[11,0] LIVRE XI. [11,84] LXXXIV. IL EST BON DE LIRE ET D'ÉCRIRE ALTERNATIVEMENT. QUEL FRUIT ON PEUT RETIRER DE LA LECTURE. Je m'aperçois que mes excursions, en secouant ma paresse, sont utiles à ma santé et à mes études. Pourquoi elles profitent à ma santé, vous le devinez : comme l'amour des lettres m'a rendu paresseux et insouciant pour mon corps, elles me font prendre de l'exercice sans que j'y mette du mien. Comment elles favorisent mes études, le voici : elles ne me privent pas de mes lectures. Or, pour moi, les lectures sont de première nécessité : d'abord parce qu'elles me préservent d'être content de moi seul; ensuite parce qu'en me mettant au fait des recherches des autres, elles me permettent de constater les découvertes déjà faites et celles qui restent à faire. La lecture, d'ailleurs, alimente l'esprit et le délasse de l'étude, non toutefois sans quelque étude. Il ne faut pas plus se borner à écrire qu'il ne faut se borner à lire; car la première chose fatigue et épuise l'esprit: je parle de la composition; la seconde l'énerve et le relâche. Il faut que ces deux exercices se relayent, se servent de correctif l'un à l'autre : ce que la lecture a recueilli, la composition doit le mettre en oeuvre. Nous devons imiter en cela les abeilles, qui, dans leurs excursions, sucent les fleurs propres à faire le miel, et qui ensuite disposent et arrangent en rayons tout le butin qu'elles ont ramassé. A ce propos, Virgile a dit : « Elles distillent un miel pur, et de ce doux nectar remplissent les alvéoles. » On ne sait pas bien si le suc qu'elles tirent des fleurs devient aussitôt miel, ou bien s'il n'acquiert cette saveur que par quelque mélange et par l'effet de leur haleine. Quelquesuns prétendent quelles ne possèdent pas la faculté de faire le miel, mais seulement de le recueillir. Ils se fondent sur ce qu'on trouve chez les Indiens, sur les feuilles des roseaux, un miel produit, soit par la rosée de ce climat, soit par une sécrétion douce et grasse de la plante même : ils induisent de là que nos plantes peuvent avoir la même vertu, quoique à un degré moins éminent et moins sensible, et qu'ainsi l'insecte, par une disposition naturelle, recueille et unit ensemble ces éléments du miel. D'autres pensent qu'il faut une préparation et une sorte d'assaisonnement pour opérer la transformation des molécules qu'elles ont extraites des fleurs et des végétaux les plus délicats; indépendamment de l'espèce de levain dont la fermentation lie ces substances diverses et en fait un seul tout. Mais, pour ne pas me laisser entraîner hors de mon sujet, je répète que nous devons imiter les abeilles, et mettre séparément ce que nous avons recueilli de nos différentes lectures: ces provisions, étant séparées, se conservent mieux : ensuite, il faut, en y appliquant tous nos soins, donner à ces sucs divers un même goût, afin que, dans nos emprunts mêmes, on reconnaisse pourtant autre chose que des emprunts. C'est ce que fait tous les jours la nature dans notre corps, sans que nous nous en mêlions. Aussi longtemps que les aliments que nous avons pris conservent leur qualité, et nagent dans l'estomac à l'état solide, ils nous pèsent; mais après qu'ils se sont décomposés, ils passent dans le sang et accroissent nos forces. Faisons de même pour les aliments de l'esprit; ayons soin de les dissoudre et de nous les assimiler. Il faut les bien digérer; sans quoi ils passeront dans notre mémoire, mais non dans notre esprit : sachons les faire nôtres et nous les approprier tout à fait, afin de former une seule chose de plusieurs, comme le calcul, en rassemblant des sommes inégales et différentes, arrive à en faire une somme totale. Que notre esprit observe cette marche : qu'il cache tous ses emprunts pour ne laisser voir que ce qu'il en a fait. Quand même on trouverait chez vous quelque ressouvenir, quelque empreinte du modèle que votre admiration vous a fait suivre, ce doit être la ressemblance d'un fils avec son père, et non un portrait; car un portrait est chose morte. Mais ne reconnaîtra-t-on pas, tout d'abord, de qui vous imilez le style, le raisonnement, les pensées? - Je crois la chose tout à fait impossible, si c'est un habile homme qui imite, et s'il met en oeuvre ses matériaux de manière à leur imprimer sa marque, en les ramenant à l'unité. Ne savez-vous pas de combien de voix différentes un choeur est composé? Cependant, de tant de sons divers, il n'en résulte qu'un seul : il y a des voix aiguës, il y en a de graves, il y en a de moyennes ; aux accents des hommes et des femmes se mêlent ceux de la flûte : on entend toutes ces voix ensemble, sans qu'on puisse distinguer aucune d'elles séparément. Je parle des chœurs tels que les anciens philosophes les ont connus ; car, dans nos concerts d'aujourd'hui, il y a plus de chanteurs qu'il n'y avait autrefois de spectateurs dans les théâtres. Et cependant, quoique le parquet soit encombré par les chanteurs, l'amphithéâtre bordé de trompettes, et l'avant-scène remplie du bruit des flûtes et des instruments de tous genres, tous ces sons se fondent en un accord général. Tels je veux que soient nos esprits. Que des connaissances et des préceptes de toute espèce, que des exemples de tous les âges y prennent place, mais pour tendre à une même fin. Comment y parvenir? dites-vous. - Par une attention continuelle, en ne faisant rien que d'après les conseils de la raison. Si vous voulez lui prêter l'oreille, elle vous dira : « Laissez là tous les objets après lesquels on court! laissez là les richesses, qui sont un danger ou un fardeau pour ceux qui les possèdent! laissez là les voluptés du corps et de l'âme! elles énervent et amollissent : laissez là l'ambition, toute gonflée de vent et de fumée! elle ne connaît point de bornes; elle a également peur de ceux qui sont devant et de ceux qui sont derrière elle; elle est tourmentée par l'envie, une double envie : et vous savez quelle misère c'est d'être envieux et d'être envié. Vous voyez ces palais des grands, ces antichambres où se pressent des flots de courtisans rivaux ? Combien d'affronts pour y entrer! combien d'autres à subir, quand on y est entré! Franchissez ces riches degrés et ces vestibules soutenus par d'énormes terrasses; vous ne sauriez marcher en assurance sur ce sol moins élevé encore que glissant. Ah ! dirigez-vous plutôt du côté de la sagesse; recherchez plutôt ses biens tranquilles et inépuisables. Tout ce qui paraît s'élever au-dessus des choses humaines, quoique chétif, et n'ayant qu'une grandeur relative, ne laisse pas d'être d'un accès pénible et difficile. On ne s'élève aux honneurs que par un sentier escarpé. Mais si vous voulez vous transporter dans cette sublime région d'où l'on domine la fortune, vous verrez sous vos pieds tout ce qu'on regarde comme haut placé; et cependant c'est par un chemin tout uni que vous serez arrivé au faite. [11,85] LXXXV. LES PASSIONS MÊME LES PLUS MODÉRÉES SONT INTERDITES AU SAGE. Je vous avais épargné; j'avais écarté tout ce qu'il restait de difficultés réelles, me contentant de vous donner un avant-goût des preuves employées par nos stoïciens, pour établir que « la vertu seule est capable de compléter le bonheur de la vie. » Vous voulez maintenant que je rassemble tous les arguments imaginés pour ou contre notre opinion : vous obéir, ce ne serait plus faire une lettre, ce serait faire un livre. Puis, n'ai-je pas protesté cent fois que je n'aimais pas cette façon d'argumenter? Je rougis de me présenter, armé d'une alèse, dans un combat qui intéresse les hommes et les dieux. « Celui qui est prudent est tempérant ; celui qui est tempérant est constant ; celui qui est constant est imperturbable; celui qui est imperturbable est exempt de tristesse; celui qui est exempt de tristesse est heureux : donc l'homme prudent est heureux, et la prudence suffit pour donner le bonheur. » Il y a des Péripatéticiens qui. répondent à cet argument en définissant ainsi les mots, constant, imperturbable et exempt de tristesse : Imperturbable, disent-ils, s'applique à l'homme qui n'est troublé que rarement ou modérément ; exempt de tristesse, à celui qui n'est pas sujet à la tristesse, qui ne s'y livre ni fréquemment ni avec excès : car prétendre qu'il y ait des àmes inaccessibles à la tristesse, ce serait nier la nature humaine ; mais si le sage peut être atteint par le chagrin, jamais il n'est vaincu par lui : et ainsi de suite des autres affections; toujours ils les expliquent selon l'esprit de leur secte. Vous le voyez, ils n'excluent pas les passions, mais les atténuent. C'est accorder bien peu au sage que de le représenter comme plus fort que les plus faibles, plus content que les plus affligés, plus modéré que les plus fougueux, plus grand que les plus petits. Quoi ! si l'on veut vanter son agilité, la louera-t-on en se comparant à des boiteux et à des infirmes? Quand Virgile dit : « Elle eût volé dans la plaine sans effleurer la tête des moissons, sans blesser de sa course les plus tendres épis ; au milieu des flots, suspendue au-dessus de la vague bondissante, elle eût franchi l'espace sans mouiller la pointe de son pied léger. » Voilà l'agilité appréciée par elle-même, et non par comparaison avec ce qu'il y a de plus pesant. Appellerez-vous bien portant un homme qui a un peu de fièvre? comme si une maladie légère était la bonne santé ! « Nous disons du sage, ajoutent-ils, qu'il est imperturbable, comme nous appelons "apyrina" (sans noyaux) certains fruits, non parce qu'ils ne contiennent point de noyaux, mais parce qu'ils en ont moins que les autres.» - Erreur ! ce n'est pas la diminution, c'est l'absence des vices qui constitue l'homme vertueux ; ce qui est nécessaire, ce n'est pas de n'avoir que de légers défauts, mais de n'en avoir pas du tout - car, s'il y en a, ils grandiront, et, en attendant, ils seront autant d'obstacles à la perfection. Si une cataracte rend aveugle, une simple fluxion ne laisse pas de troubler la vue. Si vous accordez quelque passion au sage, sa raison, se trouvant trop faible, sera emportée comme par un torrent ; d'autant plus que ce n'est pas avec une seule passion, mais avec toute la foule des passions que vous le laissez aux prises. Or, il vaudrait mieux avoir à lutter contre la force d'un seul ennemi, si grande qu'elle fût, que contre la faiblesse de tant d'ennemis conjurés. Il a la passion de l'argent, mais modérée ; il a de l'ambition, mais sans fougue; il est sujet à la colère, mais on l'apaise facilement; il est inconstant, mais sans être aussi changeant et aussi versatile que bien d'autres ; il est adonné aux femmes, mais non jusqu'à la folie. Mieux vaudrait avoir affaire à un homme qui aurait un vice tout entier qu'à celui qui aurait un peu tous les vices. D'ailleurs, il est indifférent que la passion ait plus ou moins d'intensité; quelle qu'elle soit, elle ne sait pas obéir, elle n'admet aucun conseil. Comme on voit tous les animaux sauvages, domestiques ou apprivoisés, ne point écouter la raison, parce qu'il est dans leur nature d'être sourds à sa voix; de même les passions, même les plus bénignes, n'entendent et ne cèdent à rien au monde. Les tigres et les lions ne perdent jamais leur férocité naturelle ; s'ils la quittent parfois, - au moment où vous y pensez le moins, leur furie qu'on croyait éteinte se rallume. Ainsi des vices : ils ne s'apprivoisent jamais de bonne foi. Ajoutez que, si la raison fait des progrès, les passions n'auront même pas de commencement; tandis que, si elles commencent malgré la raison, elles continueront en dépit d'elle. Il est plus facile de les arrêter à leur naissance, que de maîtriser leurs emportements. Cette médiocrité dans les passions est donc mensongère autant qu'elle serait inutile : c'est comme si l'on disait qu'il faut être insensé avec modération, malade avec mesure. Ce tempérament n'appartient qu'à la vertu; les passions en sont incapables : on les détruit plus facilement qu'on ne les maitrise. Doutez-vous un instant que ces vices invétérés et endurcis qu'on appelle maladies de l'âme, l'avarice, la cruauté l'emportement, l'impiété, par exemple, n'excluent toute modération? Les passions ne sont pas moins immodérées; car d'elles on passe aux vices. De plus, pour peu que vous fassiez de concessions à la tristesse, à la crainte, à la cupidité et aux autres déréglements, vous n'aurez plus de pouvoir sur eux. Pourquoi ? parce que les objets qui les irritent sont extérieurs. Ainsi ils se développeront en proportion de la force ou de la faiblesse des causes agissantes. La crainte sera plus vive, lorsque le danger qui l'émeut sera plus grand et plus prochain; la cupidité plus ardente, quand elle aura été excitée par l'espérance d'un profit plus considérable. S'il n'est pas en notre pouvoir de n'avoir point de passions, il ne l'est pas davantage d'en avoir de modérées. Si nous leur permettons de commencer, elles s'accroîtront avec les causes qui les ont fait naître, et auront dès leur début autant de gravité que jamais. Ajoutez que les affections de l'âme, si petites qu'elles soient d'abord, ne peuvent que grandir : car le mal ne connaît pas de mesure. Quelque légères qu'elles soient au début, les maladies font du chemin; et parfois il suffit du moindre accès de fièvre pour abattre un corps mal disposé. C'est vraiment une grande folie de croire qu'il dépend de nous de mettre des bornes à des choses dont le commencement est hors de notre pouvoir. Comment aurais-je la force de faire cesser ce que je n'ai pas eu le pouvoir d'empêcher, surtout quand il s'agit de maux qu'il est plus facile d'exclure tout d'abord, que de faire sortir, quand ils sont une fois entrés? D'autres ont établi cette distinction : «L'homme sage et tempérant, disent-ils, est tranquille par disposition et par habitude; mais il ne l'est point de fait. Car, si en général son âme n'est point sujette au trouble, à la tristesse ni à la crainte, il survient cependant un grand nombre de causes extérieures qui excitent en lui du trouble. » Ainsi leur explication se réduit à ceci : que le sage n'est point colère, mais qu'il se met pourtant quelquefois en colère; qu'il n'est point craintif, mais qu'il lui arrive pourtant d'avoir peur; en d'autres termes, que si la peur n'existe pas chez lui comme vice, elle existe comme sentiment. En admettant ceci, les accès de la peur souvent répétés la feraient dégénérer en vice; et la colère une fois introduite dans l'âme y détruirait cette absence habituelle de colère. En outre, s'il n'est point au-dessus des influences extérieures, s'il est susceptible de crainte, ce même homme, quand il faudra passer à travers les traits ou la flamme pour défendre la patrie, les lois et la liberté, ne marchera que lentement et avec répugnance. Or, l'âme du sage n'est pas sujette à de pareilles discordances. Il faut encore prendre garde de confondre deux faits qui ont besoin d'être prouvés séparément. On conclut de la nature même de la chose, qu'il n'y a de bien que ce qui est honnête, et, ensuite, que la vertu suffit pour rendre la vie heureuse. S'il n'y a de bien que ce qui est honnête, tout le monde conviendra que la vertu suffit pour vivre heureusement ; et, d'un autre côté, si la vertu seule donne le bonheur, on ne disconviendra pas qu'il n'y ait de bien que ce qui est honnête. Xénocrate et Speusippe pensent que la vertu seule suffit pour rendre heureux; mais ils ne demeurent point d'accord qu'il n'y ait de bien que l'honnête. Épicure aussi est d'avis qu'on est heureux avec la vertu : mais il ajoute que « la vertu seule ne suffit point pour le bonheur, parce que le bonheur est produit par le plaisir, lequel, s'il découle de la vertu, n'est pourtant pas la vertu même. » - Distinction puérile! car lui-même convient « que la vertu ne se trouve jamais sans le plaisir. » Or, si la vertu est toujours unie au plaisir, si elle en est inséparable, il est évident que seule elle suffit, car elle apporte avec elle la volupté, sans laquelle elle n'est jamais, alors même qu'elle est toute seule. Or c'est une absurdité de dire qu'on sera heureux avec la seule vertu, mais non parfaitement heureux. Je ne vois pas en effet comment cela serait possible. La vie heureuse renferme un bien parfait, et que rien ne peut surpasser. Cela posé, elle est parfaitement heureuse. S'il est vrai qu'il n'y a rien de plus grand et de meilleur que la vie des dieux, la vie heureuse étant toute divine, il s'ensuit qu'elle est an point le plus éminent où elle puisse monter. D'ailleurs, si la vie heureuse n'a besoin de rien, toute vie heureuse est parfaite, et par cela même parfaitement heureuse. Doutez-vous que la vie heureuse ne soit le souverain bien? Si donc elle renferme le souverain bien, elle est souverainement heureuse. Le souverain bien ne souffrant pas d'accroissement, (car du moment qu'il est souverain, que peut-il y avoir au-dessus?), il en est de même de la vie heureuse qui n'est possible qu'avec le souverain bien. Si vous supposez un homme plus heureux que l'homme heureux, à plus forte raison admettrez-vous à l'infini des subdivisions du souverain bien, quoique l'on entende par souverain bien celui qui n'a pas de degrés au-dessus de lui. Si un homme heureux l'est moins qu'un autre, il s'ensuit qu'il doit désirer la vie de cet autre de préférence à la sienne. Or, il n'est point de sort que l'homme heureux préfère au sien. Il est également incroyable qu'il y ait une situation que l'homme heureux puisse préférer à la sienne, et qu'il ne préfère pas cette situation meilleure que la sienne. Car plus il sera sage, plus assurément il désirera une condition meilleure et fera d'efforts pour y parvenir. Le moyen d'ailleurs d'être heureux, quand on peut, je dis plus, quand on doit désirer de l'être davantage? Je vais vous dire d'où provient cette erreur. On ignore que le bonheur est un. C'est sa qualité, et non sa grandeur, qui constitue son excellence. Ainsi, qu'il soit long ou court, étendu ou resserré, divisé en plusieurs lieux et plusieurs parties, ou réuni en un tout compacte, c'est toujours la même chose. L'apprécier par la quantité, les dimensions et les parties, c'est lui ôter ce qu'il a de plus exquis. Or, en quoi consiste l'excellence de la vie heureuse? Dans sa plénitude. La fin du boire et du manger, c'est le rassasiement, il me semble. L'un mange plus, l'autre moins; qu'importe? ils sont rassasiés tous deux. Celui-ci boit plus, celui-là moins; qu'importe, puisqu'ils n'ont plus soif ni l'un ni l'autre? Tel a vécu plus d'années, tel autre moins; il n'importe, si l'un a été aussi heureux dans sa longue que l'autre dans sa courte existence. Celui que vous appelez moins heureux ne l'est pas du tout; car le mot heureux ne comporte pas de diminutif. "L'homme courageux est sans crainte; l'homme sans crainte est sans chagrin; l'homme sans chagrin est heureux". Tel est l'argument de nos stoïciens. On s'efforce de le combattre en disant: Que nous considérons comme accordé un fait faux et controversable, à savoir : que l'homme courageux est sans crainte. - Quoi! dit-on, l'homme courageux ne craindra pas les maux prêts à fondre sur lui? Ce serait le fait d'un fou, d'un aliéné, et non d'un homme courageux. Sans doute il sera modéré dans la crainte : mais il n'en sera pas complétement exempt. - Ceux qui parlent ainsi, retombent toujours dans le même abus, et prennent pour vertus les vices, quand ils sont petits ou moindres que d'autres. En effet, craindre moins et plus rarement, ce n'est pas être sans défaut, c'est en souffrir moins.- Mais il n'y a qu'un insensé qui ne redoute pas les maux prêts à fondre sur lui? - Vous avez raison, si ce sont des maux; mais s'il est persuadé que ce n'en sont pas, et s'il ne voit de mal que dans la honte, il devra envisager les périls de sang-froid et mépriser ce qui fait peur aux autres; ou bien, si c'est le propre d'un insensé de ne pas craindre les maux, on les craindra d'autant plus qu'on sera plus sage. - Ainsi donc, selon vous, l'homme courageux s'exposera aux périls? - Nullement! il ne les craindra pas, mais il les évitera. La précaution lui est permise, et non pas la peur. - Quoi ! la mort, le feu, la flamme et les autres armes de la fortune, il ne les craindra pas ? - Non, assurément ! car il sait que ce ne sont pas des maux, quoiqu'ils paraissent tels; ce ne sont, à ses yeux, que de vains épouvantails. Parlez-lui de la captivité, du fouet, des chaines, de la pauvreté, du déchirement des membres soit par la maladie, soit par la violence, et de tout ce que vous voudrez d'horrible, il mettra tout cela au nombre des terreurs paniques qui ne font peur qu'aux esprits faibles et timides. Regardez-vous comme des maux les dangers auxquels il faut quelquefois s'exposer volontairement ? Voulez-vous savoir quel est le vrai mal? - C'est de céder à ce qu'on appelle des maux, de leur sacrifier sa liberté, pour l'amour de laquelle on devrait tout endurer. C'en est fait de la liberté, si nous ne méprisons pas tout ce qui peut nous asservir. On comprendrait mieux les devoirs de l'homme courageux, si l'on savait ce que c'est que le courage : ce n'est pas une aveugle témérité, ce n'est pas l'amour du danger, ce n'est pas un désir des choses que tout le monde craint; c'est un juste discernement de ce qui est mal et de ce qui ne l'est pas. Le courage est très soigneux de sa propre conservation; mais, en même temps, il sait souffrir tout ce qui n'a que l'apparence du mal. - Quoi ! si le fer est levé sur la tête de l'homme courageux; si on lui perce tantôt une partie du corps, tantôt une autre ; s'il voit ses entrailles à découvert; si l'on recommence par intervalles la torture pour la lui faire sentir davantage, et que l'on tire de ses veines mises à sec le sang, à mesure qu'il se reforme, vous oserez dire qu'il n'éprouve ni crainte ni douleur? - Pour la douleur, il en éprouve : car il n'est pas de courage qui ôte à l'homme sa sensibilité physique ; mais il est sans crainte: victorieux, il plane en quelque sorte au-dessus de ses souffrances. Vous demandez quels sont alors ses sentiments ? Ceux d'un ami exhortant son ami malade. Ce qui est mal est nuisible; ce qui est nuisible rend une chose mauvaise; la douleur et la pauvreté ne rendent pas l'homme mauvais; donc ce ne sont pas des maux.- « Votre proposition est fausse, me dites-vous; car pour être nuisible, une chose n'est pas toujours plus mauvaise. La tempête et l'orage sont nuisibles au pilote ; cependant elles ne le rendent pas plus mauvais. » - Quelques stoïciens opposent à ceci: Que le pilote devient plus mauvais au milieu de la tempête et de l'orage, en ce qu'il ne peut pas exécuter ce qu'il s'était proposé, ni suivre sa route ; qu'il n'est pas pour cela plus mauvais pilote, mais qu'il est seulement plus malheureux dans ses efforts. A quoi les péripatéticiens répondent : Donc la pauvreté et la douleur, et tous les autres maux de ce genre, rendront le sage plus mauvais ; car si ces maux ne lui enlèvent pas sa vertu, ils la gênent dans son action. Cette objection serait bonne, si la condition du pilote ne différait essentiellement de celle du sage. En effet, le but de ce dernier, dans la conduite de sa vie, n'est pas d'accomplir tout ce qu'il entreprend, mais de faire bien toute chose; tandis que le but du pilote est de conduire son navire dans le port. Les arts sont des instruments, ils doivent tenir tout ce qu'ils promettent; la sagesse est maitresse et régulatrice suprême. Les arts sont au service de la vie; la sagesse commande. Il y a une autre réponse à faire, ce me semble ; savoir : que ni l'art du pilote, ni l'application de son savoir-faire ne se détériorent durant la tempête. Le pilote ne vous a pas promis une heureuse traversée, mais des services utiles et la science nécesaire pour conduire un vaisseau; science qui se manifeste d'autant plus que des obstacles imprévus la contrarient davantage Celui qui a pu dire : « Neptune, jamais tu n'engloutiras mon vaisseau que tout droit ! » a satisfait aux règles de fart. Car la tempête n'empêche pas la manoeuvre du pilote; elle n'en contrarie que le succès, - Quoi! me dit-on, ce n'est pas nuire au pilote que de l'empêcher de gagner le port, de rendre ses efforts inutiles, de faire reculer son navire, de le retenir, de le démâter? - Ce n'est pas en qualité de pilote, mais de navigateur que tout cela lui fait tort. Loin de nuire à l'habileté du pilote, ces événements la font ressortir; car « tout le monde est pilote, quand la mer est calme, » dit le proverbe. La tempête nuit à la navigation, mais non au pilote en tant que pilote. Il y a deux caractères dans le pilote : l'un qui lui est commun avec tous ceux qui sont sur le vaisseau où il figure lui-même comme passager ; l'autre qui lui est particulier, c'est-à-dire celui de pilote. La tempête lui fait tort en tant que passager mais non en tant que pilote. Ajoutez que l'art du pilote est un bien qui appartient à autrui : il est aux passagers, comme l'art du médecin à ceux qu'il traite. La sagesse, au contraire, est un bien particulier au sage, en même temps que commun à ceux avec qui il vit. Aussi que la tempête nuise au pilote en le gênant dans les fonctions auxquelles il est obligé à l'égard des autres, soit; mais la pauvreté, la douleur, ni aucun autre des orages de la vie ne porteront préjudice au sage. Ces maux pourront entraver ses œuvres, mais seulement en ce qui concerne autrui; car, pour lui, il est toujours en action; jamais il n'est plus grand que quand il a la fortune contre lui. C'est alors surtout qu'il accomplit le propre office de la sagesse qui, ainsi que nous l'avons dit, profite aux autres comme à lui-même. D'ailleurs, il n'est pas hors d'état d'être utile aux autres, lors même qu'il est nécessiteux. La pauvreté l'empêche d'enseigner comment il faut gouverner l'État; mais il enseigne comment. on doit gouverner sa pauvreté ; sa tâche s'applique à toutes les circonstances de la vie. Ainsi donc, il n'y a point de fortune, point d'événement qui empêchent l'action du sage ; car il tire parti, pour agir, des choses mêmes qui l'ont empêché d'agir autrement. Habile à supporter l'une et l'autre fortune, il gouverne la bonne, et domine la mauvaise. Il s'est étudié à faire preuve de vertu dans l'adversité comme dans la prospérité; à n'avoir en vue que la vertu, et non le sujet sur lequel elle s'exerce. Aussi n'est-il arrêté ni par la pauvreté, ni par la douleur, ni par rien de ce qui détourne et pousse à leur perte les ignorants. Vous le croyez accablé par le malheur? il en profite. Phidias ne savait pas faire seulement des statues d'ivoire; il en faisait aussi d'airain. Si vous lui aviez présenté du marbre ou toute autre matière plus commune, il en eut tiré le meilleur parti possible. De même le sage déploiera sa vertu, dans les richesses ou dans la pauvreté, dans son pays ou en exil, général ou soldat, sain ou malade. Quelque sort qui lui tombe en partage, il en fera quelque chose de mémorable. Certaines gens domptent les bêtes féroces, et parviennent à façonner au joug les animaux les plus cruels et les plus terribles : non contents de leur avoir fait perdre leur férocité, ils les apprivoisent au point de les faire loger avec eux. Le lion reçoit dans sa gueule le bras de son maitre; le tigre se laisse baiser par son gardien; le plus petit Éthiopien fait mettre à genoux et marcher sur la corde un éléphant. De même le sage est habile à dompter les maux. La douleur, la pauvreté, l'ignominie, la prison, l'exil, partout ailleurs sujets d'épouvante, s'adoucissent auprès de lui. [11,86] LXXXVI. DE LA MAISON DE CAMPAGNE DE SCIPION L'AFRICAIN ET DE SES BAINS. - SUR LA PLANTATION DES OLIVIERS. C'est de la maison de campagne de Scipion que je vous écris aujourd'hui, après avoir adoré les mânes de ce grand homme au pied de l'autel que je crois être son tombeau. Quant à son âme, je ne doute pas qu'elle ne soit retournée au ciel d'où elle était venue; non parce qu'il a commandé de grandes armées (car autant en advint à Cambyse le furieux, si heureux dans ses fureurs), mais à cause de sa rare modération et de sa piété, cent fois plus admirable quand il quitta sa patrie, que quand il la défendit. Il fallait que Scipion manquât à Rome, ou Rome à la liberté. "Je ne veux pas, dit-il, déroger à nos lois ni à nos institutions; la justice doit être égale pour tous les citoyens. Jouis sans moi, ô ma patrie! du bien que je t'ai fait. J'ai été l'instrument de ta liberté, je veux en être aussi l'exemple. Je pars, puisque je suis devenu plus grand que ton intérêt ne le comporte". - Le moyen de ne pas admirer cette grandeur d'âme qui lui donne la force de s'exiler volontairement, et de décharger Rome d'un fardeau? Tel était l'état des choses, qu'il fallait, ou que la liberté fit outrage à Scipion, ou Scipion à la liberté. L'un et l'autre étaient un crime; il céda donc la place aux lois, et se retira à Literne, pouvant, autant qu'Annibal, imputer son exil à la république. J'ai vu sa maison de campagne bâtie en pierres de taille, avec un mur entouré d'un bois; avec des tours élevées pour sa défense; avec une citerne creusée au pied des bâtiments, au milieu de la verdure, et suffisante pour l'usage d'une armée entière ; avec son étuve étroite et mal éclairée, selon l'usage de nos ancêtres, qui ne croyaient pas qu'une étuve pût être chaude, si elle n'était obscure. J'éprouvais un grand plaisir à comparer les moeurs de Scipion avec les nôtres. C'est dans ce réduit que la terreur de Carthage, ce héros à qui Rome doit de n'avoir été prise qu'une seule fois, baignait son corps fatigué des travaux de la campagne : car il s'exerçait à un pareil labeur, et, selon la coutume antique, labourait son champ lui-même. Ainsi cette misérable demeure a été habitée par Scipion! ainsi ce grossier pavé a soutenu ses pas! Et maintenant qui daignerait se baigner ainsi? On se regarde comme pauvre et misérable, quand les murs ne brillent pas de belles pièces de marqueterie achetées à grands frais et arrondies par le ciseau ; si au marbre d'Alexandrie ne se mêlent point des incrustations de marbre de Numidie; si à l'entour ne règne pas un cordon de mosaïque dont les couleurs, à grand'peine assemblées, imitent la peinture; si le plafond n'est lambrissé de verre; si la pierre de Thasus, ornement jadis rare dans les temples, ne garnit les piscines où nous étendons nos corps épuisés par une excessive transpiration; enfin si l'eau ne s'échappe pas de robinets d'argent. Et je ne parle encore que des bains du peuple : que sera-ce, si je viens à décrire ceux des affranchis? Combien de statues, combien de colonnes qui ne soutiennent rien, et que le luxe a prodiguées pour un vain ornement! Quelles masses d'eau tombant en cascades avec fracas! Nous en sommes venus à un tel point de délicatesse, que nous ne voulons plus marcher que sur des pierres précieuses. Dans ce bain de Scipion, on trouve des fentes, bien plutôt que des fenêtres, pratiquées dans un mur de pierre, pour introduire la lumière sans nuire à la solidité du bâtiment. Maintenant, on appelle des tanières les bains qui ne sont pas disposés de telle façon, que le soleil y pénètre toute la journée par de vastes fenêtres : il faut qu'on se hâle en même temps qu'on se baigne ; il faut que de sa cuve on aperçoive les champs et la mer. Ainsi les bains qui, lorsqu'ils furent établis, avaient excité l'admiration et attiré la foule, sont rejetés comme des antiquailles, aussitôt que le luxe a imaginé quelque chose de nouveau pour s'écraser lui-même. Autrefois, il n'y avait qu'un petit nombre de bains sans aucune décoration : qu'était-il besoin en effet de décorer des établissements où l'on entrait pour trois deniers, et qui avaient pour objet l'utilité, et non l'agrément? L'eau n'était pas versée comme aujourd'hui, et ne se renouvelait pas à chaque instant comme celle d'une fontaine chaude : on ne se souciait pas de la transparence d'une eau où l'on venait déposer sa malpropreté. Mais, grands dieux ! quel plaisir d'entrer dans ces bains ténébreux et grossièrement lambrissés, avec la pensée qu'un édile comme Caton, comme Fabius Maximus, ou l'un des Cornélius, y trempa sa main pour en régler la chaleur : car ces édiles respectables regardaient comme un des devoirs de leur charge d'entrer dans les lieux fréquentés par le peuple, de veiller à leur propreté, et d'y maintenir une température utile et salubre. Il va sans dire que ce n'était pas celle qu'on imagine de nos jours : température d'incendie, et telle, qu'un esclave convaincu de quelque crime devrait être condamné à être baigné vif. Je ne vois plus de différence entre un bain chaud et un bain brûlant. Combien nos délicats se raillent de la simplicité grossière de Scipion, qui ne savait pas introduire la lumière dans son étuve par de larges vitres et se rôtir au grand soleil, et qui laissait agir son bain seul! Oh ! le pauvre homme, qu'il savait peu vivre ! L'eau dans laquelle il se baignait n'était point filtrée ; souvent même elle était trouble; et, lorsqu'il avait plu un peu fort, peu s'en fallait qu'elle ne fût bourbeuse. Mais que lui faisait tout cela? il venait laver sa sueur, et non les parfums de la veille. Que pensez-vous qu'on va dire en apprenant ceci? - «Je n'envie guère le sort de Scipion, c'était vivre comme un exilé que de se baigner de la sorte". - Sachez donc, de plus, qu'il ne se baignait pas tous les jours ; car, au dire des écrivains qui nous ont transmis les anciens usages de Rome, on se lavait tous les jours les bras et les jambes, que le travail avait salis ; mais, quant au reste du corps, on ne le lavait que les jours de marché. Ici j'entends quelqu'un s'écrier: « Ils étaient donc bien sales ! Que de- vaient-ils sentir? » - Ils sentaient la guerre, le travail, l'homme enfin ! Depuis que les bains sont si propres, les hommes sont devenus plus sales. Que dit Horace, pour peindre un infâme connu pour se plonger honteusement dans toute sorte de délices: «Rufillus sent les parfums.» Si ce Rufillus revenait à présent, on lui trouverait une odeur de bouc, et il serait pour nous ce qu'était de son temps Gorgonius, qu'Horace lui oppose. C'est peu de se parfumer, il faut renouveler les odeurs deux ou trois fois par jour, pour qu'elles ne se dissipent pas. Et l'on se glorifie de ces odeurs, comme si l'on en était doué par la nature ! Si vous trouvez la matière un peu triste, prenez-vous-en à la maison de campagne de Scipion. - Égialus, qui en est propriétaire, et qui l'exploite en père de famille intelligent, m'a appris qu'on peut transplanter un arbre, même vieux. C'est un secret nécessaire pour nous autres vieillards qui ne plantons jamais d'oliviers que pour l'utilité d'autrui. Je l'ai vu transplanter en automne des arbres de trois ou quatre ans dont les fruits étaient désagréables. Vous aussi, vous trouverez un abri sous cet arbre : « Qui vient tardivement et réserve son ombre pour les arrière-neveux, » comme parle Virgile, qui s'est occupé bien plus de dire avec élégance que de dire vrai, et qui a eu plus de soin de plaire à ses lecteurs que d'instruire les laboureurs. Sans parler de bien d'autres erreurs, je vous citerai celle-ci que je n'ai pu m'empêcher de reconnaître aujourd'hui : « La fève se sème au printemps : alors aussi la terre, devenue friable, reçoit le sainfoin, et le millet réclame sa culture annuelle. » Vous allez juger s'il a raison de dire qu'il faut les semer à la même époque, et dans la saison du printemps. Nous sommes à présent dans le mois de juin, tout près d'entrer en juillet; cependant je viens de voir, le même jour, cueillir les fèves et semer le millet. Je reviens aux oliviers, que j'ai vu transplanter de deux manières. Égialus transportait les troncs des grands arbres, après en avoir réduit les branches émondées à un pied de longueur, et en avoir coupé les racines, à l'exception de la souche principale à laquelle elles tenaient : cette souche, il la plaçait dans un trou garni de fumier, puis il la recouvrait avec de la terre, qu'il ne se contentait pas de mettre par-dessus, mais qu'il foulait et pressait de ses pieds. Il prétend que ce mode de pression est ce qu'il y a de plus efficace : il a pour effet de neutraliser l'action du froid et du vent; il garantit, en outre, l'arbre de tout ébranlement, et lui permet ainsi d'étendre et de fixer au sol ses racines naissantes, les- quelles, étant encore tendres et ne pouvant se maintenir d'elles-mêmes, seraient infailliblement arrachées par la moindre secousse. Avant d'enterrer l'arbre, il a soin aussi de racler un peu la souche, afin, dit-il, que de nouvelles racines sortent des parties qu'il a ainsi mises à nu. De plus, le tronc ne doit pas être élevé de plus de trois on quatre pieds au-dessus du sol; car, en prenant ce soin, il se couvrira sur-le-champ de rejetons par en bas, et il ne sera pas sec et rabougri, comme le sont les vieux oliviers. Il m'a encore montré une autre manière de transplanter, consistant à prendre de fortes branches, mais dont l'écorce soit tendre comme celle des jeunes arbres, et à les fixer en terre ainsi que je viens de dire. L'arbre grandit moins vite; mais comme sa pousse commence au pied même, il n'a rien de rude ni d'âpre. J'ai vu transplanter même une vigne très vieille: à cet effet, il faut réunir en faisceaux les filaments des racines, puis étendre le plant dans toute sa longueur, afin que le cep même jette des racines. J'ai vu des vignes, ainsi plantées au mois de février et même après la fin de mars, s'attacher déjà avec force aux ormeaux voisins. Tous ces arbres à haute tige veulent, selon le dire d'Égialus, être arrosés avec de l'eau de citerne : s'il est vrai qu'elle soit profitable, la pluie prend soin de nous en fournir. Je ne veux pas vous en apprendre davantage, de peur de me donner en vous un contradicteur, comme Égialus en a trouvé un en moi. [11,87] LXXXVII. DE LA FRUGALITÉ ET DU LUXE. - LES RICHESSES SONT-ELLES UN BIEN ? J'ai fait naufrage avant de m'embarquer: comment? Je ne vous le dis pas, de peur que vous ne voyiez là dedans un de ces paradoxes des stoïciens, dont aucun n'est ni aussi faux ni aussi merveilleux qu'ils le paraissent au premier aspect, comme je vous le ferai voir, quand vous le voudrez, et même quand vous ne le voudriez pas. Quoi qu'il en soit, mon voyage m'a appris combien nous possédons de choses superflues, et combien il nous serait facile de nous passer de toutes ces choses, puisque nous n'en sentons pas l'absence, quand il arrrive que la nécessité nous en prive. Voilà deux jours que nous vivons fort heureux, mon ami Maximus et moi, sans autres serviteurs que ceux qu'une seule voiture a pu transporter, et sans autre équipage que ce que nous avons apporté sur nous, Mon matelas est à terre, et je suis sur mon matelas. De deux manteaux, l'un me sert de robe de nuit, l'autre de couverture. Quant à mon diner, on ne saurait rien en retrancher, et il est prêt en moins d'une heure; car nulle part je ne suis sans figues sèches ni sans mes tablettes. Mes figues me tiennent lieu de bonne chère, quand j'ai du pain, et de pain, quand j'en manque : elles me font de chaque. jour un jour de nouvel an, que je rends heureux et fortuné par d'honnêtes pensées et par les sentiments élevés auxquels je laisse aller mon âme. Car l'âme ne s'élève jamais plus que lorsqu'elle s'est entièrement isolée des objets extérieurs, que lorsqu'elle s'est procuré la paix en ne craignant rien, la richesse en ne désirant rien. La voiture dans laquelle je suis venu est grossière : les mules prouvent par leur marche seule qu'elles sont vivantes ; et quant au muletier, s'il est sans chaussure, ce n'est certes pas à cause de la chaleur. J'ai peine à gagner sur moi de laisser croire que cette voiture est la mienne, tant me domine encore la sotte honte que j'ai de bien faire ! Toutes les fois que je rencontre quelque train plus élégant que le mien, je rougis malgré moi ; ce qui prouve que les vertus, objets de mes applaudissements et de mes éloges, ne sont pas encore fermement et irrévocablement établies dans mon âme. Qui rougit d'une voiture commune sera fier d'avoir une voiture de prix. Je suis vraiment bien peu avancé : je n'ose pas encore laisser voir ma frugalité; je m'inquiète encore de l'opinion des passants. J'aurais dû au contraire m'élever contre les préjugés du genre humain, et m'écrier: « Vous êtes des fous et des extravagants; vous n'avez d'admiration que pour les superfluités ; vous ne savez pas estimer les gens pour ce qu'ils valent! Quand votre patrimoine est en jeu, vous êtes de grands calculateurs ; vous raisonnez ainsi sur le compte de ceux aux mains desquels il s'agit de placer votre argent ou vos bienfaits (car vos bienfaits mêmes, vous les portez en compte) : « Il a de grands biens, » dites-vous, « mais il doit beaucoup ; il a une belle maison, mais achetée des deniers d'autrui; personne n'a un domestique plus nombreux que lui, mais il ne fait pas honneur à ses engagements; ses créanciers payés, il ne lui restera rien". - Vous devriez bien en user de même pour toutes les autres choses, examiner ce que chacun possède en propre. Vous regardez cet homme comme riche, parce que sa vaisselle d'or le suit même en voyage, parce qu'il a des terres dans toutes les provinces, parce qu'il a un énorme livre d'échéances, parce que les champs qu'il possède auprès de Rome sont tellement nombreux, que, même dans les déserts de l'Apulie, ils seraient un objet d'envie. Eussiez-vous encore autre chose à y joindre, il n'en sera pas moins pauvre. - Pourquoi ? - C'est qu'il doit. - Combien ? - Tout ce qu'il a; à moins que vous ne prétendiez qu'autre chose est de devoir aux hommes, autre chose de devoir à la fortune. Qu'importent ces mules brillantes d'embonpoint, et toutes d'une même couleur? Qu'importent ces voitures si bien ornées? « Ses coursiers sont couverts de pourpre et de riches tapis ; le long de leur poitrail descendent des ornements d'or, et partout sur eux brille l'or, jusque dans le frein qu'ils rongent de leurs dents impatientes. » Tout cela ne rend ni le maître ni la mule meilleurs. Caton le Censeur (dont la naissance fut un aussi grand bonheur pour la république que celle de Scipion; car il fit la guerre aux mauvaises mœurs, comme l'autre la faisait aux ennemis de l'État) voyageait sur un cheval hongre, sa valise devant lui, afin d'avoir avec soi le nécessaire. Que je voudrais qu'il rencontrât aujourd'hui un de ces élégants voyageurs, faisant voler sur la route ses coureurs, ses cavaliers numides, et, avec eux, des tourbillons de poussière ! Cet homme, sans aucun doute, écraserait Caton par son luxe et par sa brillante escorte, et pourtant, au milieu de cet appareil somptueux, il délïbère s'il se louera pour l'épée on pour le couteau. Quelle gloire pour un siècle, qu'un général honoré du triomphe, qu'un censeur, et, ce qui est encore plus, un Caton, se soit contenté d'un cheval de rebut ! encore ne l'avait-il pas même à lui seul, car son bagage, pendant à droite et à gauche, en occupait une partie. De bonne foi, ne préféreriez-vous pas, à nos bidets potelés, à nos genêts d'Espagne, à nos haquenées, cet unique cheval que Caton étrillait lui-même ? Je vois qu'il n'y a moyen d'en finir là-dessus qu'en changeant de discours. Je n'en dirai donc pas davantage sur ces équipages de route, dont on devinait sans doute le futur accroissement, quand on leur donna le nom d'impedimenta (empêchements). En revanche, je veux vous faire part de trois ou quatre propositions avancées par les stoïciens àu sujet de la vertu, que nous prétendons suffire au bonheur de la vie. « Ce qui est bon rend les hommes bons ; ainsi, ce qu'il y a de bon dans l'art musical, fait le musicien : les choses fortuites ne rendent pas les hommes bons ; donc elles n'ont rien de bon. » - Les Péripatéticiens répondent à cet argument, en niant le premier terme de notre proposition. « Tout ce qui est bon, disent-ils, ne rend pas les hommes bons. Dans la musique, par exemple, il y a quelque chose de bon, comme la flûte, les cordes et les instruments propres à accompagner le chant ; cependant rien de tout cela ne fait le musicien. » - Nous leur répondons. «Vous ne comprenez pas le sens de ces mots : ce qu'il y a de bon dans la musique. » En effet, nous ne parlons pas de ce qui sert au musicien, mais de ce qui le fait : vous vous occupez de l'attirail de l'art, non de l'art lui-même. Or, s'il y a quelque chose de bon dans l'art musical, c'est ce qui fait le musicien. Je vais parler plus clairement. Le mot bon a deux sens en musique ; l'un qui s'applique à l'exécution, l'autre à l'art. A l'exécution appartiennent les flûtes, les instruments, les cordes; mais tout cela est étranger à l'art. En effet, sans instruments, le musicien ne laisse pas d'être artiste, mais ne peut faire usage de son art. il n'en va pas de même dans l'homme ; car tout ce qui lui est bon l'est également à sa vie. « Ce qui peut échoir à l'homme le plus vil et le plus méprisable n'est pas un bien ; les richesses échoient journellement à des hommes qui spéculent sur la débauche et à des maîtres d'escrime ; donc elles ne sont pas un bien. » - Cette proposition est fausse, nous objecte-t-on; car on voit des biens tomber en partage à ce qu'il y a de plus bas parmi les grammairiens, les médecins ou les pilotes. - Mais ces arts ne font point profession de grandeur d'âme, n'élèvent pas l'esprit, ne méprisent pas les dons de la fortune. La vertu rehausse l'homme, et le met au-dessus de ce qu'adorent les mortels : elle désire et craint fort peu toutes ces choses auxquelles l'opinion a donné le nom de biens ou de maux. Chélidon, un des eunuques de Cléopâtre, fut possesseur d'un patrimoine considérable. On a vu, de nos jours, cet homme à la langue aussi impure que méchante, cet homme dont la bouche se prêtait aux plus sales libations, Natalis, après avoir recueilli beaucoup d'héritages, avoir à son tour beaucoup d'héritiers. Que pensez- vous, ou qu'il ait été souillé par son argent, ou qu'il ait souillé son argent ? L'argent tombe sur certaines gens comme une pièce de monnaie dans un cloaque. La vertu est au-dessus de toutes ces vanités , toute sa valeur est en elle-même; ce ne sont pas des biens à ses yeux que tous ces objets qui fondent au hasard sur nous. La médecine et l'art du pilote n'interdisent pas à leurs adeptes l'admiration de pareilles choses. On peut, sans être vertueux, être médecin, pilote, grammairien, tout aussi bien, ma foi, que cuisinier. Celui qui n'a rien doit s'attendre à n'être compté pour rien. Tant on a, tant on vaut. Un coffre-fort ne vaut que par ce qu'il contient; ou plutôt il se joint à son contenu comme un accessoire sans valeur. A-t-on jamais attaché à un sac plein d'autre prix que celui de l'argent qui s'y trouve renfermé? Il en est de même des possesseurs de grandes fortunes; ils ne sont que des accessoires, des appendices de leurs richesses. Mais le sage, pourquoi est-il grand parce que son âme est grande. II est donc vrai de dire « qu'un bien qui échoit à des hommes méprisables n'est pas un bien". Je ne regarderai donc pas l'insensibilité comme un bien : la cigale la possède; la puce la possède aussi. Je n'appellerai pas non plus un bien le repos ni l'absence d'inquiétudes: car, quoi de plus tranquille qu'un vermisseau ? Vous me demandez quelle chose constitue le sage ? - La même qui constitue la Divinité. Il faut que vous supposiez en lui quelque chose de divin, de céleste, de sublime. Car le bien n'est pas le partage de tout le monde; il ne se donne pas a premier venu : examinez «Quelles productions accorde ou refuse chaque terrain. Ici les moissons, ici les vignes viennent avec plus de succès; ailleurs les arbres et les prairies se couvrent naturellement de verdure. Ainsi, le Tmolus nous envoie son safran parfumé, l'Inde son ivoire, les plaines de Saba leur encens, et 1e Chalybe aux membres nus le fer. » Ces productions ont été distribuées entre divers pays, afin que les besoins réciproques des hommes établissent entre eux un commerce nécessaire. Le souverain bien a aussi son siége particulier; on ne le trouve pas aux mêmes lieux que l'ivoire ou le fer. - Mais quel lieu le recèle? -- L'âme ! Cependant si elle n'est pure et sainte, il n'y a pas en elle place pour la Divinité. « Le bien ne peut naître du mal : les richesses naissent de l'avarice : donc elles ne sont pas un bien. » - Il n'est pas vrai, objecte-t-on, que le bien ne puisse pas naître du mal : car du sacrilége et du vol il peut venir de l'argent. Aussi le sacrilège et le vol ne sont des maux que parce qu'ils font plus de mal que de bien; car le profit qu'ils apportent est accompagné de craintes, d'inquiétudes, de tourments du corps et de l'âme. - Tenir ce langage, c'est admettre nécessairement que, si le sacrilège est un mal, en tant qu'il produit beaucoup de maux, il est, sous d'autres rapports, un bien, en tant qu'il produit quelque bien. Or, je le demande, est-il rien de plus monstrueux que ce raisonnement, quoique nous en soyons venus aujourd'hui à mettre le sacrilége, le vol et l'adultère au nombre des biens ? Que de gens en effet ne rougissent pas du vol, que de gens se glorifient de l'adultère ! Et pour ce qui est des sacriléges, on punit les petits, on porte les grands en triomphe. Ajoutez que, si le sacrilège est sous quelque rapport un bien réel, il sera honnête aussi, - et sera qualifié de bonne action, car c'est un acte qui nous appartient; or c'est ce que ne peut admettre l'opinion d'aucun homme. Ainsi le bien ne peut naître du mal. Si le sacrilège est, comme vous l'avancez, un mal pour ce seul motif qu'il est la source de beaucoup de mal, - aussitôt qu'on lui aura fait grâce des supplices, aussitôt qu'on lui aura garanti l'impunité, il deviendra un bien sous tous les rapports. Or le plus grand supplice des crimes est en eux-mêmes. C'est une erreur, je le soutiens, de croire que la punition des crimes dépende du bourreau ou de la prison ; elle commence aussitôt qu'on les a commis, que dis-je? au moment même où on les commet. Le bien ne peut donc pas plus naître du mal, que la figue de l'olivier. Le fruit répond toujours la semence : le bien ne peut pas dégénérer. De même que honnête ne petit naître de ce qui est honteux, de même le bien ne peut naître du mal-: car l'honnête et le bien sont tout un. Quelques-uns de nos stoïciens répondent à ces arguments de la manière suivante : «Supposons que l'argent soit un bien, de quelque part qu'il vienne ; il ne pourra s'appeler argent sacrilége, alors même qu'il viendra d'un sacrilége. » Voici qui vous fera mieux saisir leur pensée : un même vase contient de l'or et une vipère; si vous en retirez l'or, parce que la vipère s'y trouve, ce n'est point à raison de ce qu'il contient une vipère que ce vase vous offre de l'or, mais il vous l'offre au moment où il contient une vipère. Ainsi du sacrilège : il devient profitable, non parce qu'il est honteux et criminel, nais parce qu'il est accompagné de profit. De même que dans ce vase, c'est la vipère qui est le mal, et non l'or qui est avec la vipère, de même, dans le sacrilége, c'est le crime qui est le mal, et non le profit. Je ne partage pas cet avis : il n'y a nulement analogie entre les deux cas. Dans le premier, je puis prendre l'or sans la vipère : dans l'autre, il n'y a pas de profit possible sans le sacrilége. Ici, le profit n'est pas à côté du crime, il ne fait qu'un avec lui. « Ce qu'on ne peut acquérir sans s'attirer beaucoup de maux n'est pas un bien. En voulant acquérir des richesses, on s'attire beaucoup de maux ; les richesses ne sont donc pas un bien". - On répond que notre proposition a deux sens : le premier est celui-ci : « En voulant acquérir la richesse, nous attirons sur nous beaucoup de maux ; » ce qui nous arrive aussi lorsque nous voulons acquérir la vertu. En naviguant pour s'instruire, les uns ont fait naufrage, les autres ont été capturés. Le second sens est que : « Ce qui attire des maux sur nous n'est pas un bien. » Il ne suit pas de cette proposition que les richesses ou les voluptés attirent des maux sur nous ; ou si les richesses étaient pour nous une source de maux, non seulement elles ne seraient pas un bien, mais même elles seraient un mal. Pourtant vous vous bornez à dire qu'elles ne sont pas un bien. D'ailleurs, ajoute-t-on, vous convenez que les richesses sont de quelque utilité ; voua les mettez au rang des avantages de la vie. Or, toujours d'après votre raisonnement, elles ne seraient pas même un avantage, puisque vous prétendez qu'elles sont la source de mille inconvénients. Voici ce que répondent plusieurs philosophes : C'est une erreur d'attribuer des inconvénients aux richesses. Elles ne font de mal à personne; on ne souffre jamais que par sa propre folie ou par la méchanceté des autres : ainsi ce n'est pas l'épée qui tue; elle n'est que l'instrument de celui qui tue. Parce qu'on vous fait du mal à cause de vos richesses, ce ne sont pas elles qui vous font du mal. La réponse de Posidonius me satisfait davantage. « Les richesses, dit.-il, causent le mal, non parce qu'elles le font elles-mêmes, mais parce qu'elles excitent à le faire. » En effet, il y a une grande différence entre la cause efficiente, qui nuit immédiatement et nécessairement, et la cause précédente, laquelle est ici l'attribut des richesses. Les richesses enflent l'âme, font naître l'orgueil, attirent l'envie, et troublent l'esprit, au point que nous aimons à passer pour riches, malgré les dangers qui peuvent en résulter pour nous. Les vrais biens, au contraire, doivent être exempts de tout défaut ; ils sont purs, ne souillent pas l'âme, ne la troublent pas, mais l'élèvent et la dilatent sans l'enfler. Les vrais biens inspirent de la confiance ; les richesses donnent de l'audace: les vrais biens produisent la grandeur d'âme ; les richesses, l'insolence. Or l'insolence n'est autre chose qu'un faux semdant de grandeur.- Ainsi, les richesses, non seulement ne sont pas un bien, mais encore sont un mal. - Elles seraient un mal, si elles nuissaient par elles-mêmes, si, comme je l'ai déjà dit, elles agissaient comme cause efficiente; mais elles n'agissent que comme une cause précédente, qui ne laisse pas d'émouvoir et d'attirer les esprits. Elles ont une apparence de bien, faite pour convaincre le commun des hommes, tant elle est spécieuse. Il existe aussi dans la vertu une cause précédente de l'envie qui manque rarement de s'attacher aux sages et aux gens de bien. Cependant elle n'a rien en soi qui donne lieu ou prétexte à cette cause. Au contraire, c'est un effet plus vraisemblable de la vertu d'éveiller l'amour et l'admiration dans l'esprit des hommes. Posidonius prétend qu'on doit ainsi poser la question: « Les objets qui ne donnent à l'âme ni grandeur, ni confiance, ni sécurité, ne sont pas des biens : les richesses, la bonne santé, et tous les avantages de même espèce ne donnent rien de tout cela : donc ce ne sont pas des biens. » Il presse encore davantage cet argument : « Les objets, dit-il, qui, loin de donner à l'âme la grandeur, la confiance et la sécurité, engendrent l'insolence, la vanité, l'arrogance, sont des maux : les dons de la fortune nous poussent à ces excès donc ils ne sont pas des biens. » - A ce compte, ils ne seront même pas des avantages. - Il y a une grande différence entre les avantages et les biens. On entend par avantage ce qui procure plus d'utilité que de désagréments. Or, le bien doit être pur et sans mélange d'inconvénients. Le bien n'est pas ce qui est d'une utilité relative, mais ce qui est d'une utilité absolue. Remarquez en outre que les avantages peuvent être le partage des animaux, des hommes imparfaits, des insensés. Les avantages peuvent donc être mêlés d'inconvénients; mais on les appelle ainsi, parce qu'on prend la plus grande partie pour le tout. Le bien, au contraire, n'appartient qu'au sage: son caractère est d'être sans alliage. Ayez une âme vertueuse! c'est là le noeud à délier ; mais c'est le noeud d'Hercule. « Plusieurs maux réunis ne peuvent former un bien; plusieurs pauvretés réunies peuvent former la richesse; donc les richesses ne sont pas un bien. » - Nos Stoïciens ne reconnaissent point cet argument : ce sont les Péripatéticiens qui le proposent et y répondent en même temps. Voici comment Posidonius dit qu'Antipater réfutait ce sophisme célèbre dans toutes les écoles de dialectique. Le mot pauvreté exprime non une idée positive, mais une idée négative ; on l'emploie dans le sens privatif, ou, comme disaient les Grecs, g-kata g-sterehsin en un mot, il désigne non ce qu'on a, mais ce qu'on n'a pas. Plusieurs vides réunis ne peuvent opérer la plénitude ; de même, pour former la richesse, il faut tout autre chose que des pauvretés réunies. Vous n'entendez pas comme il faut le mot pauvreté : il se dit, non du peu qu'on a, mais de la quantité des choses qu'on n'a pas; il se dit, non de ce qu'on possède, mais de ce dont on manque. » Je rendrais plus facilement ma pensée, si notre mot latin répondait au mot grec g-anuparxia. C'est le sens qu'Antipater donne au mot pauvreté. - Pour moi, je ne vois pas ce que c'est que la pauvreté, si ce n'est la possession de peu de chose. Quand nous en aurons le temps, nous rechercherons ce qui constitue la richesse et la pauvreté; et, en même temps, nous examinerons s'il ne vaudrait pas mieux adoucir les souffrances de la pauvreté, et ôter à la richesse son orgueil, que de disputer sur les mots, comme si les choses étaient déjà jugées. Supposons-nous mandés à une assemblée. On propose une loi pour l'abolition des richesses. Sera-ce avec de pareils arguments que nous pourrons convaincre ou dissuader? que nous pourrons amener le peuple romain à rechercher et à honorer la pauvreté, qui fut le fondement et la cause de sa puissance; à craindre ses richesses ; à considérer qu'il les a trouvées chez les peuples qu'il a vaincus; que c'est par elles que l'ambition, la vénalité et le désordre ont pénétré dans 1a cité la plus vertueuse et la plus austère: que nous étalons avec trop de faste les dépouilles des nations; que ce qu'un peuple a ravi à tous, il est plus facile à tous de le ravir à un seul? - Voilà ce qu'il importe bien davantage de démontrer; voilà comme il faut attaquer les passions, au lieu de les définir. Parlons avec plus de force, si nous pouvons: dans le cas contraire, avec plus de clarté. [11,88] LXXXVIII. QUE LES ARTS LIBÉRAUX NE FONT PAS PARTIE DES BIENS, ET NE SONT D'AUCUN PROFIT POUR LA VERTU. Vous voulez savoir ce que je pense des arts libéraux. Je n'en estime aucun; je n'en place aucun parmi les biens réels, parce que tous ont le gain pour objet. Ce sont des industries intéressées ; ils peuvent servir à préparer l'esprit, mais non à l'occuper. Il ne faut s'y arrêter que lorsque l'âme n'est capable de rien de plus élevé; regardons-les comme des exercices élémentaires, jamais comme des travaux. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'on les a appelés études libérales, parce qu'ils sont censés convenir à l'homme libre. Mais il n'y a qu'une seule étude qui soit vraiment libérale et digne de l'homme; c'est celle de la sagesse, cette étude noble, courageuse et sublime : les autres sont mesquines et puériles. Quel bien pensez-vous attendre de ces sciences professées par les hommes les plus vicieux et les plus dégradés? Contents de ce que nous en savons, il ne faut pas perdre notre temps à les apprendre. Quelques-uns se sont occupés de rechercher si les arts libéraux peuvent faire un homme de bien. Ils n'y visent même pas, et c'est une chose dont ils ne s'inquiètent point. Le grammairien s'occupe du soin des mots; s'il veut se donner plus de carrière, il va jusqu'à l'histoire, et le plus loin qu'il s'étende, c'est dans le domaine de la poésie. Or, qu'y a-t-il dans tout cela qui aplanisse le chemin de la vertu? Est-ce l'arrangement des syllabes, le choix des mots, la tradition des fables, ou les règles de la versification ? Qu'y a-t-il là qui affranchisse de la crainte, qui réprime l'avarice et mette un frein au libertinage ? Passons à la géométrie et à la musique: vous n'y trouverez rien qui empêche de craindre, rien qui empêche de désirer. Et pourtant, sans cela, à quoi bon la science? Il faut examiner si ces professeurs enseignent la vertu, ou non: s'ils ne l'enseignent pas, ils n'ont garde de la communiquer; s'ils l'enseignent, ce sont des philosophes. Voulez-vous vous convaincre que ce n'est pas pour enseigner la vertu qu'ils tiennent école? Remarquez combien sont divers les enseignements de chacun : or, si le but était le même, l'enseignement serait partout le même. Il se peut qu'ils veuillent vous persuader qu'Homère a été philosophe; mais les preuves mêmes qu'ils donnent sont autant de démentis à leur assertion. Tantôt on en fait un Stoïcien, n'estimant que la vertu, ayant la volupté en horreur, et qui ne s'écarterait pas de l'honnête au prix même de l'immortalité; tantôt on en fait un Épicurien, louant l'état d'une cité paisible et passant sa vie au milieu des festins et des chants d'allégresse; tantôt un Péripatéticien, admettant trois espèces de biens; tantôt un Académicien, doutant de tout. Il est évident qu'il n'était rien de tout cela, s'il était tout cela à la fois : car ces doctrines sont incompatibles. Accordons qu'Homère ait été philosophe. Dans ce cas, il était sage avant de rien connaitre à la poésie: voyons donc ce qui a pu le rendre sage. Il importe aussi peu de savoir qui est le plus ancien d'Homère ou d'Hésiode, que d'apprendre si Hécube était plus jeune qu'Hélène, et pourquoi elle paraissait plus âgée qu'elle n'était. A quoi bon rechercher l'âge de Patrocle et d'Achille? Vous prétendez nous dire dans quels lieux a erré Ulysse, au lieu de nous indiquer le moyen de ne pas errer toujours? Je n'ai pas le loisir de m'informer s'il fut battu des flots et des orages entre l'Italie et la Sicile, ou hors des limites du monde connu, car il n'y a pas d'apparence qu'il ait erré si longtemps dans un si petit espace. Les tempêtes de l'âme nous tourmentent chaque jour, et la méchanceté nous expose aux mêmes dangers qu'Ulysse. Nous ne sommes à l'abri ni des attaques de la beauté ardente à solliciter nos regards, ni des ennemis qui menacent notre vie: ici sont des monstres farouches altérés de sang humain; là des séductions dangereuses pour nos oreilles; là encore des naufrages et toutes les variétés de maux qui assiégeaient Ulysse errant. Apprenez-moi comment je dois aimer ma patrie, ma femme, mon père; comment je dois, même après le naufrage, naviguer encore pour chercher la vertu! Mais à quoi bon s'enquérir si Pénélope fut impudique, et si elle trompa son siècle; si elle soupçonnait, avant d'en être sûre, que celui qu'elle voyait était Ulysse? Apprenez-moi ce que c'est que la pudicité, quels avantages elle apporte, et si elle tient à l'âme ou au corps! Je passe à la musique. Vous m'enseignez comment des voix graves et des voix aiguës parviennent à s'accorder; comment avec des cordes rendant des sons différents on produit l'harmonie : ah ! faites plutôt que mon âme s'accorde avec elle-même, que mes résolutions ne soient plus en discordance! Vous me montrez quels sont les tons plaintifs; montrez-moi plutôt comment je dois faire pour ne pas laisser échapper des accents plaintifs au milieu de l'adversité. La géométrie m'enseigne à mesurer de grands fonds de terre; qu'elle m'enseigne plutôt à mesurer ce qui suffit à l'homme ! L'arithmétique m'apprend à compter, et à prêter la main à l'avarice ; qu'elle m'apprenne plutôt la vanité de tous ces calculs: qu'elle m'apprenne qu'on n'est pas heureux pour avoir un patrimoine qui fatigue vingt receveurs ; qu'elle m'apprenne surtout combien il y a de superflu dans les possessions de cet homme qui gémirait de son malheur, s'il lui fallait faire le calcul de tout ce qu'il a. Que me sert de savoir partager un champ en plusieurs portions, si je ne sais le partager avec mon frère ? Que me sert de savoir réduire promptement les pieds qui composent un arpent, et reconnaître au besoin la moindre erreur du toisé, si je m'attriste pour peu qu'un voisin puissant empiète sur mon héritage ? Vous m'apprenez à ne rien perdre de mon terrain; mais je veux que vous m'appreniez à le perdre tout entier de bonne grâce. - Mais, dites-vous, c'est du champ de mon père et de mon aïeul qu'on me chasse. - Répondez-moi : qui, avant votre aïeul, possédait ce champ? Saurez-vous découvrir seulement quel était, je ne dis pas l'homme, mais le peuple à qui il appartenait? Ce n'est pas comme propriétaire, mais seulement comme fermier que vous y êtes entré. Mais fermier de qui? de votre héritier, si le sort vous favorise. Les jurisconsultes n'admettent pas que les propriétés publiques soient jamais passibles de la prescription par l'usage ; or, ce que vous possédez est propriété publique; ce que vous prétendez être à vous est du domaine public; il est commun à tout le genre humain. 0 le bel art, vraiment! vous savez mesurer toute espèce de contours; quelque figure qu'on vous présente, vous savez la réduire au carré; vous déterminez la distance des astres; il n'est rien dont vous ne puissiez prendre la mesure. Si vous êtes si habile, mesurez donc l'âme des hommes, apprenez-nous combien elle est grande ou petite! Vous savez ce que c'est qu'une ligne droite: qu'importe, si vous ignorez ce que c'est que le droit chemin dans la vie? Je passe maintenant à celui qui se glorifie de la connaissance du ciel, qui sait « Dans quelle région se retire le froid Saturne; dans quels cercles errent les feux de Mercure. » A quoi me servira cette connaissance? A me tourmenter lorsque Mars et Saturne se trouveront opposés, ou quand Mercure se couchera en présence de Saturne? Apprenez-moi plutôt que ces astres, quelle que soit leur position, sont toujours propices et immuables; que, dirigés par l'ordre inaltérable du destin, par un mouvement irrésistible, ils reviennent au même point avec une régularité constante. - Mais, dites-vous, ils déterminent ou annoncent toute espèce d'événements. - S'ils règlent tout ce qui arrive, que vous servira la connaissance d'une chose que rien ne peut changer? S'ils ne font que l'annoncer, que vous importe de constater d'avance ce que vous ne pouvez éviter? Que vous sachiez ou non les événements, ils n'en adviendront pas moins. « Si tu observes le soleil dans sa marche rapide et la lune dans ses phases diverses, jamais tu ne seras déçu le lendemain, et tu ne te laisseras pas prendre aux piéges d'une belle nuit. » Je n'ai rien négligé pour me garantir des piéges. Mais le lendemain ne pourra-t-il pas vous tromper, puisque nous sommes trompés, quand il nous arrive quelque chose que nous n'attendions pas ? Pour moi, si je ne sais pas ce qui doit arriver, je sais du moins ce qui peut arriver. Je ne me désespérerai pas pour cela, car je m'attends à tout : si le sort me fait grâce de quelque chose, ce sera autant de gagné. L'heure qui m'épargne me trompe : mais non, elle ne me trompe même pas; car, comme je sais que tout peut arriver, je sais aussi que tout peut ne pas arriver. J'espère la prospérité, et je suis préparé à l'infortune. J'ai grand besoin que vous me pardonniez de ne point partager les idées reçues à cet égard. Je ne puis en effet me résoudre à admettre au nombre des arts libéraux la peinture, la statuaire ou l'art de tailler le marbre, non plus que toutes les autres professions qui ont le luxe pour objet. Je bannis encore de la classe des arts libéraux les exercices des lutteurs, et cette science qui n'est faite que d'huile et de poussière; ou bien, j'y admettrai l'art du parfumeur, du cuisinier et de tous ces gens qui ont mis leur capacité au service de nos plaisirs. Que trouvez-vous en effet de libéral dans la profession de ces gens qui vomissent à jeun, dont le corps est tout graisse, et dont l'âme exténuée est dans une continuelle léthargie ? Trouvez-vous que ce soient là des études libérales pour la jeunesse d'aujourd'hui ? Nos ancêtres, bien différents de nous, exérçaient la jeunesse de leur temps à lancer debout le javelot, à brandir le pieu, à guider un cheval, à manier les armes. Les anciens Romains n'enseignaient rien à leurs enfants, qu'ils pussent apprendre couchés. Mais ces exercices, non plus que les autres, ne sont propres à faire connaître ni à entretenir la vertu. Que sert en effet de savoir diriger un cheval, modérer sa course avec le mors, quand on est emporté par des passions effrénées? Que sert de vaincre une foule de concurrents à la lutte et au ceste, quand on est vaincu par la colère? Ainsi donc les arts libéraux ne sont bons à rien ? - ils sont utiles à bien d'autres égards, mais nullement à la vertu. Voyez ces arts vulgaires qui se réduisent à un travail manuel; ils contribuent beaucoup aux commodités de la vie, et cependant ils n'ont rien de commun avec la vertu. Pourquoi donc faisons-nous entrer les arts libéraux dans l'éducation de nos enfants? Ce n'est pas parce qu'ils donnent le moins du monde la vertu, mais parce qu'ils disposent l'àme à la recevoir. De même que la première littérature, pour me servir de l'expression des anciens, c'est-à-dire les notions élémentaires données aux enfants, ne leur enseignent pas les arts libéraux, mais les y préparent; de même les arts libéraux, sans conduire l'àme à la vertu, lui en frayent la route. Posidonius distingue quatre espèces d'arts: « les arts vulgaires, et qui ont le gain pour objet; les arts agréables; les arts instructifs, et les arts libéraux.» Les arts vulgaires, attribut des artisans, consistent en un travail mécanique, et ont pour unique but les besoins de la vie; rien en eux qui ait un rapport apparent avec l'honneur et la vertu. Les arts agréables sont ceux qui tendent au plaisir des yeux et des oreilles. On peut comprendre dans cette classe les machinistes à qui nous devons ces théàtres qui semblent sortir de terre, ces décorations qui s'élèvent d'elles-mêmes en l'air, et tous ces procédés divers au moyen desquels on voit tout à coup une masse compacte s'entr'ouvrir, deux points séparés par une grande distance se rapprocher, ou bien une éminence s'abaisser insensiblement: changements à vue qu'admire un public ébahi, faute de connaitre les causes qui les produisent. Les arts instructifs, qui paraissent avoir quelque chose de libéral, sont ceux que les Grecs appellent encycliques, et que nous nommons libéraux. Mais les seuls arts libéraux, ou pour parler plus exactement, les seuls arts libres, sont ceux qui ont la vertu pour objet. Mais, dit-on, par le même motif que la philosophie comprend dans ses subdivisions l'étude de la nature, la morale et l'art du raisonnement, les arts libéraux ne sont-ils pas en droit d'y réclamer une place? Quand on traite les questions naturelles, on s'en tient aux décisions de la géométrie. Elle fait donc partie d'une science qui se sert d'elle. - Il est bien des choses dont nous nous aidons, et qui pourtant ne font pas partie de nous, je dis plus, qui ne nous serviraient plus, si elles faisaient partie de nous. Les aliments sont utiles à notre corps ; cependant ils n'en font point partie. Le secours de la géométrie, j'en conviens, nous est de quelque utilité. Elle est nécessaire à la philosophie, comme le mécanicien l'est au géomètre; mais elle ne fait pas partie de la philosophie, ni la mécanique, de la géométrie. D'ailleurs ces deux sciences ont leurs limites marquées. Le sage recherche et connaît les causes des phénomènes de la nature ; le géomètre en étudie et en suppute le nombre et l'étendue. Le sage connaît les conditions d'existence des corps célestes; il sait le secret de leur force et leur nature; le mathématicien calcule leurs tours et retours, et, au moyen de certaines observations, leur apogée, leur périgée et les apparentes interruptions de leur cours, quoique les corps célestes ne puissent s'arrêter. Le sage saura la cause qui produit la réflexion des objets par le miroir : le géomètre vous expliquera quelle doit être la distance des corps à l'objet réfléchi ; quelle est la forme du miroir, et quels sont les objets qu'il réfléchit. Le philosophe prouvera que le soleil est grand; le mathématicien en déterminera la grandeur, d'après certaines données, que lui ont fournies l'habitude et la pratique; mais, pour opérer, il a besoin que vous lui accordiez certains principes. Or, un art n'est pas indépendant, quand ses bases sont d'emprunt. La philosophie n'emprunte rien; c'est elle seule qui produit son oeuvre. Les mathématiques, qui ne possèdent, pour ainsi dire, que des surfaces, bâtissent sur le sol d'autrui; ce n'est qu'au moyen des matériaux qu'on leur fournit qu'elles arrivent à produire des résultats. Si les mathématiques marchaient d'elles-mêmes à la vérité, si elles pouvaient embrasser la nature du monde entier, je reconnaitrais qu'elles apportent de grands avantages à nos âmes; car l'étude des astres communique à l'esprit une grandeur qu'il semble puiser d'en haut. Il n'y a qu'une chose qui conduise l'àme à la perfection; c'est la science du bien et du mal, science immuable qui appartient à la seule philosophie : car c'est le seul art qui s'occupe de la recherche du bien et du mal. Passons en revue toutes les vertus. Le courage, supérieur aux objets de nos craintes, méprise, défie et foule aux pieds ces vaines terreurs qui pèsent, comme un joug, sur notre liberté : les arts libéraux fortifient-ils le moins du monde cette vertu? La foi est le plus noble privilège de l'âme humaine ; nulle nécessité ne peut l'engager à tromper, aucune offre ne peut la séduire. Brùlez, dit-elle, frappez, tuez, je ne trahirai pas mon secret; plus vous me tourmenterez pour me l'arracher, plus je le cacherai profondément. Sont-ce les arts libéraux qui peuvent inspirer de pareils sentiments? La tempérance commande aux voluptés; elle abhorre et repousse les unes, règle les autres, et les soumet à une mesure raisonnable, sans jamais les rechercher pour elles-mêmes. Elle sait que la meilleure règle, quant aux choses qui nous plaisent, est d'en prendre autant que permet la raison, et non pas selon notre envie. L'humanité nous défend l'arrogance; elle nous défend l'avarice; ses paroles, ses actions, ses sentiments ne respirent que la douceur et la bienveillance ; aucun malheur ne lui est étranger, et le bonheur qui lui arrive lui est cher surtout par l'avantage qu'en peuvent recueillir les autres. Sont-ce les arts libéraux qui enseignent ces belles qualités? non sans doute; pas plus qu'ils n'enseignent la simplicité, la modestie, la modération ; pas plus que la frugalité et l'économie; pas plus que la clémence qui épargne le sang d'autrui comme le sien propre, et qui sait qu'un homme ne doit pas être prodigue de la vie d'un autre homme. Puisque vous reconnaissez que, sans les arts libéraux, on ne saurait parvenir à la vertu, comment pouvez-vous nier qu'ils n'y contribuent? - Si l'on ne peut parvenir à la vertu sans manger, il est certain pourtant que manger n'a aucun rapport avec la vertu. Le bois ne fait rien au vaisseau, quoiqu'on ne puisse faire un vaisseau qu'avec du bois. En un mot, une chose sans laquelle on n'en peut obtenir une autre n'aide pas pour cela à l'obtenir. On peut même dire que, sans les arts libéraux, il est possible d'arriver à la sagesse; car encore que la sagesse doive s'apprendre, ce n'est point par eux qu'elle s'apprend. Pourquoi penserais-je qu'on ne peut être sage sans le secours des lettres, lorsqu'il. est constant que ce n'est pas en elles que consiste la sagesse? Ce sont des faits, non des mots, qu'elle enseigne; je ne sais d'ailleurs si la mémoire n'est pas plus sûre, quand elle ne s'aide d'aucun secours extérieur. La sagesse est une grande et vaste chose à laquelle on ne saurait faire trop de place : les cieux et la terre, le passé et l'avenir, les choses périssables et éternelles, le temps enfin, il faut qu'elle s'occupe de tout cela; et pour ne parler que du temps, voyez à combien de questions il prête. D'abord existe-t-il par lui-même ! Ensuite est-il quelque chose qui ait existé avant lui et sans lui? a-t-il commencé avant le monde ? ou bien, s'il y a eu des choses avant le monde, le temps était-il du nombre ? Que de questions à résoudre sur l'âme seulement ! D'où vient-elle ? quelle est-elle ? quand commence-t-elle? combien dure-t-elle ? passe-t-elle d'un lieu dans un autre, et change-t-elle de domicile pour animer alternativement des êtres de diverses espèces ? n'est-elle enfermée qu'une fois, et retourne-t-elle ensuite errer dans l'espace? Est-elle un corps ou non ? Que fera-t-elle, quand elle aura cessé d'agir par notre entremise ? Comment usera-t-elle de sa liberté, quand elle sera sortie de cette prison ? Oubliera-t-elle le passé, et commencera-t-elle à se connaître, alors que, séparée du corps, elle sera montée aux célestes régions ? Quelque partie des choses humaines ou divines que vous embrassiez, vous serez accablé par la multitude de faits qu'il vous faudra expliquer et apprendre. Pour que ces objets si nombreux et si importants puissent être logés à l'aise, il faut bannir de votre âme toutes les superfluités. La vertu ne peut demeurer à l'étroit; il faut à une si grande chose un vaste espace. Écartons tout le reste, et que toute la place lui demeure libre dans notre coeur. « Mais la connaissance des arts est une source de plaisir. » - C'est une raison pour n'en retenir que ce qui nous est nécessaire. Ne regarderiez-vous pas comme répréhensible un homme qui ferait collection d'objets tout à fait inutiles, et qui étalerait avec pompe dans sa maison le spectacle de ces coûteuses superfluités ? Eh bien! quel est-il cet homme, si ce n'est celui qui amasse un fonds inutile de littérature? Il y a une sorte d'imtempérance à vouloir savoir plus qu'il n'est besoin. Ajoutez que l'étude des beaux-arts poussée trop loin rend les hommes fastidieux, babillards, importuns, suffisants, et d'autant plus impropres à apprendre le nécessaire, qu'ils ont tout sacrifié au superflu. Le grammairien Didyme a écrit quatre mille volumes : homme à plaindre, s'il lui eût fallu lire autant de volumes inutiles ! Dans un de ces livres, il s'occupe de rechercher quelle fut la patrie d'Homère ; dans d'autres, quelle fut la véritable mère d'Énée ; ailleurs, si Anacréon était plus adonné aux femmes qu'au vin; ailleurs encore, si Sapho se livrait au public; et cent autres choses qu'il faudrait désapprendre, si on les savait. Venez maintenant nous dire que lavie n'est pas assez longue ! Quand vous en serez aux philosophes de notre école, je vous montrerai bien des choses à élaguer. Il faut dépenser bien du temps et lasser bien des auditeurs, avant de mériter cet éloge : 0 le savant homme.' Contentons-nous de ce titre plus vulgaire : 0 l'homme de bien ! Quoi ! je passerais mon temps à parcourir les annales de tous les peuples de la terre, pour savoir qui le premier a composé des vers ! je m'amuserais à calculer combien de temps s'est écoulé entre Orphée et Homère, et cela en l'absence de tout document ! je m'arrêterais aux niaiseries entassées par Aristarque sur les poésies des autres, et j'userais toute ma vie sur des syllabes ? Quoi ! je m'ensevelirais sous la poussière de la géométrie ? Ai-je donc oublié ce précepte si salutaire : Épargnez le temps ! Et, pour savoir tout cela, que ne me faut-il pas ignorer? Le grammairien Appion, qui, sous Caïus César, fut promené en triomphe dans toute la Grèce, et honoré dans chaque ville du nom d'Homère, disait « qu'Homère, après avoir achevé ses deux poëmes de l'Iliade et de l'Odyssée, avait ajouté à son ouvrage un commencement qui contenait toute la guerre de Troie. » Il alléguait pour preuve « que ce poëte avait mis à dessein dans le premier vers deux lettres indiquant le nombre de ses livres. - Il faut savoir ces inutilités, quand on veut beaucoup savoir. Songez donc à la perte de temps que vous occasionnent les maladies, les affaires publiques, vos affaires personnelles, ces occupations qui reviennent chaque jour, enfin le sommeil ? Et après avoir mesuré votre vie, voyez s'il y a place pour tout cela: je parle des études libérales. Combien de superfluités et de choses sans application réelle ne trouve-t-on pas chez les philosophes! Eux aussi se sont abaissés à compasser des syllabes, à disserter sur les propriétés des conjonctions et des prépositions, à courir sur les brisées des grammairiens et des géomètres. Tout ce qu'il y avait de superflu dans ces sciences, ils l'ont introduit dans la leur. Il est résulté de là qu'ils savaient mieux parler que vivre. Apprenez combien la subtilité, poussée à l'excès, fait de mal et devient nuisible à la vérité. Protagoras dit « qu'on peut, dans toute question, soutenir également le pour et le contre, même dans celle-ci : « Peut-on, dans toute question, soutenir le pour et le contre ? » Nausiphanes prétend que « la non-existence des objets qui paraissent exister est tout aussi soutenable que leur existence. » Parménide assure « qu'il n'y a aucune différence entre tous les objets que nous avons sous les yeux.» Enfin, Zénon d'Élée, levant toutes les difficultés, déclare qu'il n'existe rien. Tels sont à peu près les sentiments des Pyrrhoniens, des Mégariens, des Erétriens et des Académiciens, inventeurs d'une nouvelle science, qui consiste â ne rien savoir. Reléguez toutes ces questions dans la foule des choses inutiles qu'enseignent les arts libéraux. Ceux-ci me donnent des connaissances superflues ; ceux-là m'ôtent toute espérance de rien savoir; mieux vaut encore savoir des riens que de ne rien savoir. Les uns ne m'offrent aucune lumière qui me guide pour trouver la vérité; les autres me crèvent les yeux. Si je m'en rapporte à Protagoras, il n'y a que matière à doute dans la nature ; à Nausiphanes, tout ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il n'y a rien de sûr ; à Parménide, il n'y a qu'une chose au monde; à Zénon, il n'y en a pas même une. Que sommes-nous donc ? que sont tous ces objets qui nous entourent, nous alimentent, nous soutiennent? La nature n'est-elle qu'une ombre vaine et trompeuse? Je ne saurais vraiment dire lesquels me mettent le plus en colère, de ceux qui ne veulent pas que nous sachions quelque chose, ou de ceux qui ne nous laissent pas même cette commodité de ne rien savoir.