[0] ACTE PREMIER. SCÈNE I. - L'OMBRE DE TANTALE, MÉGÈRE. [1] TANTALE. - Qui m'arrache au triste séjour des enfers où mes lèvres avides cherchent à saisir l'aliment qui me fuit? Quel dieu ramène, malgré lui, Tantale parmi les vivants? Aurait-on inventé quelque supplice plus affreux que cette soif brûlante au milieu des eaux, et que cette faim toujours dévorante? Mes épaules doivent-elles porter le rocher roulant de Sisyphe? Va-t-on m'étendre sur la roue dont le tournoiement rapide meurtrit les membres d'Ixion? Me faut-il subir châtiment de Tityus qui, couché dans une vaste caverne, [10] repaît de ses entrailles des vautours affreux, et qui, réparant chaque nuit les pertes du jour, offre une proie sans cesse renaissante à l'insatiable avidité de ces oiseaux de carnage? A quel nouveau tourment dois-je passer? 0 qui que tu sois, juge impitoyable des morts, chargé d'imaginer des supplices poûr les âmes coupables, s'il est possible d'ajouter à ceux que je viens de nommer, tâche d'en trouver un qui épouvante le gardien même du sombre empire, qui fasse trembler le noir Achéron, qui me glace moi-même de terreur. Il va sortir de ma race une suite d'hommes coupables qui surpasseront les crimes de leurs pères, [20] me feront paraître innocent, et se souilleront d'attentats inouïs. Toutes les places vacantes dans le séjour des impies, ma famille les remplira. Tant qu'il restera des Pélopides, Minos n'aura point de relâche. MÉGÈRE. - Ombre abominable, va, souffle sur ton palais criminel la rage des Furies. Que tes descendants luttent de forfaits, et s'entr'égorgent avec le fer. Point de trêve à leur colère, point de remords qui l'arrête. Qu'une aveugle fureur égare leurs esprits. Que la rage des pères se prolonge, et que leurs crimes se transmettent a leurs fils. Qu'aucun d'eux n'ait le temps de se repentir d'un attentat, [30] mais qu'il en commette chaque jour de nouveaux, et que la vengeance d'un forfait soit un forfait plus grand. Que ces frères orgueilleux tombent du trône pour y remonter de l'exil. Que le destin de cette famille cruelle flotte indécis entre deux rois. Que le malheur succède à la puissance, la puissance au malheur, et que leur royaume soit en proie à de continuelles révolutions. Que chassés de leur pays pour leurs crimes, ils n'y reviennent, à l'aide des dieux, que pour rentrer dans le crime, et qu'ils soient aussi odieux à tout le monde qu'à eux-mêmes. Que leur fureur se croie tout permis. [40] Que le frère tremble devant le frère, le père devant le fils, le fils devant le père. Que la mort des enfants soit affreuse, mais surtout leur naissance. Que la femme attente aux jours de son mari. Qu'ils portent la guerre au delà des mers. Que leur sang arrose tous les pays, et que la passion triomphante les porte à insulter les plus illustres chefs. Que l'adultère ne soit que la moindre tache de cette famille barbare. Périssent la confiance, l'amour, tous les droits de la fraternité! Que le ciel même soit troublé par vos crimes. Pourquoi ces étoiles qui brillent à sa voûte, [50] et ces flambeaux dont la lumière doit éclairer le monde? Qu'une nuit affreuse les remplace, et que le jour. s'éteigne. Bouleverse ton palais, évoque la haine, le meurtre, les funérailles; que le génie de Tantale remplisse toute sa maison. Qu'elle soit parée comme pour un jour de fête; que le seuil soit orné de lauriers verts; qu'on y allume un feu splendide pour célébrer dignement ton arrivée. Qu'on y renouvelle, mais avec plus de victimes, l'attentat de la Thrace. Pourquoi la main de cet oncle est-elle oisive? Pourquoi Thyeste ne pleure-t-il pas déjà ses enfants? Quand va-t-on les retirer de la chaudière écumante? [60] Que leurs membres soient mis en pièces; que le foyer paternel soit souillé de leur sang. Qu'on dresse la table : tu iras prendre part à ce festin du crime ; il n'est pas nouveau pour toi. Je te donne un jour tout entier : pour ce repas, je permets à ta faim de se satisfaire. Sous tes yeux, on boira le sang mêlé avec le vin ---. J'ai imaginé un repas à te faire fuir toi-même. Arrête : où cours-tu ainsi? TANTALE. - A mes étangs, à mes fleuves, à mes eaux perfides, à ces fruits qui se jouent de mes lèvres. [70] Laisse-moi rentrer dans ma hideuse prison ; ou, si tu ne me trouves pas assez malheureux, laisse-moi changer de fleuve. Plonge-moi dans les eaux du Phlégéthon, entoure-moi de ses vagues de feu. Vous tous que la loi du Destin soumet aux tourments; vous qui, cachés sous une voûte rongée par le temps, craignez la chute d'une montagne prête à vous écraser; vous qu'épouvantent la gueule affamée des lions et les affreuses Furies qui vous assiègent; vous qui, à demi consumés, cherchez à repousser leurs torches brûlantes, [80] écoutez la voix de Tantale qui se hâte de vous rejoindre. Croyez-en mon expérience, et félicitez-vous de votre part de douleurs. Quand me sera-t-il permis de fuir les vivants? MÉGÈRE. - Quand tu auras porté le trouble dans ta maison, allumé la guerre, inspiré la rage des combats à ces deux rois, et rempli leurs coeurs féroces de transports furieux. TANTALE. - C'est à moi de subir des peines, mais non d'en infliger. Je monte donc sur la terre comme une vapeur funeste exhalée de ses entrailles, ou comme un fléau qui doit jeter partout des semences de mort. Il me faut pousser mes petits-fils à des crimes épouvantables, moi leur aïeul ! [90] Souverain père des dieux et le mien, dusses-tu en rougir, malgré les châtiments terribles encourus par ma langue indiscrète, je parlerai. 0 mes enfants, ne souillez pas vos mains par des meurtres sacrilèges; que votre fureur n'ensanglante pas les autels. Je serai là, j'empêcherai les crimes ---. Impitoyable Furie, pourquoi m'épouvanter de ton fouet et me menacer de tes serpents? Pourquoi enfoncer l'aiguillon de la faim jusqu'à la moelle de mes os? Mon gosier s'embrase de soif, et le feu s'échappe de mes entrailles brûlantes. Je te suis. [100] MÉGÈRE. - Cette fureur qui te possède, répands-la sur tous les membres de ta famille. Qu'ils cèdent aux mêmes transports, et que leur haine les altère mutuellement de leur sang ---. Ce palais s'est ressenti déjà de ton entrée : il s'est ému tout entier de ton exécrable présence. Il suffit. Retourne aux gouffres de l'enfer, au fleuve que tu connais. Déjà la terre attristée souffre sous tes pas criminels. Regarde : l'eau des fontaines rentre sous le sol, les fleuves se tarissent, et un vent de feu chasse à peine devant lui quelques nuages. Les arbres pâlissent, [110] leur fruit se détache et la branche reste nue. L'isthme qui retentit du bruit de deux mers qu'il divise par une terre étroite, s'est agrandi et n'entend plus que de loin le murmure des flots. Le marais de Lerne est desséché, l'Inachus a disparu, l'Alphée cache ses ondes sacrées, les sommets du Cithéron ne sont plus blanchis de neige, et le noble peuple d'Argos craint le retour de l'antique sécheresse. Le Soleil lui-même ne sait s'il doit poursuivre sa course, [120] et guider encore la marche du jour prêt à s'éteindre. SCÈNE II. - LE CHOEUR. Divinité protectrice d'Argos et de Pise, célèbre par ses jeux olympiques, vous qui chérissez Corinthe, son isthme, son double port et ses deux mers; vous qui contemplez les brillants sommets du Taygète dont la neige entassée par le souffle de Borée se fond au printemps sous l'haleine des vents étésiens ; divinité amie des fraiches eaux de l'Alphée [130] qui baignent les sables d'Olympie, jetez sur nous un regard propice, et empêchez le retour d'une lutte criminelle entre deux frères. Ne permettez pas qu'à l'aïeul succèdent des petits-fils plus coupables encore, ni que la scélératesse des enfants efface les attentats du père. Que la postérité du malheureux Tantale se lasse enfin dans la voie du crime. C'est assez de barbaries. Elle a foulé toutes les lois et depassé tous les crimes connus. Myrtile, qui avait trompé son maitre, [140] succomba sous une pareille trahison. Son corps jeté dans les flots leur donna le nom de Myrtos, comme le savent tous ceux qui sillonnent la mer d'Ionie. Le jeune Pélops accourait dans les bras de son père. Frappée d'un glaive impie dans tes foyers, ô Tantale, la tendre victime fut découpée par la main, et servie à la table des dieux que tu avais reçus dans ton palais. Une faim et une soif éternelles sont le prix de cet abominable festin. [150] Il était impossible d'inventer une peine mieux appropriée à ce crime. Toujours trompé dans ses désirs, le malheureux Tantale voit pendre au-dessus de sa tête des mets innombrables, mais plus fugitifs que les Harpies. Dé chaque côté s'inclinent les branches d'un arbre dont les fruits se balancent autour de sa bouche béante. Malgré l'impérieux besoin qui le presse, déçu tant de fois, il ne cherche plus à saisir ces aliments perfides; il détourne les yeux, pince ses lèvres [160] et serre ses dents pour renfermer en lui-même la faim qui le dévore. Mais alors tous les arbres étalent plus près de lui leurs richesses, et leurs fruits se jouent mollement sur les rameaux flexibles. Ses désirs s'en irritent et ses mains se remettent à l'oeuvre. A peine les a-t-il étendues pour éprouver une nouvelle déception, que tous ces trésors de l'automne et les arbres mêmes ont disparu. Une soif non moins implacable que sa faim le saisit à son tour. Quand elle a enflammé son sang [170] et embrasé sa gorge, il se penche sur les eaux qui l'entourent. Mais l'onde s'enfuit et son lit se dessèche. Le malheureux veut en vain la poursuivre il ne peut avaler que l'aride poussière qu'elle a laissée derrière elle. ACTE SECOND. SCÈNE I. - ATRÉE, UN GARDE. ATRÉE. - Homme lâche et pusillanime, homme sans coeur, et, ce qui est le comble de l'opprobre pour un roi, homme qui ne sais point te venger, peux-tu bien, après tant de crimes, après tant de perfidies et de parjures de la part de ton frère, n'exhaler ton courroux qu'en vaines plaintes? Oui, toute l'Argolide devrait déjà retentir du fracas de tes armes, [180] et tes flottes couvrir les deux mers. Il faudrait qu'on vît déjà dans les villes et dans les campagnes la flamme luire et le glaive étinceler de toutes parts. Que tout le pays s'ébranle sous mes escadrons; que les bois ni les forteresses bâties sur la cime des montagnes ne me dérobent point l'ennemi; que tout mon peuple s'élance hors de Mycènes en chantant l'hymne de guerre. Périsse de mort funeste quiconque voudrait cacher ou défendre l'objet de ma haine. Tombe sur moi ce magnifique palais de l'illustre Pélops, [190] pourvu qu'il écrase aussi mon frère! Allons, Atrée, signale-toi par des actes que réprouvera sans doute la postérité la plus reculée, mais qu'elle n'oubliera jamais. Entreprenons un forfait atroce, un forfait abominable, tel que man frère voulût l'avoir commis lui-même. Pour se venger d'un crime, il faut le surpasser. Mais quelle barbarie pourra triompher de cet homme? Courbe-t-il la tête dans l'infortune? Sait-il se modérer dans le bonheur, se montrer calme dans l'adversité? Non, je connais son âme inflexible : il ne pliera pas; mais on peut le briser. [200] Avant donc qu'il reprenne courage et répare ses forcés, attaquons-le pour éviter d'être surpris. Qu'il me tue ou qu'il meure : le crime est entre nous comme le prix de la vitesse. LE GARDE. - Ne craignez-vous pas que l'opinion se déclare contre vous? ATRÉE. - Le plus beau privilége de la royauté, c'est de forcer ses sujets non seulement à souffrir, mais à louer les actions de leurs maitres. LE GARDE. - La crainte qui impose l'éloge, engendre aussi la haine. Quiconque aspire à la gloire d'un applaudissement sincère, aime mieux la louange du coeur que celle des lèvres. [210] ATRÉE. - L'homme obscur obtient souvent un éloge sincère ; les rois n'obtiennent que de fausses louanges. C'est à mes sujets à contraindre leur volonté. LE GARDE. - Qu'un roi veuille le bien ; nul n'y contredira. ATRÉE. - Un roi qui ne veut que le bien n'a qu'une autorité précaire. LE GARDE. - Otez la vertu, le respect de la justice, la probité, l'humanité, la bonne foi : nul gouvernement n'est durable. ATRÉE. - La probité, l'humanité, la bonne foi sont des vertus privées. Les rois ne relèvent que de leur bon plaisir. LE GARDE. - Croyez que c'est un crime de nuire à un frère même coupable. ATRÉE. - J'ai contre lui tous les droits qu'il a lui-même violés. [220] Quel est le crime qu'il n'a pas commis, l'attentat dont il ne s'est pas souillé? Il m'a ravi mon épouse, il m'a volé mon royaume, il a dérobé le gage antique de la puissance, il a porté le trouble dans ma maison par ses perfidies. Les riches étables de Pélops renferment un bélier mystérieux, chef d'un noble troupeau. Une longue toison d'or le couvre tout entier, et c'est de cette laine précieuse qu'est orné le sceptre des fils de Tantale. La couronne appartient au possesseur de ce bélier sur qui reposent les destinées de toute notre famille. [230] Gardé, comme en un sanctuaire impénétrable, l'animal sacré broute l'herbe d'une prairie entourée de solides murailles. Thyeste, dans son audace criminelle, s'en est emparé en associant mon épouse à sa perfidie. Telle est la source des maux que nous nous sommes faits. J'ai erré tremblant et fugitif dans mon propre royaume. Rien de ce qui était à moi ne fut à l'abri de sa fraude. Il a séduit ma femme, ébranlé la fidélité de mon peuple, jeté le désordre dans ma maison et le doute sur la légitimité de mes enfants : [240] rien n'est pour moi certain que la haine d'un frère. Pourquoi hésiter? Commence enfin : revêts-toi de l'esprit de Tantale et inspire-toi de Pélops. Voilà les exemples que je dois suivre. Parle ; dis-moi comment je dois immoler mon ennemi. LE GARDE. - Qu'il expire sous le fer. ATRÉE. - Tu parles de la fin de son supplice, mais c'est sur le supplice même que je t'interroge. Tuer, c'est de la clémence : sous mon règne la mort est une faveur. LE GARDE. -- Êtes-vous insensible à toute affection? ATRÉE. - S'il y eut. jamais un sentiment de ce genre dans notre famille, qu'il en sorte! [250] Que les cruelles Furies viennent avec la terrible Êrinnys et Mégère, armée de sa double torche. La fureur n'est pas encore assez ardente dans mon sein ; je veux ajouter quelque chose de plus affreux à mes transports. LE GARDE. -- Quel tourment nouveau peut inventer votre rage? ATRÉE. - Rien qui soit à la mesure d'une haine ordinaire. Je réunirai tous les instruments du crime; et nul ne me suffira. LE GARDE. - Le fer? ATRÉE. - C'est peu. LE GARDE. - Le feu? ATRÉE. - C'est peu encore. LE GARDE.- Quel sera donc l'instrument d'une telle vengeance? ATRÉE. - Thyeste lui-même. LE GARDE. - C'est là une arme plus forte que toute haine. ATRÉE. - Je l'avoue : un vertige affreux trouble et bouleverse mon coeur. [260] Je suis entraîné, je ne sais où, mais je cède à la force qui m'entraîne. La terre mugit, ébranlée jusqu'en ses fondements; le ciel tonne, quoique sans orage ; ce palais tremble, comme s'il allait se briser, et les dieux lares émus ont détourné la tête. Oui, oui, dieux suprêmes, je le commettrai ce crime qui vous fait horreur. LE GARDE. - Enfin que voulez-vous faire? ATRÉE. - Je sens fermenter dans mon coeur je ne sais quoi d'inouï; d'extraordinaire, et qui dépasse toutes les bornes de la nature humaine. Mes mains frémissent d'impatience. Ce que c'est, je l'ignore; mais c'est quelque chose de sublime ---. Oui, emparons-nous de cette idée. [270] C'est un forfait digne de Thyeste et digne d'Atrée : chacun d'eux en aura sa part. Un repas abominable a été servi dans le palais du roi de Thrace ---. C'est un crime horrible, je l'avoue; mais un autre l'a commis avant moi. Il faut que ma fureur imagine quelque chose de plus exécrable encore. Philomèle et Procné, inspirez-moi. Notre cause est la même : aidez-moi et dirigez ma main ---. Il faut qu'un père déchire avidement et avec joie ses enfants, qu'il mange ses propres membres. C'est bien; c'est assez : ce genre de supplice me plaît; j'en suis content. Où est-il? Mon innocence me pèse. [280] Toutes les images du crime que je dois commettre sont déjà devant mes yeux : je vois ces enfants dévorés par leur père. Atrée, pourquoi ce retour de crainte? pourquoi cette défaillance, avant l'action. Allons, du courage. D'ailleurs ce qu'il y a de plus épouvantable dans ce crime c'est lui qui le fera. LE GARDE. - Mais par quel artifice l'amènerez-vous dans vos filets? Il croit que tout lui est ennemi. ATRÉE. - On ne pourrait le tromper, s'il ne cherchait à tromper lui-même. Il convoite mon royaume, et ce désir lui ferait affronter la foudre de Jupiter, [290] ce désir le pousserait au milieu d'une mer orageuse, et à travers les Syrtes d'Afrique ; ce désir, enfin, lui fera braver ce qu'il regarde comme le plus affreux des maux, la vue de son frère. LF GARDE. - Mais qui lui garantira vos intentions pacifiques? Où prendra-t-il cet excès de confiance? ATRÉE. - Une coupable espérance est toujours crédule. Au reste, je chargerai mes fils d'un message pour leur oncle. Ils l'inviteront de ma part à quitter la vie errante d'un exilé pour échanger sa misère contre un palais et partager avec moi le trône d'Argos. Si Thyeste s'obstine à repousser mes prières, [300] elles toucheront du moins ses enfants sans expérience, fatigués de leurs malheurs et faciles à tromper. Mais le vieil espoir qu'il a de régner, sa triste misère, ses rudes traverses feront taire sa défiance et fléchiront son âme endurcie par tant d'infortunes. LE GARDE. - Le temps a déjà allégé ses peines. ATRÉE. - Tu te trompes : le temps aigrit le sentiment des maux. On supporte un malheur passager; mais un malheur permanent est un supplice intolérable. Le GARDE. - Cherchez d'autres instruments pour vos funestes desseins. Vos fils ont l'oreille ouverte aux mauvaises leçons : ils tourneront contre vous celles que vous leur donnez contre leur oncle. [310] Souvent le crime retombe sur son auteur. ATRÉE. - Quand personne ne leur enseignerait le chemin du crime et de la perfidie, le trône les leur apprendra. Tu crains qu'ils ne deviennent pervers? Ils le sont en naissant. Mon projet, qui te semble barbare, cruel, féroce et impie, s'agite peut-être en ce moment dans la tête de mon frère. LE GARDE. - Vos enfants seront-ils dans le secret de cette perfidie? Leur âge n'est point mûr pour la discrétion : ils pourraient trahir vos desseins. L'homme n'apprend à se taire qu'à l'école du malheur. Sans doute que ces enfants qui vont servir à tromper votre frère, [320] vous les tromperez eux-mêmes, afin de leur épargner au moins la complicité de cette barbarie. ATRÉE. - Quel besoin. en effet, de mêler mes enfants à mon crime? Seul je puis bien suffire au service de ma haine ---. Mais quoi? je recule! C'est une faiblesse. Épargner mes enfants, c'est l'épargner lui-même. Agamemnon et Ménélas seront les confidents et les instruments de mes projets. Ce crime me fournira l'occasion d'éclaircir mes doutes sur leur origine. S'ils refusent de servir ma haine, s'ils repoussent toute pensée de guerre, s'ils invoquent leur oncle, il est leur père. Marchons ---. [330] Mais le trouble du visage révèle bien des secrets : malgré soi-même on se trahit dans de grands desseins. Qu'ils ignorent donc le forfait dont ils vont être les instruments. Et toi, songe à garder le silence. LE GARDE. - La recommandation est inutile. La terreur et la fidélité, mais la fidélité surtout, enseveliront vos secrets au fond de mon coeur. SCÈNE II. - LE CHOEUR. Les illustres descendants du vieil Inachus ont mis enfin un terme à leurs haines fraternelles. Quelle rage vous porte à répandre le sang l'un de l'autre, [340] et à vous disputer le trône par des crimes? Hommes jaloux de la puissance, vous ne savez pas où réside la véritable royauté. Ce ne sont point les richesses qui font les rois, ni l'éclat de la pourpre, ni le bandeau royal, ni des lambris étincelants d'or. Celui-là seul est vraiment roi, qui sait se mettre au-dessus de la crainte et calmer l'orage de ses passions; qui ne se laisse point aller à la fougue d'une ambition déréglée, [350] ni à la faveur passagère d'une multitude aveugle; qui ne convoite ni les trésors de l'Occident, ni ceux que roulent les eaux dorées du Tage, ni les riches moissons que la brûlante Libye recueille dans ses plaines. La foudre tomberait près de lui sans l'ébranler. Il verrait, sans pâlir, la mer soulevée par l'Eurus [360] et les vagues furieuses de l'Adriatique où se déchaînent tous les vents. Il brave la lance du soldat et l'épée menaçante. Placé dans une sphère sereine, il voit tout à ses pieds, marche d'un pas ferme au-devant du Destin, et sait mourir sans se plaindre. Que les rois se liguent contre lui, ceux qui gouvernent les Scythes errants, [370] ceux qui règnent sur les bord de la mer Rouge dont le sein recèle des perles brillantes, ou ceux qui ferment les portes Caspiennes aux belliqueux Sarmates ; qu'il ait à combattre les peuples qui osent traverser à pied les flots du Danube, ou les Sères revêtus de riches tissus de soie : la royauté véritable demeurera toujours à la vertu. [380] Elle n'a bessoin ni de coursiers ni d'armes, ni de ces flèches que décoche le Parthe dans sa fuite perfide. Elle n'a point à renverser les villes avec des machines qui lancent au loin des éclats de rochers. On est roi, quand on vit sans crainte; on est roi, quand on vit sans ambition; et cette royauté, chacun peut se la donner à soi-même. [390] Que d'autres occupent le faite glissant de la puissance. Je ne veux pour moi qu'un doux repos. Je trouve dans l'osbcurité les charmes d'un heureux loisir, une vie tranquille et ignorée. Quand mes jours auront ainsi passé sans bruit, je mourrai vieux et confondu dans la foule. [400] La mort n'est un malheur que pour l'homme qui, trop connu de tous, arrive au terme fatal sans se connaître lui-même. ACTE TROISIÈME. SCÈNE I. - THYESTE, PLISTHÈNES; LE JEUNE TANTALE et LE TROISIÈME FILS DE THYESTE, personnages muets. THYESTE. - 0 ma patrie! ô palais d'Argos, enfin je vous revois! 0 bonheur le plus grand et le plus pur que puisse goûter un malheureux banni! Je touche le sol qui m'a vu naître, je reconnais les dieux de mes pères (si toutefois il est des dieux!), ces tours sacrées bâties par les Cyclopes, trop belles pour être l'ouvrage des hommes, et cette arène qui m'a vu plus d'une fois dans ma jeunesse remporter noblement le prix, monté sur le char de mon père. [410] Argos et tout peuple vont se porter en foule au-devant de moi. Atrée aussi viendra sans doute ---. Ah! retourne aux forêts qui t'ont servi d'asile, à tes bois épais, à cette vie sauvage que tu as menée parmi leurs farouches habitants. Ne te laisse pas éblouir par le faux éclat d'une couronne. En voyant ce que tu vas recevoir, regarde aussi la main qui te l'offre. Naguère, dans une situation qui semble insupportable à tous les hommes, je ne manquais ni de courage ni de gaieté. Maintenant je retombe dans mes craintes passées; j'hésite, je voudrais retourner en arrière, et j'avance malgrë moi. [420] PLISTHÈNES. - Qu'est-ce? mon père se traîne à pas lents; il tourne la tête; il a l'air embarrassé. THYESTE. - Pourquoi cette incertitude? Pourquoi délibérer si longtemps sur une question si simple? Dois-tu te fier à ce qui mérite le moins de confiance, à ton frère, à la royauté? Crains-tu des peines déjà surmontées, déjà rendues plus douces par l'habitude et qui ont déjà porté leur fruit? Non, tu as su trouver le bonheur dans l'adversité. Retourne sur tes pas, tandis que tu le peux encore, et sauve-toi. PLISTHÈNES. - Qui-vous fait fuir, ô mon père, à l'aspect de la patrie? Pourquoi vous refuser à tant de biens? [430] Votre frère abjure sa haine. Il revient à vous, il vous donne la moitié de son royaume, rassemble les membres d'une famille divisée, et vous rend à vous-même. THYESTE. - Tu me demandes le motif de ma crainte : moi-même je l'ignore. Je ne vois rien qui doive m'effrayer, et je tremble pourtant. Je veux avancer : mes genoux se dérobent sous moi, et je me sens entraîné loin du but vers lequel je marche. C'est ainsi que la rame et le vent poussent un navire vers la haute mer, tandis que le flux, contrariant leurs efforts, le ramène vers le rivage. PLISTHÈNES. - Surmontez ces vaines terreurs qui troublent votre esprit, [440] et considérez quels biens vous attendent ici à votre arrivée. 0 mon père, vous pouvez être roi. THYESTE. - Je puis aussi mourir. PLISTHÈNES. - Mais le pouvoir est une belle chose. THYESTE. - Ce n'est rien pour qui ne désire rien. PLISTHÈNES. - Vous laisserez le trône à vos enfants. THYESTE. - Un trône ne peut contenir deux rois. PLISTHÈNES. - Peut-on rester misérable, quand on peut vivre heureux? THYESTE. - Crois-moi, mon fils, c'est notre ignorance qui nous fait aimer les grandeurs et craindre les revers. Au temps de mon élévation, je n'ai jamais cessé d'être dans les alarmes : je redoutais jusqu'au glaive pendu à ma ceinture. Quel bonheur de ne gêner l'ambition de personne, et de prendre un tranquille repas sur le gazon ! [450] Le crime n'entre point dans les chaumières, et les mets servis sur une petite table ne cachent aucun piège. C'est-dans l'or qu'on boit le poison. Je parle par expérience : la misère vaut mieux que la fortune. Une faible cité ne reçoit point d'ombrage d'une maison qui la domine du haut d'une montagne. L'ivoire ne brille point à mes somptueux lambris, et nulle sentinelle ne protège mon sommeil. Je n'envoie point de flottes entières à la pêche, et je ne refoule point la mer par mes digues ambitieuses. [460] Les tributs des nations ne viennent point s'engloutir dans l'abime de mon ventre. Je ne cherche point. à reculer au delà des Gètes et des Scythes la borne de mes champs. L'encens ne brûle point pour moi, et les autels de Jupiter ne sont point remplacés par les miens. Aucun bois ne se balance sur le toit de mes palais. Je ne possède point une foule d'étangs chauffés par la main des hommes. Je n'ajoute point le jour à la nuit pour le sommeil, ni la nuit au jour pour les débauches de table. Mais aussi je vis sans crainte ; ma demeure est paisible, quoique sans armes, et la médiocrité m'assure un profond repos. C'est une richesse plus que royale, que de savoir se passer de la royauté. [470] PLISTHÈNES. - Il ne faut pourtant pas la refuser, si les dieux vous la donnent. THYESTE. - Il ne faut pas la rechercher non plus. PLISTHÈNES. - Votre frère vous appelle à partager son trône. THYESTE. - S'il m'en prie, je dois craindre. Il y a là quelque piège. PLISTHÈNES. - On voit souvent la tendresse fraternelle rentrer dans les coeurs, et ce sentiment légitime reprendre sa puissance. THYESTE. - Atrée aimer Thyeste ! on verrait plutôt l'Ourse du pôle se plonger dans l'Océan, l'onde impétueuse du détroit de Sicile se calmer, les moissons mûrir sur les flots de la mer Ionienne, la nuit sombre éclairer la terre, l'eau s'unir au feu, [480] la mort à la vie, le vent faire un traité de paix et d'alliance avec la mer. PLISTHÈNES. - Cependant quelle perfidie pouvez-vous craindre? THYESTE. - Toutes. Quelle mesure veux-tu que je mette à mes craintes? Sa puissance n'a pas d'autres bornes que sa haine. PLISTHÈNES - Que peut-il contre vous? STE. - Pour moi-même je ne crains plus rien; c'est pour vous qu'Atrée me semble redoutable. PLIS THÈNES. - Vous êtes en son pouvoir, et vous craignez sa perfidie! Il est trop tard de se garder d'un piège quand on y est tombé. THYESTE. - Avançons donc. Mais, vous m'en êtes témoins, mes enfants, je vous suis, et ne vous conduis pas. PLISTHÈNES. - Le ciel récompensera votre amour de père. Marchez d'un pas ferme. SCÈNE II. - ATRÉE , THYESTE , PLISTHÈNES; LE JEUNE TANTALE et LE TROISIÈME FILS DE THYESTE, personnages muets. [490] ATRÉE. - La bête féroce est tombée dans mes filets. Le voici lui-même, et ses enfants que je hais à l'égal de leur père. Ma vengeance est maintenant assurée. Thyeste est enfin en ma puissance, il y est tout entier. Je puis à peine dissimuler ma joie et contenir mon ressentiment. Tel le limier d'Ombrie, tenu en laisse, cherche la trace des bêtes, et en recueille avidement les fumées. Tant qu'il ne sent que de loin le sanglier, il obéit, et parcourt sans bruit tous les lieux. [500] Mais, dès qu'il le sent approcher, il s'agite de toute sa force, il accuse par ses cris la lenteur de son maître, et rompt les liens qui le retiennent. Quand la haine respire l'odeur du sang, il faut qu'elle éclate. Cachons-la pourtant. Voyez comme son visage est défait! quelle chevelure en désordre ! quelle barbe hideuse! Remplissons nos engagements ---. J'ai du bonheur à te revoir, mon frère; viens, que je te serre dans mes bras. Oublions nos haines passées. A partir de ce jour, n'écoutons plus que la voix du sang et de l'amitié fraternelle. [510] Que tout sentiment coupable sorte à l'instant de nos coeurs. THYESTE. - Si tu n'étais tel à mon égard, il me serait facile de prouver mon innocence. Mais j'aime mieux tout avouer. Je le confesse donc, Atrée, j'ai commis autant de crimes que tu m'en as imputé. Ta conduite actuelle rend ma cause mauvaise, et je dois avoir été réellement coupable pour avoir paru tel aux yeux d'un aussi bon frère. Je n'ai plus que mes larmes pour défense. Le premier tu me vois à tes pieds. Ces mains, qui n'ont jamais embrassé les genoux de personne, embrassent les tiens. Oublie tous tes ressentiments, et chasse de ton coeur tout désir de vengeance. Reçois ces fils innocents comme otages de ma foi. [520] ATRÉE. - N'embrasse pas mes genoux, mon frère; viens plutôt dans mes bras. Et vous, nombreux appuis de notre vieillesse, venez vous suspendre à mon cou. Quitte, mon frère, ces vêtements de deuil qui sont un reproche pour mes yeux; prends des habits semblables aux miens, et accepte avec joie la moitié de mon royaume. Mon plus beau titre de gloire, c'est de sauver un frère et de partager avec lui le trône paternel. Posséder une couronne, c'est l'effet du hasard; la donner, c'est l'ouvrage de la vertu. THYESTE. - Que les dieux, mon frère; te récompensent de tels bienfaits. [530] Le diadème convient mal à mon infortune, et le sceptre à mes mains coupables. Laisse-moi me cacher dans la foule. ATRÉE. - Il y a place pour deux sur mon trône. THYESTE. - Je jouis de tes biens, mon frère, comme s'ils étaient à moi. ATRÉE. - Peut-on se dérober aux faveurs de la fortune? THYESTE. - Oui, quand on sait combien elles nous échappent aisément. ATRÉE. - Veux-tu me priver ainsi d'une gloire immense? THYESTE. - Ta gloire est assurée ; il me faut songer à la mienne. Je suis résolu à refuser le trône. [540] ATRÉE. - Si tu n'acceptes point ta part, je renonce à la mienne. THYESTE, - Eh bien ! puisque tu me l'imposes, je porterai le titre de roi; mais le droit et le pouvoir que tu m'accordes te seront toujours soumis, aussi bien que ma personne. ATRÉE. - Que ton noble front se pare du bandeau royal. Je vais immoler aux dieux les victimes que je leur dois. SCÈNE III. - LE CHOEUR. Qui le croirait? cet homme si dur, si emporté, si violent, le cruel Atrée s'est senti désarmé à l'aspect de son frère. Rien n'est fort comme la voix du sang. Les haines étrangères sont implacables; [550] mais les sentiments fraternels reprennent toujours leur empire. La haine, excitée par de graves motifs, avait rompu l'harmonie et appelé la guerre. Le pas des rapides coursiers avait déjà troublé nos campagnes. Dans les deux camps le glaive homicide avait brillé entre les mains furieuses de Mars, toujours avide de carnage. Soudain la voix du sang a étouffé le bruit des armes, réuni les deux frères, et les a conduits malgré eux à l'autel de la paix. [560] Quel dieu a opéré cette merveille? Naguère encore Mycènes retentissait du bruit de la guerre civile. Les mères pâles pressaient leurs enfants contre leur sein. L'épouse tremblait pour son époux, ceint d'un glaive rouillé dans les loisirs de la paix, et qui ne servait qu'à regret une fureur impie. Ici on relevait des murs en ruine; là on fortifiait des tours chancelantes; ailleurs on entourait les portes de grilles de fer. Il fallait faire une garde vigilante [570] et passer des nuits inquiètes sur des créneaux. La crainte de la guerre était plus terrible que la guerre elle-mème. Ces bruits menaçants sont enfin tombés. On n'entend plus retentir le fracas effrayant des clairons et des trompettes. Notre ville goûte les charmes de la paix. Ainsi, quand l'aquilon bouleverse la mer de Sicile jusqu'au fond de ses abîmes, les gouffres de Scylla s'ébranlent avec fureur, et les matelots redoutent jusque dans le port cette mer [580] que Charybde renvoie après l'avoir engloutie. L'affreux Cyclope craint que Neptune ne pénètre dans les forges brûlantes de l'Etna, et que les vagues n'éteignent ses feux éternels. Ithaque s'émeut, et Laërte tremble de voir son chétif royaume submergé dans les flots. Mais, dès que la rage des vents s'est apaisée, la mer s'aplanit comme un lac tranquille. Cet espace [590] où un grand vaisseau n'osait se risquer avec toutes ses voiles, devient une surface unie où les barques se jouent sans péril ; et l'on peut compter les poissons qui nagent dans ces mêmes eaux; où une tempête furieuse faisait naguère trembler les Cyclades. Rien n'est durable. Le plaisir et la douleur se succèdent; mais la part du plaisir est toujours moindre. Un moment suffit pour passer du faite des grandeurs au néant. Le dieu qui dispense à son gré les couronnes; [600] qui, d'un signe de tête, désarme le Mède, l'Indien brûlé par l'astre du jour et le Scythe qui menace le Parthe de ses escadrons, ce dieu tient lui-même le sceptre d'une main inquiète. Il prévoit, il redoute ces orages et ces révolutions soudaines qui bouleversent. le monde. Vous, à qui le roi de la terre et des mers a donné ce droit terrible de vie et de mort, abaissez l'orgueil de vos fronts superbes. Tout ce que vos sujets ont à redouter de vous, [610] vous avez vous-même à le craindre d'un maître qui vous domine. Tout pouvoir relève d'un pouvoir supérieur. Tel monarque prospère le matin, qui le soir est renversé. Il ne faut ni trop se fier au bonheur, ni désespérer dans les revers. Les Parques mêlent ces deux extrêmes de la vie humaine, et ne laissent point reposer la Fortune qui mène tout au branle de sa roue. Jamais homme ne fut assez favorisé du ciel pour être sûr du lendemain. [620] Nos destins roulent dans un tourbillon rapide. ACTE QUATRIÈME. SCÈNE I. - UN MESSAGER, LE CHOEUR. LE MESSAGER. - Puisse un tourbillon rapide m'emporter par les airs! Puisse un nuage épais m'envelopper tout entier pour dérober à mes yeux un aussi horrible spectacle! 0 race dont Pélops et Tantale même doivent rougir! LE CHOEUR. - Quelle nouvelle nous apportez-vous? LE MESSAGER. - Quel est ce pays? Est-ce Argos et Sparte, célèbre par la tendre amitié de deux frères? Est-ce Corinthe, assise sur une terre étroite entre deux mers? Sommes-nous sur les bords de l'Ister, favorable aux incursions des cruels Alains? [630] Est-ce ici la terre d'Hyrcanie, couverte de neiges éternelles, ou le désert des Scythes errants? Quelle est cette partie du monde qui a servi de théâtre à un aussi monstrueux forfait? LE CHOEUR. - Parlez, et quel que soit ce crime, faites-nous-le connaître. LE MESSAGER. - Attendez que mon esprit se calme, et que mes membres glacés par la crainte retrouvent leurs mouvements. L'image de cet acte abominable est encore là devant mes yeux. Tempêtes furieuses, emportez-moi loin de cet affreux spectacle; emportez-moi jusqu'aux lieux où le soleil cacha, dit-on, sa lumière en fuyant ces climats. LE CHOEUR. - C'est nous tenir dans une trop cruelle incertitude. Expliquez-nous enfin ce qui vous cause tant d'horreur, et dites-nous l'auteur du crime. Je ne demande pas qui; mais lequel des deux l'a commis. Parlez, parlez. [640] LE MESSAGER. - Dans la partie supérieure du palais de Pélops, est un édifice tourné au midi, dont l'extrémité, haute comme une montagne, menace la ville et tient en respect le peuple indépendant d'Argos. Là est une salle immense dont les combles dorés s'appuient sur de belles colonnes de jaspe. Derrière cette salle, connue du vulgaire, et dont l'entrée lui est permise, il est d'autres appartements dans les ailes de ce riche palais. Celui du prince est le plus retiré de tous et le plus caché. C'est une mystérieuse retraite située dans un vallon, [650] et couronnée d'un bois antique dont les arbres ne sont point destinés à charmer la vue ou à souffrir le fer de l'émondeur. L'if, le cyprès et l'yeuse y balancent seuls leur sombre feuillage. Un grand chêne domine de sa tète altière cette obscure forêt. C'est là que les fils de Tantale vont prendre les auspices à leur avènement au trône; c'est là que, dans leurs périls et dans leurs revers, ils vont implorer le secours des dieux. A ce chêne sont appendus des dons pieux, des trompettes guerrières, des chars brisés, des épaves de la mer Égée, l'essieu trompeur de Myrtile, [660] et tous les monuments de la valeur des fils de Tantale. On y voit la tiare phrygienne de Pélops, les dépouilles de ses ennemis, et la brillante chlamyde qu'il avait enlevée aux Barbares. Au pied de cet arbre est une triste fontaine aux eaux noires et dormantes, comme celles des marais, semblable au fleuve infernal qui garantit les serments des dieux. C'est là, dit-on, que pendant la nuit, on entend gémir les divinités funèbres ; c'est là que le bois retentit d'un bruit de chaînes et du cri lugubre des Mânes; et que se réalisent tous les prodiges dont le récit épouvante. [670] On voit errer des morts sortis de leurs vieux tombeaux, et bondir des monstres d'une taille extraordinaire. Que dis-je? la forêt semble toute en feu, et ses arbres gigantesques s'enflamment d'eux-mêmes. Souvent elle retentit d'un triple aboiement, et de grands spectres jettent la terreur dans le palais. Le jour même ne dissipe pas l'effroi. La forêt a une obscurité qui lui est propre, et les fantômes de l'enfer s'y promènent à sa lueur sombre. Ceux qui vont y consulter l'avenir, en rapportent des réponses certaines. [680] L'oracle s'échappe du sanctuaire avec fracas. Un dieu parle, et sa voix ébranle la caverne. Atrée s'y rend, transporté de fureur, trainant après lui les enfants de son frère. A l'instant on pare les autels. Comment raconter dignement ce sacrifice abominable? Lui-même attache par derrière les nobles mains de ses neveux, et ceint leurs tristes fronts d'une bandelette de pourpre. L'encens fume, la liqueur sacrée de Bacchus coule en libations, le couteau sépare le gâteau salé sur la tête des victimes. Rien ne manque à l'ordre prescrit pour entourer ce crime affreux de toutes les formes religieuses. LE CHOEUR. - Et quel est le sacrificateur? [690] LE MESSAGER. - Atrée lui-même. Il prononce les prières funèbres, et de sa bouche cruelle fait entendre le chant de mort. Debout devant l'autel, il touche les victimes, les dispose, en approche le fer, et cherche la place où il doit frapper. Aucune formule du sacrifice n'est oubliée. Soudain le bois sacré s'agite, le sol tremble, le palais tout entier chancelle et semble chercher la place où il doit tomber. De la partie gauche du ciel une étoile s'élance et laisse derrière elle un noir sillon. Le vin répandu sur le brasier devient du sang. [700] Le diadème s'échappe trois fois du front d'Atrée. L'ivoire pleure dans les temples. Tous les habitants d'Argos pâlissent à la vue de ces prodiges. Atrée seul demeure inébranlable, et fait trembler les dieux qui le menacent. Tout à coup il s'élance à l'autel en jetant autour de lui des regards obliques et farouches. Comme on voit dans les forêts de l'Inde un tigre hésiter entre deux jeunes taureaux, mesurer des yeux cette double proie que sa voracité convoite avec la même ardeur, et, ne sachant lequel des deux il doit saisir d'abord, tourner vers l'un, puis ramener vers l'autre sa gueule effroyable, [710] et tenir en suspens la faim qui le dévore; ainsi le cruel Atrée contemple les deux victimes dévouées à sa fureur impie. Il ne sait laquelle il doit s'immoler d'abord, laquelle il doit sacrifier la seconde. Peu lui importe, sans doute; mais il balance, il veut mettre de l'ordre dans son horrible forfait. LE CHOEUR. - Quelle est enfin celle qu'il a frappée d'abord? LE MESSAGER. - La première (ne croyez pas qu'il manque de pitié filiale) a été pour son. aïeul : le jeune Tantale est tombé le premier. LE CHOEUR. - De quel air, de quel coeur cet enfant a-t-il subi la mort? LE MESSAGER. - Il est demeuré calme, et ne s'est point répandu en vaines prières. [720] Mais le féroce Atrée lui a plongé son glaive dans la gorge, et l'a enfoncé jusqu'à la garde. Le fer retiré, la victime est, restée debout, comme ne sachant où elle devait tomber, et enfin elle s'est renversée sur son oncle. Au même instant le barbare a trainé Plisthènes à l'autel, et, pour le réunir à son frère, il lui a tranché la tête. Le tronc mutilé est tombé à terre, et la tête a roulé avec un murmure faible et plaintif. LE CHOEUR. - Qu'a-t-il fait après ce double meurtre? [730] A-t-il épargné au moins l'enfant, ou a-t-il entassé crime sur crime? LE MESSAGER. - Comme un lion d'Arménie, à la crinière flottante, après avoir fait un carnage affreux dans un grand troupeau, conserve encore toute sa rage; la gueule rougie de sang et sa faim apaisée, il menace encore les taureaux et les jeunes boeufs de ses dents fatiguées de meurtres; ainsi la fureur d'Atrée se soutient et se déchaîne. Armé de son glaive, souillé par un double assassinat, et oubliant quelle victime lui reste à immoler, il frappe un coup furieux qui traverse l'enfant. [740] Le fer enfoncé dans sa poitrine sort par son dos. Il tombe, mourant de sa double blessure, et son sang éteint le feu de l'autel. LE CHOEUR. - 0 crime affreux! LE MESSAGER. - Vous frémissez! mais si Atrée en était resté là, il serait encore vertueux. LE CHOEUR. - Y a-t-il donc dans la nature un forfait plus grand et plus atroce? LE MESSAGER. - Croyez-vous être à la fin de son crime? Il va plus loin. LE CHOEUR. - Qu'a-t-il pu faire de plus? A-t-il livré les corps à la dent des bêtes féroces, et les a-t-il privés des honneurs funèbres? LE MESSAGER. - Plût au ciel qu'il les eût privés de la terre qui couvre les morts et de la flamme qui les consume [750] pour les faire servir de triste pâture aux oiseaux et aux bêtes féroces! ---. Voir les fils de Thyeste sans sépulture! ce supplice, aux yeux d'Atrée, serait une grâce. 0 forfait que la postérité ne croira jamais et qu'aucun siècle ne pourra concevoir! Les entrailles arrachées de ces corps vivants palpitent, les veines tressaillent, et le coeur s'agite encore sous l'impression de la terreur. Atrée manie les . fibres et y lit la destinée. Il observe attentivement les viscères qui conservent un reste de chaleur. Satisfait des présages, il prépare tranquillement le festin qu'il veut offrir à son frère. Il découpe les corps, [760] sépare du tronc les épaules et les attaches des bras, met à nu les articulations, scie les os, et ne laisse en leur entier que la tête, et les mains qu'il a reçues dans les siennes en signe de fidélité. Une partie des chairs est embrochée et dégoutte lentement devant le feu ; l'autre est jetée dans une chaudière que la flamme fait gémir. Le feu francit ces effroyables mets. Atrée les replace trois fois dans le foyer pour le fixer et le contraindre à brûler malgré lui. Le foie siffle autour de la broche, [770] et je ne ne saurais dire laquelle pétille le plus, la chair ou la flamme, qui, noire comme la poix, se dissipé en fumée. Cette fumée est elle-même lourde et sinistre. Elle ne monte pas droit vers le ciel, mais elle se balance dans l'air, et forme autour des dieux Pénates un nuage épais qui les couvre. 0 Soleil trop patient! tu as reculé, sans doute, et éclipsé le jour au milieu de ta course; mais trop tard. Le malheureux Thyeste déchire ses enfants, et de sa bouche cruelle dévore ses propres membres. Sa chevelure est parfumée et sa tête est appesantie par le vin. [780] Plus d'une fois son estomac s'est fermé à ces funestes aliments. Infortuné ! le seul bien qui te reste dans tes maux, c'est de les ignorer. Mais ce bien même va t'échapper. Quoique le Soleil ait retourné son char pour suivre une route contraire, et que la nuit ait devancé son heure pour étendre sur ce crime affreux des ténèbres étranges, il te faudra pourtant ouvrir les yeux, et connaître l'excès de ta misère. SCÈNE II. - LE CHOEUR. Roi de la terre et du ciel, Soleil, toi dont l'aspect fait pâlir tous les flambeaux de la nuit, [790] où t'es-tu retiré? Pourquoi nous ravir la lumière au milieu du jour; et cacher à nos yeux l'éclat de ton front? Vesper, qui amène les heures du soir, n'appelle point les étoiles, et tu n'as pas encore atteint les limites du couchant pour dételer les coursiers de ton char. Le crépuscule n'a point provoqué le troisième signal de la trompette. Le laboureur, dont les boeufs ne sont point las encore, [800] s'étonne de voir arriver si vite l'heure de son dernier repas. Quelle puissance t'a chassé du ciel? Quelle révolution a détourné tes coursiers de leur route? Les Géants vaincus auraient-ils brisé les portes de l'enfer, et recommenceraient-ils leur guerre contre les dieux? Tityus a-t-il senti sa rage renaître dans son sein déchiré par le vautour? Typhoée, pour retourner son flanc, a-t-il soulevé la montagne qui l'écrase? Les vaincus de Phlégra tenteraient-ils contre l'Olympe une nouvelle attaque? [810] l'Ossa de Thrace va-t-il encore se dresser sur le Pélion de Thessalie? L'antique harmonie du monde est détruite: plus de lever, plus de coucher du soleil. La déesse vermeille qui annonce la lumière et remet au dieu du jour les rênes de ses coursiers, voit avec étonnement ce trouble répandu dans son empire. Elle ne sait plus rafraîchir son char fatigué, ni plonger dans la mer son attelage inondé de sueur. [820] Le soleil, surpris de sa nouvelle demeure, trouve l'Aurore à son coucher, et appelle les ténèbres quand la nuit n'est pas prête encore. Les étoiles ne prennent point sa place, aucun astre ne brille à la voûte des cieux, et la lune ne tempère point cette obscurité profonde. Mais plût aux Immortels que ce fût là seulement la nuit! Une affreuse terreur glace nos âmes : nous tremblons que ce ne soit la fin de l'univers, [830] et que le hideux chaos ne revienne envelopper les hommes et les dieux; nous tremblons de voir la terre, la mer, le feu et les corps célestes se perdre encore une fois dans le bouleversement de la nature. Le roi des astres, dont l'éternel flambeau conduit la marche des siècles, ne marquera plus la succession des hivers et des étés. La lune, venant à sa rencontre,ne fera plus disparaître les fantômes effrayants de la nuit, et l'emportera sur son frère, [840] parce qu'elle a moins d'espace à parcourir. La foule innombrable des globes lumineux sera confondue dans un mémé abîme. Le cercle autour duquel tournent les années et les constellations, et qui partage obliquement les zones, tombera lui-même et entrainera dans sa chute les astres défaillants. Le Bélier qui, aux premiers jours du printemps, ouvre les voiles aux tièdes zéphyrs, sera précipité dans les flots [850] à travers lesquels il porta jadis la timide Hellé. Le Taureau, qui sur ses cornes brillantes soulève les Hyades, entrainera dans sa chute les Gémeaux et le Cancer aux pinces recourbées. Le Lion qui vomit tous les feux de l'été, retombera du ciel où l'a fait remonter la valeur d'Hercule. La Vierge reviendra sur la terre qu'elle avait quittée. La Balance et l'ardent Scorpion se détacheront ensemble du zodiaque. [860] Le vieux Chiron, qui lance des flèches empennées avec son arc de Thessalie, verra cet arc se rompre et ses flèches tomber. Le Capricorne glacé, qui ramène l'hiver, brisera dans sa chute l'urne du Verseau. La dernière constellation, les Poissons déserteront le ciel avec lui. Les monstres, qui jamais ne se sont baignés dans les flots de l'Océan, s'engloutiront dans cet abîme universel. Le Serpent, qui se glisse comme un fleuve entre les deux Ourses, périra, ainsi que la froide Cynosure [870] qui occupe si peu de place à côté de l'immense Dragon. Le pesant Bouvier, qui garde son chariot, perdra son immobilité et se précipitera du haut du ciel. Malheureux! nous avons été choisis dans la multitude des générations humaines pour être écrasés sous la chute du monde. Notre vie a été marquée pour la fin des siècles. 0 race également déplorable, soit que nous ayons perdu le soleil sans notre faute, soit que nous l'ayons chassé par nos crimes ! --- [880] Mais trêve aux plaintes et à la terreur. Ce serait trop aimer la vie, que de se refuser à périr avec l'univers. ACTE CINQUIÈME. SCÈNE I. - ATRËE. Je marche l'égal des dieux, je vois tous les hommes à mes pieds, et ma tête altière atteint jusqu'au ciel. C'est maintenant que je règne, c'est maintenant que le trône de mon père est à moi. Les dieux ne me doivent plus rien : tous mes voeux sont remplis. Je suis content; c'est assez; je ne demande pas davantage. Mais pourquoi serait-ce assez? J'irai plus loin : j'accablerai le père de la mort de ses enfants. [890] Pour m'épargner toute honte, le jour s'est retiré. A l'oeuvre donc, tandis que le ciel me seconde. Que ne puis-je tenir tous les dieux qui onï fui devant moi pour les traîner ici, malgré eux, et leur faire contempler ce festin qu'a préparé ma vengeance! Mais il suffit que Thyeste le voie. En dépit du jour qui nous retire sa lumière, je dissiperai les ténèbres qui lui cachent l'excès de son malheur ---.Voilà trop longtemps qu'il est à table comme un paisible et joyeux convive. C'est assez de mets, c'est assez de vin. Il ne faut pas qu'il soit ivre pour sentir sa misère ---. [900] Esclaves, ouvrez les portes de ce palais comme pour un jour de fête. Il me tarde de contempler son visage. à l'aspect des têtes de ses enfants, d'entendre ses premiers cris de douleur, de le voir immobile et glacé. Tel doit être le fruit de mon oeuvre. Ce n'est pas de ses souffrances que je veux être témoin, mais de leur commencement. Le palais est ouvert et resplendit de mille feux. Thyeste est là, couché sur la pourpre et sur l'or. Sa tête, appesantie par le vin, s'appuie sur sa main gauche. Un hoquet ---. [910] Oh ! je suis le plus grand des dieux et le roi des rois. Mes voeux sont dépassés. Il est rassasié; il boit dans une large coupe d'argent. N'épargne pas le vin : il reste encore assez de sang de mes trois victimes. Je le mêlerai avec un vin vieux pour en déguiser la couleur, et cette dernière coupe achèvera ton repas. Qu'il boive le sang de ses enfants ; il aurait bu le mien. Le voilà qui chante et se répand en paroles joyeuses : il n'a plus sa tête. SCÈNE II. - THYESTE. HYMNE. 0 mon âme, fatiguée par de longues infortunes, [920] dépose le fardeau de tes soucis inquiets. Bannis la tristesse, bannis la crainte. Loin de moi l'indigence, misérable compagne de l'exil, et la honte qui s'attache au malheur. Ne regarde pas où tu es, mais d'où tu viens. C'est beaucoup, en tombant de haut, de pouvoir poser en pied ferme sur la terre. Il est beau, quand on est accablé d'un déluge de maux, [930] de ne point courber la tête sous la chute d'un empire, de ne point se laisser abattre, de marcher droit et ferme sous tant de ruines. Mais dissipons ces ombres de ma vie, et chassons toutes ces tristes images d'un temps de malheur. Puisque la Fortune revient, je dois lui sourire. Effaçons de mon esprit l'ancien Thyeste. Le défaut ordinaire des infortunés, c'est de ne plus croire au bonheur. En vain le sort, devenu plus propice, les invite à la joie. [940] Pour avoir connu l'adversité, ils ne savent plus être heureux. Pourquoi ce retour de tristesse qui m'empêche de jouir d'un aussi beau jour? Pourquoi ces larmes qui tombent sans raison de mes yeux ? Pourquoi ne point parer mon front de ces fleurs nouvelles ? Ah ! je ne le puis, je ne le puis. Les roses du printemps se détachent de ma tête, les parfums qui baignent mes cheveux ne les empêchent pas de se dresser d'horreur, et mon visage est mouillé de pleurs involontaires. Des sanglots se mêlent à mes chants. [950] Je veux donner encore des larmes à ma douleur. Les malheureux trouvent un charme cruel à pleurer. Je veux pousser de tristes plaintes, je veux déchirer cette robe de pourpre et remplir ce palais de mes cris lamentables. Mon imagination me représente des maux prêts à fondre sur moi, et me les annonce d'avance. Ah ! quand la mer se gonfle ainsi d'elle-même sans un vent qui la soulève, une tempête effroyable menace les matelots ---. [960] Insensé! de quels malheurs, de quelles alarmes vas-tu te trou- bler l'esprit? Livre-toi sans défiance à ton frère. Quoi que tu puisses craindre, c'est une peur chimérique ou tardive. Infortuné! je voudrais m'en défendre; mais je sens une vague terreur au dedans de moi. Des larmes soudaines s'échappent de mes yeux, sans que j'en puisse dire la cause. Est-ce la douleur ou la crainte? Pleure-t-on aussi dans l'excès de la joie? SCÈNE III. - ATRÈE, THYESTE. ATRÉE. - Unissons-nous, mon frère, pour célébrer dignement ce grand jour. [970] Il affermit le sceptre dans mes mains, et me donne le gage assuré d'une paix inviolable. THYESTE. - Je suis rassasié de mets et de vin. Le seul désir que je puis former pour mettre le comble à ma joie, c'est de la partager avec mes enfants. ATHÉE. - Imagine-toi qu'ils sont déjà dans les bras de leur père. Ils y sont, ils y seront; rien d'eux ne te sera ôté. Tu veux voir leurs visages : tu les verras, et je les mettrai tous dans ton sein. Je t'en rassasierai ; sois tranquille. En ce moment ils sont avec les miens, assis à table, [980] et dans la joie d'un festin qui convient à leur âge. Mais je les ferai venir. En attendant, vide cette coupe de famille. THYESTE. - Je la reçois des mains de mon frère. J'offrirai une libation aux dieux paternels, et je boirai le reste. Mais quoi? ma main refuse d'obéir : cette coupe devient lourde, et je n'en puis plus soutenir le poids. Le vin, approché de ma bouche, s'en retire, et fuit mes lèvres trompées. Le sol tremble, et la table même a tressailli. Les flambeaux brillent à peine. Que dis-je? [990] Le ciel, entre le jour et la nuit, semble surpris de n'avoir plus de clarté. Qu'est-ce donc? La céleste voûte s'ébranle de plus en plus, les ténèbres s'épaississent, l'obscurité devient plus grande, la nuit se cache dans la nuit. Tous les astres ont disparu. Puissances du ciel, épargnez du moins mon frère et mes enfants! Que sur ma tête impie s'épuise tout l'effort de la tempête! Ah! rends-moi mes enfants. ATRÉE. - Je te les rendrai, et rien au monde ne pourra te les ravir. TxYESTE. - Quel est ce trouble qui agite mes entrailles? Que sens-je trembler dans mon corps? Je sens un fardeau qui m'accable, [1000] et j'entends résonner dans ma poitrine des gémissements qui ne sont pas les miens. Venez, ô mes enfants, votre malheureux père vous appelle. Venez : votre vue dissipera ma douleur. Mais d'où vient donc leur voix? ATRÉE. - Ouvre tes bras, heureux père : les voici. Reconnais-tu tes enfants? THYESTE. - Je reconnais mon frère. 0 terre! peux-tu supporter un si monstrueux forfait? Tu ne te plonges pas avec nous dans le Styx! Tes flancs ne se sont pas ouverts pour entrainer dans les ténèbres du chaos ce royaume et son roi ! [1010] Tu ne renverses pas de fond en comble toute la ville de Mycènes? Ah ! lui et moi, nous devrions être déjà auprès de Tantale! Entr'ouvre-toi d'un pôle à l'autre, et, s'il est un lieu plus profond que le Tartare, plus profond que celui où gémissent nos aïeux, précipite-nous dans cet abime où l'Achéron nous couvrira de tous ses flots. Que les âmes coupables se promènent sur nos têtes, et que le brûlant Phlégéthon, devenu l'instrument de notre supplice, roule sur nous ses sables embrasés. O terre! peux-tu rester immobile comme une masse inerte? Il n'y a plus de dieux. [1020] ATRÉE. - Songe plutôt à recevoir avec amour tes enfants si impatiemment désirés. Ton frère ne veut plus retarder ton bonheur. Jouis de leur présence, embrasse-les, partage entre eux tes caresses. THYESTE. - Voilà donc ce traité de paix, cette amitié rendue, cette foi jurée entre frères? C'est donc ainsi que tu abjures ta haine? Ce ne sont plus mes fils vivants que je te demande. Frère, je demande à mon frère une grâce qui ne prend rien sur son crime et sur sa haine, la permission de les ensevelir. Rends-moi d'eux ce que tu me verras brûler à l'instant. Ce n'est pas pour les garder que je les demande, mais pour les perdre. ATRÉE. - Tu auras de tes fils tout ce qui en reste; [1030] ce qui n'en reste plus, tu l'as déjà. THYESTE. - En as-tu fait la pâture des oiseaux cruels? Les as-tu jetés en proie aux bêtes féroces? ATRÉE. - C'est toi-même qui les as mangés dans cet horrible festin. THYESTE. - Voilà donc pourquoi les dieux ont été saisis d'horreur ! Voilà pourquoi le soleil est retourné en arrière! Malheureux ! quels cris, quelles plaintes faire entendre? Quelles paroles suffiront à ma douleur? Je vois leurs têtes coupées, leurs mains arrachées et tous leurs os mis en pièces. Ce sont là les seules parties que leur père n'a pu dévorer. [1040] Mes entrailles sont bouleversées. Ce crime enfermé dans mon sein s'efforce d'en sortir, et cherche vainement une voie. Frère, donne-moi ton épée. Elle est déjà tout abreuvée de mon sang. Que j'ouvre avec le fer une issue à mes fils ---. Tu me la refuses! je vais briser ma poitrine à force de coups: Arrête, infortuné! épargne les ombres de tes enfants. Qui jamais vit une telle monstruosité? Quel sauvage habitant des roches inhospitalières du Caucase, quel Procruste, fléau de l'Attique, a jamais commis un tel forfait? Moi père j'étouffe mes enfants, et mes enfants m'étouffent. [1050] N'y a-t-il point de mesure dans le crime? ATRÉE. - On peut garder une mesure dans le crime, jamais dans la vengeance. J'ai trop peu fait encore pour la mienne. J'aurais dû baigner ton visage de leur sang lorsqu'il s'échappait de leurs blessures, lorsqu'ils vivaient encore, et te le faire boire ainsi tout chaud. J'ai trahi ma vengeance en la précipitant. J'ai frappé tes fils de l'épée, je les ai immolés aux pieds des autels, comme des victimes expiatoires. Après leur mort, j'ai découpé leurs membres, je les ai mis en pièces; j'en ai fait bouillir une partie, [1060] et rôtir lentement l'autre. Ils vivaient encore lorsqué je détachais leurs membres et leurs muscles; j'entendais leurs fibres mugir embrochées, et j'attisais la flamme de ma propre main. C'est leur père qu'il fallait charger de ce soin. Ah! ma colère s'est trompée. Thyeste a broyé ses fils sous ses dents impies ; mais il n'en savait rien, mais eux ne le savaient pas. THYESTE. - Mers aux flots mouvants, apprenez ce crime; apprenez-le, dieux, en quelque région que vous ayez fui; [1070] terre, enfers, apprenez-le! Profonde et affreuse nuit du Tartare, prête l'oreille à mes cris. C'est toi qui m'attends ; toi seule dois être le témoin de ma misère, nuit sans étoiles. Je ne formerai point de voeux coupables. D'abord je ne demande rien pour moi. Eh que pourrai-je demander? c'est pour vous seuls, ô dieux, que je vous prie. Souverain maître du ciel, roi suprême de l'empyrée, bouleverse le monde dans un tourbillon d'affreux nuages, déchaîne tous les vents, et que tout s'ébranle aux éclats de ton tonnerre. [1080] Arme ta main, non de ces foudres légères qui brisent les toits et les demeures innocentes des mortels, mais de celle qui mit en poudre trois montagnes entassées. l'une sur l'autre, et les Géants non moins énormes qu'elles. Voilà les traits, voilà les feux que tu dois lancer. Rends-nous le jour qui nous a fui, darde tes carreaux, et supplée à la lumière du ciel par celle des éclairs. N'hésite pas, frappe-nous tous les deux comme coupables, sinon frappe-moi seul, et traverse ma poitrine de ta foudre terrible. Pour rendre les derniers devoirs à mes fils, [1090] et brûler leurs corps, il faut me brûler moi-même. Si rien ne touche les dieux, s'ils ne savent point châtier les impies, que cette nuit du moins soit éternelle, et que ses ténèbres soient proportionnées à l'immensité de ce crime. Alors, ô soleil! je ne regretterai point ta lumière. ATRFE. - Maintenant je suis content de mon oeuvre, maintenant je jouis de ma victoire. Sans l'excès de ta douleur, mon crime serait perdu. C'est maintenant que je me sens le père de mes enfants, et que la fidélité de mon épouse est justifiée. ` THYESTE. - Quel était le crime de mes enfants? ATRÉE. - D'être nés de toi. THYESTE. - Servir des enfants à leur père. [1100] ATRÉE. - Oui, à leur père, et, ce qui me ravit, à leur véritable père. THYESTE. - J'en appelle aux dieux protecteurs de l'innocence! ATRÉE. - Et ceux de l'hymen? THYESTE. - Doit-on se venger d'un crime par un crime ? ATRÉE. - Je sais. ce qui t'afflige : tu souffres d'avoir été prévenu. Tu ne regrettes pas d'avoir goûté ces mets abominables, mais de ne les avoir pas préparés. Tu avais songé à servir un pareil repas à ton frère abusé, et à te liguer contre mes fils avec leur mère pour leur faire subir une mort semblable. Un seul obstacle t'en a empêché : tu as cru qu'ils étaient à toi. THYESTE. - Les dieux te puniront: [1110] mes imprécations te livrent à leur vengeance. ATRÉE. - Et moi, je te livre à celle de tes enfants.