[14,89] LXXXIX. DIVISION DE LA PHILOSOPHIE.- SUR LE LUXE ET L'AVARICE DE L'ÉPOQUE. Vous me demandez une chose utile en même temps que nécessaire à qui veut parvenir à la sagesse : vous voulez que je divise la philosophie, que je distribue ce vaste corps en plusieurs membres. En étudier les parties est en effet le meilleur moyen d'arriver à la connaissance du tout. Plût au ciel que la philosophie, ce spectacle grand comme l'univers, pût, de même que lui, se présenter tout à la fois à nos regards : à son aspect, tous les mortels seraient transportés d'admiration, et abandonneraient sans aucun doute ce qui leur semble grand, parce qu'ils ne savent pas ce qui l'est en effet. Mais, puisqu'il n'en peut être ainsi, il nous faut la regarder de la même façon que nous contemplons les secrets du monde. Il est vrai que l'àme du sage sait en embrasser tout l'ensemble à la fois, avec autant de promptitude que notre oeil parcourt le ciel; mais nous qui sommes obligés de percer un épais brouillard, nous qui ne voyons pas même à deux pas de nous, - dans l'impossibilité où nous sommes d'embrasser l'ensemble, nous aurons plus de facilité à saisir les détails. Je ferai donc ce que vous exigez de moi, et je diviserai la philosophie en diverses parties, mais non pas en morceaux. S'il est utile de la diviser, il faut se garder de la morceler, car il est aussi difficile de saisir les objets trop petits que les objets trop grands. Un peuple se partage en tribus, une armée en centuries. Quand un corps prend un grand accroissement, l'étude en devient plus facile au moyen de la division; cependant, je le répète, il ne faut pas que cette division s'étende à l'infini. En effet, il y a le même inconvénient à diviser à l'excès, qu'à ne pas diviser du tout: réduisez un objet en poussière, il ne forme plus qu'un amas confus. Pour procéder avec méthode, je commencerai par établir la différence qui existe entre la sagesse et la philosophie. La sagesse est le bien suprême de l'àme humaine, la philosophie est l'amour et la recherche de la sagesse: l'une indique le but où l'autre arrive. On voit du premier coup d'oeil pourquoi la philosophie a été appelée ainsi; son nom même l'indique assez clairement. Quelques-uns ont défini la sagesse en disant qu'elle « est la connaissance des choses divines et humaines ; » d'autres, en disant « qu'elle consiste à connaître les choses divines et humaines, ainsi que leurs causes. » Cette addition me paraît superflue, attendu que les causes sont parties intégrantes des choses divines et humaines. La philosophie a été encore définie de bien des manières: ceux-ci l'ont appelée l'étude de la vertu; ceux-là, l'étude de la réformation de l'âme; d'autres enfin, l'amour de la droite raison. Mais un fait généralement reconnu, c'est la différence qu'il y a entre la sagesse et la philosophie; car rechercher et être recherché ne sauraient être une même chose. Il y a entre la sagesse et la philosophie la même différence qu'entre l'avarice qui désire l'argent, et l'argent que désire l'avarice. La première est l'effet et le prix de la seconde; l'une est le but vers lequel l'autre court. La sagesse est ce que les Grecs appellent g-sophia. Les Romains usaient autrefois de ce mot, comme ils se servent aujourd'hui de celui de philosophie. C'est ce que vous prouveront et nos anciennes comédies nationales et l'inscription qui se trouve sur le monument de Dossennus: «Étranger, arrête-toi, et lis la sophie (g-sophiam) de Dossennus". Quoique la philosophie soit la recherche de la vertu, quoique l'une soit la fin, l'autre le moyen, il y a eu néanmoins des stoïciens qui n'ont pas cru qu'on pût les séparer; et cela, parce qu'il n'est point de philosophie sans vertu, ni de vertu sans philosophie. La philosophie est la recherche de la vertu, mais par la vertu même. Or, si l'on ne peut être vertueux sans aimer la vertu, réciproquement on ne peut aimer la vertu sans être vertueux. Quand les tireurs visent un objet éloigné, ils sont dans un endroit, et le but est dans un autre ; le chemin qui conduit à une ville est toujours hors de cette ville; il n'en est pas de même de la vertu : c'est par elle-même qu'on y arrive. La philosophie et la vertu sont donc étroitement unies. La plupart des meilleurs auteurs ont divisé la philosophie en trois parties, savoir: la morale, la physique, la logique. La première est la règle de l'àme; la seconde étudie les secrets de la nature; la troisième s'occupe de la propriété des mots, de leur arrangement, des arguments au moyen desquels l'erreur peut se glisser sous l'apparence de la vérité. Mais on a divisé la philosophie en plus ou moins de parties. Quelques péripatéticiens en ont ajouté une quatrième, la politique, parce qu'elle nécessite des études spéciales, et diffère du reste par son objet. D'autres y ont ajouté ce que les Grecs appellent la science économique, c'est-à-clire la science de gouverner sa maison. D'autres encore ont fait une classe à part pour les divers genres de vie. Mais il n'est rien de tout cela Qui ne soit compris dans la morale. Les Épicuriens ont distingué deux parties seulement dans la philosophie : la physique et la morale ; ils ont écarté la logique. Plus tard, forcés par la nature même de leurs travaux de démêler les ambiguïtés du langage, de découvrir le faux caché sous l'apparence du vrai, ils ont introduit une subdivision ayant pour objet la règle et le jugement, c'est-à-dire, la logique sous un autre nom, toutefois en la considérant comme une dépendance de la physique. Les Cyrénéens ont banni la physique en même temps que la logique pour se borner à la seule morale. Mais eux aussi font reparaitre d'une autre manière ce qu'ils ont écarté. En effet, ils divisent la morale en cinq parties : l'une embrassant ce qu'on doit éviter et rechercher ; l'autre, les affections; la troisième, les actions ; la quatrième, les causes, et la cinquième enfin, les arguments. Les causes se rattachent à la physique, les arguments à la logique, les actions à la morale. Ariston de Chio regarde la physique et la logique, non seulement, comme superflues, mais même comme nuisibles ; il restreint même la morale qu'il a laissée seule subsister. Car il en a détaché tout ce qui concerne les préceptes, articles qu'il considère comme convenant plutôt aux pédagogues qu'aux philosophes, comme si le sage était autre chose qu'un pédagogue du genre humain. La philosophie ainsi divisée en trois parties, commençons par décomposer la morale. On l'a également subdivisée en trois parties, dont la première est l'étude de ce qu'on doit aux personnes, et du degré d'estime qu'on doit aux choses, étude extrêmement importante. Quoi de plus nécessaire, en effet, que de savoir mettre le prix aux choses ? La seconde concerne les affections, et la troisième les actions. En effet, on doit commencer par juger la valeur des objets ; ensuite régler et modérer ses affections; enfin mettre d'accord ses actions avec ses désirs, afin que, dans tous ces actes, on ne soit jamais en contradiction avec soi-même. Si une de ces trois choses vient à manquer, le désordre se met dans les deux autres. Qu'importe, en effet, qu'on juge sainement de tous les objets, si on ne sait pas régler ses affections? Qu'importe qu'on ait réprimé ses affections et qu'on soit maître de sa passion, si l'on ne sait pas choisir le moment pour ses actions ; si l'on ignore quand, où et comment il faut agir. Ce sont toutes choses fort différentes que de connaître la valeur et le mérite des objets, de mettre à profit les circonstances; de contenir ses affections; de marcher plutôt que de se précipiter vers l'exécution. Il y a accord parfait dans notre conduite, alors que les actions ne démentent pas les affections, et que les affections, d'autant plus froides ou plus ardentes, que les objets sont plus dignes d'être recherchés, se règlent selon la valeur de chacun de ces objets. La philosophie naturelle se divise en deux parties : les objets corporels et les incorporels ; et chacune de ces subdivisions a, pour ainsi dire, ses degrés. Ceux des corps sont : les causes productrices et les résultats produits, parmi lesquels figurent les éléments. L'article élément, suivant quelques-uns, est simple, et suivant d'autres, se divise en matière, en cause motrice et en éléments. - Reste à décomposer la partie rationnelle de la philosophie. Tout discours est ou d'une seule pièce, ou coupé par des demandes et des réponses. De ces deux formes l'une a reçu le nom de rhétorique; l'autre, celui de dialectique. La première s'occupe des mots, des pensées et de leur ordre; la dialectique comprend deux parties : les mots et leur signification, c'est-à-dire, les choses dont on parle et les mots qui les expriment. Vient ensuite une multitude d'autres subdivisions qui me forcent à m'arrêter ici «--- Je ne m'occuperai que des sommités; » car si je voulais subdiviser les subdivisions, il y aurait de quoi faire un volume. Je ne prétends point vous détourner de la lecture, mon cher Lucilius; je désire seulement que vous rapportiez aux moeurs tout ce que vous lirez. Sachez être maître de vous; réveillez en vous-même ce qui est languissant; serrez la bride aux parties relâchées; triomphez de toute résistance; faites la guerre à vos passions et à celles des autres; et si l'on vous dit: «Quand cesserez-vous de répéter les mêmes choses? » répondez: « Quand cesserez-vous de retomber dans les mêmes fautes? Vous voulez que les remèdes cessent, quand la maladie subsiste; loin de me taire, je n'en parlerai que plus fort, et j'insisterai d'autant plus que vous refusez de m'écouter. Les remèdes commencent à opérer, lorsque la sensibilité est revenue à un corps qui l'avait perdue. Je vous ferai du bien malgré vous. Vous entendrez parfois des paroles qui ne vous plairont pas; et puisque vous ne voulez pas écouter la vérité en particulier, je vous la dirai en public. Jusques à quand reculerez-vous les limites de vos propriétés ? Quoi ! une terre qui a contenu tout un peuple est trop étroite pour un seul maître ! jusqu'où voulez-vous labourer, vous qui ne savez pas restreindre vos ambitions de propriétaire dans les limites d'une province? Des rivières célèbres coulent pour un seul individu, et de grands fleuves, qui jadis bornèrent de grands royaumes, vous appartiennent depuis leur source jusqu'à leur embouchure. Mais c'est trop peu pour vous, si des mers ne bordent vos domaines, si votre fermier ne règne au delà du golfe Adriatique, de la mer Ionienne et de la mer Égée; si des îles, jadis le séjour de chefs puissants, ne sont comptées parmi vos plus chétives propriétés. Étendez vos possessions aussi loin que vous voudrez; ayez pour métairie ce qui formait autrefois un empire; emparez-vous de tout ce que vous pourrez, il en restera toujours plus aux autres que vous n'en posséderez. Maintenant, c'est à vous que je m'adresse, hommes voluptueux, dont le luxe n'a pas plus de bornes que la cupidité de ceux-là. Jusques à quand n'y aura-t-il point de lacs que ne dominent les faîtes de votre maison de campagne ; point de fleuves que ne bordent vos édifices somptueux? Partout où jaillissent des sources d'eau chaude, de nouveaux lieux de réunion y seront établis pour les voluptueux; partout où le rivage présentera quelque enfoncement, vous y jetterez tout aussitôt des fondations; et satisfaits, alors seulement qu'un sol artificiel aura été élevé par vos mains, vous forcerez la mer à reculer. Quoiqu'on voie en tout lieu briller vos édifices soit sur la cime des montagnes, d'où ils dominent une vaste étendue de terre et de mer, soit dans une plaine où ils s'élèvent à la hauteur des montagnes, eh bien ! après avoir bâti tant et de si magnifiques édifices, vous n'en serez pas moins réduits à la possession d'un seul corps, et d'un corps bien chétif. Que vous servent tant d'appartements ? vous couchez dans un seul. Les lieux où vous n'êtes pas ne sont point à vous. Je passe actuellement à vous autres, gourmands, dont la voracité immodérée et insatiable dépeuple à la fois la mer et la terre. Armée tantôt d'hameçons, tantôt de lacets, tantôt de filets de cent espèces, elle est sans cesse en quête, et ne laisse de paix aux animaux que quand elle en est dégoûtée. Et pourtant votre palais, blasé par l'abus des plaisirs, ne goûtera qu'une faible partie de ces aliments qui ont passé par tant de mains avant de vous être servis ! Quelle faible portion de cette bête fauve, prise au péril de tant de vies, sera mangée par ce riche, malade d'indigestions et dont le coeur se soulève à chaque in- stant ! combien peu de ces coquillages, apportés de si loin, descendront dans cet estomac sansfond! Malheureux! qui ne comprenez même pas que vous avez plus d'avidité que de ventre ! » Voilà les discours qu'il faut tenir aux autres, afin de les entendre vous-même en même temps qu'eux : écrivez-les afin de pouvoir les lire en les écrivant; rapportez tout aux moeurs et à la nécessité de calmer vos passions; étudiez, non pour en savoir davantage, mais pour mieux savoir. [14,90] XC. ÉLOGE DE LA PHILOSOPHIE : A ELLE SEULE APPARTIENT LA GUÉRISON DE L'AME. On ne peut en douter, mon cher Lucilius, nous devons aux dieux immortels l'avantage de vivre, et à la philosophie celui de bien vivre. Or, la vie étant un moindre bienfait que le bonheur, il s'ensuit que nous devrions réellement plus à la philosophie qu'aux dieux, si la philosophie elle-même n'était un présent des dieux, qui, sans en donner la connaissance à personne, l'ont rendue accessible à tout le monde. S'ils eussent prodigué ce trésor, et que nous fussions tous sages en naissant, la sagesse aurait perdu ce qu'elle a d'excellent, et n'eût plus été qu'un avantage fortuit. Car ce qui la rend surtout précieuse et admirable, c'est qu'elle ne nous est point donnée, qu'on ne la doit qu'à soi-même, qu'on ne l'emprunte pas à d'autres. Quelle raison auriez-vous d'estimer la philosophie, si on l'obtenait comme un bienfait ? Son unique occupation est de trouver la vérité dans les choses divines et humaines. Jamais elle ne marche sans la justice, la piété, la religion, et toutes les autres vertus qui se donnent la main et forment comme une chaîne. C'est elle qui nous apprend à honorer les dieux, à chérir l'humanité, à reconnaître la souveraineté divine, à traiter les hommes en frères. Celle fraternité demeura intacte jusqu'au moment où l'avarice, rompant cette sainte société, rendit pauvres ceux-là même qu'elle avait le plus enrichis; car on cessa de tout posséder, du moment que l'on voulut posséder en propre. Les premiers des mortels et les enfants qui naquirent d'eux, n'étant pas atteints par la corruption, suivaient tout uniment la nature: ne connaissant d'autre guide qu'elle, d'autre loi que la sienne, ils obéissaient au meilleur d'entre eux. En effet, la nature indique aux êtres inférieurs qu'il faut se soumettre à ceux qui leur sont supérieurs. Parmi les brutes, la prééminence est aux animaux les plus forts ou les plus courageux. Vous ne verrez jamais à la tête du troupeau un taureau dégénéré, mais celui qui a dépassé tous les autres par sa hauteur et par sa force; dans une réunion d'éléphants, c'est le plus grand qui guide les autres : parmi les hommes, le plus éminent est le plus vertueux. C'était la supériorité morale qui déterminait le choix d'un chef: aussi bien heureuses étaient les nations où l'on n'était le plus puissant qu'autant qu'on était le plus vertueux. En effet, on peut tout ce qu'on veut, quand on ne veut que ce qu'on doit. Posidonius pense que, dans ce siècle qu'on appelle l'âge d'or, le pouvoir était entre les mains des sages; c'étaient eux qui empêchaient la violence, et défendaient le faible contre le fort ; c'étaient eux qui persuadaient ou dissuadaient ; qui indiquaient ce qui était utile ou nuisible; leur prudence pourvoyait à ce que rien ne manquât à leurs sujets; leur courage éloignait les dangers; leur bienfaisance augmentait le bien-être et embellissait l'existence de tous. La royauté était une fonction, non une dignité. On n'essayait pas sa puissance contre des hommes à qui on la devait; on n'avait ni désir ni motif de faire le mal, alors qu'on obéissait avec amour à qui commandait avec bonté; alors que la plus grande menace d'un roi méconnu était de déposer le pouvoir suprême. Mais quand les progrès des vices eurent fait dégénérer la royauté en tyrannie, il fut besoin de lois, et ce furent des sages qui commencèrent à les faire. Solon, qui fonda le gouvernement d'Athènes sur l'égalité, a pris place parmi les sept sages : Lycurgue, s'il eût vécu dans le même siècle, eût élevé à huit ce nombre sacré. On loue encore les lois de Zaleucus et de Charondas. Ce ne fut ni sur la place publique, ni dans les écoles des jurisconsultes, mais dans la retraite auguste et silencieuse de Pythagore que ces grands hommes étudièrent les lois qu'ils dictèrent à la Sicile et à l'Italie grecque. Jusque-là je suis de l'avis de Posidonius; mais je ne puis accorder que les arts qui sont d'un usage journalier à l'homme aient été inventés par les philosophes; c'est un honneur que je ne ferai jamais au travail manuel. "Les hommes, dit-il, répandus çà et là, habitaient dans des tanières, dans les cavités des rochers, ou bien dans le tronc de quelques arbres creusés par le temps, quand la philosophie leur apprit à se construire des maisons". Pour moi, je pense que la philosophie n'a pas plus imaginé ces échafaudages de maisons s'élevant les unes sur les autres, et de villes pesant les unes sur les autres, qu'elle n'a inventé ces viviers où l'on enferme les poissons, pour que la gourmandise ne coure pas les risques des tempêtes, et pour qu'au milieu des plus grandes fureurs de la mer, le luxe ait ses ports assurés, où il engraisse des poissons de toute espèce. Quoi! ce serait la philosophie qui aurait enseigné aux hommes l'usage des dés, des serrures! Et qu'eût-ce été, sinon donner le signal à l'avarice? Ce serait la philosophie qui aurait suspendu ces toits menaçants sous lesquels il y a tant de danger à habiter ! comme s'il ne suffisait pas de s'abriter au hasard, de trouver, sans art et sans difficulté, quelque asile naturel pour s'y réfugier ? Croyez-moi, cet âge heureux n'avait point d'architectes. C'est avec le luxe seul que sont nés l'art d'équarrir les poutres et de diriger la scie à volonté pour diviser plus régulièrement le bois : "Car les premiers mortels fendaient le bois avecdes coins". On ne construisait pas encore ces immenses salles pour les festins; et on ne voyait point des files de chariots voiturer des pins et des sapins, et faire trembler les rues sous leur poids, pour suspendre à ces édifices des lambris chargés d'or. Deux fourches placées à distance supportaient alors les habitations, et une couverture de branches et de feuilles d'arbres superposées suffisait à l'écoulement des eaux, quelque abondantes que fussent les pluies. On vivait sans crainte sous ces rustiques toits. Le chaume couvrait les hommes libres: sous le marbre et l'or habite la servitude. Je ne suis pas non plus de l'opinion de Posidonius, quand il attribue aux sages l'invention des outils de fer. Il faudrait dire que c'est à eux aussi qu'on doit l'art "de prendre les botes fauves dans des piéges, de tromper les oiseaux avec la glu, et d'entourer les forêts de meutes de chiens". Toutes ces inventions sont le fruit de l'industrie humaine, et non de la sagesse. Je ne pense pas non plus que ce soient les sages qui aient découvert le fer et le cuivre, lorsque du sein de la terre, embrasée par l'incendie des forêts, jaillirent, à la surface, les veines métalliques en fusion. Pour inventer de pareilles choses, il faut s'en occuper. Je ne trouve pas non plus autant de subtilité que Posidonius dans cette question : "Si le marteau fut en usage avant les tenailles". Ils sont dus tous les deux à un homme adroit et expérimenté, mais non d'un esprit remarquable ni élevé; comme du reste toutes les recherches qu'on ne peut faire que le dos courbé et l'attention fixée sur la terre. Le sage vivait à peu de frais; la preuve, c'est que, dans ce siècle même, on le voit vivre de la façon la plus simple et la plus dégagée. Comment se peut-il, je vous prie, que vous admiriez à la fois Diogène et Dédale? Lequel trouvez-vous sage: de celui qui a inventé la scie, ou de celui qui, couchant dans un tonneau, et qui, ayant vu un enfant boire dans le creux de sa main, brisa aussitôt la coupe qu'il portait dans sa besace, en se faisant ce reproche: "Insensé que je suis! combien de temps ai-je porté un meuble si superflu"! Aujourd'hui même, lequel vous paraît plus sage, de celui qui, par des tuyaux cachés, a trouvé moyen de faire monter le parfum du safran à une hauteur prodigieuse; qui dessèche ou remplit, par des irruptions d'eaux subites, nos vastes Euripes; qui accumule les plafonds mobiles de nos salles à manger, de telle sorte qu'ils se succèdent continuellement sous des formes nouvelles, et changent à chaque service; ou bien de celui qui, montrant à lui-même et aux autres combien il est peu dur et peu difficile d'obéir à la nature, nous enseigne que nous pouvons nous loger sans le secours du marbrier et du forgeron ; nous vêtir sans le commerce des Sères; satisfaire enfin à tous nos besoins en nous contentant de ce que la terre a placé à sa surface? Si le genre humain voulait écouter cette voix, il reconnaîtrait que les cuisiniers lui sont aussi inutiles que les soldats. Ils étaient sages ou ressemblaient beaucoup aux sages, ces hommes que le soin de leur personne occupait si peu. Le nécessaire est bien facile à se procurer; c'est le luxe qui coûte tant de peine ! Vous n'aurez pas besoin d'artisans, quand vous suivrez le voeu de la nature : elle ne nous a point imposé d'embarras; elle a pourvu à toutes nos nécessités. Le froid est insupportable au corps, quand on est tout nu. Eh bien! la dépouille des bêtes fauves et des autres animaux n'est-elle pas plus que suffisante pour nous garantir du froid? La plupart des peuples ne se couvrent-ils pas d'écorces d'arbres? Est-il si difficile de se faire des vêtements avec des plumes d'oiseaux? La majeure partie des Scythes n'est-elle pas vêtue encore aujourd'hui de peaux de renards et de rats, lesquelles sont douces au toucher et impénétrables aux vents? - Mais il faut une ombre épaisse pour se défendre des ardeurs du soleil. - Eh bien! les siècles ne vous ont-ils pas préparé une foule d'asiles creusés soit par l'injure du temps, soit par des accidents fortuits? Que faisaient d'ailleurs les premiers hommes? Avec de simples branches d'osier, ils se formaient une cabane, puis l'enduisaient de boue, la recouvraient par en haut de chaume ou de feuilles sauvages, afin de faciliter l'écoulement des pluies de la sorte ils passaient l'hiver en toute sécurité. Et les habitants des Syrtes ? ne se cachent-ils pas dans des trous, ces peuples à qui les feux excessifs du soleil ne permettent d'autre refuge contre la chaleur que les entrailles de la terre desséchée? La nature n'a pas été assez injuste pour rendre la vie facile à tous les animaux, et condamner l'homme seul à ne pouvoir exister sans le secours de tant d'arts réunis. Rien de semblable ne nous a été imposé par elle; nous n'avons pas besoin de recherches pénibles pour prolonger notre vie. En naissant, nous trouvons tout sous notre main; c'est notre dédain des choses faciles qui nous rend tout difficile. Les abris, les vêtements, les remèdes, les aliments et tout ce qui cause aujourd'hui des embarras, se présentait jadis de soi-même, était gratuit et n'exigeait presque aucun travail: on ne prenait conseil que de ses besoins : tandis que chez nous tout cela est devenu précieux et magnifique, et ne s'acquiert plus qu'à force d'art et de travail. La nature nous fournit elle-même tout ce qu'elle demande. Le luxe n'a fait que s'écarter de la nature; après avoir grandi de siècle en siècle, il s'excite encore lui-même chaque jour, et, par son industrie, se fait l'auxiliaire du vice. Il a commencé à désirer des choses superflues, puis des choses nuisibles ; enfin il a mis l'âme dans la dépendance du corps et de ses appétits. Ces arts qui font tant de bruit dans les villes et les réveillent si matin, travaillent pour le service du corps : on le traitait jadis comme un esclave; à présent, on le sert comme un maître. Voilà pourquoi nous voyons ici des tisserands et des mécaniciens ; là des gens occupés à élaborer des parfums ; plus loin des professeurs de poses gracieuses, de chants voluptueux et efféminés. Cette modération naturelle, qui nous enseigne à borner nos désirs à nos besoins, a entièrement disparu; vous n'êtes plus qu'un homme grossier et misérable, si vous vous contentez de ce qui vous suffit. On ne saurait croire, mon cher Lucilius, jusqu'à quel point le charme du discours écarte de la vérité les plus grands hommes même. Écoutez Posidonius qui, à mon avis, est un de ceux qui ont rendu le plus de services à la philosophie. Il veut décrire d'abord comment on tord certains fils, et comment l'on en ramène d'autres qui sont làches et disjoints : ensuite comment la chaîne d'une étoffe s'étend en ligne droite au moyen de poids suspendus à ses extrémités ; comment enfin fonctionne la trame qui, s'insinuant à travers les deux parties de la chaîne dont elle surmonte la résistance, s'y mêle et s'y réunit au moyen de la lame qui la guide. Eh bien ! cet art de préparer les tissus, il en attribue l'invention aux sages ; il oublie qu'on a découvert depuis un procédé plus habile, au moyen duquel, "attachée à un cylindre, la chaîne est séparée en deux par une baguette; et la trame, introduite par une navette auc extrémités pointues, est frappée par les dents d'une carde qui sillonne l'étoffe dans toute sa longueur". Qu'eût-il dit, s'il eût vu les toiles d'aujourd'hui dont on fait des habits si transparents, qu'ils ne sont d'aucun secours non seulement pour le, corps, mais même pour la pudeur. Il passe ensuite aux laboureurs, et décrit avec non moins de faconde la terre ouverte par la charrue, une première fois, puis une seconde, afin que les racines trouvent un passage plus facile; puis les semences répandues çà et là, et les mauvaises herbes que l'on arrache, afin qu'aucune plante parasite et sauvage ne tue la moisson. Il prétend que tout cela est de l'invention des sages, comme si les laboureurs ne trouvaient pas tous les jours quelque chose de nouveau pour augmenter la fertilité de la terre. Mais, non content de leur avoir attribué ces découvertes, il abaisse le sage jusqu'à le transformer en boulanger. Il raconte comment, suivant les traces de la nature, il s'y est pris pour faire du pain. "Quand les aliments, dit-il, sont reçus dans la bouche, la pression des dents les broie, et ce qui échappe aux dents leur est ramené par la langue ; ensuite ils se mêlent à la salive qui les lubrifie et leur rend le passage du gosier plus facile ; puis, quand ils sont parvenus dans l'estomac, ils sont cuits par la chaleur de ce viscère, d'où ils sortent pour s'assimiler au corps. Le sage, se réglant sur ce modèle, a placé une pierre dure sur une autre également dure, afin de simuler les mâchoires, dont l'une, immobile, attend le mouvement de l'autre ; après quoi, par le frottement de ces deux pierres, les grains sont écrasés, broyés, triturés, jusqu'à ce que ces opérations successives les aient réduits en une poudre extrêmement fine. Ensuite il a arrosé d'eau sa farine, et, à force de la pétrir, l'a contrainte à recevoir la forme du pain. Et quant à la cuisson d'abord, elle s'est effectuée au moyen de la cendre chaude ou d'une brique brûlante ; puis on a imaginé les fours et d'autres appareils dont la chaleur se prêtàt mieux encore à nos vues". Peu s'en est fallu qu'il ne nous présentât aussi le métier du savetier comme une invention du sage. Tous ces arts ont été, il est vrai, imaginés par la raison, mais non par la raison dans sa grandeur. Ce sont des inventions de l'homme, non du sage, tout aussi bien que les vaisseaux dont nous nous servons pour traverser les fleuves et les mers, par le moyen de voiles qui prennent le vent, et d'un gouvernail attaché derrière, lequel maintient on change leur direction. Ce dernier procédé a été du reste emprunté des poissons, car c'est la queue des poissons qui les dirige et qui, par son léger mouvement d'oscillation, modère leur vitesse. "C'est le sage, dit-il, qui a fait toutes ces découvertes ; mais comme elles étaient au-dessous de lui, il les a abandonnées à de vils manoeuvres". Pour moi, je dis que tous ces métiers n'ont pas été inventés par d'autres hommes que ceux qui les exercent aujourd'hui. Il y a des choses que nous savons avoir été découvertes de notre temps : tel est l'usage des vitres qui transmettent la lumière par un corps transparent ; tel est celui des étuves suspendues, et des tuyaux enchâssés dans la muraille, pour faire circuler la chaleur, et distribuer du haut en bas une température égale. Parlerai-je aussi de ces marbres dont brillent et les temples et les maisons particulières; de ces masses de pierres arrondies et polies avec soin, sur lesquelles nous avons assis des portiques et des édifices assez vastes pour recevoir un peuple entier ; de ces caractères abrégés, à l'aide desquels la main recueille un discours, quelque rapidement qu'on le prononce, et égale la promptitude de la parole ? Ce sont toutes inventions des plus vils esclaves. La sagesse se tient bien plus haut; ses enseignements s'adressent non aux mains, mais à l'àme. Vous voulez savoir ce qu'elle a découvert, ce qu'elle a produit ? Ce ne sont pas des danses impudiques, ni ces différents procédés musicaux au moyen desquels le souffle introduit dans la flûte et dans la trompette se modifie à sa sortie ou dans son trajet, de manière à imiter la voix ; non plus que la science des armes, des fortifications et de la guerre. Occupée de choses utiles seulement, elle prêche la paix et appelle le genre humain à la concorde. Je le répète, ce n'est pas elle qui se charge de fabriquer des outils pour nos besoins. Pourquoi lui assigner un rôle si mesquin ? Son art dirige la vie. Tous les autres arts sont donc sous sa loi ; car si la vie lui est soumise, il doit en être de même des agréments de la vie. Du reste, c'est au bonheur qu'elle tend : nous y conduire, nous en ouvrir la route, est son unique pensée. Elle apprend à connaître ce qui est mal en effet et ce qui ne l'est qu'en apparence. Bannissant de nos âmes les vaines illusions, elle leur donne une grandeur solide en échange de cette grandeur factice et chimérique dont elles se repaissent, leur fait sentir la différence qu'il y a entre la grandeur et l'enflure, enfin leur livre tout entiers les secrets de la nature et les siens propres. Elle leur enseigne ce que sont et quels sont les dieux; quelle opinion on doit se former des enfers, des lares et des génies ; quelle est la condition des âmes immortelles qui tiennent le second rang après les dieux; quelles régions elles habitent, ce qu'elles y font, ce qu'elles peuvent et ce qu'elles veulent. C'est ainsi qu'elle nous initie, non aux mystères d'un temple municipal, mais du monde entier, ce vaste temple de tous les dieux, duquel elle présente toutes les faces et les images aux yeux de notre esprit, ceux de notre corps étant trop faibles pour suffire à un si grand spectacle. Ensuite elle remonte à l'origine des choses, à la raison éternelle qui anime le grand tout, à la secrète puissance de tous les germes qui impriment à chaque être une forme qui lui est propre. Immédiatement après, elle s'occupe de l'âme, examine d'oû elle vient, où elle réside, quelle est sa durée, en combien de parties elle se divise. Puis, des corps, passant aux substances incorporelles, elle discute la vérité et ses preuves ; ce qui la conduit à apprécier les doutes sur la vie et sur la mort; car, dans les uns comme dans les autres, il se trouve du vrai et du faux. Je le répète, le sage, loin d'avoir abandonné les arts, comme le suppose Posidonius, ne s'y est même jamais adonné. Il n'aurait pas regardé comme dignes d'être inventées des choses qu'il n'aurait pas crues dignes de l'occuper sans cesse; il n'aurait pas entrepris une chose pour la laisser là. - "C'est Anacharsis, dit-il, qui a inventé la roue du potier de terre sur le tour de laquelle se façonnent les vases". Et, comme il est question dans Homère de la même roue, il aime mieux faire passer les vers qui le contredisent pour apocryphes, que de renoncer à sa fable. Je ne prétends pas qu'Anacharsis ne soit pas l'auteur de cette machine ; mais s'il l'a inventée, c'est quoique sage, et non comme sage. Ainsi les sages font bien des choses en qualité d'hommes, et non en qualité de sages. Supposer un sage léger à la course, il devancera les autres en tant que léger, mais non en tant que sage. Je voudrais que Posidonius pût voir le verrier, qui, à l'aide de son souffle, donne au verre une multitude de formes qu'on pourrait à peine obtenir de la main la plus expéditive. Cependant cela s'est trouvé depuis qu'on ne trouve plus de sages. On croit, dit Posidonius, que c'est Démocrite qui inventa ces voûtes dont l'arc, formé de plans inclinés, s'appuie sur une pierre placée au centre. - Je nie formellement ceci. Il est impossible qu'il n'y ait pas eu, avant Démocrite, des ponts et des portes dont la partie supérieure ne fût pas arrondie en arceau. - Mais avez-vous oublié que ce même Démocrite trouva l'art d'amollir l'ivoire, et de convertir, à l'aide du feu, des cailloux en émeraudes, procédé encore usité aujourd'hui, par lequel on colore toute pierre qui s'y prête? - Quand Démocrite aurait fait toutes ces découvertes, ce n'est pas à titre de sage qu'il les a faites : car le sage fait beaucoup de choses que nous voyons les hommes les plus étrangers à la sagesse exécuter tout aussi bien, sinon avec plus d'adresse et de facilité. Voulez-vous savoir ce que le sage a recherché, ce qu'il a mis en lumière? La nature d'abord, qu'il n'a pas regardée, comme font les autres animaux, d'un oeil indifférent et dépourvu du sentiment des choses divines; ensuite les lois de la vie, qu'il a appliquées à toutes choses. Il nous a appris non seulement à connaître les dieux, mais encore à les imiter, et à considérer tout ce qui arrive comme l'effet d'un ordre d'en haut. Il nous a défendu d'obéir aux préjugés, et nous a enseigné la valeur réelle de chaque chose ; il a condamné les plaisirs auxquels se mêle le repentir ; il nous a recommandé les biens qui sont de nature à nous plaire toujours ; enfin il nous a désigné comme le plus heureux des hommes celui qui n'a pas besoin du bonheur, et comme le plus puissant celui qui a tout pouvoir sur lui-même. Je ne parle pas de cette philosophie qui a placé le citoyen en dehors de sa patrie, les dieux en dehors du monde; qui a attaché la vertu à la volupté ; mais de celle qui ne connaît de bien que ce qui est honnête ; qui ne peut être séduite ni par les présents des hommes, ni par ceux de la fortune; dont la valeur enfin consiste à être au-dessus de toute valeur. Je ne pense pas que cette philosophie ait existé dans ces siècles d'ignorance, où les arts manquaient encore, et où la seule expérience enseignait à l'homme ce qui lui était utile; pas plus que précédemment, lorsque les bienfaits de la nature étaient à la disposition de tous, et que chacun n'avait qu'à en user; dans ces temps où l'avarice et le luxe n'avaient pas encore divisé les humains, et fait succéder le pillage à la communauté de biens : il n'y avait pas de sages alors, quoique tous se conduisissent comme font les sages. Il serait impossible de souhaiter à l'espèce humaine une condition meilleure que celle qu'elle avait alors ; et s'il arrivait que Dieu permit à quelqu'un de refaire le monde et de régler la condition des peuples, il ne ferait pas mieux que ce qu'on raconte de ces temps primitifs où "nul cultivateur ne labourait la terre; où il n'était pas même permis de marquer les partages par des bornes; où les biens étaient communs, et où la terre, d'elle-même, sans être tourmentée, produisait tout en abondance". Quelle race d'hommes fut jamais plus heureuse ? On jouissait en commun des biens de la nature, qui, semblable à une mère, assurait à tous la sécurité et la tranquille possession des richesses publiques. Le genre humain ne fut jamais plus riche, puisqu'il ne s'y trouvait pas un seul pauvre. L'avarice est venue troubler ce bel ordre : en voulant soustraire et s'approprier quelque chose, elle mit tout en la puissance d'autrui; et réduite à l'étroit, après avoir possédé immensément, elle a introduit la pauvreté dans le monde, et, en convoitant beaucoup, elle a tout perdu. Aujourd'hui, quelque peine qu'elle se donne pour réparer ses pertes; quoiqu'elle ajoute à ses terres de nouvelles terres, et qu'elle chasse ses voisins à prix d'argent, ou par violence; quoique ses champs soient de véritables provinces, et que les parcourir soit pour elle un long voyage, nous ne reculerons jamais assez nos limites pour revenir au point d'où nous sommes partis. Le mieux qui puisse nous arriver, c'est de posséder beaucoup : jadis nous possédions tout. La terre, alors non cultivée, en était plus fertile, et fournissait abondamment aux besoins des peuples qui ne s'arrachaient point ses produits. Ce que la nature produisait de bon, on n'avait pas moins de plaisir à le montrer aux autres qu'à le trouver: on n'avait jamais ni trop ni trop peu ; car tout se partageait comme entre frères. Le plus fort n'avait pas encore mis la main sur le plus faible: l'avare, en cachant ses trésors inutiles pour lui, n'avait pas encore privé les autres du nécessaire; on avait autant de soin d'autrui que de soi-même. Les armes restaient oisives et pures de sang humain ; les mains alors n'employaient leur violence que contre les bêtes féroces. Ceux qui trouvaient dans une épaisse forêt un abri contre le soleil, et, dans une misérable cabane couverte de feuilles, un refuge contre les rigueurs de l'hiver et contre la pluie, passaient doucement les nuits sans soupirer. Nous, au contraire, sur nos lits de pourpre, l'inquiétude nous agite et nous réveille par ses cruels aiguillons; mais eux, quel doux sommeil ils goûtaient sur la dure ! Des lambris richement sculptés n'étaient point suspendus au-dessus d'eux; mais, couchés en plein air, leurs yeux pouvaient contempler le cours des astres, le brillant spectacle des nuits, et le monde poursuivant en silence la carrière où il est emporté. Le jour comme la nuit, la vue de ce magnifique palais se développait sous leurs yeux; ils voyaient en même temps des constellations, arrivées à leur apogée, décliner vers l'horizon, et d'autres se lever du sein de l'espace. Avec quel plaisir ne devaient-ils pas promener leurs regards sur cette foule de merveilles! Mais vous, le moindre bruit qui part de vos toits vous fait trembler, le moindre craquement qui a lieu dans vos maisons peintes et dorées vous fait fuir d'épouvante. Ils n'avaient pas des maisons aussi grandes que des villes. Un air libre qui n'avait de limite que le ciel, le simple abri d'un arbre ou d'un rocher, des sources limpides, des ruisseaux dont nul ouvrage, nul tuyau, nul canal, n'avait asservi le cours, mais qui coulaient en toute liberté; enfin des prairies belles sans art: tels étaient les objets riants au milieu desquels ils se faisaient de leurs mains rustiques une demeure champêtre. Elle était bien selon la nature, cette demeure qu'on ne craignait pas, et pour laquelle on ne craignait pas; aujourd'hui nos habitations sont une des prineipales causes de nos alarmes. Mais, quelque parfaite, quelque innocente que fût leur vie, ils n'étaient pas des sages : car, pour mériter ce nom, il faut les plus grands efforts. Je ne nierai cependant pas qu'il n'y eût alors des hommes d'un esprit élevé, et, si je puis m'exprimer ainsi, pleins encore de leur céleste origine : il n'est pas douteux que la nature, qui n'était pas encore épuisée, ne produisît alors des êtres meilleurs. Mais quoique leurs esprits fussent plus vigoureux et plus fortement trempés, ils n'étaient point parfaits sous tous les rapports. En effet, la nature ne nous donne pas la vertu: c'est un art que de devenir homme de bien. Ils ne cherchaient pas l'or, l'argent et les pierreries dans les profondeurs, ou, pour mieux dire, dans la lie de la terre; ils épargnaient le sang des animaux, tant il s'en fallait alors que l'homme égorgeât son semblable sans colère, sans crainte, uniquement pour le plaisir de ses yeux. On ne s'était pas encore avisé de teindre les étoffes et de faire des tissus avec l'or, car on ne l'avait pas encore extrait de lamine. Qu'étaient-ils donc? Ils étaient innocents par l'ignorance du mal. Or, il y a une grande différence entre ne pas vouloir et ne pas savoir faire le mal. On ignorait alors la justice, la pudeur, la tempérance et le courage; mais la simplicité de la vie offrait quelque chose de semblable à ces vertus. La vertu ne peut loger que dans une âme cultivée, éclairée et perfectionnée par un continuel exercice. Nous naissons pour elle non avec elle; et les hommes les mieux disposés possèdent, avant d'avoir été instruits, le germe de la vertu, mais non la vertu même. [14,91] XCI. SUR L'INCENDIE DE LYON: REFLEXIONS SUR L'INSTABILITÉ DES CHOSES HUMAINES ET SUR LA MORT. Notre ami Libéralis est bien triste aujourd'hui, il vient d'apprendre qu'un horrible incendie a consumé entièrement la colonie de Lyon. Cet événement est fait pour toucher tout le monde, à plus forte raison un homme si fort attaché à son pays; aussi, ne peut-il retrouver cette force d'âme, qu'il s'était appliqué à opposer aux malheurs qui peuvent nous frapper dans cette vie. Cette affreuse catastrophe est tellement imprévue, tellement inouïe, que je ne suis pas étonné qu'il fût sans appréhension, puisque le fait était sans exemple on a bien vu des villes ravagées par des incendies, mais on n'en a pas vu d'anéanties. Lorsqu'une main ennemie lance le feu sur nos habitations, la flamme s'éteint en beaucoup d'endroits, et, quoique souvent excitée, rarement elle dévore tout au point de ne rien laisser au fer destructeur. Les tremblements de terre sont rarement assez violents, assez terribles, pour renverser des villes de fond en comble : enfin, jamais un incendie ne s'est propagé avec assez de fureur, pour qu'un nouvel incendie n'ait plus rien trouvé à dévorer. Tant de magnifiques ouvrages qui auraient pu servir à orner tant de villes, une seule nuit les a réduits eu cendres et au sein d'une paix profonde, nous avons été témoins d'un désastre qu'au milieu même de la guerre on n'aurait pu craindre. Qui le croira ? dans le silence des armes, quand le monde entier jouit d'une sécurité profonde, une ville que dans la Gaule on montrait avec admiration, a pu être anéantie tout à coup. Souvent la fortune nous avertit des maux quelle nous prépare; ordinairement il faut du temps pour détruire ce que le temps a élevé : mais ici, il n'y a eu qu'une nuit d'intervalle entre une ville immense et des ruines. Elle a péri en moins de temps que je n'en mets à vous raconter sa perte. Voilà ce qui affecte notre cher Libéralis, pour lui-même inébranlable aux coups de la fortune : il a été frappé, et ce n'est pas sans motif; car un malheur inattendu est plus poignant, sa nouveauté nous accable, et la surprise, chez nous autres mortels, ajoute à la douleur. C'est pourquoi rien ne doit être imprévu pour nous. Il faut que notre âme aille au-devant de tous les maux; qu'elle prévoie ceux qui nous arrivent, comme ceux qui peuvent nous arriver. En effet, lorsque la fortune le veut, il n'est point de bonheur qui lui résiste; plus il jette d'éclat, plus elle s'y attache, et le renverse avec violence. Qu'y a-t-il de pénible, d'impossible à la fortune? Elle ne suit pas toujours la même route, elle ne nous fait pas sentir toute sa puissance à la fois: tantôt ce sont nos mains qu'elle dirige contre nous-mêmes ; tantôt, contente de ses propres forces, elle invente des dangers où elle nous précipite; tous les temps lui sont bons, et c'est souvent au sein des plaisirs que nos douleurs prennent naissance. Au milieu de la paix, nous voyons surgir la guerre, et les ressources sur lesquelles nous comptions se changent en sujets de crainte. Nos amis deviennent nos ennemis; nos alliés, nos adversaires. C'est dans le calme de l'été que s'élèvent soudainement des tempêtes plus terribles que celles de l'hiver. Sans guerre, nous souffrons tous les maux qu'elle entraîne; et si les autres causes de destruction manquaient, trop de bonheur les appellerait. bientôt sur nous. La maladie se jette sur l'homme le plus tempérant, la phthisie sur l'homme le plus vigoureux: le châtiment menace les plus innocents, et l'agitation de l'âme tourmente les hommes les plus retirés. La fortune choisit toujours quelque événement nouveau, pour rappeler sa puissance à qui pourrait l'avoir oubliée. Un seul jour suffit pour disperser, pour anéantir tout ce que bien des années, bien des travaux, avec l'aide de la Divinité, ont pu amasser : c'est assigner un terme trop long à la rapidité du mal, que de dire : Il faut un jour pour détruire des empires; il ne faut qu'une heure, qu'un moment! Ce serait une grande consolation pour notre faiblesse, si tout ce qui existe mettait autant de temps à périr qu'à croître ; mais non, l'accroissement est lent, la destruction rapide. Intérêts publics, intérêts privés, et en particulier, comme en public, rien n'est stable : hommes, villes, ont la même destinée. Là terreur existe au sein de la plus grande tranquillité; rien ne nous montre d'où doit venir le mal; il apparaît là où on l'attendait le moins. Des États qui ont résisté aux guerres étrangères et intestines s'écroulent sans rien qui les ébranle. Quelle ville a su conserver sa prospérité ? Réfléchissons donc à tous les malheurs qui peuvent arriver, et fortifions-y notre âme. Pensons à l'exil, aux tortures, aux guerres, aux maladies, aux naufrages. Un événement petit nous enlever à notre patrie, ou nous enlever notre patrie ; nous jeter dans la retraite ; et où nous voyons la foule se presser, peut-être, plus tard, il n'y aura qu'un désert. Parcourons des yeux toute la vie humaine ; et pressentons, non seulement ce qui arrive fréquemment, mais encore tout ce qui peut arriver, si nous ne voulons pas être surpris par des malheurs, qui, quoique fort rares, n'ont pourtant rien d'extraordinaire ! Il faut considérer la fortune sous toutes ses faces. Combien de villes d'Asie et d'Achaïe renversées par un seul tremblement de terre ! combien de villes dela Syrie et de la Macédoine n'ont-elles pas été anéanties! combien de fois file de Chypre n'a-t-elle pas été ravagée par le même fléau ! combien de fois Paphos n'a-t-elle pas été bouleversée ! On nous a souvent annoncé la destruction de villes entières, et nous, qui apprenons de pareilles calamités, que sommes-nous dans l'univers ? Raidissons-nous donc contre les coups du sort; et, quelque malheur qui arrive, sachons bien que la renommée le grandit toujours. La flamme a détruit entièrement une ville opulente placée au milieu de nos provinces, dont elle était l'ornement, mais séparée d'elles par ses priviléges : une ville située sur le sommet d'une montagne peu élevée : eh bien ! ces cités dont on vante aujourd'hui la magnificence et la grandeur, le temps en effacera jusqu'aux moindres vestiges. Ne savons-nous pas que les villes les plus célèbres de l'Achaïe ont été entièrement consumées, et qu'il ne reste plus rien qui puisse attester qu'elles ont existé ? Ce ne sont pas seulement les ouvrages des hommes, mais les œuvres de l'industrie et de l'art, que le temps détruit : les sommets même des montagnes s'affaissent, des contrées entières disparaissent ; et maintenant les flots recouvrent des terres autrefois éloignées du rivage. Le feu a ravagé ces collines où naguère il brillait; il a dévoré ces montagnes, ces sommets élevés, consolation du matelot. Tous les ouvrages de la nature périssent; ainsi, nous devons supporter avec résignation la ruine d'une ville. Oui, tout ce qui existe doit périr ; le néant est réservé à tous les êtres : soit qu'une force intérieure, l'impétuosité d'un vent renfermé renversent la base qui les soutenait; soit que des torrents cachés brisent les obstacles qui s'opposaient à leur cours; soit qu'un incendie furieux ravage une partie du sol; soit que le temps, à qui rien ne peut résister, mine sourdement; soit enfin que la rigueur du climat chasse les peuples, ou que la contagion rende leurs demeures désertes. Ilserait long d'énumérer les causes de destruction : ce que je sais, c'est que tous les ouvrages des mortels sont condamnés au néant : nous ne vivons qu'au milieu de choses qui doivent périr. Voilà comment je cherche à consoler notre ami Libéralis qui porte à sa patrie un si ardent amour : peut-être n'a-t-elle été consumée que pour sortir plus brillante de ses cendres. Souvent les outrages de la fortune ne sont que les préludes de sa faveur: beaucoup de villes ont été détruites, et se sont relevées plus vastes et plus brillantes. Timagène, ennemi du bonheur de Rome, disait que ce qui l'affligeait lorsqu'il voyait Rome en proie à un incendie, c'était que les édifices allaient être rebâtis avec plus de somptuosité. Il est vrai de dire que dans l'état même où est notre ville aujourd'hui, s'il lui arrivait un malheur, tous les citoyens se disputeraient la gloire de réparer ses pertes. Plaise à Dieu que Lyon, rebâtie sous de meilleurs auspices, dure bien plus longtemps! Cette colonie n'était qu'à la centième année de sa fondation, terme qui n'est pas même le plus long de la vie humaine. Fondée par Plancus, l'avantage de sa situation l'avait rendue très peuplée; et c'est au terme de la vieillesse humaine qu'elle subit le sort le plus affreux! Que l'homme donc s'habitue à connaître et à supporter les coups du sort; qu'il sache que le hasard peut tout faire; que la fortune a des droits sur les États, et sur ceux qui les gouvernent; le même pouvoir sur les villes que sur les habitants. Il ne faut pas nous récrier; nous sommes entrés dans un monde où l'on ne vit qu'à cette condition. Si cela te convient, obéis; si cela ne te convient pas, sors de cette vie comme tu voudras. Si cette loi avait été établie pour toi seul, tu aurais raison de t'en indigner; mais si cette même nécessité enchaîne grands et petits, si le destin veut que tout périsse, cesse tes plaintes. Il ne faut pas nous mesurer d'après ces tombeaux et ces monuments, élevés sur le bord de nos routes : ils ne se ressemblent point; réduits en cendres, nous nous ressemblons tous, inégaux par la naissance, égaux par la mort. Il en est des villes comme de leurs habitants : aussi bien qu'Ardée, Rome a subi le joug d'un vainqueur. C'est seulement pendant notre vie que l'auteur des lois de la nature a permis cette distinction de naissance et de rang. Lorsque le mortel arrive au but : "Arrière, dit-il, arrière l'ambition; que tout ce qui existe subisse la même loi". Nos souffrances sont les mêmes pour tous : il n'y a pas d'hommes plus périssables que d'autres; il n'y en a pas qui soient plus sûrs du lendemain. Alexandre, roi de Macédoine, avait commencé par apprendre la géométrie; le malheureux! il aurait dû voir combien était petite cette terre, dont il avait conquis une si petite partie; je l'appelle malheureux, parce qu'il aurait dû comprendre combien son surnom de grand était mensonger. Qui, en effet, peut être grand, sur un si petit théâtre? Ce qu'on lui enseignait était trop abstrait, et demandait une trop grande tension d'esprit, pour être compris par cet homme plein d'un fol orgueil, et que son imagination emportait au delà des bornes de l'Océan. "Enseignez-moi des choses plus faciles, disait-il à son précepteur. - Elles sont pour vous, comme pour tout le monde, également difficiles". C'est le langage que nous tient la nature : Les difficultés dont on se plaint existent pour tout le monde. Il est impossible de les aplanir pour qui que ce soit : mais chacun, par la force de sa volonté, peut cependant se les rendre plus faciles. - Comment? - Par l'égalité d'âme; il faut souffrir la douleur, la faim, la soif, la vieillesse, et si tu restes longtemps sur cette terre, les infirmités, la perte successive de tes facultés, enfin la mort. Gardez-vous pourtant de croire cette foule qui s'agite autour de vous. De tous les maux, il n'y en a pas un qui soit intolérable ou trop cruel. Ils s'accordent à craindre la mort, et vous, vous la craignez sur parole. Quoi de plus insensé que de craindre des mots ? Notre ami Démétrius disait avec esprit: Je regarde les discours des ignorants comme les vents qui s'échappent de leurs entrailles; et peu m'importe si le son vient d'en haut ou d'en bas. Quelle folie de craindre d'être diffamé par des gens mal famés ! Vous avez sans raison redouté la renommée ; avec aussi peu de fondement vous avez craint des événements que vous ne craindriez pas si la renommée ne vous y eût forcé. Quel tort peuvent faire à l'homme de bien les mauvais bruits? qu'ils n'en fassent pas davantage à la mort, dans notre esprit! La mort, on en parle mal aussi; mais pas un de ceux qui l'accusent n'en a fait l'épreuve : c'est une grande témérité, que de condamner ce qu'on ne connaît pas. Mais ce que nous savons, c'est à combien de personnes elle est utile, combien elle en délivre des tourments, de la pauvreté, des plaintes, des supplices, de l'ennui! Nous ne sommes donc au pouvoir de personne, puisque la mort est en notre pouvoir. [14,92] XCII. SÉNÈQUE S'ÉLÈVE CONTRE LES EPICURIENS; LE SOUVERAIN BIEN NE CONSISTE PAS DANS LA VOLUPTÉ. Vous et moi nous serons, je pense, d'accord sur ce point, que les objets extérieurs s'acquièrent pour le corps; qu'on ne soigne le corps qu'en considération de l'âme; que dans l'âme sont des facultés subalternes par le moyen desquelles nous nous mouvons, nous prenons de la nourriture, et qui nous ont été données pour le service de la portion qui commande. En cette portion maîtresse, il est quelque chose d'irrationnel, et quelque chose de rationnel. La fraction irrationnelle est soumise à la fraction rationnelle, qui seule est indépendante, et fait dépendre de soi toutes choses. Car cette raison divine, qui commande à toute la nature, n'obéit à rien; la faculté rationnelle de l'homme participe au même avantage, puisqu'elle en est une émanation. Si nous sommes tous deux d'accord sur ce point, nous devons l'être aussi sur cette conséquence nécessaire, que le bonheur de la vie consiste uniquement dans la perfection de la raison ; car seule la raison ne laisse jamais fléchir son courage et fait tête à la fortune. Dans quelque situation que l'homme se trouve, elle lui conserve la sécurité de l'âme. Or, le seul bien est celui qui n'est jamais entamé. Il est donc heureux, dis-je, celui que rien ne peut abaisser; il est toujours au-dessus des événements, et n'a d'autre soutien que lui-même : car celui qui s'appuie sur quelque support étranger, peut tomber. S'il en est autrement, ce qui n'est point de nous commencera à exercer sur nous un grand pouvoir. Or, qui voudrait faire fond sur la fortune, et se priver de ce qui n'est pas soi?' Qu'est-ce que la vie heureuse? C'est la sécurité, c'est un calme inaltérable. Qui nous donnera cet avantage ? La grandeur d'âme et la persévérance à exécuter les décisions d'un jugement sain. Comment y parvient-on? En embrassant d'un coup d'oeil la vérité tout entière; en conservant, dans les actions, l'ordre, la mesure, la convenance, une disposition inoffensive et bienveillante, conforme à la raison, qui ne s'en départ jamais, et qui est tout à la fois digne d'amour et d'admiration. Enfin, pour formuler ma pensée en peu de mots, l'âme du sage est comme celle de Dieu. Que peut désirer celui qui a toutes les vertus en partage? Car si des objets qui ne sont point la vertu pouvaient contribuer à l'état le plus heureux, le bonheur consisterait en choses sans lesquelles il ne saurait exister. Et quoi de plus insensé, quoi de plus honteux que d'attacher la félicité d'une âme douée de raison à des objets qui en sont dépourvus? Il est cependant des philosophes qui regardent ces objets comme des accessoires du souverain bien, incomplet, selon eux, si la fortune ne le favorise. Antipater aussi, une des graves autorités de notre secte, dit : "qu'il accorde quelque influence aux objets extérieurs, mais fort peu". Que penseriez-vous, je vous prie, d'un homme qui trouverait le jour insuffisant, si l'on n'allumait en même temps quelques petites flammes? Auprès de la clarté du soleil, quel effet pourrait produire une étincelle? Si la vertu ne vous suffit pas seule,vous y voulez donc ajouter, où ce calme que les Grecs appellent g-aochlehsia ou le plaisir. Pour le calme, passe encore; l'esprit exempt de trouble embrassera librement l'univers, et rien ne le détournera de la contemplation de la nature. Quant au plaisir, c'est le bonheur de la brute. Nous voulons allier la déraison à la raison, le vice à la vertu. Le chatouillement procure à notre corps un grand plaisir : pourquoi ne pas dire aussi qu'un homme est heureux, parce qu'il a le palais bien organisé? Et vous rangerez, je ne dis pas au nombre des grands hommes, mais au nombre des hommes, celui dont le souverain bien consiste dans des goûts, dans des couleurs, dans des sons ? Qu'il descende du rang élevé des êtres qui ne sont inférieurs qu'aux dieux ; qu'il aille grossir le troupeau des brutes, cet animal qui ne se plait qu'à paître! La portion irrationnelle de l'âme se subdivise en deux parties : l'une, hardie, ambitieuse, effrénée, livrée à des sentiments tumultueux ; l'autre, basse, languissante et livrée aux plaisirs. La première, quoique sans frein, est cependant la meilleure, la plus énergique, la plus digne d'un homme les épicuriens y ont renoncé ; mais ils considèrent, comme nécessaire au bonheur, l'autre partie énervée et abjecte. C'est à celle-ci qu'ils ont voulu assujettir la raison, en sorte qu'ils ont fait, pour la plus noble créature, un bonheur vil, ignoble ; un mélange monstrueux, un composé de membres incohérents et mal unis. C'est ce qu'a exprimé notre Virgile, en parlant de Scylla : "Sa partie supérieure offre la figure humaine, et jusqu'à la ceinture, c'est le beau corps d'une Vierge; mais sa partie inférieure est d'un monstre marin ; ce sont des queues de dauphin sortant du corps d'un loup". A cette Scylla toutefois sont seulement accouplés des animaux féroces, horribles et agiles. Mais de quels monstrueux éléments ces philosophes ont-ils composé la sagesse? "La partie supérieure de l'homme, c'est la vertu à laquelle se joint une chair vile et périssable, uniquement capable de recevoir des aliments," comme dit Posidonius. Cette vertu divine se termine par la volupté: à son buste sacré, céleste, est annexé un animal inerte et languissant. Quant à ce repos dont parlent les Épicuriens, quelque profond qu'il puisse être, sans rien ajouter aux forces de l'âme, il écarte du moins les obstacles qui peuvent lui nuire, tandis que, par sa nature, le plaisir détruit, énerve toute vigueur. Où trouver le moyen d'unir l'un à l'autre des corps si mal assortis entre eux ? on veut à ce qu'il y a de plus énergique allier ce qu'il y a de plus inerte, à ce qu'il y a de plus frivole ce qu'il y a de plus austère, et à ce qu'il y a de plus chaste les plus honteux déréglements. Eh quoi ! dit-on, si la vertu ne trouve aucun obstacle dans 1a bonne santé, dans le repos, dans l'absence de la douleur, ne rechercherez-vous pas ces biens? - Je les rechercherai, non qu'ils soient bons en eux-mêmes, mais parce qu'ils sont conformes à la nature, et parce que je les accepte avec discernement. Qu'y trouverai-je alors de bon ? rien que la sagesse de mon choix. Car, lorsque je mets un vêtement convenable, lorsque je fais autant d'exercice qu'il m'en faut, lorsque je prends un repas suffisant, ce n'est ni le repas, ni la promenade, ni le vêtement qui sont des biens; mais seulement le discernement avee lequel je me conforme en toutes choses à la raison. Je poursuis : Le choix d'un vêtement propre est désirable pour l'homme ; car l'homme est, de sa nature, une créature amie de la propreté et de l'élégance. Ainsi le vêtement propre n'est pas en lui-même un bien, c'est la préférence qu'on donne au vêtement propre, parce que le bien n'est pas dans la chose, mais dans le choix. Ce sont nos actions, qui sont honnêtes, et non la matière de nos actions. Ce que j'ai dit du vêtement, pensez que je le dis du corps ; c'est une espèce de vêtement dont la nature a enveloppé l'âme. Qui s'est jamais avisé de fixer le le prix des vêtements d'après la valeur du coffre qui les contient? Le fourreau ne rend l'épée ni meilleure, ni plus mauvaise. Je vous en dis autant du corps. Si l'on me donne le choix, je prendrai de préférence la force et la santé; mais le bien qui en résultera sera dans mon jugement, et non dans les choses mêmes. "Il est vrai, me dira cet autre, le sage est heureux; mais il ne peut parvenir au bonheur parfait, si les organes et les facultés de la nature lui manquent. Ainsi l'homme vertueux ne saurait être misérable; mais il n'est point parfaitement heureux s'il est dépourvu des avantages physiques, tels que la santé et l'usage complet de ses membres". - Vous accordez ce qui semble le plus incroyable, et vous dites qu'au milieu de douleurs extrêmes et continues, un homme n'est pas malheureux, que même il est heureux; et vous vous tenez à cette restriction légère qui suppose qu'il ne peut être parfaitement heureux. Or, si la vertu peut empêcher un homme d'être misérable, elle trouvera plus facile encore de le rendre parfaitement heureux : car l'intervalle est moindre entre le bonheur et le parfait bonheur, qu'entre le malheur et le bonheur. Quoi! ce qui est assez puissant pour soustraire un homme au malheur et pour le mettre au nombre des gens heureux, ne le serait pas assez pour achever le reste et pour le rendre parfaitement heureux? S'arrêtera-t-il au moment d'atteindre le sommet? Il est, dans la vie, des maux et des biens: les uns et les autres sont hors de nous. Si l'homme vertueux n'est point malheureux, encore qu'il soit tourmenté de toutes sortes de maux, comment ne sera-t-il pas parfaitement heureux, quoique privé de quelques avantages? Comme le poids des inconvénients ne le rabaisse pas jusqu'au malheur, ainsi la privation de quelques avantages ne le fait pas descendre du comble du bonheur; mais il est aussi parfaitement heureux sans ces avantages, qu'il n'est pas malheureux en dépit des inconvénients : enfin on peut lui ôter son bonheur, si l'on peut le diminuer. Je disais tout à l'heure qu'une petite flamme n'ajoute rien à la lumière du soleil dont la clarté absorbe tout ce qui brille sans lui. - "Mais le soleil, dit-on, rencontre aussi des obstacles". - J'en conviens; mais, en dépit de ces obstacles, la force et la lumière du soleil n'en restent pas moins entières, et, bien que quelque objet interposé nous empêche de le voir, le soleil n'en continue pas moins son oeuvre et son cours. Toutes les fois qu'il brille entre les nuages, son éclat n'est pas moindre qu'avec un ciel serein ; et sa vitesse est toujours la même. Il faut bien distinguer entre un obstacle et un empêchement. De même les obstacles n'enlèvent rien à la vertu : elle n'est pas moindre, mais elle brille moins : peut-être nous parait-elle avoir autant d'éclat et de pureté, mais elle est la même en soi; et, comme le soleil caché, elle exerce en secret sa force. Les calamités, les pertes, les injustices ne peuvent donc contre la vertu que ce que les nuages peuvent contre le soleil. J'entends quelqu'un me dire : Le sage, avec un corps débile, n'est ni heureux, ni malheureux. C'est encore une erreur; c'est mettre au niveau de la vertu les objets qui viennent de la fortune et ne pas attribuer à ce qui est honnête un pouvoir plus grand qu'à ce qui ne l'est point. Quoi de plus honteux, quoi de plus indigne que de comparer ce qui mérite notre respect à ce qui n'est digne que de nos mépris? Or, la vénération n'est due qu'à la bonne foi, à la justice, à la piété, au courage, à la prudence. Au contraire, on doit mépriser des qualités qui souvent se trouvent avec le plus de perfection dans les êtres les plus vils, comme une jambe solide, un bras nerveux, des dents saines et fermes. Ensuite, si le sage, dont le corps est incommodé, n'est ni heureux, ni malheureux, mais se trouve dans un état indifférent, il ne faudrait ni désirer, ni craindre sa façon d'être. Or, quoi de plus absurde que de dire : "L'existence du sage n'est point à désirer"? et que peut-on supposer de plus inouï qu'une vie qu'il ne faut ni désirer, ni craindre ? Ajoutons que si les disgrâces corporelles ne rendent pas un homme malheureux, elles lui permettent d'être heureux; car des maux incapables de rendre sa situation pire n'ont pas même le pouvoir de troubler son état de bonheur.- "Nous connaissons, dit-on encore, le froid et le chaud; entre les deux est le tiède. Ainsi, un homme est heureux, un autre est malheureux, un troisième n'est ni heureux, ni malheureux". - Cette comparaison qu'on nous objecte, je veux en faire justice. Si j'ajoute du froid au tiède, je forme le froid parfait; si j'y ajoute du chaud, je fais enfin le chaud parfait. Mais à cet homme qui n'est ni heureux, ni malheureux, quelque degré le malheur que j'ajoute, il ne sera pas malheureux, vous en êtes convenu : donc votre comparaison n'est pas applicable. Enfin, je vous livre un homme qui n'est ni heureux, ni malheureux; je le rends aveugle, il ne devient pas malheureux; je le rends débile, il ne devient pas malheureux; je le soumets à des douleurs aiguës et continuelles, il ne devient pas malheureux. Si tant de maux ne peuvent rendre un homme malheureux, ils ne sauraient non plus ôter le bonheur. Le sage, dites-vous, ne peut tomber du bonheur dans le malheur, il ne peut donc pas non plus cesser d'être heureux; car celui qui commence à déchoir, où s'arrêtera-t-il dans sa chute? La même cause, qui l'empêche de rouler jusqu'au fond, le retient au sommet. Mais le bonheur ne peut-il pas être détruit? il ne peut même pas être diminué ; c'est pour cette raison que la vertu seule y suffit. - "Mais quoi, dit-on, ce sage, qui aura vécu plus longtemps, et sans qu'aucune peine l'ait jamais troublé dans son bonheur, n'est-il pas plus heureux que celui qui souvent a lutté contre la mauvaise fortune"? - Dites-moi, en est-il meilleur et plus vertueux? Non. Donc il n'est pas plus heureux. Il faut qu'il vive plus sagement pour vivre plus heureux. S'il ne peut vivre plus sagement, il ne peut vivre plus heureux. La vertu n'est point susceptible de degrés; il en est ainsi dit bonheur qui dépend de lavertu. La vertu est un si grand bien, que ces légères circonstances, la brièveté de la vie, la douleur et les peines corporelles, n'ont aucune influence sur elle. Quant à la volupté, elle est indigne d'attirer un regard. Quel est le privilége de la vertu? C'est de n'avoir aucun besoin de l'avenir et de ne point calculer le nombre de ses jours : dans la vie la plats courte, elle jouit complétement des biens éternels. Ces maximes nous paraissent paradoxales, exagérées, au-dessus de l'humanité; c'est que nous mesurons sa dignité d'après notre faiblesse; c'est que nous donnons à nos vices le nom de vertu. Eh quoi ! n'est-il donc pas également incroyable d'entendre un homme, livré aux plus cruels tourments, dire : "Je suis heureux"? Cette parole cependant est sortie de l'école même de la volupté. "Je suis très heureux en ce jour, le dernier de mes jours": c'est ce que disait Épicure, tourmenté tout à la fois par une rétention d'urine et par un incurable ulcère aux entrailles. Pourquoi donc trouvera-t-on ces sentiments exagérés en nous, sectateurs de la vertu, puisqu'on les rencontre aussi chez ceux à qui la volupté commande en esclaves? Ces hommes dégradés et dont l'âme est placée si bas, conviennent que dans les plus grandes peines, dans les plus grandes calamités, le sage ne sera ni heureux, ni malheureux. Et toutefois cette proposition ne laisse pas d'être incroyable : elle est même plus qu'incroyable; car je ne vois pas comment, débusquée du sommet, la vertu ne sera pas poussée jusqu'au fond. Elle doit rendre l'homme heureux, ou, chassée de cette position, elle ne l'empêchera pas de devenir malheureux: tant qu'elle tiendra bon, elle ne saurait être vaincue; il faut qu'elle soit vaincue ou qu'elle triomphe. - "Les dieux immortels, dit-on, possèdent seuls la vertu et le bonheur; nous n'avons de ces biens que l'ombre et l'image; nous en approchons sans y atteindre". - La raison est commune aux hommes et aux dieux; seulement chez les dieux elle est parfaite; en nous, elle est susceptible de perfection. Mais nos vices nous font désespérer d'y parvenir. Quant à cet autre homme qui vient au second rang, comme n'ayant pas assez de fermeté pour se maintenir dans l'état de perfection, cet homme dont le jugement est encore peu sûr et sujet à faillir, il a besoin des sensations de la vue et de l'ouïe, d'une bonne santé, d'un extérieur qui ne soit pas disgracieux, d'un corps sain, enfin, d'une longue vie, durant laquelle il puisse accomplir quelques actions dont il n'ait point à se repentir. Chez l'homme imparfait, il existe une certaine puissance de méchanceté dans la mobilité de son âme; cette perversité prédominante le porte vers le mal; car cet état d'agitation éloigne l'âme de la vertu : un tel homme n'est pas encore vertueux, mais il se forme à la vertu; or qui n'est pas complètement bon, est vicieux. "Mais celui qui possède la vertu et un coeur d'une constance inébranlable", voilà l'homme égal aux dieux ; il tend là où le rappelle le souvenir de son origine. On ne peut trouver mauvais qu'il s'efforce de remonter au lieu d'où il est descendit. Et pourquoi ne pas supposer quelque chose de divin dans un être qui est une portion de la Divinité? Cet univers, qui nous embrasse, n'est qu'une seule chose, et cette chose est Dieu. Nous en sommes les compagnons, nous en sommes les membres. Notre âme est susceptible de comprendre toutes choses; elle pourrait s'élever jusqu'au ciel, si les vices ne la rabaissaient point. La nature nous a donné une taille droite, une tête élevée vers le ciel; de même notre âme, qui peut s'étendre jusqu'où bon lui semble, a été formée par la nature de manière à vouloir comme les dieux, et à faire usage de ses forces pour remplir l'espace qui lui appartient. Ce n'est pas en s'aidant d'une force étrangère qu'elle prend un essor élevé; ce serait un grand travail que d'aller au ciel; elle y retourne; c'est pour cette route qu'elle a pris naissance. Elle marche hardiment, méprisant toutes choses, et ne daigne pas porter en arrière un regard sur les richesses. L'or et l'argent, très dignes de ces ténèbres au sein desquelles ils gisaient, elle ne les estime point d'après ce brillant qui frappe les yeux du vulgaire, mais d'après la fange primitive dont notre cupidité les a séparés, en les arrachant aux entrailles de la terre. Elle sait que les véritables richesses ne sont pas où on les entasse ; que c'est son âme qu'il faut remplir, et non son coffre-fort. On peut donner à l'âme l'empire universel, la mettre en possession de la nature; c'est un domaine qui lui appartient. Que l'Orient et l'Occident soient ses limites; qu'elle possède l'univers à la manière des dieux; qu'elle regarde d'en haut l'opulence des riches, dont aucun n'est aussi joyeux de ses possessions qu'affligé de celles d'autrui. Élevée à cette hauteur, elle considère le corps comme un fardeau nécessaire; elle ne le chérit plus, elle en prend soin; destinée à commander, elle ne se soumet pas à lui obéir. Quiconque est esclave du corps, n'est pas libre; car, sans parler des autres maîtres que nous a trouvés notre trop grande sollicitude pour le corps, le corps est par lui-même un maître morose et difficile. L'âme tantôt sort paisiblement, tantôt s'échappe avec énergie du corps, et ne cherche point à savoir ce qu'en deviendront les restes. Mais, comme on ne prend point souci des poils coupés de sa barbe, ainsi cette âme divine, sur le point de quitter l'homme, ne s'inquiète pas de ce que deviendra son enveloppe; sera-t elle consumée par le feu, ou couverte de terre, ou déchirée par les bêtes féroces? elle ne s'en occupe pas plus que le nouveau-né de la membrane où il était enfermé dans le sein de sa mère; que les oiseaux déchirent le cadavre jeté au hasard, ou qu'il devienne "--- la proie des chiens de mer", que lui importe? Elle qui, durant son séjour parmi les hommes, ne craint aucune menace, craindra-t-elle après la mort les menaces de ceux pour qui ce n'est point assez d'être craints jusqu'au trépas? Je ne m'épouvante, dit-elle, ni du harpon, ni du croc des gémonies, ni du hideux aspect d'un cadavre jeté à l'aventure, insulté et mis en lambeaux. Je ne demande à personne les derniers devoirs; je ne recommande mes dépouilles à personne. Nul ne reste sans sépulture; la nature y a pourvu. Le temps ensevelira celui que des mains cruelles ont jeté au hasard. Mécène dit éloquemment : "Je ne m'embarrasse pas d'un tombeau, la nature prend soin d'inhumer ceux qu'on avait laissés sans sépulture". Vous croiriez entendre un homme d'une mâle énergie : Mécène avait effectivement un esprit grand et viril, s'il ne l'eût à plaisir énervé. [14,93] XCIII. SUR LA MORT DE MÉTRONAX. LA VIE NE DOIT PAS ÊTRE MESURÉE PAR SA DURÉE, MAIS PAR L'UTILE EMPLOI QU'ON EN A FAIT. Dans la lettre où vous vous plaigniez de la mort du philosophe Métronax, comme s'il avait pu ou dû vivre plus longtemps, je n'ai pas trouvé cette droiture que vous déployez dans toutes vos fonctions et dans toutes les affaires; elle vous fait faute en une chose où elle manque à tout le monde. J'ai connu maintes gens, équitables envers les autres; mais envers les dieux, personne. Chaque jour nous adressons au destin ces reproches: Pourquoi celui-ci a-t-il été enlevé au milieu de sa carrière? pourquoi cet autre est-il épargné? pourquoi prolonge-t-il une vieillesse à charge aux autres, comme à lui-même ? - Lequel des deux, je vous prie, trouvez-vous plus raisonnable d'obéir à la nature, ou que la nature vous obéisse? Que vous importe de sortir bientôt d'un lieu d'où il vous faudra toujours sortir? Le point essentiel n'est pas de vivre longtemps, mais assez. Or, pour vivre longtemps, vous avez besoin du destin ; pour vivre assez, vous n'avez besoin que de vous-même. La vie est longue, quand elle est bien remplie : or, elle l'est quand l'âme a su s'attribuer le seul bien qui lui soit propre, quand elle s'est assuré l'empire sur elle-même. Cet homme, qui a passé quatre-vingts ans à rien faire, en est-il plus avancé ? Ce n'est pas avoir vécu, mais avoir fait une halte dans la vie. Il a vécu quatre-vingts ans! dites-moi seulement de quel jour vous datez sa mort. - Cet autre est mort dans la fleur de l'âge ! - Sans doute, mais il a rempli tous les devoirs d'un bon citoyen,, d'un bon ami, d'un bon fils; il n'a jamais cessé de s'occuper utilement: quoique son âge soit imparfait, sa vie n'en est pas moins pleine et entière. L'autre a vécu quatre-vingts ans! dites qu'il a été quatre-vingts ans sur la terre ! à moins que par aventure vous n'appeliez vivre, ce que j'appelle végéter comme les arbres. Je vous en conjure, mon cher Lucilius, faisons en sorte que, semblable aux diamants les plus précieux, notre vie soit d'une grande valeur sous un petit volume : mesurons son étendue par nos actions, et non par sa durée. Voulez-vous savoir quelle différence il y a entre un homme plein d'énergie, qui méprise la fortune, qui, après avoir passé par toutes les épreuves de la vie, s'est élevé au souverain bien, et ce vieillard qui seulement a vu s'écouler beaucoup d'années ? L'un vit encore après sa mort; l'antre n'était plus, même avant son décès. Louons donc, et comptons au nombre des hommes heureux celui qui a su mette à profit le peu de temps qui était à sa disposition. Car il a vraiment vu la lumière ; il n'a pas été confondu dans la foule; il a vécu; il a eu la plus belle existence; quelquefois il a eu des jours sereins; quelquefois, comme il est ordinaire, l'éclat de sa brillante étoile ne s'est montré qu'au travers des nuages. Ne me demandez pas le nombre de ses années ! il a vécu; il a prolongé sa vie jusque dans la postérité, et s'est assuré une place dans la mémoire des hommes. Ce n'est pas à dire que je refuserais un surcroît d'années mais je ne croirais pas qu'il manque rien au bonheur de ma vie, si l'on en abrège la durée. Je n'ai jamais compté sur le plus long terme qu'une avide espérance pouvait me promettre; j'ai regardé au contraire chaque jour comme le dernier de ma vie. Pourquoi me demander mon âge? Est-ce pour me compter encore au nombre des plus jeunes ? J'ai mon compte. Une petite taille n'empêche pas un homme d'être bien constitué : ainsi, dans un court espace d'années, la vie peut être pleine et entière. L'âge est une condition tout à fait en dehors. La durée de ma vie ne dépend pas de moi ; mais tant qu'elle dure, il m'appartient d'être homme de bien. Vous pouvez exiger de moi que je ne passe point ma vie dans une honteuse obscurité ; de vivre, et non de traverser la vie. Vous me demandez quelle est la vie la plus étendue ? C'est celle qui s'élève jusqu'à la sagesse ; l'homme qui en est là, a atteint, non pas le but le plus éloigné, mais le but principal. Alors il peut se glorifier hardiment, rendre grâces aux dieux, et, confondu avec eux, s'attribuer à soi-même, aussi bien qu'à la nature, l'honneur de ce qu'il a été ; et certes, on ne pourra l'accuser de présomption : il a rendu à la nature une vie meilleure qu'il ne l'avait reçue. Il a laissé après lui le modèle de l'homme de bien ; il l'a montré dans toute sa perfection, dans toute sa grandeur; s'il eût pu ajouter à ses années, ce surcroît aurait été semblable au passé. Combien peu de temps vivons-nous ! et cependant nous avons joui de la connaissance de toutes les choses de ce monde. Nous savons les principes constitutifs de la nature ; l'ordre qu'elle a établi dans le monde ; par quelles révolutions elle renouvelle l'année ; comment elle renferme l'assemblage de tous les êtres, sans avoir d'autres bornes qu'elle-même. Nous savons que les astres sont emportés par un mouvement qui leur est propre ; qu'il n'y a rien d'immobile que la terre, et que tout le reste du monde est soumis à l'entrainement d'une continuelle vitesse. Nous savons pourquoi la lune achève plus tôt son cours que le soleil, pourquoi, avec une marche moins rapide, elle laisse derrière elle un corps qui se meut plus promptement; comment elle reçoit la lumière et comment elle la perd ; enfin ce qui nous amène la nuit et ce qui nous ramène le jour. Il ne s'agit donc plus que d'aller en un lieu où de plus près vous verrez ce grand spectacle. - Et, dit le sage, ce n'est pas même cette espérance de voir s'ouvrir pour moi un chemin vers les dieux, qui me fait sortir du monde avec plus de constance. J'avais mérité d'être reçu en leur compagnie, et déjà j'ai conversé avec eux ; j'ai fait monter mon âme jusqu'à eux, et ils ont fait descendre la leur jusqu'à moi. Supposons toutefois que je périsse entièrement, et, qu'après la mort, il ne reste plus rien de l'homme, je n'en ai pas moins de résolution pour entreprendre un voyage qui n'aboutit à rien. Il n'a pas vécu autant d'années qu'il pouvait. - Eh bien! Ne se trouve-t-il pas des livres fort courts, qui n'en sont pas moine estimables et utiles? Vous savez combien les Annales de Tanusius sont assommantes, et comment on les appelle. Il est des gens dont la vie est longue, et mérite d'être comparée aux Annales de Tanusius. Estimez-vous plus heureux pour le gladiatenr d'être tué au milieu qu'à la fin d'une fête publique ? croyez-vous que, parmi cette classe d'hommes, il y en ait d'assez follement amoureux de la vie, pour aimer mieux avoir la gorge coupée dans le spoliaire que dans l'arène ? C'est à peu près à la même distance que nous nous devançons les uns les autres. La mort se jette indifféremment sur tous. Celui qui tue suit de près celui qu'il a tué. C'est pour un moment que nous nous tourmentons; et après tout, que nous sert d'éviter quelque temps, ce qu'il nous est impossible d'éviter ? [14,94] XCIV. DE L'UTILITÉ DES PRÉCEPTES. DE L'AMBITION. Cette application spéciale de la philosophie, qui donne à chacun, selon son état, les préceptes convenables, et qui, sans s'occuper de former l'homme en général, enseigne au mari comment il doit se conduire envers sa femme ; au père, comment il doit élever ses enfants; au maitre, comment il doit gouverner ses esclaves, a été seule admise par certains philosophes ; les autres branches de la philosophie, ils les ont rejetées comme s'écartant de la sphère de ce qui nous est utile: or, serait-il possible de régler une partie de la vie sans en avoir embrassé d'abord l'ensemble? Mais, d'autre part, le stoïcien Ariston regarde cette application spéciale de la philosophie comme ayant trop peu de poids pour pouvoir pénétrer jusqu'au fond du coeur. Même pour cette philosophie de préceptes spéciaux, il voit une grande utilité dans les principes généraux de la philosophie, et dans ce qui constitue l'ensemble du souverain bien. Ces principes, quiconque les a une fois bien appris et retenus, est en état de se prescrire à lui-même comment il doit agir dans chaque circonstance de la vie. Celui qui apprend à tirer de l'arc s'impose un but déterminé, et se forme la main à diriger les traits qu'il lance; quand les instructions et l'exercice lui ont donné cette habileté, il s'en sert partout où bon lui semble ; il n'a pas appris à frapper tel ou tel but, mais à frapper un but quelconque. De même, celui qui s'est formé à l'art de vivre en général, instruit sur l'ensemble, n'a pas besoin de préceptes pour chaque cas particulier. Ne lui dites pas comment il faut se conduire envers son épouse ou envers son fils, mais comment on se conduit bien ; ceci comprend la conduite envers l'épouse et les enfants. Cléanthe pense que cette philosophie spéciale n'est pas sans utilité, mais qu'elle est faible, si elle ne découle d'une théorie générale, si elle n'est fondée sur les principes généraux de la philosophie. La question se réduit donc à ces deux points : d'abord, la philosophie spéciale est-elle utile, ou non? En second lieu, suffit-elle pour former l'homme de bien? en d'autres termes, est-elle superflue; ou rend-elle superflues toutes les autres branches de la philosophie? Voici le raisonnement de ceux qui la rejettent: Si quelque objet placé devant vos yeux empêche la vision, il faut d'abord l'écarter; autrement, on perdrait sa peine en vous disant: "Marchez ainsi, étendez par là votre main". De même, si quelque objet aveugle l'esprit et l'empêche de discerner l'ordre des devoirs, on vous dira vainement: "Conduisez-vous ainsi avec votre père; vivez ainsi avec votre épouse". Les préceptes ne sont d'aucune utilité tant que l'inné est enveloppée des brouillards de l'erreur; ce nuage dissipé, les formes de chaque devoir se montreront nettement. Si vous procédez autrement, vous enseignez au malade ce qu'il devrait faire étant bien portant; mais vous ne lui rendez pas la santé. Vous enseignez au pauvre à se conduire comme un riche. Comment le peut-il, tant que la pauvreté reste? Vous montrez à l'affamé ce qu'il doit faire étant repu; chassez d'abord la faim de son estomac. Je vous en dis autant de tous les vices ; il faut les écarter, et non donner des préceptes inexécutables tant que les vices subsistent. Si vous ne dissipez d'abord les préjugés qui nous travaillent, l'avare ne vous croira pas sur le bon usage qu'il doit faire de son argent, ni le poltron sur le mépris des dangers. Il faut faire comprendre à l'un qu'en soi l'argent n'est ni un bien ni un mal ; il faut lui montrer des riches très misérables. Vous prouverez à l'autre que ces maux, tant redoutés du vulgaire, ne sont pas si fort à craindre qu'on le dit communément; pas même la douleur, pas même la mort; que la mort, à laquelle nous soumet la loi de la nature, apporte souvent avec elle une grande consolation, c'est qu'elle ne revient jamais; que, quant à la douleur, elle a son remède dans la fermeté de l'âme qui rend plus léger tout ce qu'elle supporte avec énergie; que la douleur a cela de bon, qu'elle ne peut être violente quand elle dure, ni durer quand elle est violente ; qu'enfin il faut recevoir courageusement tout ce qu'ordonnent les lois immuables de l'univers. Quand, avec de tels principes, vous lui aurez fait envisager son état; quand il connaîtra que la vie heureuse n'est pas celle qui obéit à la volupté, mais à la nature; quand il aimera la vertu comme l'unique bien de l'homme; quand il fuira la honte comme l'unique mal, quand il saura que tout le reste, richesses, honneurs, santé, force, pouvoir, sont des objets indifférents qu'il ne faut compter ni parmi les biens, ni parmi les maux, il n'aura pas besoin d'un conseiller qui, dans chaque cas particulier, lui dise : "Marchez ainsi ; soupez de cette façon ! voilà ce qui convient à un homme, à une femme, à un mari, à un célibataire"! Les donneurs d'avis les plus empressés sont eux-mêmes hors d'état de les mettre en pratique. L'instituteur donne à son élève des préceptes de ce genre; la grand'mère en donne à son petit-fils, et le pédagogue le plus emporté moralise contre la colère. Entrez dans une école, et vous verrez ces maximes, débitées avec tant de jactance par les philosophes, servir de matière aux thèmes des enfants. Enfin, répondez-moi, vos préceptes seront-ils évidents, ou sujets à examen? Il n'est pas besoin d'avis pour les choses évidentes ; on ne croit point celui qui donne des préceptes sujets à examen : il est donc superflu de donner des préceptes. Entendez ainsi ma pensée : Si vous donnez un précepte obscur et douteux, il faudra le soutenir par une démonstration; si vous êtes obligé de le démontrer, vos preuves seront plus fortes que le précepte,et suffiront seules. "Voilà comment il faut agir avec son ami, avec un concitoyen, avec un allié. - Pourquoi? - Parce que c'est justice". La théorie générale de la justice m'enseigne tout cela: j'y trouve qu'on doit rechercher l'équité pour elle-même, sans y être forcé par la crainte, ni invité par les récompenses; qu'on n'est pas juste quand on aime dans cette vertu toute autre chose qu'elle-même. Lorsque je me suis persuadé, imbu de ces vérités, que me servent des préceptes qui m'enseignent ce que je sais ? Pour qui sait, les préceptes sont superflus; insuftisants pour qui ne sait pas; car il faut lui donner, non seulement le précepte, mais le motif du précepte. Dites-moi, est-ce à celui qui a des idées justes du bien et du mal, ou à celui qui en a des idées fausses, que les préceptes seront nécessaires ? Ce dernier ne recevra de vous aucune assistance; son oreille est obstruée par le préjugé contraire à vos avis. Celui qui juge sainement de ce qu'on doit fuir ou rechercher, sait ce qu'il doit faire sans que vous ayez besoin de parler. On peut donc écarter toute cette portion de la philosophie. Il est pour nos fautes deux sources principales : ou l'esprit est perverti par des opinions fausses, ou, sans en être maitrisé, il est prêt à s'y abandonner; et bientôt, cédant à l'apparence, il se laisse corrompre. Ainsi nous devons, ou guérir radicalement l'esprit malade et le débarrasser du vice, ou nous emparer de lui tandis que, tout en penchant vers le mal, il est encore libre. Les principes généraux de la philosophie atteignent l'un et l'autre but; vos préceptes spéciaux ne servent donc à rien. De plus, si nous donnons des préceptes dans chaque cas particulier, c'est une affaire sans fin. Car il faudra des préceptes différents, et pour le prêteur sur gages, et pour l'agriculteur, et pour le marchand, et pour le courtisan, et pour celui qui doit aimer ses égaux, et pour celui qui doit aimer ses inférieurs. A un mari, vous direz comment il doit vivre avec une épouse qu'il a prise vierge, avec celle qu'il a prise veuve, avec une riche, avec une pauvre. Ne pensez-vous pas qu'il y a quelque différence entre une épouse stérile et une épouse féconde, entre une àgée et une jeune, entre une qui est mère et une qui est belle-mère? Nous ne pouvons embrasser tous les cas, et cependant chacun veut des préceptes à part. Or, les lois de la philosophie sont brèves et embrassent tout. Ajoutez maintenant que les préceptes du sage doivent être précis et positifs ; ce qui ne peut se définir est en dehors de la philosoplie, qui connaît les limites propres à chaque objet. Il faut donc écarter cette philosophie qui consiste en préceptes, parce qu'elle ne peut donner à tous ce qu'elle promet à quelques-uns ; or, la sagesse s'adresse à tous les hommes. Entre la folie publique et cette aliénation mentale que l'on confie aux soins des médecins, la seule différence, c'est que cette dernière a pour principe la maladie, l'autre les préjugés. Dans le premier cas, la démence est causée par le dérangement des organes; dans le second, il y a maladie de l'esprit. Celui qui s'aviserait de donner à un homme en démence des préceptes sur la manière de parler, de marcher, de se conduire, soit en public, soit en particulier, serait assurément plus fou que celui qu'il voudrait morigéner. C'est la bile noire qu'il faut guérir, c'est la cause de la folie qu'il faut chasser. Le même procédé doit être appliqué à cette autre folie de l'esprit, il faut commencer par la dissiper; autrement, vos avis ne seront qu'un vain son qui frappera l'air. Voilà les objections que fait Ariston. - Nous lui répondrons article par article; et nous réfuterons d'abord son argument tiré de la comparaison d'un objet qui, placé devant l'oeil et empêchant la vision, doit être écarté. J'avoue que l'homme dans ce cas n'a pas besoin de préceptes pour voir, mais d'un remède qui lui éclaircisse la vue et qui la dégage du corps étranger qui empêche son action. Voir est pour nous un avantage naturel : on nous en rend l'usage en écartant l'obstacle qui nous empêche de voir. Mais ce qui constitue chaque devoir, la nature ne l'enseigne point. En second lieu, l'homme que l'on vient de guérir d'une fluxion ne peut pas, aussitôt qu'il vient de recouvrer la vue, la rendre à d'autres. Celui qu'on a délivré du mal moral peut en délivrer autrui. Il n'est pas besoin d'exhortations ni même de conseils pour que l'oeil juge des couleurs; sans qu'on l'avertisse, il saura distinguer le blanc du noir ; mais l'esprit a besoin de beaucoup de préceptes pour discerner ce qu'il doit faire dans la vie. Pourtant le médecin ne se contente pas de guérir ceux qui ont mal aux yeux; il leur donne aussi des avis. N'allez pas, dit-il, exposer trop tôt un organe faible à une lumière trop vive: passez d'abord des ténèbres à un demi-jour; puis osez davantage, et accoutumez-vous graduellement à supporter l'éclat de la lumière. Ne vous mettez pas à l'étude après avoir mangé; ne forcez pas vos yeux, quand ils sont encore pleins et gonflés; évitez un courant d'air et l'impression du froid sur le visage. Ces préceptes, et autres semblables, ne sont pas moins utiles que les médicaments : la médecine joint donc les avis aux remèdes. "L'erreur, dit encore Arislon, est la cause de nos fautes : les préceptes ne nous ôtent pas l'erreur; ils ne déracinent pas les opinions fausses sur le bien et sur le mal". Je l'avoue : les préceptes seuls ne sont point assez efficaces pour écarter les préjugés; mais il ne s'ensuit pas que joints à d'autres secours ils soient inutiles. D'abord ils rafraîchissent la mémoire; puis ce qu'on ne voyait que confusément dans son ensemble, se montre, envisagé dans ses détails, plus distinctement. D'après votre système, vous pourriez dire aussi que les consolations et les exhortations sont superflues; or, elles ne le sont pas ; donc les avis ne le sont pas non plus. - "Quelle folie, dit Ariston, de donner des préceptes à un malade sur ce qu'il devrait faire s'il se portait bien, au lieu de lui rendre la santé sans laquelle vos préceptes sont inutiles"! - Quoi! n'y a-t-il pas des préceptes communs au malade et à celui qui est bien portant ? Par exemple, de ne pas manger gloutonnement, d'éviter la fatigue. Il est aussi des préceptes communs au pauvre et au riche. - Guérissez, dit-il, l'avarice, et vous n'aurez plus besoin d'avertir le pauvre ou le riche, l'avidité de l'un et de l'autre étant domptée". D'ailleurs, n'y a-t-il pas de différence entre ne pas désirer l'argent, et savoir en faire usage ? Les avares ne savent pas plus se borner dans leur parcimonie que ceux qui ne sont point avares dans leurs dépenses. - "Bannissez les erreurs, continue Ariston, et les préceptes sont superflus". - Assertion fausse. Car supposez que l'avarice soit devenue moins serrée, le luxe modéré, la témérité soumise au frein, la lâcheté docile à l'éperon; même après avoir écarté ces vices, il nous faudra encore apprendre ce que nous devons faire: et de quelle façon. - "Les préceptes, dit-il, ne feront rien, s'ils attaquent des vices dans toute leur force". La médecine ne guérit pas non plus des maladies incurables; elle ne laisse pas d'agir pour remédier à certains maux, pour en soulager d'autres. La philosophie entière, en rassemblant toutes ses forces, ne saurait extirper de l'àme un mal endurci, enraciné par l'âge; mais de ce qu'elle ne guérit pas tout, il ne s'ensuit pas qu'elle ne guérisse rien. "Que sert, dit Ariston, de nous montrer ce qui est évident"? - Beaucoup ; car parfois nous savons, mais l'attention nous manque; les avertissements ne nous instruisent pas, mais ils réveillent l'attention, ils entretiennent la mémoire; ils ne permettent pas d'oublier. Il y a mille objets devant lesquels nous passons sans les voir ; avertir, c'est une manière d'exhorter: souvent même l'esprit se dissimule les choses les plus évidentes; il est donc convenable de lui inculquer la connaissance des choses les plus connues. C'est ici le cas de rappeler ce mot de Calvus plaidant contre Valinius : "Vous savez qu'il y a eu brigue, et tout le monde sait que vous le savez". De même, vous savez qu'il faut cultiver religieusement l'amitié; vous le savez, mais vous ne le faites pas. Vous savez qu'imposer la chasteté à votre épouse, tandis que vous séduisez la femme d'autrui, c'est être injuste; vous savez que si la vôtre ne doit pas avoir d'amant, vous ne devez pas avoir de maitresse ; vous le savez, mais n'en tenez nul compte. Il faut donc fréquemment vous rafraîchir la mémoire: car ces connaissances ne doivent pas être tenues en réserve; il faut les avoir sous la main. Toutes ces vérités salutaires doivent être souvent traitées, souvent présentées : il ne suffit pas qu'elles soient connues, il faut qu'elles soient toujours disponibles. Ajoutez encore que, par cette méthode, les choses évidentes deviennent encore plus manifestes. "Si vos préceptes sont douteux, dit Ariston, il faudra les démontrer; de sorte que la réforme résultera, non des préceptes, mais de leur démonstration". Et la personne du conseiller ne fait-elle pas autorité, quelquefois même sans preuves? C'est ainsi que les réponses des jurisconsultes nous sont utiles, même sans qu'ils en déduisent les motifs. En outre, les préceptes ont beaucoup de poids en eux-mêmes, s'ils sont contenus dans un vers, ou resserrés dans une phrase courte et sentencieuse. Telles sont ces maximes de Caton : "Achetez, non ce qui vous est utile, mais ce qui vous est nécessaire. Ce qui est inutile, ne coûtât-il qu'un as, est encore trop cher". Tels encore ces oracles, et autres semblables : "Soyez avare du temps. Connaissez-vous "! Irez-vous demander des preuves qand on vous citera: L'oubli est le remède des injures. La fortune favorise l'audace. Le paresseux nuit à son propre bien. Ces maximes n'ont pas besoin d'avocat pour les défendre: elles vont à l'âme, et nous profitent par leur force naturelle. Les âmes portent en elles les semences de tous les sentiments honnêtes; les admonitions les développent, comme l'étincelle, réveillée par un léger souffle, laisse échapper le feu qu'elle contient. La vertu, pour se réveiller, n'a besoin que d'un signe, d'une impulsion donnée. De plus, certaines vérités, quoiqu'elles se trouvent dans l'âme, ne se présentent que lorsqu'elles sont formulées par des paroles. D'autres sont éparses et disséminées; l'âme ne peut les rassembler sans se donner quelque exercice. Il faut donc les réunir, les classer, pour leur imprimer plus de force, et pour qu'elles servent mieux l'entendement. Autrement, si les préceptes sont inutiles, il faut supprimer toute éducation et s'en tenir à la nature. Ceux qui parlent ainsi ne considèrent pas que les uns ont l'esprit vif et pénétrant; les autres, lent et obtus; et qu'ainsi les uns ont plus de sagacité que les autres. L'énergie de l'esprit qui s'alimente et s'accroît par l'influence des préceptes, ajoute aussi de nouveaux. motifs de conviction à ceux que l'on a déjà, et rectifie les idées fausses. "Si vous n'avez avant tout de bons principes, dit Ariston, de quelle utilité les avertissements seront-ils pour votre âme esclave du vice"? - Ils lui seront utiles, en l'en débarrassant; car le germe de son bon naturel n'est pas détruit, il n'est qu'enfoui et comprimé: il fait effort pour se relever, et veut résister au mal ; s'il trouve un secours et l'assistance des préceptes, il recouvre sa vigueur, pourvu toutefois que la contagion, malgré sa continuité, n'ait fait que l'infecter, sans le tuer tout à fait. Dans ce cas, la philosophie, avec toutes ses règles, avec toutes ses forces, ne lui rendra pas la vie. Enfin, quelle différence y a-t-il entre les principes et les préceptes de la philosophie, sinon que les principes sont des préceptes généraux? Préceptes et principes commandent, mais les uns en général, les autres d'une manière spéciale. "Quand un homme, dit-on encore, a des principes honnêtes et droits, les avertissements sont pour lui superflus". Nullement; car, encore bien qu'il ait appris à faire ce qu'il doit, il ne le discerne pas encore assez nettement. Eu effet, ce ne sont pas seulement nos passions qui nous empêchent de faire des actions dignes d'éloges, mais encore notre ignorance de ce qu'exige de nous chaque cas particulier. Nous avons quelquefois un esprit bien réglé, mais paresseux et encore trop peu exercé pour trouver la route des devoirs; le précepte nous l'enseigne. "Chassez, dit Ariston, les idées fausses du bien et du mal; en leur place mettez des notions vraies, et les préceptes n'auront plus rien à faire". Il n'est pas douteux que, par cette méthode, on ne puisse régler l'esprit; mais ce n'est pas la seule. Quand on aura établi, par de bons arguments, en quoi consistent le bien et le mal, il restera encore la part des préceptes; la prudence et la justice consistent dans la pratique des devoirs, et c'est par les préceptes que sont réglés les devoirs. En outre, nos jugements mêmes sur le bien et sur le mal se fortifient par la pratique des devoirs vers lesquels nous guident les préceptes; car les préceptes sont toujours d'accord avec les principes; on ne peut établir ceux-ci, sans que ceux-là en soient la conséquence : tel est leur ordre nécessaire, et le principe marche toujours avant le précepte. "Les préceptes sont innombrables, dit Ariston". C'est faux; les préceptes importants et nécessaires ne sont point innombrables. - Il n'y a entre eux que de légères différences de temps, de lieux et de personnes; et même toutes ces nuances peuvent se trouver comprises dans les préceptes généraux. "Personne, continue le même philosophe, ne guérit la folie par des préceptes; donc ils ne guériront pas davantage la méchanceté". - C'est assimiler deux choses différentes. En guérissant la folie, nous rendons la santé; mais en délivrant un esprit des préjugés, on ne lui donne pas de suite le discernement pour bien agir; mais le lui donnerait-on, les avis n'en fortifieront pas moins le jugement qu'on doit porter sur ce qui est bien ou mal. Il est encore faux de dire que les préceptes ne servent point aux hommes en démence; ils ne servent point seuls, mais ils contribuent à la guérison. Souvent on a vu les menaces, les châtiments contenir les insensés; je ne parle que de ceux dont l'intelligence est ébranlée, sans être entièrement perdue. "Les lois, dit-on, ne nous font pas faire ce que nous devons; et que sont les lois, sinon vies préceptes mêlés de menaces"? - D'abord, c'est précisément parce qu'elles menacent, que les lois ne persuadent pas; mais les préceptes ne contraignent pas, ils cherchent à persuader. Ensuite les lois nous détournent du crime, les préceptes nous exhortent au devoir. Ajoutez à cela que les lois aussi servent aux bonnes moeurs, surtout quand non seulement elles commandent, mais encore qu'elles instruisent. En ce point je diffère de Posidonius, qui s'exprime ainsi : "Je n'approuve point les principes mis devant les Lois de Platon. Il faut qu'une loi soit brève, pour que les ignorants la retiennent plus aisément. Comme un oracle céleste, je veux qu'elle ordonne, et non qu'elle discute. Je ne trouve rien de plus froid, rien de plus inepte qu'une loi avec un préambule. Avertissez-moi; dites-moi ce que vous voulez que je fasse. Je ne suis pas ici pour apprendre, mais pour obéir". Je réponds : Les lois influent sur les moeurs, et Vous verrez toujours dans les États les mauvaises moeurs compagnes des mauvaises lois. "Mais les lois, reprend Ariston, n'améliorent pas également tous les hommes"! Il en est ainsi de la philosophie; mais il ne s'ensuit pas que, pour former les moeurs, elle soit inutile et sans efficacité. Or, qu'est-ce que la philosophie, sinon la loi de la vie? Mais supposons que les lois n'influent pas sur les moeurs; il n'en faut pas conclure que les avis n'influent pas non plus sur elles. Autrement il faudra dire également que les consolations sont inutiles, aussi bien que les remontrances, les exhortations, les réprimandes et les éloges. Ce sont autant d'espèces de préceptes, et par elles l'esprit parvient à l'état le plus parfait. Rien n'insinue plus fortement la vertu dans les coeurs, rien ne ramène plus énergiquement au droit sentier ceux qui chancellent et penchent vers le mal, que le commerce des hommes vertueux. Leur entretien pénètre insensiblement notre âme les entendre souvent, les voir souvent, produit l'effet de préceptes. Oui, j'aime à le dire, la seule approche des sages nous fait du bien; et le silence même d'un grand homme n'est pas sans profit pour nous. Il ne m'est pas si facile de vous dire comment je profite que de sentir que j'ai profité. "Certains animalcules, est-il dit dans le Phédon, font une piqûre qui ne se sent pas, tant leur dard est délié et nous déguise le danger! La tumeur manifeste la piqûre, et dans la tumeur même la blessure est, imperceptible : emblème du commerce des sages : vous n'apercevez ni comment ni quand il vous fera du bien; vous sentirez qu'il vous en aura fait". A quoi tend ce discours? direz-vous. A ceci : les bons préceptes, s'ils sont souvent présents à votre esprit, vous feront autant de bien que les bons exemples. Pythagore dit "que l'âme se modifie quand on entre dans les temples, quand on voit de près les images des dieux, et qu'on attend la réponse de quelque oracle". Et qui pourrait nier que certains préceptes ne frappent, d'une manière efficace, même les plus ignorants? Par exemple ces maximès concises, mais d'un grand poids : --- Rien de trop ! L' avare d'aucun gain n'est jamais rassasié. Attends d'autrui ce que tu fais aux autres. Ces maximes portent coup; nul ne doute ni ne songe à demander pourquoi? tant la vérité nous entraine, sans avoir besoin de donner de raisons. Si le respect impose un frein aux passions ou réprime les vices, pourquoi les avis n'en feraient-ils pas autant? Si le châtiment nous fait rougir, pourquoi les avis ne produiraient-ils pas le même effet, même lorsqu'on s'en tient à des préceptes tout nus? Ils sont pourtant plus efficaces et pénètrent plus avant, quand les raisons arrivent à l'appui des préceptes, quand on fait voir pourquoi il faut agir de telle ou telle sorte, et quel avantage doit résulter pour celui qui dans la pratique se conforme aux préceptes et leur obéit. Si les commandements sont utiles, les avis le seront aussi ; or les commandements sont utiles ; donc il en est de même des avis. La vertu se partage en deux branches distinctes, la contemplation du vrai et la pratique; par l'étude on acquiert la partie contemplative; la pratique résulte des avis. La vertu s'exerce et se manifeste par de bonnes oeuvres ; or, si les conseils sont utiles à celui qui doit agir, les avertissements lui serviront pareillement. Conséquemment, si les bonnes actions sont nécessaires à la vertu, et que les avis dirigent les bonnes oeuvres, les avis sont nécessaires. Deux choses principalement donnent de la vigueur à l'âme, la conviction de la vérité et la confiance; les avis produisent l'une et l'autre. Car on y croit, et, cette conviction établie, l'âme conçoit de l'énergie et se remplit de confiance; les avis ne sont donc pas superflus. M. Agrippa, homme d'un esprit vigoureux, et, entre tous ceux que les guerres civiles rendirent illustres et puissants, le seul que le peuple estimât heureux, disait souvent qu'il devait beaucoup à cette maxime: "Par la concorde, les plus petits établissements s'augmentent; la discorde renverse les plus grands". Cette maxime, disait-il, l'avait rendu excellent frère et excellent ami. Si des sentences de ce genre améliorent l'esprit qui se les rend familières, pourquoi cette portion de la philosophie, qui se compose de préceptes analogues, n'en ferait-elle pas autant? Une partie de la vertu consiste dans la théorie, une autre dans la pratique. Il faut d'abord apprendre, puis confirmer par des actes ce que vous avez appris. S'il en est ainsi, non seulement les principes philosophiques sont utiles, mais aussi les préceptes, qui, semblables à des édits, répriment et enchaînent nos appétits. "La philosophie, dit-on, comprend deux choses, la science et l'état de l'âme. Car celui qui s'est instruit de ce qu'il faut faire ou éviter, n'est pas encore sage, tant que son âme n'a pas pris la forme et la couleur de ce qu'il a appris. Cette troisième partie dont nous parlons, laquelle consiste en préceptes, procède des deux premières, des principes généraux et de l'état de l'âme : donc elle est superflue pour guider à la vertu parfaite, puisque les deux autres suffisent". Ainsi l'on pourra dire que la consolation est superflue; car elle a la même origine : on en pourra dire autant de l'exhortation, du conseil, et même de l'argumentation , car l'argumentation procède aussi de l'état vigoureux d'une âme bien réglée. Mais quoique les divers moyens, dont je viens de faire mention, proviennent de l'état de l'âme, le meilleur état de l'âme procède des principes et des préceptes. Ensuite ce que vous dites est le propre de l'homme déjà parfait et parvenu au sommet de la félicité humaine. Or, on y parvient lentement. En attendant, il faut à l'homme, encore imparfait, mais en progrès, montrer le chemin qu'il doit suivre et comment il doit agir. Petit-être ce chemin sera-t-il, sans le secours des avertissements, découvert par la seule sagesse qui a déjà conduit l'âme au point de ne pouvoir faire un pas sans aller droit. Cependant les esprits les plus faibles ont besoin d'un guide qui les précède, et qui leur dise: "Évitez ceci, faites cela". De plus, l'homme qui attend le moment où par lui-même il saura ce qu'il y a de mieux à faire, s'égarera avant de l'apprendre, et son erreur l'empêchera d'arriver à ce point de perfection où il pourrait se suffire à lui-même. Il faut donc le diriger encore, même lorsqu'il commence à pouvoir se diriger. Les enfants apprennent à écrire d'après un modèle; une main étrangère tient leurs doigts, et les guide sur des lettres déjà tracées; ensuite on leur enjoint d'imiter le modèle placé devant leurs yeux, et de corriger leur copie d'après cet exemple. C'est ainsi que notre âme, instruite d'après un modèle, trouve la leçon plus facile. Voilà par quels arguments on prouve que cette partie de la philosophie n'est pas superflue. On demande ensuite, si elle suffit seule pour former le sage. Nous traiterons cette question un autre jour. En attendant, sans argumenter davantage, n'est-il pas clair qu'il nous faut un tuteur qui nous donne des préceptes contraires à ceux du peuple? Nulle parole n'arrive impunément à nos oreilles. Et ceux qui font des voeux pour nous, et ceux qui en font contre nous, nous nuisent pareillement: car la malédiction des uns nous inspire des terreurs mal fondées, et l'affection des autres, tout en nous souhaitant du bien, égare notre esprit. Elle porte notre attention sur des biens éloignés, incertains, errants, quand nous pouvons tirer le bonheur de notre propre fonds. On ne nous laisse vraiment pas la liberté de marcher droit. Nous sommes détournés de la bonne route par nos parents, nous le sommes par nos esclaves; nul ne se trompe à son seul détriment; sa démence est une contagion qu'il répand sur ses voisins, et ils lui rendent la pareille. C'est pour cela qu'on voit dans les particuliers les vices du peuple entier, parce que c'est le peuple qui les a donnés; en rendant chacun pire, il est devenu pire lui-même; de là cet amas énorme de méchanceté composé de ce que dans chacun l'on recomtait de plus mauvais. Ayons donc un gardien qui, de temps en temps, nous tire par l'oreille, qui fasse justice des vains préjugés, et proteste contre ce que loue le vulgaire. C'est se tromper que de croire que les vices naissent avec nous : ils nous sont survenus, ils nous ont été inculqués. Réprimons donc, par de fréquents avis, les préjugés qu'on proclame autour de nous. La nature ne nous a prédisposés à aucun vice; nous sommes sortis de ses mains vertueux et libres. Elle n'a placé en évidence rien qui pût exciter notre avarice; elle a mis sous nos pieds l'or et l'argent; elle nous a fait écraser et fouler tous ces métaux pour lesquels on nous foule et l'on nous écrase. Elle nous a tourné la face vers le ciel, afin qu'en levant la tète nous puissions voir tout ce qu'elle a fait de magnifique et d'admirable: le lever, le coucher des astres, la rotation rapide du monde qui, pendant le jour, nous donne le spectacle de la terre, pendant la nuit, celui du ciel; la marche des étoiles, lente, si l'on envisage la totalité de la sphère, très rapide, si l'on considère les espaces immenses qu'elles parcourent avec une vitesse constante; les éclipses du soleil et de la lune en opposition réciproque; enfin d'autres phénomènes, non moins dignes d'admiration, soit qu'ils se manifestent suivant un ordre régulier, soit qu'ils apparaissent produits par des causes cachées, comme les traînées de feu pendant la nuit, les éclairs qui, sans coup et sans bruit, entr'ouvrent la voûte céleste, les gerbes, les colonnes et autres météores ignés. Voilà le grand spectacle que la nature a mis au-dessus de nos têtes: mais l'or et l'argent, puis le fer que l'or et l'argent ne laissent jamais en paix, elle les a cachés comme des objets funestes qu'on ne pouvait nous confier sans inconvénient. C'est nous qui avons exhumé et produit à la lumière ces causes de nos combats. Nous avons creusé la terre, nous en avons soulevé les masses, pour en tirer les motifs et les instruments de nos dangers; nous avons fait la fortune arbitre de nos maux; et nous ne rougissons pas de mettre au plus haut rang des choses qui étaient enfouies au plus profond de la terre. Voulez-vous savoir combien vos yeux sont déçus par un faux éclat? Rien de plus sale, rien de plus obscur que ces métaux, tant qu'ils gisent plongés et enveloppés dans leur fange. Comment ne le seraient-ils pas, quand on les extrait à travers les ténèbres d'interminables souterrains? Rien de plus hideux, tandis qu'on les fabrique et qu'on les sépare de leur lie. Enfin considérez les ouvriers dont les mains purgent d'impuretés cette espèce de terre informe et stérile, vous verrez de quelle suie ils sont souillés. Mais ces métaux eux-mêmes souillent encore plus les àmes que les corps; le possesseur en est plus sali que l'ouvrier. Il est donc nécessaire d'être averti, et d'appeler au secours de nos bonnes intentions quelque sage conseiller qui, parmi tout ce bruit tumultueux de fausses opinions, fasse au moins entendre sa voix. Et quelle sera cette voix? celle qui, à vos oreilles assourdies de vaines clameurs, viendra doucement murmurer des avis salutaires, et vous dira: Vous n'avez pas lieu de porter envie à ceux que le peuple appelle grands et heureux; il ne faut pas que ces applaudissements troublent l'harmonie et le calme de votre âme; il ne faut pas prendre en dégoût votre position tranquille à l'aspect de cet homme entouré de faisceaux et orné de la pourpre; ne croyez pas celui pour qui on écarte la foule, plus heureux que vous, qu'un licteur repousse du chemin. Si vous voulez exercer un empire utile à vous-même, et qui ne soit incommode à personne, écartez vos vices. On voit beaucoup d'hommes porter la flamme dans les villes, renverser des remparts qu'avaient trouvés inexpugnables l'action de plusieurs siècles et les bras des guerriers pendant maintes générations; élever des montagnes de terre au niveau des citadelles, et, à l'aide du bélier et d'autres machines de guerre, ébranler des murs merveilleux par leur hauteur; chasser devant eux des armées, presser vigoureusement des ennemis en fuite, et, tout couverts du sang des peuples, arriver jusqu'à l'Océan. Mais ces mêmes hommes, avant de vaincre l'ennemi, avaient été vaincus par une passion. Nul n'a pu résister à leur attaque; mais eux-mêmes n'avaient résisté ni à l'ambition ni à la cruauté; et alors qu'ils semblaient chasser les populations devant eux, ces passions les chassaient devant elles. Il cédait, le malheureux Alexandre, à la fureur dont il était possédé, lorsqu'il dévastait des contrées étrangères, et cherchait des terres inconnues. Pensez-vous qu'il fût sain de tête, lui qui commença par ravager la Grèce, sa nourrice? qui à chaque cité enleva ce qu'elle avait de plus précieux? qui voulut que Lacédémone cessât d'être libre, et Athènes d'élever la voix? Non content des ruines de tant de cités que Philippe avait ou vaincues ou achetées, il va renversant çà et là d'autres villes; il porte ses armes dans tout l'univers, et nulle part sa cruauté ne s'arrête de lassitude, à l'exemple des bêtes féroces qui mordent et déchirent plus que n'exige la faim. Déjà il a englouti plusieurs royaumes en un seul ; déjà les Perses et les Grecs redoutent le même homme; déjà même des nations, que Darius n'avait point comptées sous ses lois, reçoivent de lui le joug. Il veut aller au delà de l'Océan et du soleil; il s'indigne de quitter les traces d'Hercule et de Bacchus, et de faire rebrousser chemin à ses armes victorieuses ; il va faire violence à la nature. Ce n'est pas qu'il veuille avancer; mais il ne peut s'arrêter, semblable aux corps graves qui, une fois lancés, ne cessent d'aller que lorsqu'ils gisent sur la terre. Et Pompée lui-même, ce n'était ni le courage, ni la raison qui lui conseillait les guerres étrangères ou civiles ; c'était l'amour insensé d'une fausse grandeur. C'est cette passion qui l'envovait tantôt en Espagne attaquer Sertorius, tantôt acculer, traquer les pirates et pacifier les mers : tels étaient les prétextes dont il se servait pour prolonger sa puissance. Quel motif l'entraîna, et en Afrique, et au septentrion; et contre Mithridate, et dans l'Arménie et dans tous les recoins de l'Asie? L'insatiable désir de s'agrandir, Pompée étant le seul auquel Pompée ne parût pas assez grand. Qui poussa C. César à sa perte, et en même temps à celle de la république? La vaine gloire, l'ambition, le désir immodéré de monter au plus haut rang. Il ne pouvait supporter qu'un seul homme fût au-dessus de lui, tandis que la république en avait deux au-dessus d'elle. Et C. Marius, qui fut une fois consul (car on ne lui déféra qu'un consulat; il extorqua les autres), quand il taillait en pièces les Teutons et les Cimbres ; quand, à travers les déserts de l'Afrique, il poursuivait Jugurtha fugitif, pensez-vous que ce fût par un instinct de valeur qu'il cherchât tous ces dangers? Marius guidait son armée; l'ambition guidait Marius. Tandis qu'ils bouleversaient le monde, ces hommes étaient bouleversés tout les premiers, semblables à ces tourbillons qui, faisant tourner ce qu'ils enlèvent, obéissent eux-mêmes à une force de rotation ; en sorte que leur choc est d'autant plus violent, qu'ils ne peuvent se maîtriser. Aussi, après avoir semé partout les désastres, ils subissent à leur tour la même influence qui a fait tout ce mal. Ne croyez pas que personne trouve sa félicité dans le malheur d'autrui. Tous ces exemples qu'on accumule sous nos yeux, dont on rebat nos oreilles, il faut les considérer sous un nouveau point de vue, et dégager notre esprit des mauvais discours dont on l'a rempli. A leur place, il faut introduire la vertu, pour qu'elle extirpe les mensonges flatteurs qui nous font haïr le vrai, pour qu'elle nous sépare du peuple auquel nous croyons trop, et nous rende à des opinions saines. Car la vraie sagesse consiste à suivre la nature, et à ressaisir la position d'où l'erreur publique nous avait écartés. On a fait beaucoup pour la sagesse, quand on a quitté ceux qui conseillent la folie, et quand on est sorti de ces assemblées où se contracte et se propage à l'envi la contagion. Voulez-vous vous convaincre de cette vérité? voyez quelle différence entre la manière dont on vit pour le peuple et celle dont on vit pour soi. Ce n'est pas que d'elle-même la solitude enseigne l'innocence, ni que la campagne soit une école de frugalité; mais dès que les témoins et les spectateurs s'éloignent, on voit se modérer les vices dont tout le plaisir est de se faire voir et de s'étaler. Se revêt-on de pourpre, pour ne se montrer à personne? Se fait-on servir dans des plats d'or un repas solitaire? Quel homme, étendu sous l'ombrage d'un arbre champêtre, a déployé pour lui seul son luxe et sa pompe? Nul n'est magnifique pour ses propres yeux, ni même pour le petit nombre de ses familiers; mais on étale l'attirail des vices en proportion de la foule des spectateurs. Ainsi le principal aiguillon de nos folies, c'est la foule des admirateurs et des témoins. Voulez-vous ôter à l'homme l'aliment de ses passions, ôtez-lui les moyens d'en faire montre. L'ambition, le luxe, le déréglement ont besoin d'un théàtre; on les guérit en les reléguant dans l'ombre. Lors donc que nous nous trouvons placés au milieu du fracas des villes, ayons à nos côtés un sage conseiller qui, en opposition à ceux qui font l'éloge des grands patrimoines, loue celui qui est riche de peu, et qui n'évalue les biens que par leur usage. Lorsqu'on exalte en sa présence le crédit et la puissance, lui préfère un loisir studieux, et vante le sage qui a quitté les objets étrangers pour rentrer en lui-même. Il nous montre ceux dont le vulgaire fait des heureux, tremblants de peur et de surprise sur ce faite d'une grandeur qui les expose à l'envie, et pensant d'eux-mêmes bien autrement que n'en pensent les autres hommes. Car ce qui aux yeux du peuple est élévation, pour eux est précipice ; aussi frémissent-ils d'effroi toutes les fois qu'ils plongent leurs regards dans l' abime ouvert sous leur grandeur. Ils songent aux revers du sort, à leur position d'autant plus glissante qu'elle est plus élevée. Ils redoutent alors ce qu'ils ont désiré, et cette félicité même qui les fait peser sur autrui, pèse sur eux plus lourdement encore. C'est alors qu'ils font l'éloge d'un doux et indépendant loisir ; ils détestent l'éclat, et au milieu de leurs prospérités, déjà pensent à la retraite. C'est alors que vous voyez des hommes philosopher par peur, et les dégoûts de la fortune dicter des conseils de Sagesse. Car il semble qu'il y ait incompatibilité entre la bonne fortune et le bon sens ; sages dans le malheur, nous valons toujours moins dans la prospérité. [14,95] XCV. LA PHILOSOPHIE DES PRÉCEPTES NE SUFFIT PAS POUR FAIRE NAITRE LA VERTU : IL FAUT ENCORE DES PRINCIPES GÉNÉRAUX. Vous me priez de traiter, sans plus attendre, la question que j'avais remise à un autre jour, et de vous dire "si cette branche de ta philosophie, que les Grecs nomment philosophie parenétique, et nous philosophie de préceptes, suffit pour mener la sagesse à sa perfection". - Je sais que vous prendriez un refus en bonne part. C'est précisément ce qui me fait mettre plus d'empressement à tenir ma parole et à maintenir le proverbe : "Une autre fois ne demandez pas ce que vous ne voudriez pas obtenir". Il nous arrive en effet quelquefois de solliciter instamment ce que nous refuserions, si on nous l'offrait. Que cette faute provienne de légèreté ou d'une basse flatterie, une facile promesse doit en être le chàtiment. Nous faisons semblant de vouloir beaucoup de choses que nous ne voulons pas. Un auteur apporte une histoire, écrite fort menu, et très étroitement pliée; il en lit une grande partie, puis il nous dit : - "Je cesserai, si bon vous semble". - "Continuez, Continuez", s'écrient ceux qui voudraient le voir devenir soudainement muet. Souvent nous voulons une chose, et nous en demandons une autre, nous mentons même aux dieux; mais ils ne nous exaucent pas, ou bien ils ont pitié de nous. Pour moi, je veux me venger sans pitié; je vous assommerai d'une épître énorme. Si vous la lisez à regret, dites-vous : C'est ma faute; puis comparez-vous à ces maris que tourmente une épouse qu'ils ont tout fait pour obtenir; ou à ces avares que rendent malheureux des richesses acquises par les plus pénibles travaux ; ou à ces ambitieux pour qui des honneurs achetés au prix de tant d'intrigues et de vils moyens sont devenus un supplice ; en un mot, à tout homme qui a obtenu les maux qu'il désirait. Mais laissons cet exorde et entrons en matière : - "Le bonheur, dit-on, se fonde sur des actions vertueuses ; les préceptes conduisent aux actions vertueuses: donc les préceptes suffisent au bonheur". - Pourtant les préceptes ne conduisent aux actions vertueuses qu'autant que l'esprit s'y montre docile : quand il est assiégé d'opinions erronées, l'effet des préceptes est nul. De plus, si l'on fait bien, c'est sans le savoir. Car si l'on n'est de longue main instruit et dressé par la raison, on ne peut remplir toutes les conditions, ni savoir quand, jusqu'où, avec qui, ni comment il faut agir. On ne peut donc pas tendre de toute son âme à la vertu; on ne peut le faire ni avec constance ni de bon coeur. On regarde en arrière, on s'arrête. - "Si, dit-on, la conduite vertueuse provient des préceptes, les préceptes suffisent au bonheur. Or, l'un est vrai; donc l'autre l'est aussi". - A cela nous répondons que les actions vertueuses proviennent aussi des préceptes; mais non des préceptes seuls. "Si les préceptes, ajoute-t-on, suffisent aux autres arts, ils suffiront aussi à la sagesse, qui est l'art de la vie. On forme un pilote en lui disant : Voilà comment il faut mouvoir le gouvernail, disposer les voiles, profiter du vent favorable, lutter contre le vent contraire, se rendre utile un vent incertain et sans direction déterminée. Ceux qui cultivent les autres arts se forment aussi par les préceptes : ceux qui étudient l'art de vivre peuvent donc en faire autant". - Tous les autres arts s'occupent d'objets qui servent à la vie, et non de la vie entière. Aussi rencontrent-ils beaucoup d'obstacles, d'embarras extérieurs : l'espérance, la cupidité, te découragement. Mais la sagesse, qui enseigne l'art de vivre, ne trouve rien qui puisse arrêter son action; elle triomphe des empêchements et soulève les obstacles. Voulez-vous savoir la différence entre les autres arts, et l'art de vivre ? Dans les premiers, une erreur volontaire est plus excusable qu'une faute accidentelle ; dans le dernier, la plus grande faute est d'errer volontairement. Je m'explique. Un grammairien ne rougira point de faire un solécisme, s'il le fait sciemment : il en rougira, s'il l'a fait sans le savoir. Le médecin qui ne sait pas que son malade va mourir est plus fautif, sous le rapport de l'art, que s'il feignait de ne pas s'en apercevoir. Mais dans l'art de vivre, la faute volontaire est la plus honteuse. Ajoutez que presque tous les autres arts, et surtout les arts libéraux, comme la médecine, ont non seulement leurs préceptes, mais leurs principes généraux. Ainsi nous voyons l'école d'Hippocrate, celle d'Asclépiade, celle de Thémison, professer des principes différents. En outre, aucun des arts contemplatifs n'est sans avoir ses principes généraux, nommés par les Grecs g-dogmata, et que nous sommes dans l'usage d'appeler decreta, et en géométrie et en astronomie axiomes et théorèmes. Or la philosophie est un art tout à la fois spéculatif et actif : elle contemple, et en même temps elle agit. Car c'est une erreur de penser que ses promesses sont toutes relatives à la terre: elle aspire plus haut. Mes recherches, dit-elle, embrassent le monde entier; je ne me borne pas toujours au commerce des mortels, je ne m'occupe pas uniquement de persuader ou de dissuader; de grands objets m'appellent, des objets élevés au-dessus de vos têtes : " Je vais vous développer le système du ciel et la nature des dieux ; je vais dévoiler à vos yeux l'origine des choses; d'où la nature tire tous les êtres; comment elle les fait croître, les alimente, et où la même nature les résout après leur dissolution". Ainsi parle Lucrèce. D'où il suit qu'en tant que spéculation la philosophie a ses principes généraux. Observez aussi que nul ne fera convenablement ce qui doit être fait, hors celui qui possède cet ensemble de doctrine à l'aide duquel on puisse en toute circonstance accomplir de tout point ses devoirs. Celui qui n'a de préceptes que pour des cas particuliers, ne remplira pas toujours toutes les conditions. Les préceptes partiels sont faibles, et pour ainsi dire sans racine. Les principes généraux sont polir nous comme un rempart ; ils assurent notre tranquillité, ils embrassent à la fois l'ensemble de notre vie et tout le système de la nature. II y a, entre les principes généraux et les préceptes de la philosophie, la même différence qu'entre les éléments et les membres; ceux-ci dépendent des premiers. Les éléments sont les causes premières des membres et de tout ce qui existe. "L'ancienne sagesse, dit-on, se bornait à donner des préceptes sur ce qu'il faut faire et sur ce qu'il faut éviter ; alors pourtant les hommes étaient bien meilleurs : depuis que les savants sont venus, les bons s'en sont allés. Cette vertu, simple et accessible à tous, s'est changée en une science obscure et subtile ; on nous enseigne à disputer, et non à vivre". - Sans doute, comme vous le dites, cette ancienne sagesse était grossière à sa naissance, ainsi que tous les autres arts qui se sont perfectionnés avec le temps. Mais c'est qu'aussi il ne fallait pas alors des remèdes bien recherchés. La méchanceté n'avait pas levé si haut sa tête : elle ne s'était pas étendue si loin ; des remèdes simples pouvaient résister à des vices simples. Maintenant il faut s'entourer de remparts plus solides et proportionnés aux attaques que nous avons à craindre. Autrefois la médecine consistait dans la connaissance de quelques plantes propres à étancher le sang, à cicatriser les blessures : elle s'est dans la suite élevée à cette variété infinie de remèdes dont elle s'occupe aujourd'hui. Il n'est pas étonnant qu'elle eût moins à faire, quand les corps étaient fermes et vigoureux, quand la nourriture était simple, et n'avait pas encore été corrompue par l'art et la délicatesse. Depuis que les aliments ont été préparés, non pour apaiser la faim, mais pour l'irriter; depuis qu'on a inventé mille assaisonnements afin d'exciter la gourmandise, ce qui était un aliment pour l'appétit est devenu un fardeau pour l'estomac surchargé. De là vient la pâleur, le tremblement des muscles imbibés de vin ; puis la maigreur causée par l'indigestion, et pire que celle de la faim : de là cette démarche incertaine et toujours chancelante, comme dans l'ivresse : de là cette hydropisie qui gonfle toute la peau, et cette tension d'un ventre qui veut follement s'accoutiuner à prendre plus qu'il ne pouvait contenir : de là cette expansion d'une bile jaunâtre, ce visage décoloré; ce corps qui se dessèche comme s'il était en proie à la dissolution, ces doigts qui se tordent et se retirent, cette roideur d'articulations, ces muscles insensibles, détendus et torpides, ou palpitants et vibrants sans repos. Que dirai-je de ces vertiges, de ces migraines, de ces douleurs d'yeux et d'oreilles, et de ces picotements qui tourmentent un cerveau enflammé ? Parlerai-je de ces ulcères internes qui dévorent tous les conduits de nos sécrétions? Faut-il y ajouter les innombrables espèces de fièvres, qui tantôt nous terrassent par leur violence, tantôt nous minent de leur poison lent; tandis que d'autres encore jettent l'horreur dans l'àme en agitant nos membres ? Est-il besoin d'énumérer celle multitude de maladies diverses, qui sont les chàtiments de notre luxe ? Ils étaient exempts de tous ces maux, les hommes qui ne s'étaient pas encore abandonnés aux délices, qui savaient se servir eux-mêmes, et surtout se commander. Ils fortifiaient leur corps par le travail et l'exercice ; ils se fatiguaient à la course, à la chasse ou au labourage ; puis ils prenaient des aliments qui ne pouvaient plaire qu'à des gens affamés. Aussi ne fallait-il pas tant d'apprêts médicinaux, tant d'instruments, tant de boîtes. La maladie était simple comme sa cause; la multiplicité des mets a produit la multiplicité des maladies. Voyez combien de choses mêle et fait passer dans un seul gosier, ce luxe dévastateur des terres et des mers! De toute nécessité, des substances si diverses, englouties, entassées ensemble, doivent se combattre et causer une mauvaise digestion. L'on ne doit donc pas s'étonner de voir des maladies capricieuses et variées naître de cette discorde entre les divers aliments qui, rassemblés des différentes régions de la nature, causent un engorgement nuisible. Voilà pourquoi nos maladies sont aussi diversifiées que nos aliments. Le plus grand des médecins, le fondateur de la médecine, a dit "que les femmes ne deviennent point chauves, et qu'elles ne sont pas sujettes à la goutte". Or, nous les voyons chauves et goutteuses. Les femmes n'ont point changé de nature, mais de vie. Imitant les hommes dans leurs excès, elles doivent participer à leurs infirmités. Comme eux, elles veillent ; comme eux, elles font orgie, et les défient à la lutte et à l'ivrognerie ; comme eux, elles rendent par la bouche les aliments empilés dans un estomac qui les repoussait, et rejettent, jusqu'à la dernière goutte, tout le vin qu'elles ont bu : comme les hommes, elles mâchent de la neige pour soulager leurs entrailles brûlantes; quant à la luxure, elles ne le cèdent nullement aux hommes; destinées par la nature à un rôle passif, dans leurs emportements contre nature elles en sont venues (que le ciel les extermine!) à faire l'homme avec les hommes. Faut-il donc s'étonner de ce que le plus grand des médecins, le plus habile des physiologistes, ait commis une erreur, tant de femmes étant et chauves et goutteuses? Leurs vices leur ont ôté les avantages de leur sexe ; elles ont dépouillé leur nature de femmes, elles ont été condamnées aux maladies des hommes. Les médecins d'autrefois ne savaient pas recourir à la fréquence des aliments, ni, par le secours du vin, ranimer le pouls éteint; ils ne savaient pas expulser un sang corrompu, ni tempérer par les bains et par les sueurs une maladie chronique ; ils ne savaient pas, à l'aide de ligatures faites aux jambes et aux bras, rappeler aux extrémités un principe de maladie caché dans l'intérieur du corps. Il n'était pas nécessaire de rechercher beaucoup de secours de toute espèce, quand les dangers étaient si peu nombreux. Mais à présent, combien nos maladies se sont aggravées ! C'est le prix des plaisirs auxquels nous nous sommes abandonnés outre mesure et sans frein. Vous étonnez-vous de voir des maladies innombrables? comptez nos cuisiniers. Plus d'études littéraires ; les professeurs négligés se morfondent dans leurs écoles désertes; chez les rhéteurs, chez les philosophes, solitude complète. Mais quelle affluence dans les cuisines ! quelle nombreuse jeunesse assiége les fourneaux des dissipateurs! Je passe sous silence ces bandes de malheureux enfants, réservés, après le repas, à de nouveaux outrages dans la chambre à coucher. Je passe sous silence ces troupes de mignons, rangés selon leur pays et leur couleur, de sorte que ceux d'une même file aient tous la taille aussi gracieuse, le poil follet de la même longueur, la même qualité de cheveux, et qu'une chevelure lisse ne vienne pas faire contraste avec des cheveux frisés. Je ne dis rien de la foule des pâtissiers; ni de ces nombreux valets qui, au signal donné, accourent pour couvrir la table. Grands dieux! combien d'hommes emploie un seul estomac! Mais ces champignons, poison voluptueux, pensez-vous qu'ils ne minent pas sourdement vos entrailles, quoique leur funeste effet ne soit pas immédiat? Et cette neige, au coeur de l'été, ne croyez-vous pas qu'elle donne des obstructions au foie? Et ces huîtres, à la chair très lourde et engraissée de vase, ne jugez-vous pas qu'elles doivent communiquer à l'estomac leur pesanteur limoneuse ? Et cette sauce de la Compagnie, précieuse pourriture tirée de mauvais poissons, ne croyez-vous pas que son âcreté saumâtre brûle les intestins? Tous ces mets purulents et qui passent presque immédiatement de la flamme à la bouche, pensez-vous qu'ils s'éteignent sans lésion dans les entrailles ? Quels hoquets impurs et empestés ! quelles exhalaisons dégoûtantes pour soi-même, que celles d'une intempérance invétérée ! Il est aisé de concevoir que ces aliments se putréfient, au lieu de se digérer. Je me souviens d'avoir entendu parler jadis d'un plat fameux dans lequel un glouton, pressé de se ruiner, avait jeté pêle-mêle tout ce qui sert aux gens les plus fastueux pour tout un jour : on y voyait des conques de Vénus, des spondyles, des huîtres dont on avait retranché le bord qui ne se mange pas. Des oursins de mer séparaient ces divers coquillages les uns des autres; des surmulets, hachés menu et sans arêtes, formaient sous ce ragoût une sorte de plancher. Désormais on est las de manger les mets un à un; on rassemble toutes les saveurs en une seule. La table fait l'office de l'estomac rassasié. Je m'attends à voir bientôt servir des mets tout mâchés. Fait-on beaucoup moins en ôtant les os et les coquilles, et en chargeant le cuisinier du travail de nos dents? La gourmandise trouve trop pénible de s'arrêter à chaque mets séparément; il faut les servir tous ensemble, et, de mille saveurs, faire une saveur unique. Étendrai-je la main pour atteindre un seul objet? J'en veux plusieurs à la fois ; je veux que les qualités d'un grand nombre de mets s'unissent et se combinent; je veux faire voir à ceux qui m'accusaient de donner dans une vaine ostentation, que ceci est moins un festin, qu'une énigme à deviner. Confondons dans un même assaisonnement les mets que l'on servait séparément? plus de distinction; huîtres, oursins de mer, spondylea, surmulets, que tout cela se mêle, cuise et se serve ensemble. - Le résultat d'un vomissement ne serait pas plus confus. Ce mélange de mets produit des maladies non pas seulement singulières, mais inexplicables, diverses, compliquées, contre lesquelles la médecine s'est armée de remèdes et d'une foule d'expériences. J'en dis autant de la philosophie. Elle était plus simple quand les hommes moins vicieux pouvaient être guéris par des soins légers. Contre un tel renversement de moeurs, il lui faut essayer tous ses moyens; et plût au ciel qu'elle pût enfin triompher ainsi de ce fléau! Ce n'est pas seulement en particulier, c'est en public que nous donnons carrière à notre folie furieuse. Nous réprimons l'homicide et le meurtre individuel; mais qu'est-ce que la guerre, et ce crime glorieux qui consiste à égorger les nations entières? L'avarice et la cruauté ne connaissent point de bornes; et cependant, quand elles s'exercent en secret et par quelques personnes isolées, elles sont moins nuisibles et moins monstrueuses. Des cruautés se commettent en vertu de sénatus-consultes et de plébiscites; l'autorité publique commande ce qui est défendu aux particuliers. Des actions qu'un homme, s'il les faisait à la dérobée, paierait de la vie, nous les louons quand elles se font sous le costume militaire. Les hommes, que la nature a créés de l'espèce la plus douce entre les animaux, n'ont pas honte de se baigner dans le sang les uns des autres, de se faire des guerres, de les transmettre par héritage à leurs enfants, tandis que les bêtes sauvages, privées de la parole, vivent entre elles en paix? Au milieu d'une frénésie si violente et si générale, la philosophie est devenue plus pénible, elle a dû augmenter ses forces en proportion des obstacles qu'elle avait à combattre. Il était aisé de gourmander des buveurs et des gloutons; il ne fallait pas de grands efforts pour ramener l'esprit à la tempérance dont il s'était quelque peu écarté : "Mais c'est maintenant qu'il faut et des mains alertes, et une profonde habileté". De toutes parts on court après le plaisir : nul vice ne se tient dans ses propres limites. Le luxe se précipite dans l'avarice; l'honnête est partout oublié; rien n'est honteux quand on s'en promet quelque plaisir. L'homme, cet être sacré pour son semblable, est mis à mort par forme de jeu et de passe-temps : oui, l'homme, que les lois divines défendent d'instruire à donner ou à recevoir des blessures, on le fait paraître nu et sans armes : le seul spectacle qu'on attende de lui, c'est sa mort. Dans cette dépravation de moeurs, il faut donc quelque instrument plus fort que les instruments ordinaires pour déraciner un mal invétéré; il faut employer les principes généraux pour extirper les préjugés. Si nous joignons à ces principes les préceptes, les consolations. les exhortations, ces moyens seront utiles; seuls, ils seraient sans effet. Si nous voulons briser leurs chaînes, les arracher au joug des vices, enseignons-leur la différence entre le bien et le mal : qu'ils sachent que tout, hors la vertu, change de nom, et devient tantôt mal, tantôt bien. Le premier lien de la discipline militaire est la religion, le dévouement au drapeau, l'horreur de la désertion; après quoi il est facile de commander, et de faire exécuter tout le reste à des soldats liés par le serment; de même le premier fondement qu'il faut jeter dans les hommes qu'on veut guider an bonheur, c'est l'amour de la vertu. Qu'ils aient pour elle une sorte de vénération religieuse; qu'ils la chérissent, qu'ils veuillent vivre avec elle; que, sans elle, ils ne veuillent pas vivre. "Mais quoi ! dira-t-on, n'a-t-on pas vu des gens faire de grands progrès dans la vertu, sans une doctrine subtile, et guidés seulement par des préceptes tout nus"? - Je l'avoue; mais c'étaient d'heureux naturels qui ont enlevé à la course ce qui leur était salutaire. Les dieux immortels sont nés avec toutes les vertus, et n'en ont appris aucune, la bonté faisant partie de leur essence : ainsi l'on voit des hommes si heureusement doués par la nature, qu'ils n'ont pas besoin de longues instructions, et qu'ils embrassent la vertu dès qu'ils en entendent parler; ces âmes, qui reçoivent si avidement la vertu, la produiraient d'elles-mêmes. Mais ces esprits pesants, obtus, assiégés d'habitudes vicieuses, il faut du temps pour en fourbir la rouille. Au reste, par le moyen des principes généraux de la philosophie, on mènera plus vite à la perfection les esprits qui naturellement penchent vers la vertu, en même temps qu'on facilitera la route aux esprits plus faibles, et qu'on les délivrera des opinions erronées. Et voyez jusqu'à quel point ces principes généraux sont nécessaires. Il est dans nos âmes des dispositions qui nous rendent lents pour certaines actions; pour d'autres, téméraires. Nous ne pouvons ni modérer cette audace, ni secouer cette indolence, sans en détruire d'abord les causes, l'admiration mal fondée et la frayeur déraisonnable. Tant que nous serons en proie à ces préoccupations, vous nous direz en vain : "tels sont vos devoirs à l'égard de votre père, de vos enfants, de vos amis, de vos hôtes". L'avarice viendra paralyser nos efforts : on saura bien qu'il faut combattre pour sa patrie; mais la crainte dira non : on saura bien qu'il faut se fatiguer, s'exténuer pour ses amis; mais les plaisirs en empêcheront: on saura bien qu'avoir une maîtresse est la plus sensible offense qu'on puisse faire à une épouse; mais l'incontinence poussera à faire le contraire. Il ne servira donc à rien de donner des préceptes, si vous n'écartez d'abord ces obstacles ; pas plus qu'il ne servirait de mettre des armes sous nos yeux et à notre portée, si l'on ne commençait par donner aux mains la liberté de s'en servir. Pour que l'esprit puisse aller aux préceptes que nous donnons, il faut d'abord le délivrer de ses chaînes. Supposez qu'un homme fasse ce qu'il doit, il ne le fera pas constamment, ni d'une manière égale; car il ignore pourquoi il agit ainsi. Le hasard ou l'habitude produira chez lui quelques actions vertueuses; mais n'ayant pas la règle en main, cet homme ne pourra vérifier et constater si ce qu'il fait est juste. Quiconque est vertueux, une fois par hasard, ne prend aucun engagement de l'être toujours. En outre, les préceptes vous indiqueront peut-être ce que vous avez à faire; ils ne vous diront pas comment vous y prendre : or, sans ce dernier point, ils ne peuvent guider à la vertu. D'après un avis spécial, on fera ce qu'on doit faire : - d'accord; mais ce n'est pas assez; car le mérite n'est pas dans l'action elle-même, mais dans la manière dont elle est faite. Quoi de plus scandaleux qu'un festin assez somptueux pour dévorer les revenus d'un chevalier? Qu'est-ce qui mérite mieux la note d'un censeur, quand on le donne uniquement pour son plaisir et pour faire bombance, comme disent les débauchés? Et cependant des personnes très frugales ont donné des repas de cérémonie qui leur ont coûté jusqu'à trois cent mille sesterces. Ainsi le même festin qui, donné à la gourmandise, est honteux, ne mérite aucun blâme quand il est accordé à la représentation; ce n'est plus, alors, de la sensualité, c'est une honorable magnificence. L'empereur Tibère reçut en présent un surmulet d'une grosseur énorme. (Pourquoi n'en dirai-je pas aussi le poids, ne fût-ce que pour faire venir l'appétit à quelques gourmands? Ce poisson pesait, dit-on, quatre livres et demie.) L'empereur ordonna qu'on allât le vendre au marché. "Mes amis, dit-il, je me trompe fort, si ce surmulet n'est acheté par Apicius ou par P. Octavius". Il devina plus juste encore qu'il n'avait espéré: Apicius et Octavius enchérirent l'un sur l'autre; Octavius l'emporta ; et, parmi ses amis, il obtint une gloire insigne pour avoir acheté cinq mille sesterces un poisson vendu par l'empereur, et qu'Apicius lui-même n'avait pas acheté. Ce fut une honte pour Octavius de tant dépenser d'argent; ce ne fut pas une honte pour celui qui avait acheté le poisson pour l'envoyer à Tibère (cependant je le blâmerais aussi) : il avait assez admiré un poisson pour le juger digne de l'empereur. Un ami se tient auprès du lit de son ami malade; c'est fort bien : mais s'il le fait dans l'attente d'un héritage, c'est un vautour qui attend un cadavre. Ainsi les mêmes choses sont indifféremment honteuses ou honorables; c'est l'intention et la manière qui importent. Or toutes nos actions seront honorables, si nous nous sommes une fois attachés à l'honnête, si nous sommes en possession de considérer comme l'unique bien sur la terre l'honnête et ce qui en porte l'empreinte. Les autres biens ne le sont que par circonstance. Il faut donc se graver dans l'esprit une conviction applicable à la vie entière ; c'est ce que j'appelle principe fondamental. Cette conviction réglera les actions et les pensées qui composent notre vie. Donner des préceptes particuliers et négliger l'ensemble, c'est trop peu. M. Brutus, dans son traité Du devoir, donne beaucoup de préceptes aux parents, aux enfants, aux frères : nul n'appliquera ces préceptes convenablement sans un point fixe de comparaison. II faut que nous nous proposions pour but un souverain bien, objet de nos efforts, et vers lequel tendent sans cesse nos actions et nos paroles : c'est l'étoile qui sert de guide aux matelots. Sans un but, la vie marche à l'aventure. Or, s'il faut avoir un but, les principes généraux sont nécessaires. Vous accorderez, je pense, que rien n'est honteux comme le doute, l'incertitude, la timidité, qui tantôt recule, et tantôt avance. C'est ce qui nous arrivera perpétuellement, si nous ne détruisons les causes qui, enchaînant et retenant nos résolutions, nous empêchent de déployer toutes nos forces. On donne des préceptes sur le culte à rendre aux dieux. Défendons d'allumer des lampes le jour du sabbat, parce que les dieux n'ont pas besoin de lumière, et que les hommes n'aiment pas la fumée. Empêchons les gens d'aller le matin faire leurs salutations aux dieux, et s'asseoir aux portes des temples. C'est la vanité humaine que l'on gagne par de pareils hommages; adorer Dieu, c'est le connaître. Ne permettons pas qu'on apporte à Jupiter du linge et des brosses, ni qu'on aille présenter un miroir à Junon : un dieu n'a pas besoin de serviteurs; c'est au contraire lui qui sert le genre humain; il est partout prêt, et pour tous. Enseignez aux hommes, je le veux, dans quel esprit ils doivent offrir des sacrifices, combien il leur faut se tenir à l'abri des superstitions incommodes, vous n'aurez point fait assez, si en même temps vous ne leur faites concevoir une idée juste d'un Dieu maître de tout, qui donne tout, et dont les bienfaits sont gratuits. Quelle cause porte les dieux à faire le bien ? Leur nature. C'est se tromper de leur supposer l'intention de nous nuire. Ils ne le peuvent pas; ils ne sauraient ni éprouver du mal, ni en faire; car offenser et être offensé sont deux choses qui vont ensemble; en les élevant au-dessus du danger, celte nature suprême et admirable n'a pas voulu les rendre dangereux. Le premier acte de culte envers les dieux, c'est de croire à leur existence; le second, de reconnaitre leur majesté, et surtout leur bonté, sans laquelle il n'y a point de majesté ; c'est de savoir qu'ils sont les maitres du monde, qu'ils régissent l'univers, qu'ils prennent soin du genre humain, qu'ils s'occupent même quelquefois des individus d'une manière plus marquée. De tels êtres ne font aucun mal, comme ils n'en éprouvent aucun. Du reste, ils chàtient et répriment quelques hommes; ils infligent parfois des punitions cachées sous une apparence de faveur. Voulez-vous vous rendre les dieux favorables? soyez bon! Le meilleur culte consiste à les imiter. Voici une autre question : Comment faut-il agir envers les hommes ? Qu'entendons-nous par là? quels sont les préceptes que nous donnons? D'épargner le sang humain? N'est-ce pas bien peu que de ne pas vous rendre nuisible, quand vous devriez être utile? La belle gloire pour un homme d'être humain envers un autre homme ! Ordonnons de tendre la main au naufragé, de montrer le chemin au voyageur égaré, de partager son pain avec celui qui a faim. Mais pourquoi m'arrêterais-je au détail de tout ce qu'il faut faire ou éviter, quand je puis, en peu de mots, rédiger la formule générale des devoirs de l'humanité? "Cet univers que vous voyez, et dans lequel sont renfermées la nature divine et la nature humaine, cet univers est un ; nous sommes les membres d'un grand corps. La nature, en nous formant des mêmes éléments et pour les mêmes fins, nous a créés parents; c'est elle qui nous a liés les uns aux autres par un attachement mutuel, et nous a faits sociables; elle qui a établi la justice et l'équité; c'est la vertu de ses lois qu'il est plus fàcheux de faire que de recevoir du mal; c'est d'après son ordre, que nos mains doivent être toujours prêtes à secourir nos semblables. Ayons toujours, dans le coeur et à la bouche, cette maxime : « Homme, je ne puis regarder comme étranger rien de ce qui touche les hommes". Pénétrons-nous-en ; nous sommes certainement nés pour vivre en commun. Notre société ressemble à une voûte qui tomberait, si ses diverses parties ne se prêtaient un support mutuel. Après les dieux et les hommes, apprenons comment il faut user des choses. C'est bien inutilement que nous aurons jeté nos préceptes, si préalablement nous n'avons su inspirer des opinions justes sur chaque objet particulier, sur la pauvreté, les richesses, la gloire, l'ignominie, la patrie et l'exil. Jugeons de toutes choses sans préjugé; voyons ce qu'elles sont en elles-mêmes, sans nous occuper des noms qu'on a pu leur donner. Passons aux vertus. Quelqu'un viendra nous dire : "Estimez beaucoup la prudence, embrassez la constance, aimez la tempérance; attachez-vous à la justice plus encore, s'il est possible, qu'aux autres vertus". Mais nous n'aurons rien fait, si nous ignorons ce que c'est que la vertu; s'il n'y en a qu'une seule, ou s'il en existe plusieurs; si elles sont distinctes ou unies entre elles; si, quand on en possède une, on les a toutes; puis, en quoi elles diffèrent les unes des autres. L'artisan n'a pas besoin de faire des recherches sur l'origine ou sur l'usage de son métier; il est inutile au danseur d'étudier la théorie de la danse. Ces arts-là s'apprennent d'eux-mêmes; ils sont complets, parce qu'ils n'embrassent pas l'ensemble de la vie. La vertu est la science et d'elle-même et de toutes les autres sciences. Il faut déjà qu'elle vous inspire pour que vous puissiez l'apprendre: une action ne sera point droite, si la volonté ne l'est pas; car l'action procède de la volonté. Remontons: la volonté ne sera pas droite, si l'entendement ne l'est pas; car de l'entendement procède la volonté. Or, l'entendement ne sera point arrivé à la perfection, s'il n'embrasse les lois qui régissent la vie entière; s'il n'a fixé ses jugements sur chaque point particulier, et ramené tout à la vérité. La tranquillité n'appartient qu'à ceux qui se sont formé un jugement immuable et certain : les autres tour à tour tombent et se relèvent; et dans ce conflit de résolutions formées et abandonnées, ils demeurent toujours flottants. La cause de cet état d'irrésolution, c'est qu'il n'y a rien d'évident pour les hommes qui suivent le plus incertain des guides, l'opinion. Voulez-vous désirer toujours la même chose, ne désirez que la vérité. On n'arrive point au vrai sans les principes fondamentaux qui embrassent l'ensemble de la vie. Le bien et le mal, l'honnête et le honteux, le juste et l'injuste, la piété, l'impiété, les vertus, leurs applications, la possession des avantages extérieurs, l'estime, la dignité, la santé, la force, la beauté, la vivacité des sens, tout cela veut un juge qui sache les apprécier, et qui vous enseigne le vrai prix qu'il faut y mettre. Car vous êtes dans l'erreur, et vous estimez certaines choses beaucoup plus qu'elles ne valent : vous vous trompez si bien, que ce qui passe pour très précieux parmi nous, les richesses, la faveur, la puissance, ne valent pas un sesterce. Voilà ce que vous ignorerez, si vous n'examinez les conditions essentielles qui déterminent le prix relatif de ces divers objets. Comme les feuilles ne peuvent verdoyer, si elles ne sont attachées à un rameau qui leur transmet la séve : ainsi, isolés, les préceptes se flétrissent; il faut les greffer sur une théorie. En outre, ceux qui suppriment les principes généraux ne s'aperçoivent pas que le raisonnement même qu'ils emploient pour les combattre les confirme. En effet, que disent-ils? "Les préceptes développent suffisamment la science de la vie; les principes généraux, c'est-à-dire les axiomes de la sagesse, sont superflus". Eh bien ! ces paroles mêmes sont un axiome. De même, si je disais: "Il faut renoncer aux préceptes comme inutiles, puis employer les principes généraux et en faire son unique étude;" je donnerais un précepte tout en disant qu'il faut négliger les préceptes. En philosophie, quelquefois les avis sont utiles, d'autres fois les démonstrations. Ce dernier cas est même très fréquent; car il existe beaucoup de points si compliqués, qu'ils exigent toute l'étude d'un esprit soigneux et subtil. Si les démonstrations sont nécessaires, les axiomes le sont aussi; car, dans l'argumentation, les axiomes résument les vérités : certains sujets sont clairs; d'autres sont obscurs. Les sens et la mémoire suffisent pour les sujets clairs; ils ne suffisent point pour les objets obscurs. Mais la raison ne peut employer toute sa force sur des points évidents; c'est au contraire sur des points obscurs qu'elle brille avec plus d'éclat. Or, les points obscurs, exigent une démonstration; nulle démonstration sans axiomes; donc les axiomes sont nécessaires. Ce qui fait en nous le sens commun, en fait aussi la perfection, savoir, une opinion fixe sur des objets déterminés : sans cette opinion fixe, tout reste flottant dans l'esprit: les axiomes sont donc nécessaires, puisqu'ils fixent le jugement. Enfin, quand nous exhortons un homme à considérer son ami comme un autre lui-même; à penser que son ennemi peut devenir son ami, et conséquemment à redoubler d'affection pour l'un, à modérer sa haine pour l'autre, nous ajoutons qu'une pareille conduite est juste et honnête. Or, le juste et l'honnête sont définis par nos axiomes; donc les axiomes sont nécessaires, puisque nous ne pouvons sans eux connaitre le juste et l'honnête. Mais réunissons les axiomes et les préceptes; car sans la racine, les rameaux deviennent inutiles, et la racine elle-même est fortifiée par les rameaux qu'elle a produits. Personne ne peut ignorer l'utilité des mains; leur service est manifeste. Mais le coeur est caché, le coeur, dont les mains reçoivent la vie, l'activité, le mouvement. Je puis en dire autant des préceptes : ils sont évidents; mais les axiomes de la sagesse sont cachés. Comme la plus sainte partie de la religion n'est connue que des initiés; ainsi la philosophie a des mystères que l'on ne communique qu'aux adeptes admis dans le sanctuaire. Les préceptes et les autres enseignements du même genre sont connus, même des profanes. Posidonius regarde comme nécessaire non seulement la préception (car rien ne nous défend l'usage de ce mot), mais aussi la persuasion, la consolation et l'exhortation. Il y ajoute encore la recherche des causes, que nous oserons appeler l'étiologie, puisque les grammairiens, gardiens de la langue latine, ont adopté ce mot. Posidonius prétend qu'une description de chaque vertu serait utile, c'est ce qu'il appelle éthologie; d'autres l'appellent caractère. C'est le tracé caractéristique de chaque vice et de chaque vertu; à l'aide de ce tracé, on peut apercevoir en quoi diffèrent des objets qui se ressemblent. Ceci revient à donner des préceptes. Car celui qui donne des préceptes dit; "Voilà ce qu'il faut faire pour être tempérant". Celui qui décrit, dit : "L'homme tempérant fait ceci, évite cela". Vous demandez la différence entre ces deux méthodes? l'une donne les préceptes de la vertu; l'autre en donne le modèle. Je conviens que ces descriptions, que ces signalements, pour employer un terme de douane, ont de l'utilité. Exposons de beaux modèles ; il se trouvera des imitateurs. Trouvez-vous à propos qu'on vous donne des marques certaines auxquelles vous puissiez reconnaitre un noble coursier, pour ne pas vous tromper dans un achat, pour ne pas perdre votre peine à dresser une rosse? Combien plus il nous est utile d'étudier les marques d'un esprit supérieur dont nous pouvons nous approprier les caractères! L'étalon généreux a le port plein d'audace, Sur ses jarrets pliants se balance avec grâce Aucun bruit ne l'émeut ; le premier du troupeau, il fend l'onde écumante, affronte un pont nouveau. Il a le ventre court, l'encolure hardie, Une tète effilée, une croupe arrondie On voit sur son poitrail ses muscles se gonfler, Et ses nerfs tressaillir, et ses veines s'enfler. Que du clairon bruyant le son guerrier l'éveille, je le vois s'agiter, trembler, dresser l'oreille. Son épine se double et frémit sur son dos; D'une épaisse crinière il fait bondir les flots; De ses naseaux brûlants il respire la guerre, Ses yeux roulent du feu, son pied creuse la terre. Notre Virgile, sans y penser, a fait la description de l'homme vertueux. Je ne représenterais pas autrement un grand homme. Si j'avais à peindre Caton intrépide au milieu du fracas des armes, gourmandant le premier les armées déjà parvenues aux Alpes, et marchant à la rencontre de la guerre civile, je ne lui donnerais pas un autre aspect, ni une autre démarche. Car certainement null homme n'a levé plus fièrement la tête que celui qui brava en même temps César et Pompée; qui, tandis qu'on se partageait entre ces deux généraux, provoqua l'un et l'autre et fit voir que la république avait aussi ses partisans. C'est peu de dire en parlant de Caton : "il ne s'effraie point de vaines rumeurs ---". Et comment ne les braverait-il pas, lui que n'émeuvent pas même des périls imminents et des alarmes fondées; lui qui ose, contre dix légions, contre les auxiliaires gaulois, contre les armes barbares mêlées aux armes romaines, élever une voix indépendante, exhorter la république à ne point désespérer de la liberté, mais à tout tenter, parce qu'il est moins honteux de tomber sous le joug, que d'aller au-devant? Quelle vigueur dans cet homme ! quelle énergie! quelle assurance, quand tout tremble autour de lui! Il sait qu'il est le seul dont l'existence ne soit pas en cause; qu'il ne s'agit pas de savoir si Caton sera libre, mais s'il vivra parmi des hommes libres. De là ce mépris des glaives et des dangers. En admirant l'invincible constance de cet homme, debout sur les ruines de la patrie, on peut dire : "On voit sur son poitrail ses muscles se gonfler ---". Il sera très utile, non seulement de dépeindre les hommes vertueux dans leur attitude habituelle et de reproduire leurs traits, mais encore de raconter ce qu'ils ont été dans quelques cas particuliers; de mettre, par exemple, sous les yeux cette dernière, cette héroïque blessure de Caton, blessure par laquelle la liberté rendit l'âme; de montrer la sagesse de Lélius et son union inaltérable avec son cher Scipion; les belles actions civiles et militaires de l'autre Caton; les lits de bois de Tubéron, exposés en public, avec des peaux de bouc servant de couvertures, et ses vases d'argile offerts aux convives devant le temple même de Jupiter. N'était-ce pas là consacrer la pauvreté jusque dans le Capitole? Quand même je n'aurais pas d'autre trait pour le mettre au rang des Catons, celui-là ne suffirait-il pas? C'était une censure, et non pas un festin. O qu'ils entendent peu la gloire, et comment il la faut chercher, ces gens qui en sont si avides! Ce jour-là le peuple romain vit la vaisselle d'un grand nombre de citoyens; il n'admira que celle d'un seul : l'or et l'argent de tous les autres ont été brisés et mille fois refondus; mais les vases d'argile de Tubéron dureront à jamais.