillard) Le malheureux doit profiter du secours qui s'offre à lui. On choisit quand on n'a rien à craindre. (Andromaque) O mon fils, quel refuge, quelle retraite écartée, impénétrable, [500] me répondra de toi? Quel sera, dans nos alarmes, notre appui, notre protecteur? Veille encore sur les tiens, ô mon Hector, toi qui fus notre constant défenseur! Conserve le pieux larcin de ton épouse; garde fidèlement au milieu de tes cendres ce fils, notre espoir. Entre dans ce tombeau, cher enfant. Tu refuses d'y entrer, honteux de te cacher dans une obscure retraite? Ah! je reconnais le sang dont tu es sorti. Tu rougirais de montrer de la crainte. Renonce à cette noble fierté qui convenait jadis à ta fortune; conforme tes sentiments à ton sort. Vois ce qui reste de ta famille : un tombeau, un enfant, une captive. Il faut nous soumettre à nos malheurs. [510] Ose entrer dans cette enceinte sacrée, où reposent les cendres de ton père. Tu y trouveras ton salut, si les destins nous sont propices; et du moins un tombeau , s'ils ont décidé ta perte. (Elle fait entrer Astyanax dans le tombeau.) (Vieillard) Votre fils est à couvert dans cet asile; mais, de peur que vos frayeurs ne vous trahissent, quittez ce lieu, et tenez-vous loin de ce tombeau. (Andromaque) On a moins d'inquiétude quand on est près de celui qui en est l'objet; mais je me rends à vos conseils, et je m'éloigne. (Vieillard) Gardez-vous de parler; renfermez vos plaintes au fond de votre coeur. Le chef impitoyable des Céphalléniens porte ici ses pas. [520] (Andromaque) 0 terre, entr'ouvre-toi. Ombre de mon époux, creuse ton sépulcre jusqu'au Styx, et cache mon dépôt dans sa plus sombre profondeur. Voici Ulysse; sa démarche incertaine, son air, m'annoncent quelque ruse cruelle. (Ulysse) Chargé d'une mission rigoureuse, je vous conjure d'abord de ne point m'attribuer ce que je vais vous dire : c'est la Grèce entière, ce sont les chefs de l'armée qui vous parlent par ma bouche. Quelque désir qu'ils aient de revoir enfin leur patrie, le fils d'Hector s'oppose à leur retour : les destins demandent qu'il expire. [530] N'osant compter sur une paix solide et durable, forcés d'avoir sans cesse l'oeil sur leur conquête, les Grecs seront toujours en défiance et en armes tant que votre fils, ô Andromaque, nourrira l'espoir des Phrygiens vaincus. (Andromaque) Sont-ce là les oracles de votre augure Calchas? (Ulysse) Quand il se tairait, Hector suffit pour nous instruire : je redoute jusqu'à sa race. Nés pour la gloire, les fils des héros aspirent à remplacer leur père. Tel un jeune taureau, dont le front n'est point encore armé, marche confondu dans la foule des génisses; [540] mais tout à coup, fier de ses cornes naissantes, il lève une tête superbe, fait revivre les droits de son père, et commande au troupeau. Un faible rejeton qui survit à l'arbre abattu en égale en peu de temps la hauteur, rend à la terre l'ombrage qui la couvrait, et porte son front jusqu'aux cieux. La cendre qu'on néglige d'éteindre après un grand incendie peut causer un nouvel embrasement. La douleur n'est pas un juge équitable. Mais pesez les raisons des Grecs, vous comprendrez leurs frayeurs. Après dix étés et autant d'hivers, nos soldats, vieillis dans les travaux d'un si long siége, [550] craignent les malheurs d'une autre guerre. Troie ne nous paraîtra jamais assez abattue. Un Hector qui s'élève est un objet redoutable pour nous. Délivrez les Grecs d'une inquiétude qui seule arrête encore près de ce rivage leurs vaisseaux tout prêts à partir. Si, désigné par le sort, je vous demande le fils d'Hector, ne me regardez pas comme un homme cruel : j'aurais demandé Oreste même à son père. Résignez-vous à souffrir ce que le vainqueur a souffert. (Andromaque) 0 mon fils, que n'es-tu entre les mains de ta mère! que ne puis-je savoir du moins où tu es , et quel malheur t'a ravi à mon amour! Dût mon sein être percé de traits, [560] mes mains déchirées par des liens cruels, mes flancs entourés de flammes ardentes, non, je ne trahirais pas la tendresse maternelle. Mais, ô mon fils, où es-tu? quel est ton destin ? Erres-tu au hasard dans quelque lieu désert? As-tu péri dans le vaste embrasement de ta patrie ? Un vainqueur barbare s'est-il fait un jeu de verser ton sang? Ou, victime de la rage d'une bête farouche, sers-tu de pâture aux vautours de l'Ida? (Ulysse) La feinte est inutile : on ne trompe pas facilement Ulysse. [570] J'ai déjoué les ruses des mères, et même celles des déesses. Cessez de recourir à de vains détours. Où est votre fils? (Andromaque) Dis-moi donc où sont Hector, Priam et tous les Phrygiens? Tu n'en demandes qu'un, je te les demande tous. (Ulysse) Craignez d'être réduite à confesser ce que vous refusez de me dire. (Andromaque) Que peut craindre celle qui peut, qui doit, qui veut mourir? (Ulysse) La mort envisagée de près fait évanouir ces grands sentiments. (Andromaque) Si tu veux effrayer Andromaque, menace-la de la vie; car la mort est l'objet de ses voeux. (Ulysse) Les fouets, le feu, la mort, les tortures vous forceront à dire [580] ce que vous nous cachez, et arracheront votre secret du fond de votre coeur. La nécessité est plus forte que la tendresse maternelle. (Andromaque) Eh bien! essaye les flammes, le glaive, les raffinements de la torture, la faim, la soif dévorante, les supplices les plus affreux, le fer ardent plongé dans mes entrailles, les ténèbres et l'infection d'un cachot, et tout ce que peut imaginer un vainqueur irrité, furieux : une mère que la tendresse anime est supérieure à la crainte. (Ulysse) Quelle folie de celer un mystère qu'il faudra bientôt dévoiler! [590] Mais ce même amour, qui vous inspire tant d'audace, avertit les Grecs de pourvoir à la sûreté de leurs enfants. Pour moi, malgré les ennuis d'une guerre lointaine, malgré dix ans de fatigues et de dangers, je craindrais moins les maux dont Calchas nous menace, si je ne les appréhendais que pour moi. Mais vous préparez des guerres à Télémaque. (Andromaque) Il faut donc malgré moi causer cette joie à Ulysse et aux Grecs. Ma douleur, cesse de te contraindre. Réjouissez-vous, Atrides. Et vous, Ulysse, allez porter encore aux Grecs une heureuse nouvelle : le fils d'Hector n'est plus! (Ulysse) Et quelle preuve en donnez-vous aux Grecs ? [600] (Andromaque) Puisse retomber sur ma tête tout ce que peut contre moi le barbare vainqueur, et que je regarde comme heureux, une mort prompte et facile, qui réunirait ma cendre à celle de mes pères! Puisse mon Hector ne pas reposer doucement dans la terre, si mon fils n'est privé de la lumière, s'il n'est parmi les morts; si, enfermé dans un tombeau, il n'a pas reçu les derniers devoirs! (Ulysse) Je cours annoncer aux Grecs que les destins sont accomplis, et la paix affermie par l'extinction de la race d'Hector. (à part.) Ulysse, que vas-tu faire? Les Grecs te croiront-ils? Toi-même, qui crois-tu? une mère! Une mère pourrait-elle recourir à une pareille feinte, [610] et ne craindrait-elle pas de faire retomber sur son fils le présage sinistre de sa mort ? La crainte des présages cède à des craintes plus vives. Mais elle s'est liée par un horrible serment. Quand elle serait parjure, qu'a-t-elle de plus à redouter? Appelons à notre aide l'artifice et la ruse; soyons Ulysse enfin. La vérité se dévoile toujours. Sondons le coeur d'une mère. Elle soupire, elle pleure, elle gémit; elle porte çà et là ses pas incertains; elle prête une oreille inquiète à mes paroles; elle est plus craintive qu'affligée. Usons d'adresse. [620] (A Andromaque.) On offre des consolations aux autres mères de la perte de leurs enfants: pour vous, je dois vous féliciter, heureuse dans votre malheur, d'avoir perdu votre fils, qu'un destin cruel attendait : il devait être précipité de l'unique tour qui reste de vos remparts. (Andromaque) La force m'abandonne. Je tremble, je chancelle; mon sang se glace dans mes veines. (Ulysse) Elle frémit . c'est là qu'il faut frapper. La frayeur l'a décelée. Redoublons ses craintes. (Aux soldats.) Hâtez-vous, soldats; cherchez cet ennemi de la Grèce, ce dernier rejeton d'une race funeste, que sa mère veut soustraire à notre vengeance. [630] En quelque lieu qu'il soit caché, qu'on le saisisse, qu'on l'amène devant moi. Le voilà, nous le tenons enfin. Obéis, te dis je. Tire l'enfant de sa retraite. (A Andromaque.) Pourquoi tourner vos regards en arrière? pourquoi trembler? Votre fils est mort. (Andromaque) Plût aux dieux que j'eusse encore lieu de craindre pour ses jours! mais la frayeur m'est devenue naturelle. On se défait difficilement d'une longue habitude. (Ulysse) Puisque votre fils a prévenu par une heureuse mort le sacrifice expiatoire qui devait s'accomplir sur vos murs, puisqu'il a ainsi échappé à Calchas, ce devin nous a dit que le seul moyen de purifier notre flotte déjà prête à partir, c'est d'apaiser la mer en y jetant les cendres d'Hector, [640] et de détruire entièrement le tombeau qui les renferme. Puisque le fils a échappé à la mort qui lui était destinée, il faut satisfaire aux dieux en brisant le tombeau du père. (Andromaque) (à part.) Que ferai-je? Une double crainte partage mon âme : d'un côté, mon fils; de l'autre, la cendre d'un époux. Lequel doit l'emporter? Cher Hector, j'en atteste les dieux cruels, et plus encore tes mânes, mes véritables dieux, je n'aime dans mon fils que toi seul. Qu'il vive, pour me rappeler les traits de mon époux. Quoi! les cendres d'Hector seraient arrachées de son tombeau, [650] ses restes dispersés sur la vaste étendue des mers? Périsse plutôt son fils! Ah! mère barbare! pourras-tu le voir souffrir une mort si cruelle, tomber en roulant du haut d'une tour? Oui, je le pourrai, j'en aurai le courage, pourvu que mon époux mort ne soit pas outragé par la main du vainqueur. Que dis-je? mon fils sentira toutes les angoisses de la mort; le trépas a rendu l'autre insensible. Cruelle incertitude! Prenons un parti. A qui des deux ferai-je grâce? Ingrate, tu balances? Et c'est ton Hector? [660] Que dis-tu? des deux côtés est un Hector; mais l'un est vivant, et peut-être un jour vengera son père. Je ne puis les sauver tous deux. Que faire ? Sauvons celui que redoutent les Grecs. (Ulysse) C'en est fait, j'obéis à l'oracle; je détruis ce tombeau. (Andromaque) Ce tombeau que vous nous avez vendu! (Ulysse) Que m'importe? je le renverserai de fond en comble. (Andromaque) J'en appelle aux dieux, j'en appelle à l'ombre d'Achille. Pyrrhus, défendez le bienfait de votre père. (Ulysse) Ce tombeau va couvrir la terre de ses débris. (Andromaque) C'est le seul crime que les Grecs n'eussent pas encore tenté. [670] Vous avez outragé les temples, ceux même des dieux qui vous sont propices. Votre fureur avait épargné les tombeaux. Mais je m'opposerai à vos efforts; ma faible main bravera vos armes; un juste courroux me donnera des forces. Telle que cette vaillante Amazone qui terrassa les bataillons argiens, ou qu'une Ménade, possédée d'une fureur divine, parcourt à grands pas les forêts épouvantées, et hors d'elle-même frappe et blesse sans le savoir, je m'élancerai au milieu des soldats, et je périrai du moins en défendant les cendres de mon époux. (Ulysse) (aux soldats.) Vous hésitez? Qui vous arrête? [680] Les gémissements et la fureur impuissante d'une femme? Obéissez. (Andromaque) Que vos coups tombent d'abord sur moi. Ils me repoussent. Brise les liens de la mort, entrouvre la terre, cher Hector, pour dompter Ulysse. Ton ombre suffira. Il a saisi ses armes; il lance des feux. 0 Grecs, ne voyez-vous pas Hector ? ou suis-je la seule qui le voie? (Ulysse) ( à un soldat. ) Détruis-le jusque dans ses fondements. (Andromaque) (à part.) Que fais-tu, insensée? Tu enveloppes dans la même ruine ton fils et ton époux. Peut-être pourras-tu fléchir les Grecs par tes prières. [690] L'infortuné serait écrasé sous les débris de ce vaste monument! Qu'il périsse de toute autre manière, plutôt que d'être la victime d'un père mort, plutôt que de peser lui-même sur la cendre paternelle. (A Ulysse) Ulysse, je tombe à vos pieds; Andromaque, qui n'a jamais imploré personne, embrasse vos genoux. Prenez pitié d'une mère; écoutez ses prières avec douceur, avec patience. Plus les dieux vous ont élevé, moins vous devez accabler les malheureux. Ce qu'on leur accorde, on le donne à la fortune. Ainsi puisse vous recevoir la couche de votre chaste épouse! [700] Puissent les jours de Laërte se prolonger jusqu'à votre retour! Que votre fils vous reçoive dans votre palais! Puisse-t-il enfin, allant même au delà de vos voeux, passer en âge son aïeul, et son père en sagesse. Ayez pitié d'une mère. C'est ma seule consolation dans mes malheurs. (Ulysse) Livrez-moi votre fils, et vous me prierez après. (Andromaque) Sors de ta retraite, viens, déplorable enfant, que ta mère n'a pu sauver. Voilà donc, ô Ulysse, l'effroi de vos mille vaisseaux! un enfant ! [710] Prosterne-toi aux genoux de ton maître; embrasse-les de tes mains suppliantes. Ne rougis pas de la nécessité que la fortune impose aux malheureux. Oublie les rois glorieux dont tu es sorti, oublie ton auguste aïeul et l'éclat de son empire; oublie ton père Hector. Prends les sentiments et l'attitude d'un captif, fléchis le genou; et si tu ne comprends pas encore les dangers qui te menacent, imite du moins les pleurs de ta mère. Troie a déjà vu couler les larmes d'un jeune roi; [720] Priam enfant a fléchi la colère menaçante du farouche Hercule : oui, ce héros redoutable, qui terrassa tant de monstres, qui brisa les portes de l'enfer, et sortit vainqueur du noir empire de Pluton, se laissa vaincre par les larmes d'un enfant "Règne, lui dit-il; je te rends ton sceptre. Monte au trône de ton père, mais garde plus fidèlement que lui ta parole." [730] Voilà quel fut le sort de Priam entre les mains d'un vainqueur si généreux. 0 Grecs, imitez la modération d'Hercule. N'imiteriez-vous que ses fureurs? Vous voyez à vos pieds un suppliant non moins illustre que Priam. Il ne demande que la vie. Quant au sceptre de Troie, que la fortune en dispose à son gré. ULYSSE, ANDROMAQUE, ASTYANAX. (Ulysse) Sans doute je suis touché des larmes, du désespoir d'une mère; mais je le suis plus encore en songeant aux mères de la Grèce, dont cet enfant causerait un jour le deuil. [740] (Andromaque) Pourra-t-il jamais faire sortir notre ville de ses cendres ? Troie peut-elle être relevée par de si faibles mains? C'est fait de nous, si nous n'avons pas d'autre espoir. Hélas! en l'état où nous sommes, nous ne pouvons inspirer des craintes. Peut-être le souvenir d'Hector enflammerait le courage de son fils? Hector, hélas! fut traîné dans la poussière, et ce héros lui-même, après la ruine de Troie, eût cédé au destin : de pareils coups abattent les âmes les plus fortes. Si vous voulez le punir, courbez son noble front sous le joug de l'esclavage. Est-il un châtiment plus cruel? donnez-lui des fers. Qui peut refuser cette grâce à un roi? [750] (Ulysse) Ce n'est pas moi, c'est Calchas qui la refuse. (Andromaque) Artisan de mensonges et de crimes! lâche, dont la main ne versa jamais de sang dans les combats, mais dont les artifices et la perfidie ont été funestes même à des Grecs, pourquoi imputer à Calchas et aux dieux innocents un forfait que toi seul as conçu ? Guerrier nocturne, qui n'as de courage que pour assassiner un enfant, c'est la première fois que tu vas signaler ton audace, seul et à la clarté du jour. (Ulysse) La valeur d'Ulysse est assez connue des Grecs, et ne l'est que trop des Troyens. Je ne veux point perdre en vaines paroles un temps précieux. Déjà notre flotte s'apprête à lever l'ancre. [760] (Andromaque) Accordez-moi quelques instants. Souffrez qu'une mère rende les derniers devoirs à son fils, et rassasie sa douleur par un dernier embrassement. (Ulysse) Que ne puis-je céder aux mouvements de mon coeur ! Je vous accorderai du moins ce qui dépend de moi. Je vous laisse le temps que vous demandez. Donnez un libre cours à vos larmes : les larmes soulagent l'infortune. (Andromaque) O cher enfant, glorieux rejeton d'une race éteinte, dernière victime que Troie eût encore à pleurer, objet des craintes de la Grèce, vain espoir de ta mère, [770] pour qui, dans mon aveuglement , je souhaitais la gloire de ton père et les années prospères de Priam, hélas! les dieux ne m'ont pas écoutée. Jamais, environné de l'appareil imposant de la royauté, tu ne porteras le sceptre d'Ilion; aucun peuple ne recevra tes lois, aucune nation vaincue ne fléchira sous ton joug; tu ne poursuivras pas les Grecs mis en fuite; tes coursiers ne traîneront pas le fils d'Achille; tu n'exerceras pas tes faibles mains en maniant des armes légères : ta jeune audace ne s'éprouvera même pas contre les hôtes timides des forêts. Ce jour solennel, qui ramène à chaque lustre les jeux troyens, ne te verra pas, jeune héritier de nos rois, guider un brillant et rapide escadron; [780] tu ne viendras pas, dans nos temples, réglant tes pas agiles sur le mode animé de la flûte phrygienne, te mêler à nos danses antiques près des autels de nos dieux. O genre de mort plus affreux que la mort même! Nos murs verront donc un spectacle plus déplorable que le trépas du grand Hector! (Ulysse) Mettez fin à vos plaintes maternelles. Une grande douleur ne peut s'arrêter d'elle-même. (Andromaque) Pour pleurer, pour fermer les yeux à ce petit enfant, hélas! avant sa mort, je ne vous demande, Ulysse, que de courts instants. [790] Tu meurs encore petit, mais déjà redoutable. Va, Troie t'appelle. Va mourir libre, et rejoindre les Troyens libres dans l'Élysée. (Astyanax) Ma mère , ayez pitié de moi ! (Andromaque) Que te sert de t'attacher aux vêtements et aux mains de ta mère ? Tu ne peux trouver un asile entre ses bras. En vain la tendre génisse qui entend rugir un lion se serre en tremblant contre le flanc de sa mère; l'animal furieux, écartant ce faible obstacle, saisit sa proie entre ses dents cruelles, la déchire et l'emporte. [800] Ainsi notre ennemi va t'arracher de mon sein. Reçois donc, cher enfant, ces baisers, ces pleurs, ces cheveux que je m'arrache; et, plein de moi, va te présenter à ton père. Mais redis-lui cependant les plaintes que son Andromaque lui adresse : « Si les mânes conservent leurs premiers sentiments, si l'amour survit aux flammes du bûcher, cruel Hector, pourquoi souffres-tu que ton Andromaque soit l'esclave d'un Grec? Rien ne peut donc t'émouvoir dans le tombeau? Achille a bien pu revenir sur la terre! » Prends, te dis-je, prends, ton fils, ces cheveux et ces larmes, restes des offrandes dont j'honorai les cendres d'un époux. Reçois ces derniers baisers, pour les rendre à ton père; [810] mais laisse-moi ta robe, elle consolera ma douleur. Elle a touché le tombeau et les cendres qui me sont chères; mes lèvres recueilleront avidement tout ce qui peut y rester de mon Hector. (Ulysse) (aux soldats.) Ses plaintes ne finiraient pas. Emportez cet enfant, qui retient encore notre flotte. CHOEUR DE TROYENNES. Tristes captives, en quels lieux irons-nous servir? Sera-ce au milieu des montagnes de la Thessalie, ou dans la fraîche vallée de Tempé? dans la Phthie si féconde en guerriers? sur le sol rocailleux de Trachine, où paissent des taureaux vigoureux, [820] ou dans Iolchos, hardie dominatrice des flots? Sera-ce dans la Crète fameuse par ses cent villes, dans l'humble Gortyne, ou dans la stérile Triccé? Sera-ce dans la plaine de Mothone couverte de houx épineux, ou dans cette ville placée sous les ombrages de l'Oeta, et d'où partirent ces guerriers dont les flèches furent deux fois si fatales à ma patrie? Habiterons-nous les maisons éparses d'Olène, Pleuron qui encourut la colère d'une chaste déesse, Trézène bâtie sur la côte sinueuse de la mer, [830] ou dans le royaume de Prothoüs, près du Pélion orgueilleux, qui servit de troisième degré pour escalader le ciel? C'est là, dans un antre creusé au pied de la montagne, que le monstrueux Chiron donnait à son disciple farouche les premières leçons de la guerre; c'est là que, chantant les combats sur sa lyre sonore, il allumait déjà dans ce jeune coeur la soif de la vengeance et du sang. Serons-nous emmenées à Caryste, fameuse par ses marbres de diverses couleurs; à Chalcis que baignent les flots toujours agités de l'Euripe; [840] dans les îles Calydna, où le navigateur aborde par tous les vents; à Gonoesse, où leur souffle se fait toujours sentir; à Énispe, qui craint la froide haleine de Borée; à Péparèthe, située sur le penchant de la côte de l'Attique; à Éleusis, si fidèle à ses rites mystérieux? Verrons-nous l'ancienne Salamine, patrie d'Ajax; Calydon, fameuse par le monstre qui désola ses campagnes ; ou ces plaines que le Titaresse, près de son embouchure, baigne de ses eaux paresseuses? Verrons-nous Bessa et Scarphé, ou l'antique Pylos, Pharis, ou Pise, [850] célèbre par ses couronnes et son temple de Jupiter? Que la tempête affreuse nous entraîne loin de notre patrie, nous jette en quelque contrée que ce soit; mais du moins loin de Sparte, où naquit ce monstre non moins funeste aux Grecs qu'aux Troyens; loin d'Argos et de Mycènes, où règne la race cruelle de Pélops; loin de la chétive Nérite, plus petite encore que Zacynthe, loin des écueils dangereux de la perfide Ithaque! Mais vous, malheureuse Hécube, quel sort vous attend ? Quel sera votre maître? [860] A quel peuple vous donnera-t-il en spectacle? Près de quel roi finirez-vous votre misère? ACTE QUATRIÈME. HÉLÈNE, ANDROMAQUE, HÉCUBE , POLYXÈNE, personnage muet. (Hélène) (à part.) Tout hymen funeste, affreux, rempli de gémissements et de larmes, de carnage et de sang , doit être formé sous les auspices d'Hélène. On veut que je nuise encore aux Phrygiens, même après leur chute; que j'annonce le faux hymen de Pyrrhus, et que j'offre à Polyxène les ornements et les habits dont en Grèce se pare la nouvelle épouse. C'est donc moi qui dois l'abuser; c'est par ma perfidie que périra la soeur de Pâris! Trompons cette infortunée; son sort, je pense, en sera moins cruel. [870] La mort la plus désirable est la plus imprévue. Pourquoi diffères-tu d'obéir? Le vrai coupable est celui qui ordonne le crime. (A Polyxène) Noble fille du sang de Dardanus, un dieu favorable prend enfin pitié de votre infortune, et vous destine une heureuse alliance. Ni Troie dans sa puissance, ni Priam dans toute sa gloire, n'auraient pu vous procurer un tel époux. Un prince, le plus illustre entre tous les Grecs, et qui règne sur toute la Thessalie, brûle de s'unir à vous par les noeuds sacrés de l'hymen. [880] Ainsi la reine de l'Océan et toutes les divinités de la mer, ainsi Thétis, paisible habitante des ondes furieuses, vont vous nommer et leur fille et leur soeur. Épouse de Pyrrhus, Pélée et Nérée lui-même vous appelleront leur belle-fille. Changez en habits de fête ces tristes vêtements; oubliez que vous fûtes captive. Rassemblez ces cheveux en désordre, et souffrez qu'une main habile les arrange avec art. Le malheur de votre patrie va vous placer sur un trône plus élevé peut-être que celui où vous pouviez prétendre. Plus d'un captif a rendu grâce à l'esclavage. (Andromaque) Il ne manquait aux tristes Phrygiens, pour mettre le comble à leurs maux, qu'une occasion de fête! [890] Pergame détruite fume encore. N'est-ce pas, peut-on le nier ? n'est-ce pas un temps bien choisi pour un hymen? Qui ne s'empresserait de former ces doux liens, quand c'est Hélène qui le conseille? Malheur, ruine, fléau de deux nations, vois-tu ces tombeaux de tant d'illustres chefs? vois-tu ces ossements épars sur la terre, et qui attendent la sépulture? Voilà les fruits de ton hymen. C'est pour toi que l'Europe et que l'Asie ont prodigué leur sang, pour toi, qui du haut de nos murs regardais tranquillement le combat de tes deux époux, sans savoir auquel tu souhaitais la victoire. Achève, dispose tout pour cette fête. [900] Mais qu'est-il besoin de flambeaux, de torches nuptiales et de feux sacrés ? Troie embrasée ne suffit-elle pas pour éclairer cette pompe ? Troyennes, célébrez les noces de Pyrrhus ; célébrez-les dignement : redoublez vos pleurs et vos gémissements. (Hélène) Quoique les douleurs extrêmes soient injustes et sourdes à la raison, quoique ceux qui les ressentent étendent quelquefois leur haine sur les compagnons de leur infortune, je me flatte pourtant de pouvoir me justifier même devant un juge aussi prévenu. J'ai souffert plus qu'aucune de vous. Andromaque déplore la perte d'Hector, Hécube celle de Priam; [910] moi, je pleure Pâris, mais je suis réduite à cacher mes pleurs. Il est dur, pénible, affreux, d'être réduite en esclavage: c'est un mal ancien pour moi; depuis dix ans je suis captive. Votre Ilion est abattu, vos pénates détruits. Il est triste sans doute de perdre sa patrie, mais il est plus triste encore de la craindre. C'est un allégement à vos malheurs de les pleurer ensemble; moi, vainqueurs et vaincus me maudissent également. Vous avez longtemps ignoré qui des Grecs le sort vous donnerait pour maître : le mien m'a entraînée sans attendre l'arrêt du sort. Je fus, dites-vous, la cause de cette guerre et du désastre de Troie? Cette accusation serait fondée, [920] si c'était un vaisseau de Sparte qui m'eût amenée sur vos bords; mais si je fus enlevée comme une proie par des vaisseaux phrygiens, si j'étais la récompense promise par Vénus au juge qui lui avait décerné le prix de la beauté, excusez la faute de Pâris; moi, j'ai à répondre devant un juge irrité : c'est Ménélas qui prononcera dans ma cause. Andromaque, suspendez un instant vos plaintes. (A Andromaque) Tâchez de la fléchir; à peine puis-je moi-même retenir mes larmes. (Andromaque) Quel est donc le malheur capable de faire couler les pleurs d'Hélène ? Quel est-il ? Parlez. Quelle trahison, quel crime médite le roi d'Ithaque ? [930] Veut-il précipiter cette jeune infortunée du sommet de l'Ida ou du roc élevé de la tour d'Ilion; ou, lancée des rochers aigus du Sigée, qui s'étend au loin dans la mer, doit-elle être engloutie dans les flots. Dites-nous ce que vous cachez sous ce visage trompeur. Il n'est pas de malheur comparable à celui de voir Pyrrhus gendre de Priam et d'Hécube. Quel nouveau tourment nous prépare-t-on? Accordez-nous du moins cette grâce, de n'être point trompées. Vous nous voyez préparées à recevoir la mort. (Hélène) Plût au ciel que l'interprète des dieux m'ordonnât [940] de trancher une vie odieuse, ou de périr de la main furieuse de Pvrrhus devant le tombeau d'Achille, et de finir mes jours avec vous, infortunée Polyxène ! Achille, qui veut être votre époux dans l'Élysée, demande que vous soyez en ce jour immolée sur ses cendres. (Andromaque) Voyez avec quelle joie cette âme généreuse entend l'arrêt de sa mort! avec quel empressement elle demande sa parure royale ! [950] comme elle souffre maintenant qu'on arrange ses cheveux! Épouser Pyrrhus lui paraissait un supplice; mourir lui semble un doux hymen. Mais, hélas! dans quel accablement cette affreuse nouvelle a jeté sa malheureuse mère ! son âme ne peut résister à ce dernier coup. (A Hécube.) Ah! levez-vous, prenez courage; ranimez vos forces défaillantes. Combien est faible le lien qui retient encore sa vie! Qu'il s'en faut peu qu'Hécube, ne soit heureuse!.. Mais elle respire, et revient à la vie. La mort est la première à fuir les malheureux. (Hécube) Achille revit pour désoler les Phrygiens; il recommence la guerre. O faible bras de Pâris ! Sa cendre même et son tombeau sont altérés de notre sang. Naguère, j'étais environnée d'une nombreuse et brillante famille; [960] le jour entier ne suffisait pas pour leur partager mes baisers et mes tendresses maternelles. Je n'ai plus que cette enfant, mon avenir, ma compagne, mon soutien, ma consolation. Seule elle est ma famille, elle seule m'appelle sa mère. Échappe-toi donc enfin, âme malheureuse; fais-moi grâce au moins de ce dernier trépas. O mon enfant, les pleurs inondent ton visage; ton courage se dément. Ah! réjouis-toi plutôt. Combien Cassandre et Andromaque t'envient un tel hyménée! [970] (Andromaque) C'est nous, Hécube, c'est nous qui sommes à plaindre , nous que la flotte ennemie va disperser dans différents climats. Plus heureuse, elle reposera dans la terre chérie de ses pères. (Hélène) Vous seriez encore plus jalouse de son destin, si vous connaissiez le vôtre. (Andromaque) Suis-je encore menacée de quelque malheur que j'ignore? (Hélène) L'urne fatale a désigné les maîtres de toutes les captives. (Andromaque) Eh bien! de qui suis-je l'esclave? quel est mon maître ? Parlez. (Hélène) Vous êtes échue la première en partage au jeune prince de Scyros. (Andromaque) Heureuse Cassandre, grâce à Phébus et à tes fureurs prophétiques, le sort ne te donnera pas un maître. (Hélène) Elle est remise aux mains du plus puissant des rois. [980] (Hécube) En est-il un qui daigne être le maître d'Hécube? (Hélène) Vous êtes échue à Ulysse, mécontent que le sort lui donne une captive qui a peu de temps à l'être. (Hécube) Quel est l'insolent, le barbare, qui nous livrant aux caprices du sort, donne des reines pour esclaves à des rois? Quelle sinistre divinité a présidé à ce partage? Quel est ce cruel, cet impitoyable arbitre de notre liberté, qui ne daigne pas nous choisir des maîtres, et nous soumet à la plus insupportable servitude? Qui donc a pu livrer aux mêmes mains la mère d'Hector et les armes d'Achille? Moi, j'appartiens à Ulysse! C'est à cette heure que je suis réellement vaincue, captive, en butte à tous les malheurs. [990] J'ai honte non de la servitude, mais du maître. Celui-là aura les dépouilles d'Hector, qui a remporté celles d'Achille. Une île étroite et stérile ne suffit point au tombeau d'Hécube. Partons cependant, partons. Ulysse, je suis prête à te suivre; mais ma destinée ne m'abandonnera pas. Ma présence soulèvera les flots, excitera les plus violentes tempêtes; j'attirerai sur toi la guerre, les flammes, tous les malheurs de Priam et les miens. Déjà du moins je me suis vengée de toi autant que je l'ai pu. En devenant ton partage, je t'ai frustré de la récompense que tu attendais. [1000] Mais Pyrrhus arrive à pas précipités, et la fureur peinte sur le visage. Barbare, qui t'arrête? Voilà mon sein, frappe. Réunis la belle-mère et le beau-père d'Achille. Assassin de vieillards, frappe; cette victime est digne de toi. Va, entraîne ma fille. O Grecs , outragez les dieux du ciel et ceux de l'enfer par ce meurtre abominable. Quelles imprécations lancerai-je contre vous? Je vous souhaite un retour digne d'un pareil sacrifice. Puissent la flotte entière des Grecs et leurs mille vaisseaux éprouver tous les malheurs que je souhaiterai à celui qui me portera! CHOEUR DE TROYENNES. [1010] C'est une espèce de douceur pour l'homme affligé, de voir tout un peuple dans la douleur, et des nations entières mêler à ses plaintes leurs voix gémissantes. Les chagrins sont moins cuisants, les pleurs moins amers, lorsqu'ils sont partagés par une grande multitude. Toujours, oui, toujours la douleur se fait une joie cruelle d'avoir beaucoup de compagnons d'infortune, et de n'être pas seule l'objet des rigueurs du sort. Personne ne se plaint de souffrir une calamité générale : on ne se croit pas alors malheureux , quoiqu'on le soit en effet. [1020] Otez du monde ceux qu'on appelle heureux, ceux qui sont comblés de richesses, ceux dont les cent taureaux labourent des campagnes fécondes; et le pauvre relèvera son front courbé par la misère. On n'est malheureux que par comparaison. C'est une consolation, dans un grand désastre, de ne voir autour de soi pas un visage satisfait. Celui-là se désespère, gémit, et accuse le destin , qui, voguant seul sur la mer, est assailli par la tempête, [1030] et jeté nu dans le port où tendaient ses désirs. Cet autre se console aisément de son naufrage, qui voit mille vaisseaux s'abîmer comme le sien, et le rivage couvert de leurs débris, lorsque le Corus soulève la mer et la retient hors de son lit. Quelle fut la douleur de Phryxus lorsqu'Hellé sa soeur, que le bélier à la toison brillante transportait avec lui, fut engloutie à ses yeux dans les flots! [1040] Pyrrha au contraire, et son époux, survivant seuls au genre humain, virent, sans se plaindre, l'Océan couvrir la terre, et la terre elle-même n'offrant plus à leurs yeux qu'un Océan sans rivages. Nous allons être séparées; en nous dispersant çà et là, la flotte des Grecs nous ôtera la douceur de pleurer ensemble. Bientôt la trompette donnera aux matelots le signal du départ; bientôt les vents et les rames rapides emporteront les vaisseaux en pleine mer. Infortunées! quelle sera notre douleur quand nous verrons la terre décroître, la mer s'étendre devant nous, [1050] et les hauteurs de l'Ida s'effacer insensiblement dans le lointain! Alors, montrant encore du doigt la rive où Troie est couchée, la mère et son fils se diront l'un à l'autre : Ilion est à cette place où un nuage de fumée monte en tournoyant dans les airs. C'est à ce signe que les Troyens reconnaîtront leur patrie. ACTE CINQUIÈME LE MESSAGER, ANDROMAQUE, HÉCUBE. (Messager) 0 destinée cruelle, affreuse, horrible, lamentable! Mars, pendant une guerre de dix ans, a-t-il rien vu de si inhumain, de si barbare! Par où commencerai-je mon triste récit? [1060] A qui des deux raconterai-je d'abord le malheur qui touche chacune de vous? (Hécube) Quelque malheur que vous pleuriez, c'est toujours le mien que vous pleurerez. Chacun ici ne sent que ses pertes particulières; moi je porte tout le poids du désastre commun. Tout ce qui périt m'appartient: il n'est pas un infortuné qui ne me soit uni par quelque lien. (Messager) (à Hécube) Votre fille a été immolée; (à Andromaque) votre fils, précipité du haut du rempart. Mais l'un et l'autre ont souffert la mort avec courage. (Andromaque) Retracez-nous le détail funeste de ce double forfait. Une âme affligée se complaît dans tout ce qui peut nourrir sa douleur. Parlez donc, et n'omettez aucune circonstance. (Messager) Il ne reste plus de la ville superbe de Troie [1070] que cette tour au sommet de laquelle Priam se rendait d'ordinaire; de là ce prince, placé derrière les créneaux, observait les combats et dirigeait les mouvements de ses troupes, tenant son petit-fils entre ses bras, et lui montrant Hector qui, le fer et la flamme à la main , poursuivait les Grecs effrayés. Ce vieillard faisait admirer au jeune enfant les exploits de son père. Cette tour, autrefois remarquable entre toutes, et qui faisait l'ornement de nos murailles, est maintenant un rocher cruel, autour duquel s'assemblent en foule les chefs et les soldats. Tous ont quitté leurs vaisseaux; les uns couvrent une vaste colline, [1080] d'où la vue s'étend au loin dans la plaine; les autres, quoique placés au sommet d'une roche, se dressent encore sur la pointe du pied; d'autres montent sur les pins, les lauriers, les hêtres, qui tremblent sous le poids dont leur cime est chargée. Ceux-ci gravissent le sommet escarpé d'une montagne : ceux-là se tiennent sur quelque reste de maison à demi consumée; d'autres saisissent les pierres saillantes de nos murs en ruines; quelques-uns même, ô sacrilége! assis sur le tombeau d'Hector, contemplent le spectacle barbare. A travers cet espace rempli de spectateurs, [1090] on vit s'avancer fièrement le roi d'Ithaque, tenant de la main droite le petit-fils de Priam. L'enfant le suit d'un pas assuré jusqu'au haut des remparts. Arrivé devant la tour, il promène autour de lui ses regards intrépides, sans éprouver le moindre effroi. Tel un lionceau, trop jeune et trop faible encore pour s'élancer sur sa proie, a déjà cependant un air menaçant, essaye de mordre, et montre en lui toute la fierté du roi dès forêts; ainsi Astyanax, même entre les mains de son ennemi, excitait l'admiration des soldats, des chefs, d'Ulysse lui-même. Objet des pleurs d'une si grande multitude, [1100] lui seul ne pleure pas ; et tandis qu'Ulysse, instruit par le devin, répétait les prières et les paroles sacrées, et suppliait les dieux cruels d'accepter ce sacrifice, l'enfant se précipite de lui-même au milieu de l'empire de Priam. (Andromaque) Jamais l'habitant de la Colchide ou le Scythe vagabond, jamais ces peuplades sauvages répandues autour de la mer Caspienne, poussèrent-ils si loin la cruauté? Non , le farouche Busiris lui-même n'immola jamais sur ses autels une si tendre victime, et Diomède ne fit jamais dévorer par ses chevaux cruels les membres d'un enfant. [1110] O mon fils, qui ensevelira ton corps et le confiera au tombeau? (Messager) Après cette chute, que peut-il rester de votre fils ? ses membres brisés sont épars çà et là. L'éclat de sa beauté, les grâces de son visage, ces traits nobles qui rappelaient son père, tout a été détruit, lorsqu'il est tombé si pesamment sur la terre. Sa tête s'est brisée contre le roc, et les débris sanglants en ont jailli de toutes parts. II n'est plus, hélas! qu'un corps défiguré. (Andromaque) C'est encore par là qu'il ressemble à son père. (Messager) Dès que cet enfant fut tombé de la tour fatale, [1120] tous les Grecs, pleurant encore sur le crime qu'ils venaient de commettre, courent avec le même empressement vers le tombeau d'Achille, où doit s'accomplir un autre forfait. Ce tombeau, au pied duquel viennent expirer d'un côté les flots de la mer de Rhété, regarde de l'autre un espace circulaire, qui, par une pente douce, s'élève insensiblement en forme d'amphithéâtre. La foule empressée couvre tout le rivage. Les uns songent que ce sacrilice va lever les obstacles qui arrêtent la flotte; les autres s'applaudissent de voir éteindre la race de leurs ennemis. [1130] La multitude inconsidérée condamne ce meurtre, tout en le contemplant. Les Troyens eux-mêmes s'empressent aux funérailles de leur princesse, et, tremblants de crainte, regardent tomber ce dernier reste de la puissance de Troie. Tout à coup on voit briller les flambeaux comme dans une pompe nuptiale. Hélène, triste et la tête baissée, conduit la jeune épouse. Les Troyens souhaitaient tout bas à Hermione un pareil hymen, ou que l'impudique Hélène fût remise de la même manière entre les mains de son époux. Les deux peuples étaient également saisis d'horreur. Polyxène s'avance, baissant modestement les yeux; mais une aimable rougeur colore ses joues, [1140] et sa beauté qui va disparaître brille d'un éclat plus vif encore. Ainsi la lumière de Phébus n'est jamais plus douce que lorsque ce dieu est près de se cacher dans l'onde, et que la nuit, ramenant les étoiles dans le ciel, fait déjà pâlir le flambeau du jour. La foule est frappée de tant de grâces : on les admire d'autant plus qu'elles vont bientôt périr. Les uns s'attendrissent sur sa beauté, les autres sur sa jeunesse; ceux-là, sur ce triste exemple des vicissitudes du sort; mais tous sont émus du courage avec lequel elle marche à la mort. Elle précède Pyrrhus, et tous les coeurs frémissent, saisis à ta fois d'admiration et de pitié. [1150] A peine le fils d'Achille est-il arrivé au sommet du tertre, et sur le haut du tombeau de son père, que cette fille courageuse, sans reculer d'un pas, le regarde d'un air intrépide, attendant le coup de la mort. Ce dernier trait d'audace étonne les esprits ; et Pyrrhus, ô prodige nouveau! Pyrrhus lui-même est lent à frapper. Enfin il plonge le fer tout entier dans le. sein de la victime. Le sang s'échappe à grands flots de la blessure profonde. Mais les sentiments de cette héroine ne se démentent pas à son dernier moment; [1160] elle tombe avec toute l'impétuosité de la colère, comme pour rendre plus pesante, par un dernier effort, la terre qui couvre Achille. Les deux nations en gémirent; les Troyens étouffèrent leurs sanglots; les vainqueurs firent éclater leur douleur. Ainsi s'est accompli le sacrifice. Mais le sang de la victime n'est pas demeuré sur la terre; il a disparu, absorbé en un moment par le tombeau cruel. (Hécube) Partez donc, fils de Danaüs; retournez paisiblement dans votre patrie. Voguez à pleines voiles vers vos foyers chéris. Vous n'avez plus rien à craindre, délivrés d'une jeune fille et d'un enfant. La guerre est achevée. Où porterai-je mes larmes ? [1170] Quand serai-je délivrée de cette triste et trop longue existence? Qui dois-je pleurer? ma fille ou mon petit-fils, mon époux ou ma patrie, ou toutes mes pertes ensemble et ma propre misère? O mort, unique objet de mes voeux; toi dont la main cruelle moissonne des enfants et de jeunes filles, et qui es partout ailleurs si prompte à frapper, je suis donc la seule que tu craignes et que tu évites! En vain je t'ai cherchée une nuit entière parmi les feux, les épées et les dards : tu me fuyais, et je n'ai pu périr par le fer ennemi, sous les ruines de ma patrie, parmi les flammes qui la dévoraient : hélas! et j'étais à côté de Priam ! (Messager) Déjà l'on déploie les voiles; les navires s'agitent. [1180] Hâtez-vous, captives, de vous rendre au rivage.