[17,0] Livre XVII-XVIII. [17,101] CI. SUR LA MORT DE SÉNÉCION. Chaque jour, chaque heure révèle à l'homme tout son néant : toujours quelque récente leçon lui rappelle sa fragilité qu'il oublie, et de l'éternité qu'il rêve rabat ses pensées vers la mort. - Où tend ce début ? demandez-vous. Vous connaissiez Cornélius Sénécion, ce chevalier si honorable et si obligeant d'abord obscur, il devait à lui seul son élévation, et pour arriver à tout il n'avait plus qu'un pas à faire ; car la grandeur croît plus facilement qu'elle ne commence. Il en est de même des richesses : il est ordinairement long et difficile à gagner l'argent qui nous tire de la pauvreté. Sénécion touchait à l'opulence; et deux moyens des plus efficaces, dont un seul même aurait suffi, l'y conduisaient naturellement : l'art d'acquérir et celui de conserver. Cet homme d'une sobriété extrême, non moins soigneux de sa santé que de son patrimoine, m'était venu voir le matin selon sa coutume ; il avait passé le reste du jour et une partie de la nuit au chevet d'un ami malade d'une affection grave et désespérée; à son retour, il avait soupé gaiement; eh bien ! la nuit il est saisi d'une indisposition subite, d'une suffocation qui lui serre le gosier, lui comprime la respiration et le laisse à peine vivre jusqu'au jour. Le voilà donc éteint en quelques heures, lui qui venait de remplir toutes les fonctions d'un homme sain et plein de vie; lui dont les capitaux travaillaient sur terre et sur mer, qui, pour essayer de tous les genres de profit, était même entré dans les fermes publiques : alors que tout succède à ses voeux, où l'or à grands flots courait s'engloutir dans ses coffres ; le voilà qui nous est enlevé. « Maintenant, Mélibée, greffe tes poiriers et aligne tes vignes. » Quelle folie à nous de jeter les plans d'une longue vie, nous qui ne sommes pas maîtres de demain! Quelle démence de fonder dans l'avenir des espérances sans bornes! - J'achèterai ceci, je construirai cela, je ferai tel prêt, telle rentrée, je remplirai telles dignités, et alors enfin, las de travailler et plein de jours, je passerai dans le repos ma vieillesse. - Ah ! croyez-moi, tout n'est qu'incertitudes, même pour les heureux : nul n'est en droit de se rien promettre de l'avenir. Que dis-je? ce que nous tenons fuit de nos mains, et jusqu'à l'heure présente, dont je me crois sûr, le sort l'anéantit pour moi. Le temps se déroule suivant des lois fixes, mais impénétrables; or, que m'importe que ce qui est mystère pour moi ne le soit pas pour la nature? On se propose des traversées lointaines, et après maintes courses aux plages étrangères, un tardif retour dans sa patrie; on se promet à l'armée les lentes récompenses accordées aux services, puis des gouvernements, puis des emplois qui mènent à d'autres emplois, et déjà la mort est à nos côtés, la mort, à laquelle on ne pense que quand elle frappe autrui; mais elle a beau multiplier à nos yeux ses instructives rigueurs, leur effet ne dure pas plus que la première surprise. Et quelle inconséquence ! on s'étonne de voir arriver un jour ce qui chaque jour peut arriver. Le terme de notre carrière est où l'ont fixé les destins et l'inexorable nécessité; mais nul de nous ne sait de combien il en est proche. Aussi faut-il disposer notre âme comme si nous y touchions déjà : ne remettons rien, et réglons journellement nos comptes avec la vie. Le grand mal de la vie, c'est qu'elle est toujours inachevée, c'est que toujours on en rejette une partie dans l'avenir. Celui qui chaque jour a mis à la vie la dernière main, n'est point à court de temps, situation d'où naît l'anxiété et cette soif d'avenir qui ronge l'âme. Rien de plus misérable, que d'être en doute, quand on entre en ce monde, comment on en sortira. Combien me reste-t-il de vie, et quelle sorte de vie? voilà ce qui agite de terreurs sans fin l'âme qui ne se recueillit jamais. Quels moyens avons-nous d'échapper à ces tourmentes? un seul : ne pas étendre notre existence, mais la ramener sur elle-même. Si l'avenir tient en suspens tout mon être, c'est que je ne sais rien faire du présent ; si au contraire j'ai satisfait à tout ce que je me devais ; si mon âme; ferme désormais, sait qu'entre une journée et un siècle la différence est nulle, elle regarde d'en haut tout ce qui doit survenir encore de jours et d'événements, et la vicissitude des temps n'est plus pour elle qu'un long sujet de rire. Comment en effet ces chances variables et mobiles la bouleverseraient-elles, si elle demeure stable en face de l'instabilité ? Hâtez-vous donc de vivre, cher Lucilius, et comptez chaque jour pour une vie entière. Celui qui s'est ainsi préparé; celui dont la vie s'est trouvée tous les jours complète, possède la sécurité. Vivre d'espérance, c'est voir le temps, à mesure qu'il arrive, échapper à notre croissante avidité, et nous laisser cet amer sentiment qui empoisonne tous les autres, la peur de la mort. De là l'ignoble souhait de Mécène qui ne refuse ni les mutilations, ni les difformités, ni enfin le supplice de la croix aiguë, pourvu qu'au milieu de tant de maux la vie lui soit conservée. « Rendez mes mains débiles, mes pieds faibles et boiteux; élevez sur mon dos une énorme bosse; rendez toutes mes dents branlantes : si la vie me reste, tout ira bien. Quand même je serais attaché sur la croix du supplice, conservez-moi la vie. » Ce qui, si la chose advenait, serait le comble des misères, voilà son voeu : ce qu'il demande comme la vie, c'est une prolongation de supplice. Je le jugerais déjà bien méprisable, s'il souhaitait de vivre jusqu'à la mise en croix; mais que dit-il? - Quand tu mutilerais tous mes membres, pourvu qu'en un corps brisé et impotent il me reste le souffle; quand tu ferais de moi un monstre défiguré, de tout point contrefait, accorde-moi quelque temps encore; accorde-m'en, quand tu me clouerais à une croix et m'assoirais sur un fer acéré. - Est-ce donc la peine de comprimer sa plaie, de pendre à une croix les bras étendus, pour reculer ce que désire le plus l'être qui souffre, le terme du supplice? Est-ce la peine de jouir du souffle, pour expirer à tout instant ? Que souhaiter à ce malheureux, sinon des dieux qui l'exaucent ? Que veut dire cette lâcheté, cette turpitude de poète, ce pacte insensé de la peur? A un tel homme Virgile n'a donc jamais fait entendre ce vers : "Est-ce un malheur si grand que de cesser de vivre?" Il invoque le dernier des maux, la plus cruelle des souffrances; être mis en croix et y rester attaché, il le désire, et à quelle condition ? à la condition de vivre un peu plus. Mais qu'est-ce qu'une telle vie ? Rién qu'une longue mort. Se peut-il trouver un homme qui aime mieux sécher dans les tourments, et périr par lambeaux, et répandre sa vie goutte à goutte, que de l'exhaler d'un seul coup ; un homme qui, cloué sur ce bois fatal, tout défaillant, tout défiguré, les épaules et la poitrine comprimées par une infirmité hideuse, ayant déjà, même avant la croix, mille motifs de mourir, aspire à traîner une existence qui entraînera tant de maux ! Niez maintenant que la nécessité de mourir soit un grand bienfait de la nature! Que de gens néanmoins prêts à faire des pactes encore plus infâmes à trahir un ami, à livrer de leur main leurs enfants à 1a prostitution, pour obtenir de voir plus longtemps cette lumière du jour, témoin de tous leurs crimes ! Guérissons-nous de la soif de vivre, et sachons qu'il n'importe à quel moment on souffre ce qu'il faut souffrir tôt ou tard ; que l'essentiel est, une bonne et non une longue vie, et que parfois bien vivre consiste à ne pas vivre longtemps; vivre longtemps est souvent un obstacle à bien vivre. [17,102] CII. QUE L'ILLUSTRATION APRÈS LA MORT EST UN BIEN. On en veut à qui nous réveille au milieu d'un rêve agréable; car on perd une jouissance qui, tout illusoire qu'elle est, a l'effet de la réalité. Votre lettre a produit sur moi cette impression pénible; elle m'a tiré d'une douce méditation à laquelle je m'abandonnais, et que, si je l'avais pu, j'aurais poussée plus avant. Je voulais examiner ou plutôt me persuader l'immortalité de l'âme : j'embrassais volontiers l'opinion de tant de grands hommes, bien que leur doctrine, si consolante, promette plus qu'elle ne prouve. Je me livrais à leur espoir sublime; déjà je me sentais à charge à moi-même, et regardais en mépris ces restes d'un corps brisé par l'âge, moi qui allais entrer dans l'immensité des temps et en possession de tous les siècles, quand tout à coup, rappelé à moi par l'arrivée de votre lettre je perdis le plus beau songe. Je veux y revenir, quand je serai quitte avec vous, et le ressaisir à tout prix. Ma première lettre où je tâchais de prouver, comme nos stoïciens aiment à le croire, « que l'illustration qui s'obtient après la mort est un bien» n'a pas, dites-vous, développé toute la question ; je n'ai pas résolu l'objection qu'on nous oppose: jamais il n'y a bien où il y a solution de continuité; or ici cette solution a lieu. - Votre difficulté, Lucilius, se rattache à la question, mais doit être vidée ailleurs : c'est pourquoi j'avais différé d'y répondre, comme à d'autres choses qui ont trait au même sujet. Car en certains cas, vous le savez, les sciences rationnelles rentrent dans les sciences morales. J'ai donc traité, comme touchant directement aux moeurs, cette thèse-ci : Si ce n'est pas chose folle et sans objet que d'étendre ses soins au delà du jour suprême ? si nos biens périssent avec nous, et s'il n'y a plus rien pour qui n'est plus ? si une chose qui, lorsqu'elle existera, ne sera pas sentie par nous, peut offrir, avant qu'elle existe, quelque fruit à recueillir ou à désirer ? Tout ceci est de la morale : aussi l'ai-je placé en son lieu. Quant à ce que disent contre cette opinion les dialecticiens, je devais le réserver, et je l'ai fait, mais puisque vous ne me faites grâce de rien, j'exposerai l'ensemble de leurs arguments pour y répondre ensuite en détail. A moins de quelques préliminaires, ma réfutation ne serait pas comprise. Et quels préliminaires veux-je présenter ? Qu'il est des corps continus tels que l'homme ; des corps composés, comme un vaisseau, une maison, enfin tout ce qui forme unité par l'assemblage de diverses parties ; des corps divisibles, aux membres séparés, tels qu'une armée, un peuple, un sénat : car les membres qui constituent ces corps, sont réunis par droit ou par devoir, mais distincts et isolés par nature. Que faut-il encore que j'avance ? Que, selon nous, il n'y a pas de bien où il y a solution de continuité ; vu qu'un même esprit devant contenir et régir un même bien, l'essence d'un bien unique est une. Si vous en désirez la preuve, elle est par elle-même évidente ; mais je devais poser ce principe, puisqu'on nous attaque par nos propres armes. «Vous avouez, nous dit-on, qu'il n'y a pas de bien où il y a solution de continuité. Or, l'illustration, c'est l'opinion favorable des honnêtes gens. Car de même que la bonne renommée ne vient pas d'une bouche unique, ni la mauvaise de la mésestime d'un seul; ainsi l'illustration ne consiste point dans l'approbation d'un seul homme de bien. Il faut, pour qu'elle ait lieu, l'accord d'un grand nombre d'hommes marquants et considérables. Mais comme elle est lé résultat du jugement de plusieurs, c'est-à-dire de personnes distinctes, il s'ensuit qu'elle n'est pas un bien. « L'illustration, dit-on encore, est l'éloge donné aux bons par les bons ; l'éloge est un discours ; le discours, une voix qui exprime quelque idée : or, la voix, même celle des gens de bien, n'est pas un bien. Car ce que fait l'honnête homme n'est pas toujours un bien : il applaudit, il siffle, et cette action d'applaudir ou de siffler, quand on admirerait et louerait tout de lui, ne s'appelle bien, non plus que sa toux ou ses éternuments. Ce n'est donc pas un bien que l'illustration. «Enfin dites-nous : ce bien appartient-il à celui qui donne l'éloge, ou à celui qui le reçoit ? Si vous dites que c'est au premier, votre assertion est aussi ridicule que de prétendre que ce soit un bien pour moi, de ce qu'un autre soit en bonne santé. Mais louer le mérite est une action honnête : ainsi le bien est à celui qui loue, puisque l'action vient de lui, et non à nous qui sommes loués; or, tel était le fait à éclaircir". Répondons sommairement à chaque point. D'abord, y a-t-il bien, quand il y a solution de continuité ? Cela fait encore doute, et les deux partis ont leurs arguments. Ensuite l'illustration n'a pas besoin d'une foule de suffrages ; l'opinion d'un seul homme de bien peut lui suffire : car l'homme de bien est capable de porter jugement de tous ses pareils. - "Quoi ? objecte-t-on encore, l'estime d'un seul donnera la bonne renommée, le blâme d'un seul l'infamie ! Et la gloire aussi, je la comprends large, étendue au loin, voulant le concert d'un grand nombre". - La gloire, la renommée diffèrent de l'illustration ; et pourquoi ? Qu'un seul homme vertueux pense bien de moi, c'est pour moi comme si tous les gens vertueux pensaient de même, ce qui aurait lieu, si tous me connaissaient. Leur jugement est pareil, identique; or, c'est toujours tenir la même voie que de ne pouvoir se partager. C'est donc comme si tous avaient le même sentiment, puisqu'en avoir un autre leur est impossible. Quant à la gloire, à la renommée, la voix d'un seul ne suffit pas. Si, au cas précité, un seul avis vaut celui de tous, parce que tous, interrogés, n'en auraient qu'un seul ; ici les jugements d'hommes dissemblables sont divers, et les impressions variées : tout y est douteux, inconséquent, suspect. Comment croire qu'un seul sentiment puisse être embrassé par tous ? Un seul homme n'a pas toujours un seul sentiment. Le sage aime la vérité, qui n'a qu'un caractère et qu'une face ; c'est le faux qui entraîne l'assentiment des autres. Or, le faux n'est jamais homogène : ce n'est que variations et dissidences. « La louange, dit-on, n'est autre chose qu'une voix ; or, une voix n'est pas un bien. » - Mais en disant que l'illustration est la louange donnée aux bons par les bons, nos adversaires rapportent cela, non à la voix, mais à l'opinion. Car encore que l'homme de bien se taise, s'il juge quelqu'un digne de louange, il le loue assez. D'ailleurs il y a une différence entre la louange et le panégyrique : il faut, pour louer, que la voix se fasse entendre ; aussi ne dit-on pas la louange funèbre, mais l'oraison funèbre, dont l'office consiste dans le discours. Dire que quelqu'un est digne de louange, c'est lui promettre, non pas les paroles, mais le jugement favorable des hommes. Il y a donc aussi une louange muette, une approbation de coeur qui loue intérieurement l'homme de bien. Répétons en outre que la louange se rapporte au sentiment, non aux paroles, lesquelles expriment la louange conçue et la portent à la connaissance de plusieurs. C'est me louer que de me juger digne; de l'être. Quand le tragique romain s'écrie: « Il est beau d'être loué par l'homme que chacun loue : » il veut dire l'homme digne de louange; et quand un vieux poëte dit que "--- La louange est l'aliment des arts", il n'entend pas cette louange bruyante qui les corrompt ; car rien ne perd l'éloquence et en général les arts faits pour l'oreille comme l'engouement populaire. La renommée veut le secours de la voix ; l'illustration s'en passe; elle peut s'obtenir sans cela, se contenter de l'opinion, elle est complète en dépit même du silence, en dépit des oppositions. En quoi diffère l'illustration de la gloire? le voici : la gloire est le suffrage de la foule; l'illustration, le suffrage des gens de bien. On demande « à qui appartient ce bien qu'on nomme illustration, cette louange donnée aux bons par les bons : à celui qui loue, ou à celui qui est loué ? » - A tous les deux: à moi qui suis loué, parce que la nature m'a fait un ami de tous, que je m'applaudis d'avoir bien fait, que je me réjouis d'avoir trouvé des coeurs qui comprennent mes vertus et qui m'en savent gré; à mille autres aussi,pour qui leur gratitude même est un bien, mais d'abord à moi (car il est dans ma nature morale d'être heureux du bonheur d'autrui, surtout du bonheur dont je suis la cause). La louange est le bien de ceux qui louent : car c'est la vertu qui l'enfante, et toute action vertueuse est un bien. Mais c'est une jouissance qui leur échappait, si je n'avais été vertueux. Ainsi c'est un bien de part et d'autre qu'une louange méritée, tout autant certes qu'un bon jugement rendu est un avantage pour le juge comme pour celui qui gagne sa cause. Doutez-vous que la justice ne soit le trésor et du magistrat qui l'a dans son coeur, et du client à qui elle rend ce qui lui est dû? Louer qui le mérite, c'est justice : c'est donc un bien des deux côtés. Voilà, certes, assez répondre à ces docteurs pointilleux. Mais notre objet ne doit pas être de discuter des arguties, et de faire descendre la philosophie de sa hauteur majestueuse dans ces puérils défilés. N'est-il pas bien plus noble de suivre franchement le droit chemin, que de se préparer soi-même un labyrinthe, pour avoir à le reparcourir à grand'peine. Car toutes ces disputes ne sont autre chose que jeux d'adversaires qui veulent se tromper avec art. Dites-nous plutôt combien il est naturel à l'homme d'étendre sa pensée dans l'infini. C'est quelque chose de grand et de fier que l'âme humaine : elle ne souffre de limites que celles qui lui sont communes avec Dieu même. Elle n'accepte point une étroite patrie, telle qu'Éphèse ou Alexandrie, ou toute autre ville, si nombreux qu'en soient les habitants, si riantes qu'en soient les demeures : sa patrie, c'est ce vaste circuit qui enceint l'univers de tout ce qui semble le dominer, c'est toute cette voûte au-dessous de laquelle s'étendent les terres et les mers, au-dessous de laquelle l'air partage et réunit à la fois le domaine de l'homme et celui des puissances célestes, et où des milliers de dieux, chacun à son poste, poursuivent leurs tâches respectives. Elle ne veut pas qu'on lui circonscrive son âge, elle se dit: Toutes les années m'appartiennent : tous les siècles sont ouverts au génie, tous les temps accessibles à la pensée. Vienne le jour solennel qui séparera ce mélange de divin et d'humain dont je suis formée, je laisserai mon argile où je l'ai prise, et moi, je me réunirai aux dieux. Ici même je ne suis pas sans communiquer avec eux; mais ma lourde chaîne m'attache à la terre. Les retards de cette vie mortelle sont les préludes d'une existence meilleure et plus durable. Comme le sein maternel qui nous porte neuf mois, ne nous forme pas pour l'habiter toujours, mais bien pour ce monde, où il nous dépose assez forts déjà pour respirer l'air et souffrir les impressions du dehors; ainsi le temps qui s'écoule de l'enfance à la vieillesse nous mûrit pour une seconde naissance. Une autre origine, un monde nouveau nous attend. Jusque-là nous ne pouvons soutenir que de loin la splendeur du ciel. Sache donc, ô homme ! envisager sans frémir ton heure décisive : la dernière pour le corps, elle ne l'est point pour l'âme. Tous les objets qui t'environnent, vois-les comme les meubles d'une hôtellerie : tu dois aller plus loin. La nature te fera sortir aussi nu que tu es entré. Tu n'emporteras pas plus que tu n'as apporté. Que dis-je ? tu laisseras sur le seuil une grande partie de ton bagage. Tu dépouilleras cette première enveloppe qui tapisse à l'extérieur tes organes ; tu dépouilleras cette chair, ce sang qui la pénètre et court se distribuer par tout ton corps; tu dépouilleras ces os et ces nerfs qui maintiennent les parties molles et fluides de l'édifice humain. Ce jour que tu redoutes comme le dernier de tes jours doit t'enfanter à l'immortalité. Dépose ton fardeau: tu hésites? n'as-tu pas déjà une fois quitté de même le corps où tu étais caché, pour te produire au jour ? Tu résistes, tu te rejettes en arrière; jadis aussi ta mère n'a pu qu'à grand effort te faire sortir de son sein. Tu gémis, tu pleures ; des pleurs ont aussi marqué ton entrée dans la vie : mais ils étaient excusables : tu naissais novice et étranger à tout; tu quittais les entrailles maternelles, ce tiède et bienfaisant abri, pour être saisi par un air trop vif et offensé par le toucher d'une main rude ; faible alors et sans expérience, tu éprouvais la stupeur d'une complète ignorance. Aujourd'hui, ce n'est pas pour toi chose nouvelle d'être séparé de ce dont tu faisais partie. Abandonne de bonne grâce des membres désormais inutiles, dis adieu à ce corps que tu fus si longtemps sans habiter. Il sera mis en pièces, écrasé, réduit en cendres. Pourquoi t'en affliger ? Ne périssent-elles pas toujours les membranes qui enveloppent le nouveau-né? Pourquoi tant chérir ces débris ? sont-ils à toi? Ils n'ont fait que te couvrir. Voici venir le jour où tomberont tes voiles, où tu seras tiré de ton immonde et infecte demeure. Fais donc effort, et prends d'ici même ton élan : attache-toi à tes amis, à tes parents comme à choses qui ne sont pas tiennes; élève-toi d'ici même à de plus hautes et plus sublimes méditations. Quelque jour la nature t'ouvrira ses mystères, la nuit qui t'entoure se dissipera et une lumière pure t'inondera de toutes parts. Représente-toi de quel éclat vont briller ces milliers d'astres confondant ensemble leurs rayons. Aucune ombre n'en ternira la pureté, et tous les points du ciel se renverront une égale splendeur. La nuit ne succède au jour que sur notre basse atmosphère. Alors tu confesseras avoir vécu dans les ténèbres, lorsque ton être, enfin complet, envisagera cette complète lumière que d'ici, à travers l'étroite orbite de tes yeux, tu n'aperçois qu'obscurément et que tu admires pourtant de si loin. Que te semblera-t-elle cette divine clarté, quand tu la contempleras dans son foyer? De telles pensées ne laissent séjourner dans l'âme aucun penchant sordide, bas ou cruel. Il est des dieux, nous disent-elles, témoins de tout ce que fait l'homme; soyez purs devant eux, rendez-vous dignes de les approcher un jour, avez devant les yeux l'éternité. L'homme qui embrasse l'éternité comme but, ni les armées ne lui font peur, ni la trompette ne l'étonne, ni les menaces ne l'intimident. Comment ne serait-il pas sans crainte celui qui espère mourir, si celui même qui croit que l'âme ne subsiste qu'autant que les liens du corps la retiennent, et qu'elle ne s'en échappe que pour se dissoudre aussitôt, si celui-là travaille à se rendre utile même après son trépas ? car bien que la mort vienne le dérober à nos yeux, - toutefois : Le héros, sa beauté, son grand nom, sa valeur Restent profondément imprimés dans son coeur. Songez combien les bons exemples servent l'humanité, et reconnaissez que le souvenir des grands hommes ne nous profite. pas moins que leur présence. [17,103] CIII. QUE L'HOMME DOIT SURTOUT SE METTRE EN GARDE CONTRE SON SEMBLABLE. Pourquoi si fort vous alarmer de ces accidents qui, possibles sans doute, peuvent aussi ne pas arriver : tels que l'incendie, l'écroulement d'une maison, tous effets du hasard et non de la préméditation ? Prévoyez, évitez plutôt ces ennemis qui nous épient, qui cherchent à nous surprendre. Ce sont des cas assez rares, quoique graves, que les naufrages, les chutes du haut d'un char; mais la guerre de l'homme contre l'homme est un péril de chaque jour. Voilà contre quoi il faut se prémunir, s'armer de toute sa vigilance, car c'est là le fléau le plus fréquent, le plus acharné, le plus insidieux. L'orage gronde avant d'éclater ; l'édifice craque avant de s'écrouler; la fumée annonce l'incendie; mais l'attaque de l'homme est imprévue; il masque d'autant mieux ses fatales machines, qu'elles nous serrent de plus près. Quelle erreur, de se fier à toutes les physionomies qui s'offrent à nous! Sous le visage d'hommes est le naturel des bêtes féroces; seulement, chez celles-ci, le premier bond est plus dangereux : une fois passées, elles ne vous cherchent plus. Car le besoin seul les porte à nuire : c'est la faim, c'est la peur qui les forcent au combat; mais pour l'homme, c'est un plaisir de perdre l'homme. Ne songez toutefois à ce que vous devez craindre de vos semblables qu'en vous rappelant vos devoirs envers eux. Observez autrui, de peur qu'on ne vous blesse, et vous-même, pour ne pas blesser. Réjouissez-vous avec les heureux, soyez ému par l'infortune; servez les hommes, et méfiez-vous d'eux. A cette conduite, que gagnerez-vous ? qu'ils ne vous nuisent pas ? non : mais : qu'ils vous trompent moins. Réfugiez-vous au reste, le plus que vous pourrez, dans la philosophie : elle vous couvrira de son égide; dans son sanctuaire, vous serez en sûreté ou plus sur qu'ailleurs. On ne se heurte avec la foule qu'en faisant route avec elle. Qu'ai-je à vous dire encore? Ne faites point parade de cette même philosophie : elle a mainte fois failli perdre ceux qui l'étalaient comme trophée d'indépendance. Qu'elle extirpe vos vices, sans déclamer contre ceux des autres; qu'elle ne s'élève point hautement contre les usages reçus, et ne se donne point l'air de condamner tout ce qu'elle ne fait pas. La sagesse peut aller sans faste, sans offusquer les gens. [17,104] CIV. UNE INDISPOSITION DE SÉNÈQUE. TENDRESSE DE SA FEMME POUR LUI. INUTILITÉ DES VOYAGES POUR GUÉRIR LES MAUX DE L'ESPRIT. QU'IL FAUT VIVRE AVEC LES GRANDS HOMMES DE L'ANTIQUITÉ. J'ai fui dans ma terre de Nomentanum --- devinez quoi. - La ville ? - Bien pis encore, la fièvre qui déjà me gagnait. Déjà elle mettait la main sur moi : je fis bien vite préparer ma voiture, malgré ma Pauline, qui voulait me retenir. Le mal est à son début, dit le médecin, le pouls agité, inégal, troublé dans sa marche naturelle. Je m'obstine à partir : je donne pour raison ce mot de mon honoré frère Gallion qui, pris d'un commencement de fièvre en Achaïe, s'embarqua aussitôt en s'écriant : « Ce n'est pas de moi, c'est du pays que vient le mal. » Voilà ce que je répétais à ma Pauline, qui me recommande si fort ma santé. Persuadé que sa vie tient à la mienne, je commence, par égard pour elle, à m'écouter un peu ; et aguerri par la vieillesse sur tant d'autres points, je perds sur celui-ci le privilége de mon âge. Je me représente que dans ce vieillard respire une jeune femme, qu'il faut ménager, et comme je ne puis gagner sur elle d'être aimé avec plus de courage, elle obtient de moi que je m'aime avec plus de soin. Il faut condescendre à de si légitimes affections; et quelquefois, quand tout nous presserait de mourir, il faut pour les siens, même au prix de la souffrance, rappeler à soi la vie et retenir le souffle qui s'exhale. L'homme de bien doit rester ici-bas non tant qu'il s'y plaît, mais tant qu'il y est nécessaire. Celui qu'une épouse, qu'un ami ne touchent point assez pour l'arrêter plus longtemps sur la terre, pour le dissuader de mourir, est un homme blasé d'égoïsme. Vivre est aussi un devoir, quand l'intérêt des nôtres l'exige; eussions-nous souhaité, commencé même de rompre avec la vie, n'achevons pas le sacrifice, et prêtons-nous encore à leur tendresse. Il est beau de se rattacher à l'existence pour d'autres que pour soi, exemple que plus d'un grand homme a donné. Mais la plus haute preuve de sensibilité, c'est quand notre vieillesse, malgré son immense avantage de moins s'inquiéter du corps et d'user de la vie avec moins de regrets, devient plus soigneuse de se conserver, si elle sait que tel est le bonheur, l'utilité, le voeu de quelqu'un des siens. D'ailleurs cela porte avec soi sa joie et son salaire qui certes est assez doux. Quoi de plus agréable, en effet, que d'être chéri d'une épouse au point d'en devenir plus cher à soi-même? Ma Pauline a donc tout à la fois à son compte et ses craintes et les miennes. Vous voulez savoir comment m'a réussi mon projet de départ ? A peine eus-je quitté la lourde atmosphère de la ville et cette odeur des cuisines qui, toutes fumantes, toutes en travail, vomissent mêlé à la poussière tout ce qu'elles engouffrent de vapeurs infectes, j'ai senti dans mon être un changement subit. Jugez combien mes forces ont dû croître quand j'ai pu atteindre mes vignes : j'étais le coursier qu'on rend à la prairie et qui vole à une fraîche pâture. Je me suis donc enfin retrouvé; j'ai vu disparaître cette maigreur suspecte, qui ne promettait rien de bon; et déjà toute mon ardeur me revient pour l'étude, non pas qu'un lieu y fasse beaucoup plus qu'un autre, si l'esprit ne se possède, l'esprit, qui se crée une retraite, quand il veut, au sein même des occupations. Mais l'homme qui va choisissant les contrées et court après le repos, trouvera partout d'importunes distractions. Quelqu'un se plaignait à Socrate que les voyages ne lui avaient servi de rien ; le sage, dit-on, lui repartit : « Ce qui vous arrive est tout simple ; vous voyagiez avec vous. » Heureux bien des hommes, s'ils se sauvaient loin d'eux-mêmes ! Ils sont les premiers à s'inquiéter, à se corrompre, à s'effrayer. Que gagne-t-on à franchir les mers, à courir de ville en ville ? Pour fuir le mal qui t'obsède, il n'est pas besoin que tu sois ailleurs : sois autre. Tu arrives à Athènes, tu débarques à Rhodes; choisis à ton caprice toute autre ville : que te font les moeurs de ces pays? tu y portes les tiennes. La richesse te semble-t-elle le bonheur? tu trouveras un supplice dans ta pauvreté, et, ce qui est plus misérable, dans ta pauvreté imaginaire. Car en vain possèdes-tu beaucoup, quelque'autre possédant davantage, tu te crois en déficit de tout ce dont il te surpasse. Places-tu le bonheur dans les dignités? tu souffriras de l'élection de tel consul, de la réélection de tel autre : quel dépit, si tu lis plusieurs fois le même nom dans nos fastes! Dans ton ambitieuse démence, tu ne verras plus ceux que tu dépasses, dès qu'un seul te devancera. Le plus grand des maux, penses-tu, c'est la mort ? Mais il n'y a de mal en elle que ce qui la précède, la peur. Tu t'effraieras et du péril et de l'ombre du péril ; de vaines alarmês t'agiteront sans cesse. Car que te servira « D'avoir échappé à tant de villes grecques, et d'avoir fui à travers les ennemis? » La paix même sera pour toi fertile en alarmes. Ton âme une fois découragée, l'abri le plus sûr n'aura pas ta confiance; dès que le sentiment irréfléchi de la peur tourne en habitude, il paralyse jusqu'à l'instinct de la conservation. Il n'évite pas, il fuit : or on donne plus de prise aux dangers en leur tournant le dos. Tu regarderas comme une bien grave infortune, la perte des personnes qui te sont chères, non moins inconséquent que si tu pleurais quand tombent les feuilles des arbres riants qui ornent ta demeure. Tous les êtres qui réjouissent ton coeur, sont comme les arbres que tu as vus au temps de la sève et de la verdure ; feuilles éphémères, dont le sort est de tomber les unes aujourd'hui, les autres demain; mais de même qu'on regrette peu la chute des feuilles, parce qu'elles doivent renaître, ainsi dois-tu prendre la perte de ceux que tu aimes et qui, dis-tu, font le charme de ta vie : ils se remplacent, s'ils ne peuvent renaître. - Mais ce ne seront plus les mêmes! - Et toi, n'auras-tu pas changé? Chaque jour, chaque heure fait de toi un autre homme; et ce larcin du temps, plus visible chez autrui, ne l'est moins chez toi que parce qu'il s'opère à ton insu. Le temps, qui semble emporter les autres de vive force, nous dérobe furtivement à nous-mêmes. Mais tu ne feras aucune de ces réflexions ; tu n'appliqueras pas ce baume à ta plaie; toi-même sèmeras ta route d'inquiétudes sans fin, tantôt espérant, tantôt découragé. Plus sage, tu tempérerais l'un par l'autre : tu n'espérerais point sans méfiance, tu ne te méfierais point sans espoir. Jamais changement de climat a-t-il en soi profité à personne? A-t-il calmé la soif des plaisirs, mis un frein aux cupidités, guéri les emportements, maîtrisé les tempêtes de l'indomptable amour, délivré l'âme d'un seul de ses maux, ramené la raison, dissipé l'erreur? Non : mais comme l'enfant admire ce qu'il n'a jamais vu, c'est un certain attrait de nouveauté qui captive un moment. Du reste l'inconstance de l'esprit, alors plus malade que jamais, s'en irrite encore, et il devient plus mobile, plus vagabond par l'effet même du déplacement. Aussi les lieux qu'on cherchait si ardemment, on met plus d'ardeur encore à les fuir, et, comme l'oiseau de passage, on vole plus loin, on part plus vite qu'on n'était venu. Les voyages te feront connaître des peuples et voir de nouvelles configurations de montagnes, des plaines d'une grandeur insolite pour toi, des vallons arrosés de sources intarissables, des fleuves offrant à l'observateur quelque phénomène naturel, soit le Nil, qui gonfle et déborde en été; soit le Tigre, qui disparaît tout à coup pour se frayer sous terre un passage dont il sort avec toute la masse de ses eaux; soit le Méandre, éternel sujet d'exercice et de fiction pour les poètes, qui se replie en mille sinuosités, et qui souvent, lorsqu'il approche de son lit, se détourne encore avant d'y rentrer : mais tout cela ne te rendra ni meilleur ni plus sage. C'est à l'étude qu'il faut recourir et aux grands maîtres de la sagesse, pour étudier leurs découvertes, pour découvrir ce qui reste à apprendre. Ainsi l'âme se rachète de son misérable esclavage et ressaisit son indépendance. Tant que tu ignores ce qu'on doit fuir ou rechercher, ce qui est nécessaire ou superflu, ce qui est juste, ce qui est honnête, tu ne voyageras pas, tu ne feras qu'errer. Quel fruit te promettre de tes courses sans nombre, quand tes passions cheminent avec toi, quand ton mal te suit? Et que dis-je ? puisse-t-il ne faire que te suivre! il serait à quelque distance : mais il est en toi, et non à ta suite. Aussi t'obsède-t-il partout; partout ton malaise est également cuisant. A un malade il faut des remèdes plutôt que des déplacements. L'homme qui s'est cassé la jambe ou donné une entorse ne monte ni sur une voiture ni sur un navire : il fait appeler le médecin pour rejoindre l'os rompu, pour replacer le muscle démis. Et tu crois qu'une âme, foulée et fracturée dans presque tous ses ressorts, se rétablira par le changement de lieux? L'affection est trop grave pour céder à de tels moyens. Ce n'est pas à courir le monde qu'on devient médecin ou orateur : il n'y a de lieu spécial pour l'apprentissage d'aucun art. Et la sagesse, de tous le plus difficile, s'apprendrait sur les grandes routes? Il n'est point de voyage, crois-moi, qui te sorte de tes passions, de tes dépits, de tes craintes; s'il en était, le genre humain tout entier se lèverait pour l'entreprendre. Tes passions ne lâcheront point prise; elles déchireront sur la terre et sur l'onde leur proie fugitive, aussi longtemps que tu emporteras le principe de tes maux. Ne t'étonne plus de fuir en vain : ce que tu fuis ne t'a pas quitté. Commence donc par te corriger; par rejeter ce qui te pèse, et mettre du moins à tes désirs une borne quelconque. Purge ton âme de toute iniquité : pour que la traversée te plaise, guéris l'homme qui s'embarque avec toi. L'avarice te rongera tant que tu auras commerce avec des coeurs sordides et intéressés; l'orgueil te dominera tant que tu hanteras des superbes; ton humeur implacable ne se perdra pas dans la compagnie d'hommes de sang; tes accointances avec les débauchés raviveront chez toi les feux de l'incontinence. Tu veux dépouiller tes vices? fuis au plus loin ceux qui t'en donnent l'exemple. L'avare, l'adultère, le barbare, l'artisan de fraudes, qui seraient fort à appréhender s'ils étaient proche de toi, c'est au dedans de toi-même qu'ils se trouvent. Passe dans le camp des hommes vertueux. Vis avec les Catons, avec Tubéron, avec Lélius, ou, s'il te prend envie de visiter aussi les Grecs, avec Socrate et avec Zénon. L'un t'enseignera à mourir quand la nécessité l'exigera; l'autre, à prévenir même la nécessité. Vis avec un Chrysippe, un Posidonius. Ceux-là te transmettront la science des choses divines et humaines; ils te prescriront d'agir, de n'être pas seulement un habile discoureur qui débite ses phrases pour le plaisir des oreilles, mais de te faire une âme vigoureuse et inflexible à toutes menaces. Car l'unique port de cette vie agitée, orageuse, c'est de dédaigner l'avenir quel qu'il puisse être, de se tenir ferme, de recevoir en face les coups de la fortune sans chercher à les fuir ou à les esquiver. La nature nous donne la passion des grandes choses; et comme les animaux reçoivent d'elle, les uns la férocité, les autres la ruse, d'autres l'instinct de la crainte, ainsi l'homme lui doit la fierté et l'élévation du coeur qui lui font préférer une vie honorable à une vie exempte de péril : car en lui tout respire le ciel, modèle et but dont il se rapproche autant que peuvent le faire les pas d'un mortel. Il appelle le grand jour, il aime à se croire devant ses juges et ses approbateurs. Roi de l'univers, supérieur à tout ici-bas, devant quoi s'humilierait-il ? Rien lui semblerait-il assez dur, assez accablant, pour qu'il dût courber sa noble tête ? « Ce couple affreux à voir, le travail et la mort, » ne l'est nullement pour qui l'ose envisager d'un oeil fixe et percer de trompeuses ténèbres. Que de fois les terreurs de la nuit se changent au matin en objets de risée ! « Ce couple affreux à voir, le travail et la mort, » dit si bien Virgile, et non point affreux en réalité, mais seulement à voir; il entend que c'est pure vision, que ce n'est rien. Car enfin, qu'y a-t-il là d'aussi formidable que ce qu'en publie la renommée? Réponds-moi, Lucilius, pourquoi un homme digne de ce nom reculerait-il devant le travail, un mortel, devant la mort ? Je ne vois que gens qui réputent impossible ce qu'ils n'ont pu faire encore, et puis nos doctrines sont trop hautes, disent-ils, elles passent les forces de l'homme. Ah ! combien j'ai d'eux meilleure opinion qu'eux-mêmes! Eux aussi peuvent autant que d'autres, mais ils ne veulent pas. L'essai qu'on leur demande a-t-il jamais trahi ceux qui l'ont tenté? n'a-t-il pas toujours paru plus facile à l'exécution? Ce n'est point parce qu'il est difficile que nous n'osons pas; c'est parce que nous n'osons pas, qu'il est difficile. D'ailleurs, s'il vous faut un exemple, voyez Socrate, ce vieillard éprouvé par tous les malheurs, battu de tous les orages, et que n'ont vaincu ni la pauvreté; aggravée encore par ses charges domestiques, ni les fatigues même de la guerre qu'il eut à subir, ni les tracasseries de famille dont il fut harcelé, soit par une femme aux moeurs intraitables, à la parole hargneuse, soit par d'indociles enfants qui ressemblaient plus à leur mère qu'à leur père. Presque toute sa vie se passa soit à la guerre, soit sous la tyrannie, soit sous le règne d'une liberté plus cruelle que les tyrans et que la guerre. Après vingt-sept ans de combats, la fin des hostilités fut l'abandon d'Athènes à la merci de trente tyrans, la plupart ennemis de Socrate. Enfin, pour calamité dernière, une condamnation le flétrit des imputations les plus infamantes. On l'accusa de lèse-majesté divine, et de corrompre les jeunes gens qu'il soulevait, dit-on, contre les dieux, contre leurs parents et la république : vinrent ensuite les fers et la ciguë. Tout cela, bien loin d'ébranler son âme, ne troubla même pas son visage; et il mérita jusqu'à la fin l'éloge admirable, l'éloge unique que jamais nul ne le vit plus gai ni plus triste que de coutume : il fut toujours égal dans ces grandes inégalités du sort. Voulez-vous un second exemple? Voyez M. Caton, ce héros plus moderne, que la fortune poursuivit d'une haine encore plus vive et plus opiniâtre. Bien qu'elle l'eût traversé dans tous les actes de sa vie, et jusque dans celui de sa mort, il prouva néanmoins qu'un grand coeur peut vivre et mourir en dépit d'elle. Son existence se passa toute, soit dans le fort des guerres, soit durant une époque déjà grosse de la guerre civile ; et l'on peut dire de lui, comme de Socrate, qu'il vécut dans une patrie esclave, à moins qu'on ne regarde Pompée, César et Crassus comme les hommes de la liberté. Personne ne vit changer Caton, quand la république changeait sans cesse : toujours le même dans toute situation, préteur, ou repoussé de la préture, accusé, ou chef de province, au forum, aux armées, à l'heure du trépas ; enfin, au milieu de toute cette république en détresse, quand d'un côté marchait César appuyé des dix plus braves légions, et de l'autre mille peuples barbares, auxiliaires de Pompée, Caton seul suffit contre tous. Quand le monde se partageait entre César et Pompée, Caton lui seul forma un parti à la liberté. Embrassez dans vos souvenirs le tableau de ces temps, vous verrez, d'une part, le petit peuple et tout ce vulgaire enthousiaste des choses nouvelles ; de l'autre, l'élite des Romains, l'ordre des chevaliers, tout ce qu'il y avait dans l'état d'honorable et de distingué et, isolés au milieu de tous, la république et Caton. Ah ! sans doute, vous considérerez avec admiration "Agamemnon et Priam, puis Achille à tous deux redoutable" : car il les improuve tous deux, il les veut désarmer tous deux. Et voici quel jugement il porte de l'un et de l'autre : "Si César triomphe, je me condamne à mourir ; je m'exile, si c'est Pompée". Qu'avait-il à craindre celui qui, défait ou vainqueur, s'infligeait les peines qu'on n'attend que du plus implacable ennemi ? Comme il l'avait dictée, il subit sa sentence de mort. Voyez si l'homme peut supporter les travaux : il conduisit à pied son armée à travers les solitudes de l'Afrique; s'il est possible d'endurer la soif: Caton, sur des collines arides, dépourvu de bagages, traînant après lui des débris de ses légions vaincues, souffrit la disette d'eau sans jamais quitter sa cuirasse, et chaque fois que s'offrait l'occasion de boire, il but toujours le dernier. Peut-on mépriser et les honneurs et les affronts? Le jour même où on lui refuse la préture, il joue à la paume sur la place des comices. Est-il possible de ne pas trembler devant des puissances supérieures ? Il attaque à la fois César et Pompée, quand nul n'osait offenser l'un que pour gagner les bonnes grâces de l'autre. Est-il possible de dédaigner la mort aussi bien que l'exil? Caton s'imposa l'exil ou la mort, et pour prélude la guerre. Nous pouvons donc contre pareil sort avoir même courage: il ne faut que vouloir soustraire sa tête au joug. Mais avant tout répudions les voluptés : elles énervent, elles efféminent, elles exigent trop de choses, et toutes ces choses, c'est à la fortune qu'il les faut mendier. Ensuite, méprisons les richesses, ces encouvagements à l'esclavage. Renonçons à l'or, à l'argent, à tout cet éclat qui pèse sur les heureux du siècle : sans sacrifice, point de liberté. Qui tient la liberté pour beaucoup, doit tenir pour bien peu tout le reste. [17,105] CV. CE QUI FAIT LA SÉCURITÉ DE LA VIE. Quelles sont les règles à observer pour vivre avec moins de risque, ? les voici: c'est à vous à les prendre, et je vous y invite, comme des préceptes d'hygiène, que je vous donnerais pour l'insalubre climat d'Ardée. Recherchez les divers motifs qui portent l'homme à perdre son semblable, vous trouverez l'espérance, l'envie, la crainte, le mépris. De tous ces motifs, le mépris est sans doute le moins grave, au point que bien des gens s'en sont enveloppés comme d'un préservatif. On foule, il est vrai, l'obstacle qu'on méprise, mais c'est en passant ; et l'on ne s'acharne ou ne s'étudie guère à persécuter l'homme qu'on dédaigne. On oublie même l'ennemi couché par terre, pour combattre l'ennemi debout. Vous tromperez l'espoir du méchant, en ne possédant rien qui excite la convoitise et l'improbité, rien qui ait trop d'éclat: car tout ce qui brille se fait désirer, bien qu'on le connaisse peu. Pour échapper à l'envie, il faut ne point étaler sa personne aux regards, ne vanter ni ses biens, ni sa félicité, et jouir dans le secret de son coeur. La haine est fille de l'offense : on l'évite, si l'on ne fait d'injure gratuite à personne. Le simple bon sens vous éloignera de cet écueil, vu que beaucoup y ont encouru des haines, sans avoir personnellement d'ennemi. Si vous n'inspirez pas la crainte, qui les fait naître, vous le devrez à la médiocrité de votre fortune, à la douceur de votre caractère. Que les hommes sachent qu'on peut vous blesser sans trop de péril; qu'avec vous la réconciliation soit facile et loyale. Il est aussi triste de se faire craindre chez soi qu'au dehors, par ses serviteurs que par ses enfants ; car il n'est personne qui ne soit assez fort pour nuire. Ajoutez que toute crainte est réciproque : et personne ne saurait être en même temps redoutable et assuré. Reste le mépris, dont la mesure est à la discrétion de celui qui s'en fait une égide, qui veut bien l'accepter, mais qui ne s'en croit pas digne. C'est une disgrâce qu'il oublie dans la pratique du bien et dans l'amitié de ceux qui ont du pouvoir près de quelque grand ; mais s'il est bon de s'en approcher, il ne l'est pas de s'y enchaîner; le secours pourrait lui coûter plus que le péril. Mais le plus sûr est encore de vivre dans le repos, de s'entretenir fort peu avec les autres, beaucoup avec soi. Il se mêle aux conversations, je ne sais quel charme insinuant qui, de même que l'ivresse et l'amour, nous arrache nos secrets. Ce qu'on entend dire, on ne le tait jamais ; jamais on ne dit uniquement ce qu'on a entendu : qui n'a pas tu la chose ne taira pas l'auteur, car chacun a pour quelque autre la même confiance qu'on a mise en lui; si maître qu'il soit de sa langue, ne se fût-il livré qu'à un seul, il aura un peuple de confidents, et le secret du matin deviendra la nouvelle du jour. La grande base de la sécurité consiste à ne rien faire d'inique. Celui qui cède au génie du mal mène une vie de trouble et d'anxiété; ses frayeurs égalent ses prévarications, et son esprit n'est jamais en paix. Les alarmes suivent le délit : captif de sa conscience, qui ne lui permet aucune distraction, il est sans cesse sommé de lui répondre. On souffre la peine qu'on attend ; et on l'attend, quand on la mérite. Une mauvaise conscience peut bien trouver la sûreté quelque part, nulle part la sécurité. On a beau n'être pas découvert, on se dit qu'on peut l'être, et dans le sommeil on tressaille, et l'on ne peut entendre parler d'un crime sans songer au sien. On ne le trouve jamais assez effacé, assez invisible. Le coupable a parfois le bonheur de rester caché; la certitude, il ne l'a jamais. [17,106] CVI. SI LE BIEN EST CORPS. Si je réponds tardivement à vos lettres, ce n'est pas que je sois surchargé d'occupations : ne vous payez jamais d'une telle excuse ; j'ai du loisir, et en a toujours qui veut. Les affaires ne cherchent personne : c'est nous qui courons nous y jeter, et qui croyons que tous ces embarras sont une preuve de bonheur. Pourquoi est-ce donc que je n'ai pas sur-le-champ répondu à vos questions? c'est qu'elles rentraient dans la contexture de mon ouvrage, où vous savez que je veux embrasser toute la philosophie morale et éclaircir à fond toutes les questions qui s'y rattachent. J'ai donc hésité si je vous ajournerais, ou si, jusqu'à ce que cette matière vînt en son ordre, je vous donnerais une audience extraordinaire : j'ai cru plus honnête de ne pas faire languir un homme venu de si loin. J'extrairai donc ceci encore d'une série de choses qui se tiennent, et s'il se présente quelque curiosité de ce genre, je préviendrai votre demande et je vous l'enverrai. Vous voulez savoir de quel genre? Ce sont de ces objets dont la connaissance amuse plus qu'elle ne sert; telle est votre question : « Le bien est-il un corps? » Le bien agit, puisqu'il est utile : or, ce qui agit, est corps. Le bien donne du mouvement à l'âme, il en est comme la forme et le moule : ce qui est la propriété d'un corps. Les biens du corps sont corps eux-mêmes : donc il en est ainsi des biens de l'âme, car l'âme aussi est corps. Le bien de l'homme est nécessairement un corps, l'homme étant corporel. Ou je me trompe, ou ce qui l'alimente, ce qui conserve ou rétablit sa santé est corps aussi : donc également le bien de l'homme est corps. Vous ne douterez pas, je pense, que les passions ne soient corps (pour toucher en passant un autre point que vous ne soulevez pas) ; par exemple: la colère, l'amour, la tristesse. Si vous en doutiez, voyez comme elles changent tous les traits, obscurcissent le front, épanouissent le visage, appellent la rougeur ou font refluer le sang. Comment des signes aussi manifestes seraient-ils imprimés au corps par autre chose qu'un corps? Si les passions sont des corps, les maladies de l'âme, l'avarice, la cruauté, les vices endurcis et arrivés à l'état incurable, et encore la perversité et toutes ses espèces, comme la malignité, l'envie et la superbe le sont aussi. Il en est de même des biens, d'abord par la raison des contraires, ensuite parce qu'ils vous offrent les mêmes indices. Ne voit-on pas quelle vivacité donne aux yeux le courage ; quelle force d'attention, la prudence ; quelle modestie paisible, le respect ; quelle sérénité, la joie ; quel air rigide, la sévérité ; quelle assurance calme, la sincérité? Il faut donc que ce qui change la couleur des corps et leur manière d'être, que ce qui exerce sur eux tant d'empire soit corps pareillement. Or, toutes les vertus susdites sont des biens, comme tout ce qui vient d'elles. Peut-on douter que ce qui touche ne soit corps ? « Hormis les corps, rien n'a le don de toucher et d'être touché, comme dit Lucrèce. Or, toutes ces choses dont je parle ne changeraient pas le corps, si elles ne le touchaient : ce sont donc des corps. Il y a plus : tout ce qui possède force d'impulsion, de contrainte, de rappel, de commandement, est corps. Car, enfin, ne voit-on pas la crainte retenir, l'audace précipiter, le courage pousser et donner l'élan, la modération imposer un frein et rappeler, la joie exalter l'âme, et l'ivresse l'abattre ? Tous nos actes, en un mot, se font sous l'empire de la perversité ou de la vertu ; ce qui exerce empire sur un corps, n'est autre chose qu'un corps ; ce qui le violente, est corps aussi. Le bien du corps est corporel ; le bien de l'homme est aussi le bien du corps ; il est donc corporel. Après avoir fait pour vous, selon votre désir, acte de complaisance, souffrez que je me dise ce que déjà je vous entends dire. Nous jouons là comme aux échecs; nous exerçons sur des futilités la subtilité de notre esprit : ces choses-là ne font pas des hommes de bien, mais des hommes de science. La sagesse est plus accessible, elle est surtout plus simple : avec peu de science on y arrive. Mais, comme tout le reste, nous prodiguons la philosophie. Nous portons partout, et jusque dans la science, l'intempérance qui nous travaille : nous étudions, non pour la vie réelle, mais pour l'école. [17,107] CVII. QU'IL FAUT FORTIFIER SON AME CONTRE LES ACCIDENTS FORTUITS ET INÉVITABLES. Où est cette prudence qui vous distinguait, cette sagacité qui appréciait si bien les événements ; où est votre grandeur de courage ? Une bagatelle vous désole ? Vos esclaves ont profité de vos nombreuses occupations pour s'échapper. Prenez que c'étaient de faux amis (et en vérité laissons-leur ce nom d'amis que leur donne Épicure) ; consentez à voir vos foyers purgés de leur présence ; passez-vous de gens qui absorbaient tous vos soins et vous rendaient souvent de mauvaise humeur. Rien en cela d'étrange, rien d'inattendu. S'en émouvoir est aussi ridicule que de se plaindre d'être mouillé ou crotté en pleine rue. On doit compter dans la vie, sur les mêmes accidents qu'aux bains publics, dans une foule, sur une grande route : il y en aura de prémédités, il y en aura de fortuits. Ce n'est pas une affaire de plaisir que la vie. Engagé dans une longue carrière, il faut que l'homme trébuche, chancelle, tombe, qu'il s'épuise enfin, et. s'écrie : « O mort ! » c'est-à-dire qu'il mente. Ici vous laisserez en chemin l'un de vos compagnons, là vous enterrerez l'autre, un troisième menacera vos jours. Voilà au milieu de quels encombres il faut parcourir cette route hérissée d'écueils. - Un ami vouloir ma mort! - Préparez votre âme à tout cela. Vous êtes venu, sachez-le bien, là où éclate la foudre ; vous êtes venu sur des bords « Où les Chagrins et les Remords vengeurs ont fixé leur demeure, où habitent les pâles Maladies et la triste Vieillesse. » Voilà la société dans laquelle il faut passer, sa vie. Éviter tant d'ennemis est impossible; mais on peut les braver, et on les brave, quand on y a songé souvent et tout prévu d'avance. On affronte plus hardiment le péril contre lequel on s'est longtemps préparé ; les plus dures atteintes, dès qu'on s'y attend, s'amortissent, comme les plus légères effrayent, si elles sont imprévues. Tâchons que rien ne soit inopiné pour nous ; et comme tout mal dans sa nouveauté pèse davantage, nous devrons à une méditation continuelle de n'être neufs pour aucun. Mes esclaves m'ont abandonné! - D'autres ont pillé leur maître, l'ont calomnié, massacré, trahi, foulé aux pieds, empoisonné, attaqué devant la justice, poursuivi criminellement. Tout ce que vous diriez de plus affreux est arrivé mille fois. Mais en outre, quelle multitude et quelle variété de traits nous menacent! Les uns déjà nous ont percés; on brandit les autres: en ce moment même ils arrivent; beaucoup qui vont frapper autrui nous effleurent. Ne soyons surpris d'aucune des épreuves pour lesquelles nous sommes nés : nul n'a droit de s'en plaindre, elles sont communes à tous. Je dis à tous, car celui même qui y échappe pouvait les subir ; or, la loi juste est celle non point qui a son effet sur tous, mais qui est faite pour tous. Imposons à notre âme la résignation, et payons de bonne grâce les tributs de notre mortalité. L'hiver amène les frimas, endurons son âpreté ; l'été revient avec ses chaleurs, supportons-en le poids ; une température malsaine dérange notre santé, sachons être malades. Nous essuierons l'attaque d'une bête sauvage, ou de l'homme plus féroce que les bêtes sauvages ; l'onde ravira telle portion de nos biens ; la flamme, telle autre. C'est la constitution même des choses : la changer n'est point donné à l'homme; mais il lui est donné de s'élever à cette hauteur d'âme, si digne de la vertu, qui souffre avec courage les coups du hasard, et qui veut ce que veut la nature. Or, la nature, vous le voyez, gouverne ce monde par le changement. Aux nuages succède la sérénité ; les mers se soulèvent après le calme ; les vents soufflent alternativement; le jour remplace la nuit; une partie du ciel s'élève sur nos têtes, quand l'autre plonge sous nos pieds : c'est par les contraires que tout subsiste et se perpétue. C'est sur cette loi qu'il faut nous régler : suivons-la, obéissons-lui : quoi qu'il arrive, pensons que cela devait arriver, et renonçons à quereller la nature. Le mieux est de souffrir, quand le remède est impossible, et d'entrer sans murmure dans les intentions du divin auteur de tout événement. Celui-là est mauvais soldat, qui suit son général à contre-coeur. Recevons donc avec dévouement et avec joie les ordres qu'il nous intime ; ne troublons point, lâches déserteurs, la marche de cette belle création où tout ce que nous souffrons est partie nécessaire. Disons à Jupiter qui tient le gouvernail et qui dirige le grand tout, ce que lui dit le stoïcien Cléanthe en vers éloquents que l'exemple de l'éloquent Cicéron me permet de traduire. S'ils vous plaisent, vous m'en saurez gré; sinon, songez à Cicéron, dont je n'ai fait que suivre l'exemple. "Guide-moi, mon père, ô toi qui régis le ciel élevé; j'obéis sans délai : je suis prêt. Si tes ordres contrarient mes désirs, je te suivrai en gémissant; méchant, je dois au moins souffrir ce que l'homme de bien a pu souffrir. Les destins conduisent celui qui se soumet à leurs arrêts; ils entraînent celui qui résiste". Que tels soient et notre vie et notre langage ! que le destin nous trouve prêts et déterminés! Une âme grande s'abandonne à Dieu: au contraire, les esprits faibles et pusillanimes veulent lutter, ils calomnient l'ordre de l'univers, et prétendent réformer la Providence plutôt qu'eux-mêmes. [17,108] CVIII. COMMENT IL FAUT ÉCOUTER LES PHILOSOPHES. La question que vous me faites porte sur des choses bonnes à savoir seulement pour dire qu'on les sait. Mais enfin tel est leur mérite; et puisque votre impatience ne saurait attendre le livre dans lequel je m'occupe à présent même à classer l'ensemble de la philosophie morale, je vais résoudre vos doutes. Toutefois je commencerai par vous prescrire le moyen de diriger cette ardeur de savoir dont je vous vois enflammé, et qui pourrait se faire obstacle à elle-même. Il ne faut ni butiner au hasard, ni envahir avidement tout le champ de la science : c'est chaque partie, prise une à une, qui mène à la conquête du tout. On doit proportionner le fardeau à ses forces, et ne pas prendre au delà de ce qu'on peut porter. Puisez suivant votre capacité, et non suivant votre désir; commencez par avoir l'âme bien réglée, et l'équilibre s'établira entre votre capacité et vos désirs : plus alors l'âme reçoit, et plus elle s'étend. Voici un précepte que j'ai retenu d'Attalus, lorsque j'assiégeais son école, le premier à m'y rendre, et le dernier à la quitter; lorsque, durant ses promenades mêmes, je l'attirais dans l'une de ces discussions instructives auxquelles il se prêtait de bonne grâce, et que même il provoquait. « Le maître et le disciple, disait-il, doivent marcher ensemble vers un but commun et vouloir, l'un se rendre utile, l'autre profiter. » Il faut que celui qui assiste aux leçons des philosophes y recueille chaque jour quelque fruit, et s'en retourne ou plus sage, ou plus près de l'être. Et la chose arrivera sans doute; car telle est l'influence de la philosophie que non seulement ses prosélytes, mais les indifférents qui l'approchent y gagnent toujours. Qui s'expose au soleil brunira son teint, bien qu'il n'y vienne pas pour cela; qui fait longue séance dans la boutique d'un parfumeur, emporte avec soi l'odeur qu'on y respire; de même, au sortir de chez un philosophe, quelque chose de lui vous suit et vous profite, tout inattentif que vous y soyez. Pesez bien mes termes : je parle d'inattention, et non point de répugnance. Mais quoi! n'a-t-on pas vu des hommes suivre maintes années un professeur de sagesse, et ne pas prendre la moindre teinte de ses doctrines? - Et qui ne les a vus comme vous! c'étaient même les plus assidus, les plus opiniâtres, piliers d'écoles plutôt que disciples. D'autres viennent pour entendre et non pour retenir; comme on va au théâtre chercher le plaisir et amuser son oreille par le charme des voix, l'intérêt du drame ou des récits. Les cours, pour la plupart des habitués, ne sont que des passe-temps d'oisifs. On ne songe pas à s'y défaire de quelque vice, à y recevoir quelque règle de vie, de réforme morale : on ne veut goûter que la satisfaction de l'oreille. Quelques-uns pourtant apportent leurs tablettes; mais au lieu de choses, ils y notent des mots qu'ils répéteront sans fruit pour les autres, comme ils les entendent sans fruit pour eux-mêmes. Il en est qu'échauffent les grands traits d'éloquence, et qui entrent dans la passion de l'orateur : leur visage est tout ému comme leur âme; transport pareil à l'enthousiasme qui saisit à point nommé les eunuques de Cybèle au son de la flûte phrygienne. Ce qui les ravit, ce qui les entraîne, c'est l'excellence des doctrines, et non plus la vaine harmonie des paroles. Qu'il se débite une tirade vigoureuse, une apostrophe énergique contre la mort ou la fortune, les voilà prêts à exécuter ce qu'ils viennent d'ouïr. Ils sont pénétrés, et tels qu'on les veut, n'était que l'impression s'efface, et que leur noble élan se brise à l'heure même contre les railleries du siècle qui dissuade de toute vertu, Ces sentiments, conçus avec tant d'ardeur, bien peu les remportent dans leurs foyers. Il est facile d'allumer chez son auditeur l'amour de ce qui est bien; la nature a jeté dans tous les coeurs le fondement et le germe des vertus. Il n'en est aucune pour laquelle nous ne soyons tous faits ; et à l'approche d'une main habile, ces précieuses étincelles, pour ainsi dire assoupies, se réveillent. N'entendez-vous pas de quels applaudissements retentissent nos théâtres, quand il s'y prononce de ces maximes que tout un peuple reconnaît et sanctionne d'une seule voix comme la vérité même? « Bien des choses manquent à l'indigent; mais tout manque à l'avare. L'avare n'est bon pour personne ; il l'est encore bien moins pour lui-même. » A de pareils vers, l'homme le plus sordide applaudit, et prend plaisir à la censure de ses propres vices. Jugez combien doit être plus grand l'effet de ces vérités quand elles sortent de la bouche d'un philosophe; lorsqu'à ses salutaires préceptes se mêlent quelques vers qui les gravent profondément dans les consciences peu éclairées! «Car, comme a dit Cléanthe, de même que notre souffle produit un son plus retentissant, s'il est comprimé dans l'étroite capacité d'un long tube qui se termine et lui donne passage par un plus large orifice; ainsi la gêne et la contrainte du vers ajoute à la pensée un nouvel éclat. » Telle idée se fait entendre sans intérêt et effleure à peine l'attention, si on l'exprime en prose; mais qu'elle prenne le rhythme pour auxiliaire, que la pensée déjà heureuse, se plie aux entraves et à la concision du mètre, elle deviendra comme le trait pénétrant que lance une main puissante. Le rhéteur parle en cent façons du mépris des richesses; il enseigne aux hommes par de longs discours à mettre leurs biens en eux-mêmes, et non dans leur patrimoine; que celui-là est opulent, qui s'accommode à la pauvreté, et se fait riche de peu. Mais l'esprit n'est-il pas plus vivement frappé, quand c'est le poëte qui dit : « Le mortel le moins indigent est celui qui désire le moins; on a tout ce qu'on veut quand on ne veut que ce qui suffit. » Ces sentences et d'autres semblables nous arrachent l'aveu de leur évidence. Ceux mêmes à qui rien ne suffit s'extasient, se récrient, déclarent la guerre aux richesses. Que l'orateur saisisse ce mouvement, qu'il insiste et fortifie son dire; plus d'équivoques, de syllogismes, de chicanes raffinées, de vains jeux d'esprit. Tonnez contre l'avarice, tonnez contre le luxe; et si alors l'impression est visible, si les âmes s'ébranlent, redoublez encore de véhémence. On ne saurait croire combien profitent de telles allocutions qui tendent à la guérison morale et n'ont pour but que le bien des auditeurs. Il est si facile de gagner à l'amour de l'honnête et du juste de jeunes esprits dociles encore, et légèrement corrompus. La vérité a sur eux tant de prise, quand elle trouve un avocat digne d'elle! Pour moi, certes, lorsque j'entendais Attale discourir sur les vices, les erreurs, les maux de la vie, j'ai souvent pris en pitié le genre humain, tant cet homme me paraissait sublime et supérieur au reste des mortels. Je suis roi, disait-il, et à mes yeux il était bien plus; car il avait droit de censure sur les rois de la terre. Venait-il à faire l'éloge de la pauvreté, à démontrer combien au delà du nécessaire tout n'est plus qu'inutilité, gêne et fardeau, j'étais souvent tenté de sortir pauvre de son école. S'il gourmandait nos voluptés, s'il vantait la continence, la sobriété, la pureté d'une âme qui se défend tout plaisir illicite ou même superflu, je voulais couper court à l'intempérance et à la sensualité. Quelque chose m'est resté de ces leçons; car j'avais embrassé tout le système avec enthousiasme ; mais ramené aux pratiques du monde, j'ai peu conservé d'une réforme si bien commencée. Toutefois, depuis lors, j'ai renoncé aux huîtres et aux champignons; ce sont là non des aliments, mais de perfides douceurs qui forcent à manger quand on n'a plus faim, grand mérite pour les gourmands dont l'estomac absorbe plus qu'il ne peut contenir : cela passe facilement et se vomit de même. Depuis lors, je me suis à jamais interdit les parfums, la meilleure odeur pour le corps étant de n'en avoir aucune. Depuis lors j'ai renoncé au vin, et dit aux bains à étuves un éternel adieu : se rôtir le corps et l'épuiser de sueurs me semble une recherche fort inutile. Du reste, je vis revenir tout ce que j'avais quitté, de façon pourtant, quand je romps l'abstinence, à garder la mesure la plus voisine de cette vertu, ce qui peut-être est plus difficile; car pour certaines choses la privation totale coûte moins que l'usage modéré. Mais puisque je vous ai commencé l'histoire des premières ferveurs de ma jeunesse philosophique, suivies des tiédeurs du vieil âge, je puis sans honte vous avouer de quel beau feu Sotion m'a enflammé pour Pythagore. Il expliquait pourquoi ce philosophe, et, après lui, Sextius s'étaient abstenus de la chair des animaux. Leurs motifs à chacun différaient, mais tous deux en avaient d'admirables. Sextius pensait qu'il existe assez d'aliments pour l'homme, sans qu'il verse le sang, et qu'on apprend à devenir cruel en faisant du déchirement des chairs un moyen de jouissance. Il ajoutait qu'il faut réduire les éléments de sensualité, et finissait par dire que notre variété de mets était aussi contraire à la santé que peu faite pour le corps. Selon Pythagore, une parenté universelle lie tous les êtres, et une transmutation sans fin les fait passer, tantôt dans un corps, tantôt dans un autre. A l'en croire, aucune âme ne périt ni même ne cesse d'agir, sauf le court moment où elle revêt une autre enveloppe. Sans chercher ici après quel temps révolu, après combien de mutations successives elle retourne à la forme humaine, toujours est-il que Pythagore a imprimé aux hommes l'horreur du crime et du parricide, puisqu'ils peuvent, sans le savoir, menacer l'âme d'un père, et porter un fer ou une dent sacrilége sur cette chair qu'habiterait un membre de leur famille. Après cet exposé qu'il enrichissait d'arguments à lui, Sotion nous disait : « Vous ne croyez pas que les âmes passent sans cesse d'un corps dans un autre ; que ce qu'on appelle mort ne soit qu'une transmigration; que chez l'animal qui broute les prés, chez ceux qui peuplent l'onde ou les forêts, séjourne l'être qui jadis fut un homme? Vous ne croyez pas que rien ne meurt en ce monde, mais que tout change d'état ; qu'à l'exemple des corps célestes et de leurs révolutions marquées, tout ce qui respire a ses phases diverses, toutes les âmes ont leur cercle à parcourir ? Eh bien ! de grands hommes l'ont cru ; suspendez au moins votre jugement; et en attendant respectez tout ce qui a vie. Si cette doctrine est vraie, s'abstenir de la chair des animaux sera s'épargner des crimes; si elle est fausse, ce sera frugalité. Quel tort fais-je à votre cruauté ? C'est la pâture des lions, des vautours que je vous arrache. » Frappé de ces discours, je m'abstins dès lors de toute nourriture animale ; et un an de ce régime me l'avait rendu facile, agréable même. Mon esprit m'en paraissait devenu plus agile, et je ne jurerais pas aujourd'hui qu'il ne le fût point. Comment ai-je discontinué? En voici la raison. L'époque de ma jeunesse tomba sous le gouvernement de Tibère : on proscrivait alors des cultes étrangers, et l'on mettait l'abstinence de certaines viandes parmi les indices de ces superstitions. A la prière de mon père, qui n'était pas ennemi de la philosophie, mais qui craignait les délations, je repris mon ancien genre de vie, et ce fut sans peine que je me laissai persuader de faire meilleure chère. Attale vantait aussi l'usage d'un matelas qui résiste : à mon âge, tel est encore le mien; l'empreinte de mon corps n'y parait point. Tout ceci n'est que pour vous montrer quelle ardeur emporte une âme neuve vers toutes les bonnes doctrines, dès qu'on l'y pousse et qu'on l'y exhorte. Si elle se fourvoie, c'est en partie la faute du maître qui enseigne l'art de disserter, non l'art de vivre, et en partie celle du disciple qui arrive déterminé à cultiver son esprit, sans songer à l'âme; si bien que la philosophie n'est plus que la philologie. Il importe beaucoup, dans toute étude, de bien savoir quel but on s'y propose. L'apprenti grammairien, qui va feuilletant Virgile, ne lit pas ce beau vers : --- Le temps fuit sans retour, comme une leçon de vigilance qui lui crie : « Hâte-toi, ou te voilà en arrière : les jours te poussent, poussés eux-mêmes par une rapidité fatale; emporté sans le sentir, tu ne rêves qu'avenir et projets éloignés, tu dors, quand tout se précipite. » Non il remarque seulement que chaque fois que Virgile parle de la vitesse du temps, il emploie le verbe "fugit": " --- Hélas! nos plus beaux jours S'envolent les premiers, s'envolent pour toujours; vient la triste vieillesse, et puis l'heure dernière". Celui qui lit en philosophe rapporte ces mêmes vers à leur véritable intention. Jamais, pense-t-il, Virgile ne dit que les jours s'en vont, mais qu'ils fuient, ce qui est l'allure la plus rapide de toutes; « et que nos plus beaux jours nous sont le plus tôt ravis. » Que tardons-nous donc à prendre aussi notre élan? que ne luttons-nous de vitesse avec celui de nos biens qui est le plusprompt à nous quitter ? C'est le meilleur qui s'envole, et le pire lui succède. Comme le vin le plus clair est le premier qu'on puise de l'amphore, tandis que, le plus épais, le plus trouble reste au fond ; la meilleure partie de notre vie s'échappe de même la première, et nous la laissons épuiser aux autres, pour ne nous réserver que la lie. Gravons ceci dans notre âme comme un oracle, comme une de nos plus chères maximes : --- "Hélas! nos plus beaux jours S'envolent les premiers, s'envolent pour toujours". Pourquoi "optima"? parce que ceux qui suivent ne sont qu'incertitude. Pourquoi encore? Parce que jeune on peut s'instruire, on peut tourner au bien son esprit encore flexible et docile ; parce qu'on est dans le temps du travail, des études qui donnent de l'essor à l'esprit, des exercices qui fortifient le corps. Plus tard l'homme languit, décline, et approche de sa fin. Travaillons donc de toute notre âme, et, sans songer aux dissipations du siècle, travaillons uniquement à nous bien pénétrer de cette effrayante célérité du temps, si impossible à retenir, de peur que, laissés en arrière, nous ne comprenions trop tard cette importante vérité. Aimons les jours de la jeunesse comme les plus précieux de tous, et assurons-nous-en la conquête : c'est une proie qui fuit, et qu'il faut saisir. Telle n'est point la pensée du disciple qui lit ce vers avec des yeux de grammairien. Il ne voit pas que « les premiers jours sont les plus précieux, » parce que les maladies viennent ensuite, que la vieillesse nous serre de près, et plane sur nos têtes pleines encore des rêves de l'adolescence; mais il observe que Virgile place toujours ensemble « les maladies et la vieillesse, » alliance certes bien entendue : car la vieillesse, c'est une maladie incurable. Mais, se dit-il encore, quelle épithète l'auteur applique-t-il à la vieillesse? il l'appelle triste. « Puis vient la maladie et la triste vieillesse. » Ne vous étonnez pas que chaque esprit exploite le même sujet selon ses goûts. Dans le même pré le boeuf cherche des herbages, le chien un lièvre, la cigogne des lézards. Qu'un philologue, un grammairien et un philosophe prennent tous trois la République de Cicéron, chacun porte ses réflexions sur un point différent. Le philosophe s'étonne « qu'on ait pu avancer tant de paradoxes contre la justice; » le philologue note avec soin dans le cours de la même lecture « qu'il y a deux rois de Rome dont l'un n'a point de père, et l'autre point de mère » car on varie sur la mère de Servius ; pour Ancus, on ne lui donne pas de père, on ne l'appelle que petit-fils de Numa. Il note aussi que ce que nous nommons dictateur, ce que les histoires désignent sous ce titre, s'est d'abord appelé maître du peuple : « témoin encore aujourd'hui les livres des Augures, lesquels en outre constatent que l'adjoint qu'il prend s'intitule maître de la cavalerie. Il n'a garde d'omettre que Romulus périt durant une éclipse de soleil: que l'appel au peuple avait lieu même sous les rois. » Fenestella, entre autres, prétend que ce fait est consigné dans les livres des Pontifes. ` Le grammairien ouvre à son tour le volume. Cicéron y a mis "reapse" dans le sens de "reipsa" : premier sujet de commentaire; "sese" pour "seipse", autre observation. Puis il vient aux mots dont l'usage et le temps ont changé l'emploi, par exemple à ce passage : « Puisque son interpellation nous a rappelés de la borne même, où Cicéron, comme les anciens, nomme "calcem" la borne du Cirque, que l'on appelle aujourd'hui "cretam". Puis il recueille précieusement les vers d'Ennius, et surtout son épitaphe de Scipion l'Africain : « A qui nul mortel, citoyen ou étranger, n'a pu rendre aide et secours qu'ils ont reçus de lui. » D'où il conclut qu'autrefois "opera" de même que le pluriel d'"opus", avait la signification d'"auxilium", Ennius ayant écrit "operae pretium" pour exprimer que personne, citoyen ou étranger, n'a pu rendre à Scipion aide et secours. Et quelle bonne fortune ensuite de trouver la phrase d'après laquelle Virgile crut pouvoir dire : « Sur lui tonne du ciel la grande et vaste porte. » Ennius, s'écrie-t-il, l'a volé à Homère, et Virgile à Ennius ; car voici le distique du dernier dans cette même République de Cicéron : "S'il est permis à un mortel de monter jusqu'au séjour des dieux, à moi seul est ouverte la grande porte des cieux. » Mais de peur qu'à mon tour cette digression ne m'entraine à faire le philologue ou le grammairien, je reviens à ma pensée, qu'il faut entendre et lire les philosophes pour apprendre d'eux le secret de la vie heureuse; pour leur dérober, non des mots vieillis ou nouveaux, des métaphores hasardées et des figures de style, mais de ces préceptes salutaires, de ces sublimes et généreuses sentences qui, passant bientôt dans la pratique, montrent la parole du maître mise en action par le disciple. Du reste, je ne sache point d'hommes si peu méritants de tous leurs semblables que ceux qui ont étudié la philosophie comme une sorte de profession mercenaire : gens qui vivent au rebours des règles de vie qu'ils donnent. Car répandus dans le monde, ils y sont les preuves vivantes de la vanité de leurs systèmes, en se montrant esclaves de tous ces mêmes vices tant frondés par eux. Un précepteur de ce genre ne me vaudra jamais plus qu'un pilote travaillé de nausées pendant la tempête. S'il faut tenir le gouvernail que le flot emporte, lutter contre la mer, dérober la voile aux aquilons, de quelle aide pourrait m'être le conducteur du navire frappé de stupeur et vomissant ? Or, dites-moi : y a-t-il navire battu d'aussi grandes tempêtes que l'est notre vie? Il ne faut point ici des phrases, mais une bonne manoeuvre. De tout ce que prêchent ces déclamateurs à la foule ébahie, rien ne vient d'eux. Platon l'avait dit, Zénon l'avait dit, Chrysippe, Posidonius, tant d'autres grands hommes l'avaient dit. Je vais leur donner le moyen de prouver que cette morale leur appartient : qu'ils fassent ce qu'ils enseignent. Voilà les avis que j'avais à coeur de vous faire tenir. Pour satisfaire maintenant à ce que vous exigez de moi, je vous réserve une lettre tout entière : je ne veux pas que déjà fatigué vous abordiez une matière épineuse qui demande de vous l'attention la plus réfléchie. [17,109] CIX. SI LE SAGE EST UTILE AU SAGE, ET COMMENT. Vous voulez savoir « si le sage est utile au sage. » - Nous disons que le sage est comblé de tous les biens, qu'il a atteint le faîte du bonheur; et l'on demande si quelqu'un peut être utile au possesseur de la suprême félicité. Les bons se servent entre eux, en ce sens qu'ils exercent leurs vertus et se maintiennent dans leur état de sagesse; chacun d'eux désire avoir avec qui conférer et discuter. Le lutteur entretient son habileté par l'exercice; le musicien stimule le musicien. Comme eux le sage a besoin de tenir ses vertus en haleine : un autre sage l'excite comme il s'excite lui-même. - En quoi le sage sert-il au sage? - Il lui donne de l'élan, il lui montre les occasions de bien faire. Il lui transmet en outre quelque chose de ses méditations, et lui fait part de ses découvertes; car il reste toujours au sage des découvertes à faire et de quoi donner carrière à son génie. Le méchant nuit au méchant : il le rend pire encore, en réveillant sa colère, ses craintes, en entrant dans ses déplaisirs, en exaltant ses jouissances; et jamais les méchants ne sont plus à plaindre que quand plusieurs associent leurs vices et mettent en commun leur perversité. Donc, par la règle des contraires, le bon sera utile au bon. - Comment cela? dites-vous. - Il lui apportera de la joie, il fortifiera sa confiance; et à la vue du calme dont mutuellement ils jouissent, leur satisfaction croîtra encore. Il est aussi des connaissances qu'il lui communiquera : car le sage est loin de tout savoir; et quand il saurait tout, quelque autre peut imaginer et indiquer des voies plus courtes pour parcourir plus facilement tout l'ensemble des choses. Le sage servira le sage, non par son seul mérite, mais par le mérite de celui dont il se fait l'aide. Sans doute il peut, même livré à lui seul, développer ses ressources, aller de sa propre vitesse; mais les exhortations n'encouragent pas moins le coureur. C'est à la fois et du sage que le sage profite, et de lni-même. Mais, dites-vous : si on lui ôte son énergie propre, tout sage qu'il est, il ne fait plus rien. Vous pourriez de même contester la douceur dans le miel, puisque c'est la personne qui le mange qui doit avoir la langue et le palais tellement appropriés à ce genre de saveur, qu'elle soit pour eux agréable, et non point repoussante; car il est des individus à qui, par l'effet de la maladie, le miel paraît amer. Il faut que nos deux sages soient tels que l'un puisse être utile, et que l'autre offre à son action une matière toute prête. Mais, objecte-t-on, à une chaleur portée à son plus haut degré ajouter encore de la chaleur est superflu; à qui possède le souverain bien tout surcroît d'utilité n'importe guère. Est-ce que l'agriculteur, fourni de tous ses instruments, en va demander à un autre laboureur? est-ce que le soldat, armé de toutes pièces pour marcher au combat, désire encore des armes? Ainsi du sage : il est pour le champ de la vie suffisamment pourvu, suffisamment armé. » - A quoi je réponds : Les corps même pénétrés d'une extrême chaleur ont besoin d'une chaleur additionnelle pour se maintenir à ce point extrême. - Mais la chaleur est tout en elle-même. - D'abord il y a une grande différence entre vos termes de comparaison. La chaleur est une, diverse est l'utilité. Ensuite la chaleur, pour être chaleur, ne demande pas qu'on y ajoute ; mais le sage ne peut demeurer dans son état de perfection, s'il n'adopte quelques amis qui lui ressemblent, pour faire avec eux échange de vertus : ajoutez qu'entre elles, toutes les vertus sont amies. L'homme est donc utile à son pareil dont il aime les vertus, et à qui il fournit l'occasion d'aimer en retour les siennes. Ce qui nous ressemble nous charme, surtout les coeurs honnêtes qui savent nous goûter et se faire goûter de nous. D'ailleurs, nul autre que le sage ne possède l'art d'agir sur l'âme du sage, comme il n'y a que l'homme qui puisse agir par la raison sur l'homme. Si donc pour agir sur la raison il est besoin de raison, de même aussi, pour avoir action sur une raison parfaite, il en faut une qui le soit pareillement. Être utile, se dit encore de ceux qui nous fournissent des moyens, l'argent, le crédit la sûreté, tout ce qui, pour l'usage de la vie, nous est cher ou indispensable : en quoi l'on peut dire que l'insensé, lui-même, sera utile au sage. Mais être utile, c'est proprement exciter l'âme aux choses conformes à sa nature, tant au moyen de sa vertu à elle, que par la vertu de celui qui agit sur elle. Et cela ne sera pas sans profit même pour ce dernier; car il faut bien qu'en exerçant la vertu d'autrui, il exerce aussi la sienne. Mais fit-on abstraction du souverain bien ou de ce qui le produit, il n'est pas moins vrai que le sage peut être utile à son pareil. La rencontre d'un sage est pour le sage essentiellement désirable, parce qu'il est dans la nature que tout ce qui est bon sympathise avec ce qui est bon, et qu'il affectionne ce qui lui ressemble comme lui-même. Il est nécessaire, pour suivre mon argument, que je passe de cette question à une autre. On demande en effet : « si le sage est homme à délibérer, à appeler qui que ce soit en conseil? » ce qu'il est obligé de faire, quand il descend à ces détails de la vie civile et domestique, que j'appellerais des oeuvres mortes. Alors, il a besoin du conseil d'autrui, comme d'un médecin, d'un pilote, d'un avocat, d'un arrangeur de procès. Le sage sera donc utile au sage, dans ces cas-là, par ses conseils; mais dans les grands et divins objets, dont j'ai parlé, ils exerceront leurs vertus en commun, et confondront leurs âmes et leurs pensées : c'est ainsi qu'ils profiteront fun et l'autre. N'est-il pas d'ailleurs dans la nature de s'identifier avec ses amis, d'être heureux du bien qu'ils font comme de celui qu'on ferait soi-même? Eh! sans cela, conserverions-nous même cette vertu, qui n'est forte que par l'exercice et par l'usage? Or, la vertu conseille de bien disposer le présent, de pourvoir à l'avenir, de délibérer, de tendre les ressorts de l'âme : effort et développement qui seront plus faciles au sage qui se sera associé un conseil. Il cherche donc ou un homme parfait, ou un homme qui soit en progrès, et voisin de la perfection; et cet homme lui sera utile, en lui apportant l'aide et le tribut de ses lumières. Les hommes disent qu'ils voient plus clair dans l'affaire d'autrui que dans la leur; cela arrive à ceux que l'amour-propre aveugle, et à qui la crainte, en présence du danger, ôte le discernement de ce qui les sauverait. On devient sage à mesure qu'on prend plus de sécurité et qu'on s'affranchit de la crainte. Mais néanmoins, il est des cas où même un sage est plus clairvoyant pour un autre que pour lui; et puis cette satisfaction si douce et si noble de vouloir ou de ne vouloir pas les mêmes choses, voilà ce que le sage recevra du sage : ils avanceront de concert dans leur tâche sublime. Me voilà quitte du travail que vous vouliez de moi, quoiqu'il fût compris dans l'ordre des matières qu'embrasse mon livre sur la philosophie morale. Mais songez, comme je vous le répète fréquemment, qu'en tout ceci l'homme n'exerce que sa subtilité. Car, et j'y reviens toujours, à quoi pareille chose me sert-elle? Me rendra-t-elle plus courageux, plus juste, plus tempérant? Ai-je le loisir de faire de la gymnastique, moi qui ai encore besoin du médecin? Qu'ai-je à faire d'étudier votre inutile fatras ? Pour de grandes promesses, je vois bien peu d'effets. Vous alliez m'apprendre à rester intrépide en présence des glaives étincelants, et le poignard sous la gorge; à être impassible, lorsque l'incendie m'investirait de ses flammes, lorsqu'une soudaine bourrasque emporterait mon navire loin de tout rivage : enseignez-moi d'abord à mépriser la volupté et la gloire; vous m'instruirez ensuite à démêler un sophisme embrouillé, à saisir une équivoque, à éclairer une obscurité : pour le présent, enseignez-moi ce qui presse le plus.