[0] ACTE PREMIER. SCENE I. MÉDÉE. Dieux du mariage et toi, gardienne du lit nuptial, Lucine, et toi qui as appris à Tiphys à maîtriser le bateau inédit qui devait dompter les flots, et toi, maître cruel de la mer profonde, et toi, Titan, qui répartis pour la terre la clarté du jour, et toi qui offres aux cérémonies silencieuses une lumière complice, triple Hécate, et vous, dieux au nom desquels Jason m’a prêté serment, et vous à qui il est permis davantage encore à Médée d’adresser ses prières : ténèbres de la nuit éternelle, [10] royaumes opposés à ceux d’en-haut et mânes impies et souverain du sombre royaume et souveraine enlevée par un plus fidèle amant, je vous invoque d’une voix sinistre. Maintenant, maintenant soyez-là, déesses vengeresses du crime, à la chevelure hérissée de serpents en désordre, accrochées de vos mains sanglantes à un noir brandon, soyez-là, telles que vous fûtes jadis, horribles, debout sur mon lit nuptial : donnez la mort à la nouvelle épouse et la mort au beau-père et à la souche royale. Pour moi, il y a quelque chose de pire que je souhaiterais comme mal à l’époux : [20] qu’il vive, qu’il erre parmi des villes inconnues, démuni, exilé, effrayé, haï, sans foyer sûr ; qu’il me souhaite pour épouse, qu’il recherche un seuil étranger en hôte déjà connu, et chose par rapport à laquelle je ne pourrais rien souhaiter de pire, qu’il désire (uel qu'il engendre des) ses enfants semblables à leur père et à leur mère. Elle a déjà été engendrée, elle a été engendrée, ma vengeance : j’ai engendré. Mais j’enchaîne en vain plaintes et paroles. N’irai-je pas contre mes ennemis ? Aux mains j’arracherai les torches et au ciel sa lumière. L’ancêtre de notre race, le Soleil regarde cela et il se laisse regarder et, assis sur son char, [30] il parcourt comme d’habitude les espaces du ciel serein ? Il ne revient pas vers l’orient et ne parcourt pas le jour en sens inverse ? Donne-moi, donne-moi d’être portée parmi les airs sur les chars de mes aïeux, confie-moi les rênes, père, et accorde-moi de conduire avec les flamboyantes courroies l’attelage qui porte le feu : que Corinthe, qui oppose son obstacle aux deux rivages, une fois brûlée, réunisse les deux mers dans les flammes. Il me reste une seule chose : porter moi-même jusqu’au lit nuptial le pin qui accompagne la noce et, après les prières du sacrifice, immoler moi-même les victimes sur les autels consacrés. [40] À travers les entrailles mêmes, cherche un chemin pour la punition, si tu vis, mon courage, s’il te reste quelque chose de ton antique vigueur ; chasse des peurs de femme et revêts ton esprit du Caucase barbare. Tout ce que le Pont et le Phase ont vu d’impie, l’Isthme le verra. Sauvages, inouïs, horribles, malheurs redoutables également pour le ciel et la terre, tels sont les méfaits qu’agite en lui mon esprit : blessures et meurtre et mort qui erre à travers les membres ; – j’ai rappelé des forfaits trop légers : ceux-ci, je les ai commis du temps où j’étais jeune fille ; que se lève une rancœur plus lourde : [50] désormais, ce sont des crimes plus grands qui me conviennent après mes enfantements. Arme-toi de rage et prépare-toi pour la destruction de toute ta fureur. Que l’on raconte ta répudiation comme on a raconté tes noces : comment quitteras-tu ton époux ? De la manière dont tu l’as suivi. – Romps désormais tes lentes hésitations : une maison qui est née dans le crime, il faut la quitter dans le crime. SCENE II. LE CHOEUR Que près des lits des rois soient présents, avec leur puissance favorable, les dieux d’en-haut qui gouvernent le ciel et ceux qui gouvernent la mer, avec les foules rituellement silencieuses. D’abord qu’aux dieux Tonnants, porteurs du sceptre, [60] un taureau au dos blanc offre son noble cou ; que sa femelle au corps de neige, qui n’a pas encore été touchée par le joug, apaise Lucine ; et que celle qui retient les mains sanglantes du rude Mars, celle qui conclut des alliances pour les nations belliqueuses et qui conserve l’abondance dans sa corne opulente, soit gratifiée d’une tendre victime, pour qu’elle soit plus douce encore. Et toi qui assistes aux unions légitimes, dispersant la nuit des auspices de ta droite, avance jusqu’ici, languissant d’une démarche ivre, [70] ceignant tes tempes d’une couronne de roses. Et toi qui précèdes l’une et l’autre moitiés du temps, étoile qui reviens toujours lentement pour ceux qui s’aiment, toi, les mères et les jeunes femmes désirent avidement que tu répandes au plus vite tes rayons éclatants. La beauté de la vierge l’emporte de loin sur les jeunes femmes du pays de Cécrops, et celles que, sur les sommets du Taygète, conduit à l’exercice, à la manière des jeunes gens, la citadelle qui est libre de murailles, [80] et celles que baignent l’eau d’Aonie et l’Alphée sacré. S’il voulait être regardé pour sa beauté, s’inclineront devant le chef ésonien l’enfant de la foudre irrésistible, qui attache les attelages aux tigres, et tout autant celui qui ébranle les trépieds, le frère de la vierge farouche ; s’inclinera, avec son cher Castor, Pollux plus doué pour le ceste. [90] Ainsi, ainsi, habitants du ciel, je vous en prie, que cette femme l’emporte de loin sur les épouses, que cet homme dépasse de loin les maris. Lorsqu’elle se tient parmi un chœur de femmes, le visage de cette seule jeune fille l’emporte en éclat sur tous les autres. Ainsi avec le soleil s’estompe le charme des étoiles, et se cachent les troupes denses des Pléiades lorsque Phébé enchaîne à ses cornes réunies un disque complet d’une lumière qui n’est pas la sienne. [100] Ainsi une couleur de neige rougit, teintée de la pourpre phénicienne, ainsi, à la lumière nouvelle, le berger couvert de rosée aperçoit l’astre brillant. Arraché aux lits de l’horrible Phase, habitué à étreindre, tremblant, d’une main réticente, le corps d’une épouse sauvage, saisis avec bonheur la vierge éolienne, alors que, pour la première fois maintenant, époux, tes beaux-parents y consentent. Jeunes gens, jouez aux quolibets qui sont permis ; des uns aux autres, jeunes gens, lancez vos couplets ; rare est la licence légitime contre ses maîtres. [110] Brillant et noble rejeton de Lyaeus, porteur du thyrse, il serait temps désormais d’allumer le pin à plusieurs fourches : ravive de tes doigts alanguis le feu rituel. Que le fescennin railleur répande ses cris de fête, que la foule en désordre lâche ses plaisanteries, – quant à celle-là, qu’elle s’en aille dans les ténèbres silencieuses, celle qui épouse, en fugitive, un mari étranger. ACTE SECOND. SCENE I. MÉDÉE, LA NOURRICE. Nous mourons : le chant d’hyménée a heurté mes oreilles. Avec peine, moi-même, un si grand malheur, avec peine j’y crois encore maintenant. Jason a pu faire cela : après qu’il m’a arraché mon père, ma patrie et mon royaume, seule en un pays étranger, [120] il m’abandonne, le cruel ? Il a méprisé mes services, lui qui avait vu les flammes et la mer vaincues dans le crime ? Croit-il à ce point que toute mon impiété a été épuisée ? Mal assurée, hors de mon cœur, l’esprit furieux, je suis transportée en tous sens ; d’où pourrais-je tirer ma vengeance ? Ah, s’il avait un frère ! Il a une épouse : qu’en elle soit plongée mon épée ! Cela est-il assez pour mes malheurs ? Si les villes grecques, si les villes barbares connaissent quelque forfait que tes mains ignoreraient, maintenant il faut le préparer. Que tes crimes t’encouragent [130] et qu’ils reviennent tous : la glorieuse parure de notre royaume arrachée et le petit compagnon d’une vierge impie dépecé à l’épée, son meurtre jeté à la face de son père et son corps dispersé sur la mer et du vieux Pélias les membres cuits dans un chaudron d’airain ; combien souvent j’ai répandu avec impiété un sang funeste, et pourtant aucun crime, je ne l’ai commis sous la colère ; un malheureux amour s’acharne. Pourtant, que pouvait faire Jason, soumis à un bon vouloir et à un droit étrangers ? Il aurait dû, au-devant de l’épée, porter sa poitrine : – ô folle douleur, mieux, [140] parle mieux. S’il peut, qu’il vive tout à moi, comme il a été Jason, sinon, qu’il vive quand même, et qu’en souvenir de nous, il garde intact mon cadeau. La faute incombe tout entière à Créon, lui qui, incapable de dominer son sceptre, dissout notre mariage et enlève une mère à ses enfants et rompt le lien de fidélité qu’a resserré étroitement ce gage : lui seul doit être frappé, qu’il paie le châtiment qu’il mérite. Je ferai de sa maison un haut tas de cendres ; Malée, qui retarde les navires en de longs détours, verra un tourbillon noir poussé par les flammes. [150] (La Nourrice) Tais-toi, je t’en conjure, et tes reproches, confie-les en cachette à ta secrète douleur. Tout qui supporte jusqu’au bout de graves blessures, en silence, d’un cœur patient et tranquille, peut les renvoyer : la colère qui se cache fait mal ; les haines ouvertement proclamées perdent l’occasion de la vengeance. (Médée) Légère est la douleur qui peut prendre conseil et se dissimuler ; les grands malheurs ne restent pas cachés. Il me plaît d’aller à l’attaque. (La Nourrice) Arrête cet assaut furieux, ma fille ; à peine un calme silencieux peut-il te défendre. (Médée) La fortune craint les vaillants, elle écrase les lâches. [160] (La Nourrice) Le courage ne doit se prouver que s’il en a l’occasion. (Médée) L’occasion doit toujours être à la disposition du courage. (La Nourrice) Aucun espoir n’offre une issue à tes échecs. (Médée) Celui qui ne peut rien espérer, qu’il ne désespère de rien. (La Nourrice) Les habitants de Colchide s’en sont allés, la fidélité de ton époux n’existe plus et il ne te reste rien d’une si grande puissance. (Médée) Il me reste Médée ; ici, tu vois la mer et les terres et le fer et les feux et les dieux et la foudre. (La Nourrice) Il faut craindre le roi. (Médée) Mon père était roi. (La Nourrice) Tu ne crains pas les armes ? (Médée) Quand bien même elles seraient sorties de terre. (La Nourrice) Tu mourras. (Médée) Je le désire. (La Nourrice) Sauve-toi. [170] (Médée) J’ai regretté d’avoir fui. Que je fuie encore, moi, Médée! (La Nourrice) Tu es mère. (Médée) Tu vois pour qui je le suis. (La Nourrice) Tu hésites à te sauver ? (Médée) Je fuirai, mais d’abord je me vengerai. (La Nourrice) Un vengeur te suivra. (Médée) Peut-être lui trouverai-je des obstacles. (La Nourrice) Retiens tes paroles ; arrête, à présent, folle, tes menaces et réduis ton insolence : il convient de t’adapter aux circonstances. SCENE II. CRÉON, MÉDÉE. Médée, rejeton criminel du Colchidien Aeétès, [180] ne porte pas encore ses pas hors de mes États ? Elle machine quelque chose : connue est sa perfidie, connue sa main. Qui épargnera-t-elle ou qui laissera-t-elle en sécurité ? Assurément je m’apprêtais à anéantir rapidement de mon épée cette peste exécrable : par ses prières, mon gendre m’a vaincu. La vie lui a été accordée ; qu’elle délivre mon pays de la peur et qu’elle s’en aille en sécurité. Elle porte son pas là, en face, farouche, et, menaçante, elle cherche à me parler de plus près. Retenez-la, serviteurs, de me toucher et de m’approcher, au loin, faites-la taire. Qu’elle apprenne une bonne fois à souffrir un ordre royal. [190] File et débarrasse-nous sans délai de ce monstre cruel et horrible. (Médée) Quel crime ou quelle faute sont punis d’exil ? (Créon) Quel motif la fait expulser, une femme innocente le demande ! (Médée) Si tu es un juge, instruis mon affaire ; si tu es un tyran, ordonne. (Créon) Juste et injuste, supporte l’ordre d’un roi. (Médée) Lorsqu’il est injuste, jamais un pouvoir royal ne se perpétue. (Créon) Va-t-en ; plains-toi aux Colchidiens. (Médée) Je retourne ; que celui qui m’a amenée m’y transporte. (Créon) Cette parole vient tard, puisqu’une décision a été arrêtée. (Médée) Celui qui décide quelque chose sans avoir entendu l’une des deux parties, [200] même s’il a décidé avec équité, il n’a pas été juste. (Créon) Bien sûr, c’est après que tu l’as entendu que Pélias a subi son supplice ! Mais parle ; qu’une occasion soit donnée à une si belle cause ! (Médée) Combien il est difficile de détourner de la colère un cœur déjà excité et combien celui qui a approché ses mains arrogantes d’un sceptre considère comme royal le fait de continuer par où il a commencé d’aller, je l’ai appris dans mon palais. En effet, bien que je sois écrasée par un lamentable désastre, expulsée, suppliante, seule, abandonnée, de partout abattue, jadis j’ai brillé d’un père illustre [210] et de mon aïeul le Soleil, j’ai tiré une glorieuse naissance. Tout ce que le Phase baigne de ses paisibles méandres, tout ce que le Pont de Scythie voit dans son dos, du côté où les eaux de la mer s’adoucissent au contact des eaux marécageuses, tout ce qu’épouvante la cohorte de femmes sans mari, armée de boucliers, enfermée sur les rives du Thermodon, tout cela notre père le gouverne sous son pouvoir. Noble, heureuse, puissante, je brillais de l’éclat royal ; recherchaient alors mon lit les prétendants que l’on recherche maintenant. Vorace et légère, la fortune [220] m’a arrachée à bas de mon trône, m’a livrée à l’exil. Mets ta confiance dans ton trône, alors qu’inconstant, le hasard emporte ici et là de grandes puissances ! – les rois possèdent ceci de magnifique et d’immense, qu’aucun jour ne pourrait leur arracher : venir en aide aux malheureux, protéger les suppliants en un foyer sûr. – Voici la seule chose que j’ai emportée du royaume de Colchide : cette immense gloire de la Grèce et son illustre fleur, les remparts de la race achéenne et la descendance des dieux, je les ai moi-même sauvés. On m’est redevable d’Orphée, lui qui, par son chant, charme les pierres et attire les forêts ; [230] on m’est deux fois redevable de Castor et Pollux, et des fils de Borée, et de Lyncée qui, même au-delà du Pont, voit, d’un coup d’œil, les choses éloignées, et de tous les Minyens ; car je ne parle pas du chef des chefs, pour lequel rien ne m’est dû : celui-ci, je ne le porte au compte de personne ; pour vous j’ai ramené tous les autres, un seul pour moi. Attaque maintenant et toutes mes infamies, jette-les contre moi. J’avouerai ; ce seul crime peut m’être reproché, le retour d’Argô. La vierge se déciderait pour son honneur, elle se déciderait pour son père : tout entière avec ses chefs s’écroulera [240] la terre des Pélasges, et d’abord celui-ci qui est ton gendre périra dans la gueule enflammée du farouche taureau. La fortune qui le voudra accablerait notre cause, je ne regrette pas d’avoir sauvé la gloire de tant de rois. Quel que soit le prix que j’ai retiré de toute ma faute, celui-ci est entre tes mains. Si cela te plaît, condamne l’accusée, mais rends le motif de l’accusation. Je suis coupable, je l’avoue, Créon ; tu savais que j’étais telle, lorsque j’ai touché tes genoux et qu’en suppliante j’ai imploré de ma main droite la confiance d’un protecteur ; en cette terre, je réclame pour mes misères un recoin et un séjour [250] et un humble refuge : s’il plaît que je sois chassée de la ville, que me soit donné, bien à l’écart, quelque endroit dans ton royaume. (Créon) Je ne suis pas homme à porter le sceptre en tyran ni à fouler les misères d’un pied orgueilleux, il me semble assurément que j’en ai témoigné non sans éclat, en choisissant pour gendre un homme exilé et accablé et saisi d’un pesant effroi, un homme que, de fait, Acaste, qui règne sur la Thessalie, recherche pour le vouer au supplice et à la mort. Il se plaint que son père, tremblant de la faiblesse du grand âge et accablé par les années, [260] a été mis à mort et que les membres du vieillard massacré ont été dépecés, alors que, abusées par ta ruse, ses sœurs ont osé par piété un crime impie. Jason peut, si tu écartes ta cause, défendre la sienne : innocent, aucun sang ne l’a souillé, sa main était loin du glaive, et il est resté pur loin de vos intrigues. Toi, toi, machinatrice de mauvaises actions, toi chez qui, pour tout oser, la méchanceté de la femme est une force virile, toi qui n’as aucun souvenir de ta renommée, va-t-en, nettoie mes États, emporte avec toi, en même temps, [270] tes herbes mortelles, libère mes concitoyens de leur crainte, tourmente les dieux sur une autre terre. (Médée) Tu me forces à m’enfuir ? Rends à l’exilée son bateau, et rends-lui son compagnon : pourquoi m’ordonnes-tu de fuir seule ? Je ne suis pas venue seule. Si tu crains de subir des guerres, chasse-nous l’un et l’autre de ton royaume. Pourquoi fais-tu une différence entre les deux criminels ? C’est pour lui que Pélias est mort, pas pour nous ; ajoute la fuite, les vols, un père abandonné et un frère mis en morceaux, tout ce qu’encore maintenant mon mari enseigne à ses nouvelles épouses ; cela n’est pas à moi : [280] toutes ces fois, je me suis rendue coupable, mais jamais pour moi. (Créon) Tu aurais déjà dû être sortie. Pourquoi accumules-tu des retards en parlant ? (Médée) Suppliante, en m’en allant, je t’adresse cette ultime prière : que la faute d’une mère n’entraîne pas des enfants innocents. (Créon) Va : je les accueillerai dans mon sein paternel comme si je les avais engendrés. (Médée) Par l’union bénie de ce mariage royal, par les espérances futures qu’il suscite et par les destins des royaumes que la Fortune inconstante agite en ses vicissitudes diverses, je t’en supplie, accorde généreusement à une exilée un court délai, le temps que je donne à mes enfants mes derniers baisers, en mère qui peut-être se meurt. [290] (Créon) Tu demandes du temps pour tes perfidies. (Médée) Quelle perfidie peut-on craindre en un temps si court ? (Créon) Pour nuire, aucun temps n’est trop court pour les méchants. (Médée) Refuses-tu donc un peu de temps aux larmes d’une malheureuse ? (Créon) Même si la terreur fichée en moi résiste à tes prières, un jour unique te sera accordé pour préparer ton exil. (Médée) C’est trop ; tu peux retrancher une part de ce jour : et moi-même je me hâte. (Créon) Tu subiras la peine capitale, si, avant que Phébus ne ramène la clarté du jour, tu ne quittes pas l’Isthme. Les cérémonies sacrées du mariage m’appellent, [300] m’appelle à prier ce jour de fête en l’honneur d’Hyménée. SCENE III. LE CHOEUR Trop audacieux celui qui, le premier, sur un si fragile radeau, rompit les flots perfides et, voyant ses terres dans son dos, confia sa vie aux vents légers, et, fendant les mers en une course incertaine, a pu se fier à un mince morceau de bois, tiré en une trop étroite frontière entre les routes de la vie et de la mort. Personne ne connaissait encore les astres [310] ni n’avait fait usage des étoiles dont est peint le ciel ; le radeau ne savait pas encore éviter les Hyades pluvieuses ni les lumières de la Chèvre d’Olène ni les chariots de l’Ourse que suit et dirige paresseusement le vieux Bouvier : ni Borée ni le Zéphyr n’avaient encore de nom. Tiphys osa déployer ses voiles sur la vaste mer [320] et dicter aux vents de nouvelles lois : tantôt tendre les câbles de toute la courbure des voiles, tantôt, après avoir déplacé les écoutes vers l’avant, chercher à surprendre les vents obliques ; tantôt placer les vergues en sécurité à mi-mât, tantôt les attacher au sommet, lorsque, alors trop avide, le marin désire tous les vents et qu’en haut du navire, tremblent les pavillons écarlates. Nos pères virent des siècles heureux, [330] éloignés de toute fraude. Chacun, paresseusement attaché à ses rivages, devenu vieux sur la terre de ses ancêtres, riche de peu, ne connaissait de ressources si ce n’est celles qu’avait produites le sol natal. Les règles de ce monde bien clôturé, le pin thessalien les réduisit à une seule : il contraignit la mer à subir ses coups et les flots éloignés à devenir une partie de nos peurs. Ce pin funeste a souffert de pénibles châtiments, [340] conduit à travers de si longues terreurs, alors que les deux montagnes, verrous de l’abîme, d’un côté et de l’autre, ont craqué en un élan soudain, comme en un fracas céleste, et que la mer, prise au piège, a éclaboussé le ciel étoilé et les nuages eux-mêmes. L’audacieux Tiphys pâlit et, de sa main défaillante, il lâcha toutes les rênes ; Orphée se tut, sa lyre paralysée, et Argô elle-même perdit la voix. [350] Et quoi, lorsque la vierge du Pélore sicilien, les flancs entourés de chiens enragés, a libéré en même temps toutes leurs gueules ? Qui n’a pas frissonné de tous ses membres alors que ce monstre unique aboie tant de fois ? Et quoi, alors que les sinistres fléaux tentaient de charmer de leur voix harmonieuse la mer d’Ausonie, lorsque, leur faisant écho de sa cithare de Piérie, le Thrace Orphée força presque à le suivre la Sirène habituée à retenir les bateaux par son chant ? [360] Quel fut le prix de cette course ? La Toison d’or et Médée, mal plus grand que la mer, récompense digne de ce premier navire. Maintenant désormais la mer a cédé et elle subit toutes les lois ; on ne cherche plus une Argô assemblée par la main de Pallas, illustre en ramenant les rames de rois ; n’importe quelle barque parcourt le large en tout sens ; toute borne a été déplacée et des villes [370] ont installé leurs murailles sur une terre nouvelle ; accessible de partout, le monde n’a laissé aucune chose à la place où elle avait été : l’Indien boit les eaux glaciales de l’Araxe, les Perses boivent celles de l’Elbe et du Rhin. Viendront plus tard, avec les années, des temps où l’Océan relâchera les barrières des choses, où la terre s’ouvrira immense, où Thétys dévoilera de nouveaux mondes et où, parmi les terres, Thulé ne sera plus la dernière. ACTE TROISIEME. SCENE I. LA NOURRICE, MÉDÉE. [380] (La nourrice) Toi que j’ai nourrie, vers où précipites-tu ton pas hors de ta maison ? Arrête, et contiens tes fureurs et réprime ton élan. Pareille à une ménade qui, trébuchante, a porté ses pas inspirés lorsqu’elle a perdu la raison, déjà en proie au dieu, sur le sommet du Pinde neigeux ou les cimes de Nysa, elle ne cesse de courir çà et là en des transports sauvages, portant sur son visage les signes d’une folie délirante. Sa figure est en feu ; elle cherche son souffle au plus profond d’elle, elle crie, elle baigne ses yeux de larmes abondantes, elle rayonne. Elle atteste tous les sentiments : [390] elle se fige, elle menace, elle bouillonne, elle se plaint, elle gémit. De quel côté penchera le poids de son cœur ? Où déchargera-t-elle ses menaces ? Où se brisera ce funeste flux ? Sa fureur déborde : elle agite en son esprit un crime ni aisé ni médiocre ; elle se surpassera ; nous reconnaissons les marques d’une ancienne colère. Quelque chose de grand menace, de sauvage, d’inhumain, d’impie : Je perçois le visage de la Fureur. Puissent les dieux tromper ma crainte ! (Médée) Si tu cherches, malheureuse, quelle mesure assigner à ta haine, imite ton amour. Moi, que je supporte sans me venger ces noces royales ? S’écoulera-t-il ici inactif, le jour [400] demandé, le jour donné au prix de si grandes intrigues ? Tant que la terre au milieu du monde portera le ciel en équilibre et tant que le brillant firmament roulera ses cycles fixés, et tant que l’on ne pourra compter les grains de sable et que le jour suivra le soleil et que les étoiles suivront la nuit, tant que le pôle fera tourner les Ourses au sec, que les fleuves tomberont dans la mer, jamais ne se relâchera ma fureur pour les châtiments et toujours elle grandira. Quels monstres féroces, quelle Scylla, quelle Charybde, engloutissant les mers d’Ausonie [410] et de Sicile, ou quel Etna écrasant un Titan haletant bouillonneront de si grandes menaces ? Non, un fleuve tumultueux, une mer tempétueuse, ou le Pont sauvagement agité par le Corus ou la force des feux attisée par le vent ne pourraient arrêter les assauts de notre colère : j’abattrai et je renverserai tout. Il redoute Créon et les armées du chef thessalien. Le véritable amour ne peut craindre personne. Mais à supposer qu’il ait cédé dans la contrainte et qu’il se soit rendu, il aurait pu au moins aller vers son épouse et lui parler une dernière fois. Cela même, il l’a redouté, l’intrépide ! [420] il était permis, du moins, à un gendre de retarder le moment d’un exil cruel : un seul jour a été accordé pour les deux enfants. Je ne me plains pas de ce bref délai : il sera largement suffisant. Ce jour connaîtra, oui, il connaîtra un acte que jamais aucun jour ne saurait taire : j’attaquerai les dieux et j’ébranlerai tout. (La nourrice) Reprends tes sentiments, maîtresse, troublés par le malheur, apaise ton cœur. (Médée) Il n’y a qu’un seul repos, c’est si je vois tout écrasé avec moi dans ma ruine : qu’avec moi tout s’en aille. C’est un plaisir, lorsque l’on périt, d’entraîner les autres. (La nourrice) Vois combien nombreux sont les périls à redouter, si tu persistes : [430] personne ne peut impunément s’attaquer aux puissants. SCÈNE II. - JASON, MÈDÉE. (Jason) - 0 Destinée barbare, ô Sort impitoyable, et toujours également cruel dans sa faveur et dans sa haine ! Les dieux ne savent-ils donc trouver à mes malheurs que des remèdes pires que les maux? Si je veux garder la foi conjugale et la reconnaissance que je dois à mon épouse, je dois affronter la mort; si je ne veux pas mourir, je suis forcé de devenir parjure. Ce n'est pas la crainte pourtant qui me fait oublier mes engagements d'époux, c'est ma tendresse alarmée; car la mort de mes enfants suivrait de près la mienne. Si tu habites le ciel, Justice incorruptible, [440] je t'invoque et te prends à témoin! C'est à mes enfants que je me dévoue. Leur mère, elle-même, j'en suis sûr, malgré sa violence et son humeur intraitable, tient plus à ses enfants qu'à son époux. Je veux essayer l'effet de mes prières sur son âme irritée. A mon aspect, je la vois s'agiter et bondir de fureur. La haine éclate dans tous ses traits, et son visage exprime toute la colère qui bouillonne dans son coeur. (Médée) - Je fuis, Jason, je fuis. L'exil n'est pas nouveau pour moi; c'est la cause de l'exil qui est nouvelle. C'est pour toi que j'ai fui jusqu'à ce jour ---. Je quitte ces lieux, je pars. [450] Mais en me chassant de ton palais, où veux-tu que j'aille? vers le Phase, en Colchide, dans le royaume de mon père, dans ces plaines arrosées du sang de mon frère? En quel pays m'ordonnes-tu de porter mes pas? Quelles mers faut-il que je traverse encore? Le détroit de l'Euxin, par où j'ai ramené toute une armée de héros en suivant un amant adultère à travers les Symplégades? Est-ce l'humble Iolchos ou les vallons de la Thessalie que tu me donnes pour séjour? Toutes les voies que je t'ai ouvertes, je me les suis fermées. Où me renvoies-tu? Tu m'imposes l'exil ; mais tu ne m'en indiques pas le lieu. [460] Il faut partir : voilà ce que m'ordonne le gendre de Créon. Je consens à tout : accable-moi des plus cruels traitements; je les ai tous mérités. Que le roi dans sa colère épuise toutes les cruautés contre la rivale de sa fille, qu'il charge mes mains de chaînes, qu'il me plonge dans l'éternelle nuit d'un cachot affreux : c'est moins encore que je ne mérite. Homme ingrat ! souviens-toi donc de ces taureaux qui vomissaient le feu, et qui glaçaient de terreur tes compagnons et toi-même, dans cette plaine d'où sortait tout à coup une moisson furieuse de soldats armés, [470] enfants de la terre, qui, à mon commandement, s'entr'égorgèrent tous. Rappelle-toi encore le bélier de Phryxus dont tu venais conquérir la riche dépouille, et le dragon vigilant forcé, pour la première fois, de céder à la puissance du sommeil; et mon frère mis à mort, et tous les crimes résumés par moi en un seul crime, et les filles de Pélias abusées par mes artifices jusqu'à mettre en pièces le corps de leur vieux père qui ne devait point revivre. N'oublie pas non plus que, pour chercher sur tes pas un autre royaume, j'ai abandonné le mien. Par les enfants que tu espères d'une nouvelle épouse, par le repos que tu vas trouver dans le palais de Créon, par les monstres que j'ai vaincus, [480] par ces mains toujours dévouées à te servir, par les périls dont je t'ai délivré, par le ciel et la mer témoins de nos serments, prends pitié de ma misère, je t'en supplie, et rends-moi, au sein de la prospérité, le prix de mes bienfaits. De toutes ces richesses que les Scythes vont ravir si loin et rapportent des brûlantes plaines de l'Inde, de ces monceaux d'or si considérables, que nos palais ne peuvent les contenir et que nous en faisons l'or- nement de nos bois, je n'ai rien emporté dans ma fuite que les membres de mon frère; encore était-ce pour toi. Ma patrie, mon père, mon frère, ma pudeur, je t'ai tout sacrifié : ce fut ma dot. Rends-moi tous ces biens puisque tu me renvoies. [490] (Jason) - Créon, dans sa colère, voulait vous ôter la vie. Fléchi par mes larmes, il se borne à vous exiler. (Médée) - Je regardais l'exil comme un châtiment; mais, à ce que je vois, c'est une faveur. (Jason) - Tandis que vous le pouvez encore, fuyez, sauvez-vous de ces lieux. Les rois sont terribles dans leur colère. (Médée) - Ce que tu me conseilles, c'est pour Créuse que tu penses l'obtenir : tu veux l'affranchir d'une rivale odieuse. (Jason) - Médée me reproche mes amours? (Médée) - Oui, et tes meurtres, et tes perfidies. (Jason) - Mais de quels crimes enfin pouvez-vous m'accuser? (Médée) - De tous ceux que j'ai commis. (Jason) - Il ne reste plus qu'à me déclarer coupable même de tous vos forfaits. [500] (Médée) - Ces forfaits sont les tiens, oui les tiens : le crime est à celui qui en recueille les fruits. Quand je serais infâme pour tous les autres, toi seul devrais me défendre, et soutenir mon innocence. Celle qui s'est rendue coupable pour toi, doit être pure à tes yeux. (Jason) - La vie est un supplice, quand on rougit de l'avoir reçue. (Médée) - On ne la conserve pas, quand on rougit d'un tel bienfait. (Jason) - Que ne calmez-vous plutôt ces mouvements de fureur? vous êtes mère, songez à vos enfants. (Médée) - Je n'en veux plus, je les renie, je les rejette, si Créuse doit leur donner des frères. (Jason) - Elle est reine pour offrir un asile à des fils d'exilés, et puissante pour les protéger dans leur infortune. [510] (Médée) - Que les dieux m'épargnent ce malheur affreux, de voir un sang illustre mêlé au sang d'une race infâme, et les descendants du Soleil unis aux enfants de Sisyphe. (Jason) - Pourquoi cette obstination cruelle à vouloir nous perdre ainsi tous les deux? Partez, je vous en conjure. (Médée) - Créon lui-même a écouté mes prières. (Jason) - Que puis-je faire pour vous, dites-le-moi ? (Médée) - Pour moi? tout jusqu'au crime. (Jason) - Je suis entre deux rois qui me pressent. (Médée) - Tu as aussi Médée plus puissante qu'eux et plus redoutable. Faisons-en l'épreuve; laisse-moi les combattre, et que Jason soit le prix de la victoire. (Jason) - Le malheur a brisé mes forces. Vous-même craignez le retour des maux que vous avez déjà éprouvés. [520] (Médée) - En tout temps j'ai dominé la Fortune. (Jason) - Acaste s'avance; Créon, plus proche encore, est aussi plus redoutable. (Médée) - Fuis-les tous deux. Je n'exige pas que tu prennes les armes contre ton beau-père; Médée ne veut pas que tu souilles tes mains du sang de ta famille. Conserve ta vertu; mais suis-moi. (Jason) -- Et qui nous défendra, si nous avons à soutenir une double guerre? si Créon et Acaste réunissent leurs armées? (Médée) - Ajoute à leurs troupes celles de la Colchide, sous la conduite d'Ééta,joins les Scythes aux Grecs, et tu verras tous, ces ennemis périr au sein des flots. (Jason) - Le sceptre m'inspire de l'effroi. (Médée) -- Prends garde plutôt de le convoiter. [530] (Jason) - Cet entretien pourrait devenir suspect; ne le prolongeons pas. (Médée) - Puisqu'il en est ainsi, puissant maitre des dieux, fais retentir le ciel du bruit de ton tonnerre, arme ton bras et ébranle l'univers de tes foudres vengeresses. Tu n'as pas besoin de choisir la place où tu dois frapper. Lui ou moi, n'importe, qui que ce soit de nous deux qui meure, ce sera toujours un coupable; les carreaux ne s'égareront pas en tombant sur nous. (Jason) - Revenez à des pensées plus sages, et parlez avec calme. S'il y a dans le palais de mon beau-père quelque chose qui puisse adoucir l'amertume de votre exil, vous n'avez qu'à le demander. [540] (Médée) - Je sais mépriser les trésors des rois, et c'est, tu ne l'ignores pas, ce que j'ai toujours fait. Seulement laisse-moi prendre mes enfants pour qu'ils m'accompagnent dans mon exil, et que je puisse répandre mes larmes dans leur sein. Toi, tu auras de nouveaux enfants. (Jason) - Je voudrais pouvoir consentir à ce que vous me demandez, je l'avoue, mais l'amour paternel me le défend. Créon lui-même, tout roi qu'il est, et mon beau-père, n'obtiendrait jamais de moi un pareil sacrifice. Mes enfants sont les seuls liens qui m'attachent à la vie, la seule consolation de mes affreux tourments. Je renoncerais plutôt à l'air que je respire, à mes propres membres, à la lumière du jour. (Médée) - Voilà donc comme il aime ses enfants ! [550] C'est bien. Il est en ma puissance : j'ai un endroit où le frapper. Permets au moins que je leur fasse mes adieux; permets que je leur donne mes derniers baisers. Tu ne peux me refuser cette faveur suprême que j'implore. Oublie tout ce que j'ai pu te dire dans la vivacité de mon emportement. Conserve de moi un souvenir plus favorable, et que ces paroles échappées à la colère s'effacent de ta mémoire. (Jason) - Je les ai toutes oubliées. Ce que je vous demande seulement, c'est de modérer l'excès de votre douleur, et de rendre la paix à votre âme. La résignation dans le malheur en adoucit l'amertume. [560] (Médée) - Il s'en va ---. Quoi ! tu me quittes ainsi, oubliant et moi-même, et tous mes bienfaits ! Ne te souvient-il plus de moi ? Tu t'en souviendras à jamais. Allons, Médée, déploie toute ta puissance et toutes tes ressources. Le fruit de tant de crimes pour toi, c'est de ne plus connaître de crimes. La ruse ne servirait de rien ici : on te craint. Frappe à l'endroit où l'on ne peut songer à se défendre. Poursuis : il faut oser, il faut exécuter ce qui est en ton pouvoir, et même ce qui est au-dessus de tes forces. Et toi, ma fidèle nourrice, la confidente de mes peines, la compagne de ma vie agitée, viens seconder mes tristes résolutions. [570] Il me reste un manteau précieux, don céleste consacré dans ma famille, et le plus bel ornement du trône de Colchide, donné par le Soleil à mon père, comme une marque de sa haute origine. J'ai, de plus, un beau collier d'or, et un diadème du même métal, étincelant de pierreries, qui me sert à parer ma tête. Je veux que mes enfants les offrent de ma part à la nouvelle épouse, mais après que je les aurai moi-même imprégnés d'un philtre magique par mes enchantements. Invoquons Hécate, et préparons le sacrifice funèbre. Dressons l'autel, et que le feu s'allume. SCENE III. LE CHOEUR La force de la flamme ou du vent en tempête [580] n'est pas aussi grande, ni la force redoutable d'un trait brandi, que celle d'une épouse dépouillée de ses noces, quand elle brûle de haine ; non plus lorsque l'Auster, chargé de nuages, a apporté les pluies de l'hiver et quand l'Hister se précipite en torrent, ne permet plus aux ponts de se rejoindre et erre à l'aventure ; non plus quand le Rhône repousse la mer ou quand, une fois les neiges fondues, sous un soleil déjà ardent et au milieu du printemps, [590] l'Hémus se défait en rivières boueuses. Aveugle est le feu attisé par la colère ; il ne se soucie pas d'être dirigé ni ne supporte de freins ou ne craint pas la mort ; il brûle de se jeter sur les épées elles-mêmes. Grâce, ô dieux, nous implorons la faveur que vive en sécurité celui qui a soumis les flots. Mais le maître de la mer est furieux que soit vaincu le deuxième royaume de l'univers. Le jeune homme qui a osé pousser les chars éternels, [600] oublieux de la borne fixée par son père, a lui-même subi les feux que dans sa folie il a répandus dans le ciel. Un chemin connu n'a coûté cher à personne : va par où le peuple qui t'a précédé est allé en sécurité ; dans ta violence, ne brise pas les lois sacro-saintes de l'univers. Quel que soit celui qui a touché les illustres rames de l'audacieux vaisseau et dépouillé le Pélion de l'ombre épaisse du bois sacré, [610] celui qui a franchi les roches errantes et, après avoir parcouru tant d'épreuves sur la mer, attaché son câble sur un rivage barbare pour revenir pilleur d'un or étranger, par une mort sinistre, il a expié les lois profanées de la mer. La mer provoquée exige un châtiment : Tiphys, tout d'abord, le dompteur des flots, a abandonné le gouvernail à un pilote ignorant ; mort sur un rivage étranger, loin du royaume paternel, [620] et recouvert d'une tombe ordinaire, il gît parmi des ombres inconnues. Ensuite, au souvenir du roi disparu, Aulis retient dans les ports oisifs les bateaux qui se plaignent de rester immobiles. Quant à lui, qui est né de la mélodieuse Camène, qui, au son de ses cordes touchées par le plectre, arrêta le torrent, fit taire les vents, auprès duquel se posa l'oiseau, après avoir cessé de chanter, accompagné de la forêt tout entière, [630] il gît démembré parmi les campagnes de Thrace, mais sa tête a flotté sur l'Hèbre affligé : il a touché le Styx et le Tartare, déjà connus, pour ne plus revenir. Alcide abattit les fils d'Aquilon, tua l'enfant de Neptune, habitué à prendre d'innombrables formes : lui-même, après qu'il eut apaisé la terre et le ciel, après que les royaumes du farouche Dis lui eurent été ouverts, se couchant vivant sur l'Oeta en feu, [640] il offrit ses membres aux flammes cruelles, consumé par le poison d'un sang double, cadeau de son épouse. Le sanglier violent abattit Ancée d'un coup ; le frère de ta mère, Méléagre, tu l'immoles, dans ton impiété, et tu meurs par la main de cette mère en colère : tous l'ont mérité. Mais, par sa mort, quel crime a expié le tendre garçon qui n'a pu être retrouvé par le puissant Hercule, ce garçon, hélas ! enlevé dans des eaux sans danger ? [650] Allez maintenant, braves, sillonnez la mer, alors qu'il faut craindre une source. Idmon, bien qu'il fût bien informé de son destin, un serpent l'ensevelit dans les sables de Lybie ; véridique pour tous, mensonger pour lui seul, Mopsus tomba et fut privé de Thèbes. S'il a vraiment chanté l'avenir, il errera en exil, le mari de Thétis ; Nauplius, qui nuira aux Argyens de ses feux trompeurs, tombera précipité dans la mer, [660] (et il paiera un châtiment pour le crime de son père), l'Oïlé, en mourant par la foudre et la mer ; rachetant le destin de ton époux de Phères, toi, son épouse, tu perdras la vie pour ton mari. Celui-là même qui ordonna que fut ramenée en butin sur ce premier navire la dépouille d'or, Pélias, bouilli dans un chaudron mis sur le feu, brûla, errant au milieu d'eaux étroites : désormais, c'est assez, dieux, vous avez vengé la mer : épargnez celui qui a agi sur ordre. ACTE QUATRIÈME. SCÈNE 1. - LA NOURRICE. [670] Mon âme est saisie d'horreur et d'effroi: un malheur affreux se prépare. Le courroux de Médée s'accroît et s'enflamme d'une manière effrayante, et son délire passé renaît. Je l'ai vue souvent, dans ses transports, attaquer les dieux et forcer le ciel même à lui obéir. Mais ce qu'elle médite en ce moment doit être plus terrible et plus étrange encore, car à peine s'est-elle échappée d'ici d'un pas furieux pour se renfermer dans son cruel sanctuaire, qu'elle a déployé toute sa puissance, et mis en oeuvre des philtres qu'elle-même avait toujours redoutés, et tout ce qu'elle connaît de maléfices cachés, mystérieux, inconnus. [680] Puis, étendant la main gauche sur son autel funeste, elle appelle toutes les bêtes féroces qu'enfantent les sables brillants de la Libye, et ceux que recèlent les repaires glacés du Taurus sous ses neiges éternelles. Elle appelle tous les monstres. Attirés par ses évocations magiques, des reptiles sans nombre s'élancent de leurs retraites. Un vieux serpent s'avance, allongeant avec effort ses orbes immenses. Il agite ses trois dards et cherche des yeux la proie qu'il doit dévorer. Mais les paroles magiques l'arrêtent. Il replie ses anneaux, [690] et ramène tout son corps en spirale. « Les monstres nés dans les parties basses de la terre, dit Médée, ne m'offrent qu'une ressource misérable et commune. C'est au ciel que je dois demander des poisons. Il est temps que je m'élève au-dessus des enchantements vulgaires. Il faut qu'à ma voix descende le serpent énorme qui s'étend comme un large fleuve dans l'étendue du ciel, et presse dans ses vastes noeuds les deux monstres dont le plus grand favorise les Grecs et le plus petit les Tyriens. Le Serpentaire ouvrira ses bras qui enchaînent le gigantesque reptile, et le forcera d'épancher son venin. [700] Je veux aussi par mes enchantements attirer Python qui osa combattre contre deux divinités. Je veux avoir en ma puissance l'hydre de Lerne avec toutes ses têtes qui renaissaient sous le bras d'Hercule. Et toi aussi, viens, dragon vigilant de la Colchide, toi qui t'endormis pour la première fois à mes magiques accents. » Après avoir évoqué tous ces monstres, elle mêle ensemble les plantes vénéneuses qui naissent sur les sommets inaccessibles de l'Éryx et parmi les éternels frimas du Caucase, arrosé du sang de Prométhée; [710] et celles qui servent à empoisonner les flèches des guerriers de l'Arabie Heureuse, des archers mèdes ou des Parthes légers; et celles que, sous un ciel glacé, les Suèves recueillent dans la célèbre forêt Hercynienne. Tous les poisons que la terre produit dans la saison où les oiseaux font leurs nids, ceux qu'elle engendre lorsque les rigoureux aquilons ont dépouillé les forêts de leur verte parure, et. que l'âpreté du froid a enchaîné la terre ; toutes les herbes dont le poison mortel est caché dans la fleur, toutes celles dont il faut tordre les racines pour en extraire les sucs malfaisants, Médée les tient entre ses mains. [720] L'une vient du mont Athos en Thessalie, l'autre de la cime du Pinde. C'est sur les sommets du Pangée que celle-ci a laissé tomber sa tête encore tendre sous le tranchant de la faux. Une partie de ces plantes a été cueillie sur les bords du Tigre aux eaux rapides et profondes; une autre sur les rives du Danube; une autre dans ces plaines arides où les tièdes eaux de l'Hydaspe roulent des pierres précieuses, et sur les rivages du Bétis qui donne son nom à la contrée qu'il baigne avant de décharger ses eaux tranquilles dans la mer d'Hespérie. Les unes ont été coupées avec le fer avant le lever du soleil, les autres dans les ténèbres de la nuit la plus profonde ; [730] celles-ci enfin sont tombées sous l'ongle enchanté de la magicienne. Elle arrose ces végétaux mortels du venin des serpents, y mêle le sang de sinistres oiseaux, le coeur du triste hibou et les entrailles vivantes de la chouette au cri lugubre. La cruelle magicienne réunit ces éléments divers, pénétrés du feu le plus actif et du froid le plus rigoureux. Elle ajoute à leurs poisons des paroles non moins redoutables. Mais j'entends le bruit de ses pas furieux. Elle prononce les formules sacrées, et le monde s'ébranle à ses premiers accents. SCÈNE II. - MÉDÉE. [740] Je vous invoque, ombres silencieuses, divinités funèbres, aveugle Chaos, ténébreux palais du roi des enfers, cavernes de la mort défendues par les fleuves du Tartare ! Ames coupables, arrachez-vous un instant à vos supplices, et venez assister à ce nouvel hymen ! Que la roue qui déchire les membres d'Ixion s'arrête et le laisse toucher la terre ; que Tantale puisse enfin boire à son gré les eaux de Pyrène. Il me faut pour le beau-père de mon époux le plus affreux de vos tourments. Que le rocher roulant de Sisyphe cesse de fatiguer ses bras ; et vous, Danaïdes, qui vous consumez en vain à remplir vos tonneaux, venez toutes l'oeuvre qui doit s'accomplir en ce jour est digne de vous ! [750] Et toi, qu'appellent mes enchantements, astre des nuits, descends sur la terre sous la forme la plus sinistre, et avec toutes les terreurs qu'inspirent tes trois visages. C'est pour toi que, suivant l'usage de mon pays, dénouant ma chevelure, j'ai erré pieds nus dans les forêts solitaires, fait tomber la pluie par un ciel sans nuages, abaissé les mers, et contraint l'Océan de refouler ses vagues impuissantes jusqu'au fond de ses abîmes. J'ai, par ma puissance, troublé l'ordre de la nature en montrant à la fois le flambeau du jour et les astres de la nuit, et en forçant l'Ourse à se plonger dans les flots qui lui sont interdits. J'ai interverti les saisons : [760] j'ai fait éclore des fleurs sous les feux de l'été, et mûrir des moissons sous les glaces de l'hiver. J'ai forcé les flots impétueux du Phase à remonter vers leur source ; j'ai arrêté le cours du Danube et enchaîné ses ondes menaçantes qui s'écoulent par tant de canaux. J'ai fait gronder les flots, j'ai soulevé les mers sans le secours des vents. A ma voix, une antique forêt a perdu son ombrage, et le soleil, au milieu de sa carrière, a cessé d'éclairer le ciel. Mes accents font trembler les Hyades. [770] Il est temps, Hécate, que tu assistes à tes sacrifices. C'est pour toi que, d'une main sanglante, j'ai formé cette couronne qu'entoure neuf fois le serpent qui fut un des membres de Typhée dont la révolte ébranla le trône de Jupiter. C'est ici le sang d'un perfide ravisseur que Nessus donna en mourant à Déjanire ; c'est ici la cendre du bûcher de l'Oeta : elle est imprégnée du poison qui consuma le corps d'Hercule. [780] Tu vois ici le tison d'Althée, soeur tendre autant que mère cruelle dans sa vengeance. Voici les plumes que les Harpies laissèrent dans un antre inaccessible en fuyant la poursuite de Zétès. En voici d'autres arrachées aux oiseaux du Stymphale qui tombèrent sous les flèches trempées dans le sang de l'hydre de Lerne. Mais l'autel retentit : je reconnais mes trépieds qu'agite une déesse favorable. Je vois le char rapide d'Hécate, non celui qu'elle guide à travers les nuits, quand son disque d'argent resplendit de lumière; [790] mais celui qu'elle monte quand, vaincue par les enchantements des magiciennes de Thessalie, elle prend une figure lugubre, et resserre la courbe qu'elle doit décrire dans le ciel. 0 déesse, j'aime cette lumière pâle et blafarde que tu répands dans les airs. Frappe les nations d'une terreur inconnue. Appelle à ton secours les cymbales corinthiennes. Je t'offre un sacrifice solennel sur un gazon sanglant, et j'en allume le feu nocturne avec cette torche retirée du milieu des tombeaux. [800] C'est pour toi qu'en tournant la tête, je prononce les paroles sacrées; c'est pour toi que mes cheveux épars sont à peine retenus par une bandelette flottante, comme dans la cérémonie des funérailles; c'est pour toi que je secoue ce rameau e cyprès trempé dans les eaux du Styx; c'est pour toi que, découvrant mon sein jusqu'à la ceinture, comme une bacchante, je vais me percer les bras avec ce couteau sacré, et répandre mon sang sur l'autel. Accoutume-toi, ma main, à tirer le glaive, [810] et à faire couler un sang qui m'est cher. Je me suis frappée et la liqueur sacrée a jailli. Si tu trouves que je t'invoque trop souvent, pardonne à mes prières importunes. Aujourd'hui, comme toujours, c'est Jason qui me force d'implorer ton assistance. Pénètre d'un venin puissant cette robe que je destine à Créuse; et qu'aussitôt qu'elle l'aura revêtue, une flamme subtile dévore jusqu'à la moelle de ses os. [820] J'ai renfermé dans ce collier d'or un feu invisible que j'ai reçu de Prométhée, si cruellement puni pour le larcin qu'il fit au ciel, et qui m'a enseigné l'art de m'en servir. Vulcain aussi m'a donné un autre feu caché sous une mince enveloppe de soufre. J'ai de plus des feux actifs de la foudre tirés du corps de Phaëton, enfant du Soleil ainsi que moi. J'ai des flammes de la Chimère. J'en ai d'autres qui viennent de la poitrine embrasée du taureau de Colchide. [830] Je les ai mêlées avec le fiel de Méduse pour leur conserver toute leur vertu. Augmente l'énergie de ces poisons, divine Hécate, et nourris les semences de feu que recèlent ces présents. Fais qu'elles échappent à la vue et résistent au toucher; que la chaleur pénètre dans le sein et dans les veines de ma rivale; que ses membres se décomposent, que ses os se dissipent en fumée, et que la chevelure embrasée de cette nouvelle épouse jette plus de flammes que les torches de son hymen! [840] Mes voeux.sont exaucés. L'intrépide Hécate a fait entendre un triple aboiement, et les feux de sa torche funèbre ont donné le signal. Le charme est accompli. Je vais appeler mes. enfants qui porteront de ma part ces dons précieux à ma rivale. Allez, allez, enfants d'une mère infortunée. Par ces présents et par vos prières, gagnez le couur d'une maîtresse et d'une marâtre. Allez, et revenez vite afin que je puisse encore jouir de vos embrassements. SCÈNE III. - (Le choeur) Où court cette ménade sanglante, [850] égarée par son amour cruel? Quel nouveau crime médite-t-elle dans le délire qui l'entraîne? Son visage est enflammé de colère; elle agite fièrement sa tête avec des gestes farouches, et menace le roi. Qui la prendrait pour une exilée? A l'ardente rougeur de ses joues succède la paleur. [860] Sa figure changeante reflète toutes les teintes. Elle s'élance de tous côtés, comme une tigresse à qui on a dérobé ses petits parcourt d'un pas furieux les forêts du Gange. Ainsi Médée ne sait maîtriser ni sa rage, ni son amour. L'amour et la rage conspirent dans son coeur. Que va-t-il arriver? [870] Quand cette furie de la Colchide quittera-t-elle ce pays? Quand délivrera-t-elle notre royaume et nos rois de la terreur qu'elle inspire? 0 Soleil! ne retiens plus les rênes de ton char. Laisse la nuit bienfaisante éteindre ta lumière, et que l'astre du soir mette fin à ce jour si plein d'alarmes. ACTE CINQUIÈME. SCÈNE I. - UN ENVOYÉ, LE CHOEUR, LA NOURRICE, MÉDÉE, JASON. (L'envoyé) - Tout a péri : cette royale famille n'est plus. [880] Le père et la fille ont mêlé leurs cendres. (Le choeur) - Quelle a été la cause de leur ruine? (L'envoyé) - Celle qui perd tous les rois: des présents. (Le choeur) - Et quel piège pouvaient-ils cacher? (L'envoyé) - J'en suis moi-même stupéfait. La catastrophe est arrivée, et je puis à peine y croire. (Le choeur) - Comment la chose s'est-elle passée? (L'envoyé) - Un feu dévorant s'est allumé soudain, comme à un signal donné, et s'est répandu dans tout le palais qui n'est plus qu'un monceau de cendres, et l'on craint pour la ville. (Le choeur) - Il faut éteindre cet incendie. (L'envoyé) - Ce qu'il y a de plus incompréhensible dans cette calamité, c'est que l'eau même ne fait qu'irriter la flamme. Plus on veut l'arrêter, plus elle étend ses ravages : [890] elle se fortifie par les obstacles mêmes qu'on lui oppose. (La nourrice) - Hâtez-vous, princesse, de quitter ce séjour des Pélopides : cherchez un asile partout où vous pourrez. (Médée) - Moi, fuir ! Si j'étais partie d'abord, je reviendrais pour ce spectacle. J'aime à voir la cérémonie de ce nouvel hymen. Médée, pourquoi t'arrêter? Poursuis, après un si heureux commencement. Cette joie que tu goûtes n'est qu'une faible partie de ta vengeance. Tu aimes encore, insensée que tu es, si c'est assez pour toi d'avoir privé Jason d'une épouse. Invente pour lui un châtiment extraordinaire, qui sera pour toi-même un témoignage de ta puissance. [900] Brise les liens les plus sacrés; étouffe tout remords. La vengeance est frivole, quand elle laisse les mains pures. Ranime tes ressentiments, attise ta colère, et cherche au fond de ton coeur tout ce qui s'y est amassé de violence et de fureur. Que tout ce que tu as fait jusqu'ici paraisse juste et honnête. Montrons combien sont légers, combien sont vulgaires les crimes que j'ai commis. Ce n'était que le prélude de mes vengeances. Quel grand forfait pouvait commettre ma main novice? Que pouvait le délire d'une vierge timide? [910] Maintenant, je suis Médée mon génie s'est développé dans le crime. Je me réjouis, oui, je me réjouis d'avoir décapité mon frère; je m'applaudis d'avoir mis son corps en pièces, et dépouillé mon père de son mystérieux trésor. Je m'applaudis d'avoir armé les mains des fils de Pélias contre les jours de leur vieux père. Cherche le but que tu veux frapper, ô ma vengeance : il n'est plus de crime que ma main ne puisse exécuter. Où vas-tu adresser tes coups? et de quels traits veux-tu accabler ton-perfide ennemi? J'ai formé dans mon ceeur je ne sais quelle résolution barbare que je n'ose encore m'avouer à moi-même. Imprudente, je me suis trop hâtée. [920] Plût au ciel que mon parjure époux eût quelques enfants de ma rivale! Mais ceux que tu as de lui, suppose qu'ils sont nés de Créuse. J'aime cette vengeance, et c'est avec raison que je l'aime: car c'est le crime qui doit couronner tous mes crimes. Médée, prépare-toi. Enfants, qui fûtes autrefois les miens, c'est à vous d'expier les forfaits de votre père. Mais je frémis; mon sang se glace dans mes veines, et mon cœur se trouble. Ma colère s'est évanouie, et la vengeance de l'épouse a fait place à toutes les affections de la mère. Quoi ! je répandrais le sang de mes fils, des enfants que j'ai mis au monde? [930] C'en est trop, ô délire ! ô vertige ! ce forfait inouï, ce meurtre abominable, je ne veux pas le commettre. Qu'ont-ils fait ces malheureux enfants? Leur crime, c'est d'avoir Jason pour père, et surtout Médée pour mère. Qu'ils meurent, car ils ne sont pas à moi; qu'ils périssent, car ils sont à moi. Ils ne sont coupables d'aucun crime, d'aucune faute; ils sont innocents, je l'avoue --- mon frère aussi était innocent ! Médée, pourquoi balancer? Pourquoi ces pleurs qui coulent de tes yeux? Pourquoi ce combat de l'amour et de la haine qui déchire ton coeur et le partage dans un flux et reflux de sentiments contraires? [940] Quand des vents furieux se font une guerre cruelle, les flots émus se soulèvent les uns contre les autres, et la mer bouillonne sous leurs efforts. C'est ainsi que mon coeur flotte irrésolu :la colère chasse l'amour, et l'amour la colère. Cède à la tendresse maternelle, ô ma vengeance. Venez, chers enfants, seuls appuis d'une famille déplorable, accourez, entrelacez vos bras autour de mon sein. Vivez pour votre père, pourvu que vous viviez aussi pour votre mère. Mais la fuite et l'exil m'attendent. Bientôt on va les arracher de mes bras, [950] pleurants et gémissants. Ils sont perdus pour leur mère; que la mort les dérobe aussi aux embrassements paternels. Mon courroux se rallume, et la haine reprend le dessus. Érinnys qui a toujours conduit mes mains les réclame pour un nouveau crime. La vengeance m'appelle : j'obéis. Plût au ciel que mon sein eût été aussi fécond que celui de l'orgueilleuse fille de Tantale, et que je fusse mère de quatorze enfants! Ma stérilité trahit ma vengeance. J'ai mis deux fils au monde : c'est assez pour mon père et pour mon frère. Mais où va cette troupe épouvantable de Furies? Qui cherchent-elles, et vers quel but se dirigent leurs traits enflammés? [960] Pour qui ces filles de l'enfer agitent-elles leurs torches sanglantes? Un serpent énorme siffle en déployant ses anneaux. Quelle victime Mégère va-t-elle frapper avec cette poutre horrible? Quelle est cette ombre qui traîne avec effort ses membres disloqués? C'est mon frère; il demande vengeance : il sera vengé. Enfonce toutes ces torches dans mes yeux; déchire, brûle : j'ouvre mon sein aux Furies. Dis à ces divinités vengeresses de se retirer, ô mon frère; dis-leur qu'elles peuvent retourner sans crainte au fond des enfers. Laisse-moi avec moi-même, et repose-toi sur cette main [970] qui a déjà tiré l'épée. Voici la victime qui doit apaiser tes mânes. Mais quel bruit soudain frappe mes oreilles? On arme contre moi, on en veut à ma vie. Montons au faite de ce palais. Ma vengeance n'est qu'à moitié satisfaite. Toi, nourrice, viens, je t'emmènerai avec moi. Maintenant, Médée, courage! Ne laisse pas ta puissance se perdre dans l'ombre. Montre à tout un peuple ce dont tu es capable. (Jason) - Sujets fidèles, qui pleurez le malheur de vos rois, accourez tous, et que l'auteur de ce crime affreux [980] tombe entre nos mains. Ici, braves guerriers, ici, frappez et détruisez ce palais de fond en comble. (Médée) - J'ai enfin recouvré mon sceptre, mon frère et mon père. La Colchide a reconquis sa toison d'or. Je reprends ma couronne et ma virginité ravie. 0 dieux redevenus propices! ô jour de gloire et d'hyménée! --- Va, maintenant ton crime est consommé; mais ta vengeance n'est pas assouvie. Achève donc, pendant que tes mains sont à l'œuvre. Pourquoi hésiter, ô mon âme? pourquoi balancer? Tu peux aller jusqu'au bout. Ma colère est tombée. Je me repens; j'ai honte de ce que je viens de faire. [990] Qu'ai-je donc fait, malheureuse? Le repentir ne sert de rien, maintenant que je l'ai fait. Malgré moi, la joie rentre dans mon coeur ; elle devient plus vive : il ne manquait à ma vengeance que Jason pour témoin. Il me semble que je n'ai rien fait encore. J'ai perdu tous les crimes que j'ai commis loin de ses yeux. (Jason) - La voilà sur le bord du toit. Lancez des feux contre elle et qu'elle périsse consumée par les instruments de ses forfaits. (Médée) - Jason, occupe-toi de faire les funérailles de tes enfants et de leur élever un tombeau. Ton épouse et ton beau-père ont reçu de moi les derniers honneurs qu'on doit aux morts. [1000] Cet enfant a déjà cessé de vivre; l'autre va sous tes yeux subir le même sort. (Jason) - Au nom de tous les dieux, au nom de notre commun exil et de cet hymen dont je n'ai pas volontairement brisé les noeuds, épargne cet enfant. Si quelqu'un est coupable, c'est moi. Tue-moi donc; frappe ma tête criminelle. MÉDÉE. - Non, j'enfoncerai le fer à l'endroit douloureux; l'endroit que tu veux dérober à mes coups. Va, maintenant, homme superbe, chercher la couche des vierges, après avoir déserté celle des femmes que tu as rendues mères. (Jason) - Mais un seul doit suffire à ta vengeance. (Médée) - Si j'avais pu me contenter d'une seule victime, je n'en aurais immolé aucune. [1010] C'est même trop peu de deux pour assouvir mon ressentiment. Je vais fouiller mon sein pour voir s'il ne renferme pas quelque autre gage de notre hymen, et le fer l'arrachera de mes entrailles. (Jason) - Achève et comble la mesure de tes crimes, je ne t'adresse plus de prières. Seulement ne prolonge pas davantage mon supplice. MÉDÉE. - Jouis lentement de ton crime, ô ma vengeance! ne te presse pas. Ce jour est à moi : profitons du temps qu'on m'a laissé. (Jason) - Mais arrache-moi la vie, bourreau. MÉDÉE. - Tu implores ma pitié ! C'est bien, mon triomphe est complet : je n'ai plus rien à te sacrifier, ô ma vengeance ! [1020] Ingrat Jason, lève tes yeux pleins de larmes. Reconnais-tu Médée? Voilà comme j'ai coutume de fuir : je m'élance vers le ciel. Deux dragons ailés s'attèlent à mon char. Tiens, voilà tes enfants. Moi je m'envole dans les airs. (Jason) - Oui, parcours les hautes régions de l'espace, et atteste, partout où tu passeras, qu'il n'y a point de dieux.