[4,0] Livre quatre. [4,30] XXX. ATTENDRE LA MORT AVEC CALME ET FERMETÉ, A L'EXEMPLE DE RASSIS. Je l'ai vu, Bassus Aufidius, cet homme vertueux, je l'ai vu livré à de rudes secousses, et luttant contre son grand âge; mais la charge est trop forte, pour qu'il s'en relève jamais; la vieillesse s'est appesantie sur lui tout entière. Vous savez qu'il a toujours été frêle et débile; longtemps il a maintenu la machine, ou, pour mieux dire, il l'a rajustée : elle vient de manquer tout à coup. Dans un navire qui fait eau, on peut boucher une ou deux ouvertures; mais quand il cède et se fend de toutes parts, alors plus de ressources : il va s'engloutir. Ainsi, dans un corps usé par la vieillesse, on peut quelquefois soutenir, étayer la faiblesse de l'âge : mais si, de cet édifice tombant de vétusté, la charpente se disjoint; si, tandis qu'on y met la main d'un côté, elle s'écroule de l'autre, alors il ne reste plus qu'à songer à la retraite. Néanmoins, notre ami Bassus est plein d'énergie. Heureux effet de la philosophie! quel que soit l'état du corps, elle donne à l'âme la force, la sérénité, la joie, en présence du trépas; la fermeté, au milieu de la dissolution physique. L'habile navigateur se risque sur les flots avec une voile déchirée; son vaisseau est-il démâté? il tient la mer avec ses débris. Ainsi fait notre ami Bassus; il envisage sa fin avec des yeux, avec un courage que, si c'était celle d'autrui, vous trouveriez trop calme assurément. C'est une grande chose, Lucilius, et qu'il faut longtemps apprendre, que de partir sans murmure, quand on est arrivé au terme inévitable. Les autres genres de mort laissent place à l'espérance. La maladie cesse, l'incendie s'éteint, l'écroulement qui doit vous écraser vous dépose à terre, le flot qui vous engloutit vous rejette plein de vie, le soldat retire son glaive prêt à frapper ; mais plus d'espoir, quand c'est la vieillesse qui mène au trépas ; contre elle seule il n'y a pas de recours. Nul genre de mort n'est plus doux, mais nul n'est plus long. Je dirai de notre ami Bassus, qu'il assiste à ses funérailles, se rend les derniers devoirs, se survit à lui-même, et supporte avec courage la perte qu'il vient de faire. Il nous parle sans cesse de la mort, mais il a soin de nous avertir que, "si ce moment a quelque chose de douloureux et de terrible, la faute en est au mourant, et non pas à la mort; l'heure où elle vient n'est pas plus redoutable que celle qui la suit. Craindre ce qu'on ne doit pas souffrir, n'est pas plus raisonnable que craindre ce qu'on ne doit pas sentir. Est-il croyable que l'on sente un état qui nous rend insensibles! Ainsi, dit-il, la mort est si loin d'être un mal, qu'elle met à l'abri de tous les maux." Ces maximes, souvent répétées, je le sais, le seront souvent encore. Mais je leur ai trouvé moins de poids dans les livres, dans la bouche des philosophes : ils prêchent le mépris d'un péril lointain. Quelle est plus puissante, la parole de Bassus! il parle de la mort, et l'a sous les yeux; et même, puisqu'il faut vous le dire, je crois que l'on est plus courageux, face à face avec elle, que lorsqu'on s'en approche. En présence de la mort, l'impossibilité d'échapper donne du coeur aux moins aguerris. Ainsi le gladiateur le plus lâche pendant le combat, tend la gorge au vainqueur, et guide le fer incertain. Mais l'idée d'un trépas lent, quoique assuré, exige un courage soutenu, courage plus rare, dont le sage est seul capable. Aussi, l'écoutais-je avec le plus grand plaisir prononcer en quelque sorte sur la mort, en décrire la nature, comme l'ayant examinée de près. Le témoignage le plus puissant auprès de vous serait sans doute celui d'un mort ressuscité qui, d'après sa propre expérience, vous dirait que la mort ne fait aucun mal. De même, sur le trouble où nous jettent les approches de la mort, qui peut mieux nous éclairer que ces hommes qui se sont mesurés avec elle, qui l'ont vue arriver, et qui l'ont accueillie! Eh bien! parmi ces derniers il faut compter Bassus; il n'a pas voulu nous laisser dans l'erreur : Oui, dit-il, il est aussi insensé de craindre la mort que de craindre la vieillesse. La mort suit la vieillesse comme la vieillesse suit l'âge mûr. C'est ne vouloir pas de la vie, que de se refuser à mourir un jour. La mort est la condition de la vie, elle en est le terme. La craindre est donc une folie. On craint l'incertain; le certain on ne peut que l'attendre. La mort est une nécessité commune, inévitable. Qui oserait se plaindre d'un sort dont nul n'est exempt ? Le premier point de l'équité, n'est-ce pas l'égalité ? Mais à quoi bon plaider ici la cause de la nature ? Elle-même se soumet toute la première aux lois qu'elle nous impose ; elle crée pour dissoudre ; elle dissout pour créer de nouveau. Certes, s'il est un homme assez heureux pour que la vieillesse l'endorme doucement, et le retire peu à peu de la vie, au lieu de l'en arracher tout d'un coup, ne doit-il pas rendre grâces aux dieux qui l'ont conduit, rassasié d'années, à ce repos nécessaire à l'homme, agréable à l'homme fatigué ? Eh ! n'en voit-on pas souhaiter la mort avec plus d'ardeur qu'on ne demande ordinairement la vie ? Mais j'ignore quel est le plus propre à nous encourager par son exemple, de l'homme qui prévient la mort, ou de celui qui l'attend avec calme et sérénité ; l'audace du premier n'est bien souvent qu'un transport furieux, un mouvement d'indignation; le calme de l'autre est réfléchi et inaltérable. On court à la mort par dépit contre elle ; nul ne la voit venir avec joie, si dès longtemps il n'y est préparé. Je l'avouerai donc : quelque amitié que je porte à Bassus, d'autres motifs m'attiraient sans cesse auprès de lui. Le trouverais-je toujours le même ? et l'énergie de son âme ne diminuerait-elle pas avec la vigueur de son corps ? Elle croissait au contraire, elle se manifestait de plus en plus, comme la joie du coureur qui touche au septième stade et à la palme. Fidèle aux dogmes d'Épicure : "D'abord, nous disait-il, j'espère que le dernier moment n'a rien de douloureux ; s'il l'est, le mal est compensé par son peu de durée; toute douleur est courte, alors qu'elle est violente. Au reste, si cette séparation de l'âme et du corps arrivait douloureuse, je me rappellerais bien que cette douleur doit être la dernière de toutes. Je ne doute pas néanmoins que l'âme d'un vieillard ne soit sur ses lèvres, et prête à partir au moindre effort. Le feu qui s'est attaché à des substances solides ne peut être éteint que par l'eau et quelquefois par l'écroulement de ce qu'il dévore ; faute d'aliments, il cesse de lui-même." Tels sont, cher Lucilius, les discours que volontiers j'écoute ; ils ne sont pas nouveaux, mais ils me font, pour ainsi dire, assister à la mort. N'ai-je donc jamais vu de mort volontaire? J'en ai vu, et plus d'une ; mais se présenter à ta mort sans haine de la vie, la recevoir avec calme, sans l'aller chercher, voilà qui a plus de poids auprès de moi. "Nos tourments, disait-il, sont notre ouvrage; nous perdons la tête quand nous croyons la mort près de nous. Eh ! près de qui n'est-elle pas, et partout et. toujours ! Une cause de mort nous menace, à ce qu'il nous semble ; eh ! combien d'autres plus imminentes dont nous ne nous délions pas!" Un homme allait immoler son ennemi: une indigestion a prévenu le coup. Si nous voulions démêler les causes de nos alarmes, nous les trouverions tout autres qu'elles ne nous paraissent. Ce n'est pas la mort, mais l'idée de la mort qui nous effraie: on est toujours également près d'elle. Si donc la mort est à redouter, il faut la redouter à chaque instant; à quel instant sommes-nous à l'abri de ses coups ? Mais je dois craindre qu'une si longue épître ne soit pour vous plus redoutable que la mort; c'est pourquoi je finis. Quant à vous, songez toujours à la mort, pour ne la craindre jamais. . [4,31] XXXI. MÉPRISER L'OPINION DU VULGAIRE. Je reconnais mon Lucilius : il montre enfin le sage qu'il avait promis. Suivez-le ce généreux élan qui, vous faisant fouler aux pieds les biens du vulgaire, vous polissait à la perfection! Non, je ne vous veux ni meilleur ni plus grand que vous n'aspiriez à l'être. Vous avez largement jeté les fondements de votre sagesse; sur cette base, bâtissez autant que vous pourrez et d'après le plan que votre esprit s'est tracé. Après tout, la sagesse consiste à se boucher les oreilles, mais non pas avec de la cire. Il faut à vos oreilles un enduit plus sûr que celui dont Ulysse se servit avec ses compagnons. Elle était séduisante, la voix qu'il redoutait; mais ce n'était pas encore la voix publique, cette voix perfide qui ne part pas d'un seul écueil, mais retentit sur tous les points de la terre. Fuyez donc, je ne dis pas un seul endroit où la volupté tend ses piéges, mais toutes les villes. Soyez sourd à la voix de ceux qui vous aiment le plus; leurs intentions sont bonnes, mais leurs voeux nuisibles. Pour votre bonheur, priez les dieux de n'en exaucer aucun. Non, ce ne sont pas des biens que ceux qu'ils voudraient voir accumulés sur votre tête. Il n'est qu'un seul bien, source et garantie de la félicité humaine, c'est d'être sûr de soi. Or, on n'y parvient qu'en bravant la fatigue, en la mettant au nombre de ces choses qui ne sont ni bonnes ni mauvaises. Car il ne peut pas se faire qu'une chose soit tantôt mauvaise, tantôt bonne, tantôt légère et supportable, tantôt propre à inspirer de l'effroi. La fatigue n'est pas un bien ; où donc est le bien? Dans le mépris de la fatigue. Aussi je blâme ces hommes qui se consument en travaux superflus. Celui au contraire dont l'activité a un but honnête, plus je le verrai s'efforcer, toujours lutter et marcher en avant, plus je l'admirerai, plus je lui crierai : "Courage, homme intrépide! lève ta tête et reprends haleine pour franchir d'un seul trait, si tu peux, le reste de la montagne. La fatigue est l'aliment des âmes fortes." Ne réglez donc pas, sur les premiers voeux de vos parents, vos désirs et vos prières; après tout il est honteux à un homme aussi avancé dans la carrière, de fatiguer les dieux de ses souhaits. A quoi bon toutes ces prières? Tu veux être heureux! sois-le par toi-même; et tu le seras, si tu ne vois de bien que dans ce qu'accompagne la vertu, de mal que dans ce qu'accompagne le vice. Rien ne brille sans le secours de la lumière; rien n'est sombre sans l'intervention des ténèbres ou d'une obscurité quelconque ; point de chaleur sans feu, point de froid sans air: de même l'honnête et le honteux résultent de leur association, l'un avec la vertu, l'autre avec la vice. Quel est donc le véritable bien? la science. Et le mal? l'ignorance. L'homme instruit et expérimenté règle sur l'occasion ses refus et ses préférences. Mais ni la crainte ni l'admiration ne déterminent son choix, s'il a 1'âme haute et invincible. Je ne veux pas vous voir fléchir ou perdre courage. C'est peu de ne pas refuser la peine, il faut courir au-devant. - Quel est donc, direz-vous, le travail frivole et superflu? - Celui dont le mobile est méprisable. Mais il n'est pas plus un mal que celui qui tend à un plus noble but. Le travail en lui-même n'est que la persévérance de l'âme qui s'excite à braver fatigues et dangers, qui se dit : Pourquoi t'arrêter? un homme doit-il craindre la peine? Mais, pour atteindre la perfection, il faut joindre à ces efforts l'égalité, l'uniformité d'une conduite sans cesse en harmonie avec elle-même, ce qui suppose la science universelle, c'est-à-dire la connaissance des choses divines et humaines. Là gît le souverain bien; parvenu à ce faîte, on est l'égal des dieux, non plus leur suppliant. - Mais comment y arriver? - Ici, Lucilius, point d'Alpes grecques ou pennines, point de désert de Candavie à traverser; point de Syrtes, de Scylla, de Charybde à franchir, tous périls que vous a cependant fait braver l'appât d'un chétif gouvernement. Le chemin est sûr, il est agréable : la nature s'est chargée des frais du voyage. Les dons qu'elle vous a faits, n'y renoncez pas ; ils vous élèveront à l'égal de Dieu. Or, qui peut vous faire l'égal de Dieu ? L'argent? Dieu n'a rien. La prétexte? il est nu. Sera-ce la renommée, l'éclat extérieur, votre gloire répandue chez tous les peuples de la terre? Dieu est inconnu. La plupart ont de lui une opinion fausse, et l'ont impunément. Ce ne sera pas davantage cette foule d'esclaves qui portent votre litière dans la ville et sur les grands chemins. Dieu, le plus grand, le plus puissant de tous les êtres, Dieu porte lui-même l'univers. La beauté elle-même, la force, ne peuvent donner le bonheur elles ne tiennent pas devant la vieillesse. Cherchez donc un bien qui jamais ne se détériore, un bien invincible à tous les obstacles, supérieur à tous les biens. Quel est-il? une âme; mais une âme droite, vertueuse, élevée. Eh! qu'est-elle autre chose que Dieu habitant le corps humain? Elle peut tomber, cette âme, dans un esclave, dans un affranchi, comme dans un chevalier romain. Qu'est-ce en effet que ces mots : chevalier romain, esclave, affranchi ? des noms créés par l'ambition et par une injurieuse distinction; de tout coin de la terre on peut s'élancer vers le ciel; prenez seulement votre essor, Et vous aussi des dieux imitez la sagesse. Ce n'est pas au moyen de l'or et de l'argent, que vous leur ressemblerez ; ces métaux ne peuvent représenter l'image de la divinité. Songez-y : les dieux étaient d'argile, alors qu'ils exauçaient les mortels. [4,32] XXXII. EXHORTATION A LA PHILOSOPHIE. Je m'enquiers de vous; et personne n'arrive de votre province, que je ne lui demande ce que vous faites, où et avec qui vous demeurez. Vous ne pouvez m'en faire accroire, je vous tiens auprès de moi. Vivez donc comme si je savais toutes vos actions, ou plutôt comme si je les voyais. Vous me demandez, parmi les nouvelles que je reçois de vous, celle qui me plait davantage ; c'est de n'en recevoir aucune, c'est de voir que tous ceux que je questionne ignorent vos actions. C'est une sage conduite, Lucilius, que de fuir un monde dont les moeurs, dont les goûts diffèrent tellement des vôtres. Assurément il ne pourra vous détourner de la bonne voie, et vous persisterez dans votre résolution, quel que soit le nombre des séductions dont il vous entoure. Alors qu'ai-je à craindre? Ce n'est pas qu'on vous détourne, mais qu'on ne vous arrête. Or, les obstacles seuls sont bien nuisibles; la vie est si courte ! et notre inconstance l'abrége encore; on ne cesse de la recommencer tous les jours. On la morcelle, on la hache pour ainsi dire. Hâtez-vous donc, mon cher Lucilius; avec quelle rapidité ne fuiriez-vous pas, dites-moi, si l'ennemi vous poursuivait, si vous entendiez le vainqueur s'élancer au grand galop sur vos traces ! Eh bien, vous êtes poursuivi; courez, fuyez. Arrivé en lieu de sûreté, songez combien il est beau, avant de mourir, de consommer la vie, d'attendre la fin de ses jours, comptant sur soi-même, et en possession d'une existence heureuse, qui le serait moins si elle était plus prolongée. 0 quand viendra le jour où vous saurez que le temps n'est plus à vous; où, tranquille et paisible, indifférent sur le lendemain, vous vivrez plein et rassasié de vous-même ! Voulez-vous savoir ce qui rend les hommes plus avides d'avenir ? C'est que nul n'a su jouir de lui-même. Il y a loin de mes souhaits à ceux de vos parents. Qu'il possède les biens du monde ! disaient-ils, et moi je vous ai dit : Sachez les mépriser. Leurs voeux vous enrichissaient des dépouilles d'autrui; tout ce qu'ils vous donnaient, il eût fallu l'enlever à d'autres. Puisse au contraire votre âme, longtemps agitée de désirs incertains, s'arrêter enfin et se fixer ! Puisse-t-elle se complaire en elle-même, et, comprenant le véritable bonheur que l'on possède alors qu'on le comprend, ne plus désirer un surcroît d'années! On n'est vraiment au-dessus des besoins, vraiment libre et affranchi, que quand, la vie terminée, on se trouve avoir vécu. [4,33] XXXIII. SUR LES MAXIMES DES PHILOSOPHES. . Vous désirez que ces lettres, comme les précédentes, soient sui- vies de quelques maximes de nos grands philosophes. Ccs philosophes, Lucilius, s'embarrassaient peu des fleurs de l'éloquence. Tout est mâle dans la teneur de leurs écrits. Il n'y a inégalité que là où il. y a saillie. On n'admire point la hauteur d'un arbre si elle est égalée par celle de la forêt qui l'entoure. Des maximes de ce genre, on en trouve à chaque pas chez les poëtes et chez les historiens. Voilà pourquoi je n'entends pas qu'on les attribue à Épicure; elles sont à tout le monde et surtout à nous. Si elles sont plus remarquées dans Épicure, c'est qu'elles viennent à de longs intervalles, c'est qu'elles sont inattendues, c'est qu'une forte pensée étonne sur les lèvres d'un homme qui prêche la volupté, du moins selon l'opinion générale; car, à mes yeux, Épicure est un héros sous les habits d'une femme. Le courage, l'activité, les talents militaires peuvent être le partage des Perses aussi bien que des peuples les plus aguerris. N'exigez donc pas des extraits, des citations ! Ce qui chez autrui s'offre de loin en loin, forme chez nous un tout qui s'enchaine. Nous n'avons point de ces étalages, appât jeté à l'acheteur qui, entré dans le magasin, ne voit rien de plus que ce que l'on a mis au dehors pour l'attirer. Nous ouvrons nos magasins à quiconque veut prendre des échantillons. Supposez que nous voulions extraire un grand nombre de pensées brillantes; à qui les attribuer? A Zénon ? à Cléanthe? à Chrysippe? à Panétius? à Posidonius? Nous n'avons point de maitre ; chacun a ses droits. Chez les épicuriens, au contraire, toutes les paroles d'Hermarque, toutes celles de Métrodore sont rapportées au seul Épicure. Dans ce camp on ne parle que sous les auspices du général. Non, malgré tous nos efforts, dans cette foule de beautés égales, il nous est impossible de faire un choix: "A pauvre il appartient de compter son troupeau." Partout où vous jetterez les yeux, vous trouverez une pensée qui vous frapperait, si elle n'était entourée de pensées du même ordre. Renoncez donc à cet espoir d'effleurer, en passant, les chefs-d'ceuvre de nos grands hommes; il faut les envisager, les méditer sous toutes leurs faces. Le génie se peint dans ses ouvrages ; ôtez un trait au tableau, et l'ensemble est détruit. Ce n'est pas que je vous défende d'examiner chaque membre à part ; mais ayez soin de le rapporter à l'individu auquel il appartient. La beauté d'une femme ne consiste pas dans un bras, dans une jambe bien faite, mais dans un ensemble tel qu'il empêche d'admirer les détails. Si vous l'exigez toutefois, je ne serai pas avare ; je sèmerai les richesses à pleines mains. Le trésor de nos maximes est immense ; il n'y a qu'à ramasser et non pas à choisir. Elles se succèdent en effet, non pas lentement, mais à flots pressés, et se lient entre elles. Je ne doute pas qu'un pareil recueil ne puisse être fort utile au disciple encore inexpérimenté. Les pensées se gravent plus aisément, lorsqu'elles sont renfermées, enchaînées dans la mesure des vers. Aussi faisons-nous apprendre des maximes aux enfants, surtout de celles que les Grecs appellent chries; elles sont à la portée de leur âge ; elles sont à la mesure de leur capacité. Mais il est honteux pour un homme de ramasser des fleurs, de s'appuyer d'un petit nombre de pensées connues, et de n'être fort que de sa mémoire. Eh! soyez fort de vous-même ; parlez, ne citez pas. Quelle honte pour un vieillard, ou du moins pour un homme prêt à le devenir, quelle honte d'être sage le livre à la main ! - Voilà ce que dit Zénon ---. - Et vous?- Ce que dit Cléanthe ---. - Et vous? ---. Serez-vous donc toujours le satellite d'un autre? Commandez, vous aussi; donnez à citer, à votre tour; tirez de votre propre fonds. Oui, ils n'ont rien de grand dans l'âme, ces hommes qui toujours traducteurs et jamais auteurs, toujours cachés à l'ombre d'autrui, n'osent jamais faire ce qu'ils ont si longtemps appris! ils exercent leur mémoire sur l'ouvrage d'un autre; mais il y a loin de la mémoire à la science. Par la mémoire, vous gardez le dépôt confié à votre souvenir ; par la science, vous vous l'appropriez ; vous ne restez pas toujours attaché devant un modèle, les yeux fixés sur un maître'. Voilà ce que dit Zénon, ce que dit Cléanthe ---. Eh ! soyez quelque chose de plus qu'un livre ! C'est trop longtemps faire le disciple ; il est temps d'agir en maître. Qu'ai -je besoin d'écouter ce que je puis lire ? - Mais la parole a des effets puissants. - Non, si elle ne fait que répéter la parole d'autrui, et se réduire à l'emploi d'un scribe. Ajoutez que ces hommes qui jamais ne s'abandonnent à leur propre tutelle, suivent leurs devanciers dans une carrière où bien souvent eux-mêmes ne suivaient pas les anciens, dans une carrière encore inconnue; or, le moyen de ne jamais faire de découvertes, c'est de s'en tenir à celles qui ont été faites. Ce n'est pas tout : celui qui se met à la suite d'autrui ne trouve, je dis plus, ne cherche rien. - Quoi ! l'on ne doit pas marcher sur les traces des anciens ! - Sans doute je prendrai l'ancienne route, mais pour la quitter, si j'en trouve une plus courte et plus commode. Nos devanciers sont nos guides, et non pas nos maîtres. Tout le monde peut prétendre à la vérité, nul ne se l'est encore appropriée, et les siècles à venir auront aussi une grande part dans cet héritage. [4,34] XXXIV. SÉNÈQUE FÉLICITE LUCILIUS ET L'ENCOURAGE A PERSÉVÉRER JUSQU'À LA FIN. Je me sens grandir, je triomphe, et mon vieux sang se réchauffe, quand vos actions et vos écrits me montrent combien vous vous êtes surpassé vous-même; car dès longtemps vous aviez laissé la foule derrière vous. Si le cultivateur voit avec joie ses arbres fructifier, le pasteur ses troupeaux multiplier; si une mère regarde comme son ouvrage l'enfance du fils qu'elle a nourri; quelle sera, dites-moi, quelle sera l'allégresse de celui qui, après avoir élevé une âme, après l'avoir façonnée tendre encore, la voit tout à coup au plus haut degré de perfection ! Je vous revendique : vous êtes mon ouvrage. Dès que je remarquai vos dispositions, je mis la main sur vous, je vous exhortai, je vous aiguillonnai ; je n'ai pas laissé votre ardeur se ralentir, je l'ai ranimée de temps à autre, et je le fais encore - mais j'exhorte un homme qui court, et me rend mes avis. - Que puis-je, selon vous, vouloir de plus ? - C'est beaucoup, j'en conviens; un ouvrage commencé est un ouvrage à moitié fait ; ceci est vrai, même pour la sagesse c'est déjà un grand progrès dans la vertu, que de vouloir devenir vertueux. Savez-vous de quelle vertu je parle? de cette vertu parfaite, accomplie, à l'épreuve de la violence et de la nécessité. Je la vois chez vous en perspective; mais persévérez, redoublez d'efforts, veillez à ce que vos paroles et vos actions s'accordent, se répondent, et soient, pour ainsi dire, frappées au même coin. L'âme est mal dirigée, quand il y a désaccord entre ses actions. [4,35] XXXV. IL N'Y A D'AMITIÉ QU'ENTRE LES GENS DE BIEN. Quand je vous presse d'étudier, c'est ma cause que je plaide. Je veux un ami, et je ne puis l'espérer, si vous ne persistez dans votre réforme. Maintenant vous m'aimez, mais vous n'êtes pas mon ami. - Quoi! ces deux choses ne sont pas les mêmes! - Non, et même elles diffèrent beaucoup. Qui est notre ami, nous aime; mais qui nous aime n'est pas pour cela notre ami. Aussi l'amitié est-elle toujours utile ; l'affection nuit quelquefois. Hâtez donc vos progrès, ne fût-ce que pour apprendre l'amitié. Mais hâtez-les, ils peuvent encore m'être utiles, plus tard un autre en profiterait. J'en jouis d'avance, il est vrai, quand je songe que nos deux âmes n'en feront plus qu'une seule, ei que, malgré le peu de différence de nos âges, la vigueur de la vôtre rendra à la mienne ce qu'elle peut avoir perdu d'énergie ; mais j'aspire à un bonheur plus réel. L'idée d'un ami absent nous procure de la joie, mais une joie fugitive et prompte à s'évanouir. La vue, la présence, le commerce d'un ami donne en quelque sorte de la vie au plaisir, surtout si, en le voyant, on le voit, tel qu'on le désire. Faites-moi donc un présent inestimable, donnez-vous à moi; et, pour vous presser davantage, songez que je suis vieux et que vous êtes mortel. Courez à moi, mais à vous-même d'abord. Profitez, et avant tout ayez soin de rester d'accord avec vous-même. Chaque fois que vous voudrez reconnaître si vous avez fait quelque progrès, voyez si vos désirs du jour sont les mêmes que ceux de la veille. Le changement de volonté décèle un esprit flottant qui erre à l'aventure où le vent le pousse. Rien n'erre de ce qui est établi sur une base solide : avantage réservé au sage, et à celui qui va le devenir ; avec cette différence. que l'un est ébranlé sans céder, ne chancelle que sur sa base; l'autre n'éprouve pas même de secousse. [4,36] XXXVI. AVANTAGES DU REPOS. DÉDAIGNER LES VOEUX DU VULGAIRE. MÉPRISER LA MORT. Engagez votre ami à mépriser hardiment le reproche qu'on lui fait d'avoir cherché le repos et la solitude, d'avoir abdiqué sa dignité, d'avoir préféré la retraite aux avantages qu'il pouvait attendre. Il a pris le parti le plus sage; chaque jour le prouvera à ses censeurs. Ils ne cesseront de passer, tous ces hommes auxquels on porte envie; je vois l'un écrasé, l'autre au fond du précipice. La prospérité est inquiète; sans cesse elle se travaille, se tourmente l'esprit, et de plus d'une manière ; elle souffle à chacun sa folie : à celui-là, l'ambition; à celui-ci, le goût des plaisirs; elle gonfle les uns, amollit et énerve entièrement les autres. - Mais, direz-vous, on en voit qui savent la supporter. - Oui, comme on supporte le vin. N'allez donc pas, sur la parole d'autrui, croire au bonheur de l'homme qu'assiége une cour nombreuse : on se presse autour de lui comme autour d'un lac, pour le tarir et le troubler. - On taxe votre ami de frivolité, de paresse. - Eh! ne savez-vous pas par quel étrange abus on change le sens des mots? On le disait heureux. L'était-il? je vous le demande. Je ne suis même pas fâché de ce que plusieurs lui trouvent une humeur sauvage et farouche. "Dans la jeunesse, disait Ariston, je préfère un air sombre à cette gaieté qui plaît tant au vulgaire. Le vin âpre et rude dans sa nouveauté s'améliore en vieillissant; il n'est pas à l'épreuve des ans s'il plait au sortir du pressoir." Qu'il passe pour triste et ennemi de ses intérêts; en vieillissant il se trouvera bien de cette tristesse. Qu'il continue seulement à cultiver la vertu, à se pénétrer d'études libérales, non pas de celles dont il suffit de prendre une légère teinture, mais de celles dont l'âme doit s'imprégner tout entière : il est dans l'âge d'apprendre. - Quoi donc? direz-vous, en est-il un où l'on ne doive plus apprendre? - Non, certes; mais si l'on peut étudier à tout âge, on ne peut pas à tout âge être sous la férule. C'est chose honteuse et ridicule, qu'un vieillard écolier. Jeune, on doit amasser pour jouir sur son déclin. Vous ne pouvez donc rien faire de plus utile pour vous-même que de rendre votre ami aussi vertueux que possible. Ce sont des bienfaits à rechercher et à répandre, et, sans contredit, les premiers de tous, que ceux où l'on gagne autant à donner qu'à recevoir. En un mot, votre ami n'est plus libre; il s'est engagé. Or, il est moins honteux de manquer au payement d'une dette qu'à une promesse de vertu. Pour payer une dette, il faut, au commerçant, une heureuse navigation; au cultivateur, un sol fertile et un ciel propice: pour payer l'autre dette, il suffit de le vouloir. La fortune n'a nul droit sur les mœurs; c'est à lui de régler les siennes ; d'élever, à la faveur de sa retraite, son âme à cet état de perfection, où l'on ne sent ni le gain, ni la perte, où l'on reste toujours le même, quels que soient les événements. Comblez-le des biens du vulgaire, il leur est supérieur; que le hasard lui en ôte une partie, ou même le tout, il n'en est pas moins riche. Né chez les Parthes, au sortir du berceau, il eût bandé un arc; chez les Germains, il eût lancé le javelot de ses mains enfantines; au temps de nos aïeux, il eût appris à monter un cheval, à frapper de près l'ennemi : tels sont les exercices que chaque nation prescrit et impose à sa jeunesse. Or, que faire apprendre à votre ami? Une science qui défie tous les traits, toute espèce d'ennemi : le mépris de la mort. Que la mort ait en soi quelque chose de terrible, qu'elle répugne à nos âmes, à notre amour inné pour nous-mêmes, c'est ce dont on ne saurait douter. Quel besoin, en effet, de nous préparer, de nous armer de courage pour une chose où nous porterait notre penchant naturel, comme il nous porte tous à notre conservation? Il ne faut pas de leçons pour se résoudre à coucher, au besoin, sur un lit de roses ; mais il en faut pour ne pas trahir sa foi dans les tourments, pour veiller, s'il est nécessaire, au bord du retranchement, blessé quelquefois, et sans s'appuyer sur sa pique, de peur que le sommeil, comme il arrive souvent, ne vous surprenne au repos. La mort ne fait aucun mal; pour le sentir, il faudrait vivre encore. Si toutefois vous êtes si avide d'avenir, songez que, de tous les êtres qui disparaissent à vos yeux pour rentrer au sein de la nature, d'où ils sont sortis et doivent sortir de nouveau, nul n'est anéanti; tout cesse, rien ne périt. Et cette mort si redoutée, si repoussante, elle n'éteint pas la vie, elle ne fait que l'interrompre. Un jour doit venir, qui nous rendra à la lumière; jour fatal qu'on refuserait peut-être si, avec l'existence, il ne nous apportait l'oubli. Mais, dans la suite, je vous prouverai avec plus de détail que tout ce qui semble périr ne fait que changer de forme. On doit partir de bonne grâce, quand c'est pour revenir. Examinez le cercle des êtres toujours en mouvement, et vous verrez que rien au monde n'est anéanti, que tout monte et descend tour à tour. L'été fuit, mais l'année suivante le ramène; l'hiver s'en va, mais il reviendra dans son temps; le soleil se plonge dans la nuit, mais la nuit fait place au jour. La marche présente des astres n'est qu'une répétition de leur marche antérieure; sans cesse une partie du ciel s'élève, une partie descend. Je n'ai plus qu'un mot à dire : ni les nouveau-nés, ni les enfants, ni les insensés ne craignent la mort; or, c'est une honte pour nous, si la raison ne nous conduit pas à une sécurité que procure à ces êtres l'absence de la raison. [4,37] XXXVII. DU COURAGE QUE DONNE LA PHILOSOPHIE. Vous êtes lié à la vertu par le plus solennel des engagements : vous avez promis un homme de bien. Vous êtes enrôlé sous serment. Vous dire que le service est doux et facile serait se moquer de vous; je ne veux pas vous laisser dans l'erreur. Aussi glorieux que celui du gladiateur est infâme, votre engagement est conçu dans les mêmes termes : périr sous le fouet, par le fer ou par le feu. Mais le malheureux qui se loue aux combats du Cirque, qui boit et mange pour avoir du sang à répandre, il est forcé d'endurer la douleur même contre son gré; vous, au contraire, c'est volontairement et avec joie que vous devez l'endurer. Permis à lui de rendre les armes, d'implorer la miséricorde du peuple ; vous ne devez ni déposer les vôtres ni demander la vie; mourez debout et sans faiblesse. Eh ! que vous servirait de gagner quelques jours, quelques années ? Venir au monde, c'est entrer dans une milice où l'on ne connaît pas de congé. - Mais, direz-vous, comment me débarrasser de mes liens? - Vous ne pouvez échapper à la nécessité, mais vous pouvez la vaincre. Ouvrez-vous une route; et cette route, la philosophe vous l'indiquera. C'est à elle qu'il faut recourir, si vous aimez la paix, la sécurité, le bonheur; si, en un mot, vous voulez de la liberté, le premier de tous les biens; nul autre moyen de les obtenir. La folie est un état déshonorant, abject, sordide et servile; elle obéit à mille passions cruelles, tyrans insupportables qui l'oppriment quelquefois tour à tour, quelquefois de concert,et dont peut seule affranchir la sagesse, la sagesse, l'unique liberté. Une seule route y mène; elle est droite; point d'écarts à craindre, marchez d'un pas assuré. Voulez-vous tout soumettre? soumettez-vous à la raison. L'empire qu'elle exercera sur vous, vous l'exercerez sur les autres; elle vous montrera le but où vous devez tendre, et les moyens d'y arriver : le hasard ne vous jettera plus au milieu des événements. Vous ne trouverez pas d'homme qui puisse remonter au principe de ses volontés; c'est que personne n'est guidé par la raison, mais qu'on se laisse pousser par un instinct aveugle. La fortune vient aussi souvent se heurter à nous que nous à elle. C'est une honte; au lieu de marcher, on est emporté.; et, au milieu du tourbillon, on se demande, tout éperdu : Comment suis-je venu ici? [4,38] XXXVIII. ÉLOGE DES PRÉCEPTES BRIÈVEMENT PRÉSENTÉS. Vous demandez, avec raison, que notre commerce de lettres devienne plus fréquent. Rien de plus utile que ces leçons qui s'insinuent dans l'âme par pensées détachées. Les dissertations préparées et débitées devant la multitude font plus de bruit et moins d'effet. La philosophie est un conseil utile; et on ne donne jamais des conseils à haute voix. Parfois on peut employer ces sortes de harangues, quand il faut entraîner un esprit indécis. S'agit-il au contraire, non plus de l'engager à s'instruire, mais de l'instruire soi-même, alors il faut revenir à des formes plus modestes. De cette manière, les conseils pénètrent et se gravent mieux dans l'âme ; il ne les faut pas longs, mais efficaces. Ils doivent être semés comme le grain; tout faible qu'il est, dès qu'il tombe dans un terrain favorable, il se développe, et d'une extrême petitesse il parvient aux plus vastes accroissements. II en est de même d'un précepte : à le voir, il est borné, mais, mis en action, il grandit. Ce n'est qu'un mot, mais ce mot prend de la force et de l'accroissement, s'il rencontre une âme bien disposée. Oui, il en est des préceptes comme des grains : féconds, bien que courts. II ne faut, comme je le disais, qu'une âme propre à s'en saisir et à s'en pénétrer; fécondée par ces germes, elle fructifiera et rendra plus encore qu'elle n'aura reçu. [4,39] XXXIX. INCONVÉNIENTS DE LA PROSPÉRITÉ. Les extraits que vous désirez, je suis prêt à les faire avec le plus de méthode et de concision possibles; mais, prenez-y garde, un ouvrage dans les formes ordinaires serait peut-être plus utile que ces abrégés d'aujourd'hui, dits autrefois sommaires, alors que nous parlions latin. Le premier est plus nécessaire à qui étudie : il instruit; le second à qui sait : il rappelle. Mais je travaillerai dans les deux genres. Vous, n'exigez pas de moi que je suive tel ou tel auteur : on donne un répondant quand on est inconnu. J'écrirai selon vos vues, mais à ma manière. En attendant, vous avez entre les mains une foule de traités; mais j'ignore s'ils sont assez méthodiques. Prenez le catalogue des philosophes; pour ranimer votre ardeur, il vous suffira de compter tous ceux qui ont travaillé pour vous; vous aussi, vous voudrez être compté parmi eux. En effet, une âme élevée a cela de beau en soi qu'elle se passionne pour les choses honnêtes. Rien de bas et de honteux ne saurait séduire un noble caractère; l'idée du grand le ravit et l'entraine. Voyez la flamme, elle s'élève droite, elle ne peut ni descendre, ni s'abattre, ni rester en repos; de même, toujours en mouvement, l'âme est d'autant plus remuante, plus active qu'elle a plus de vigueur. Heureux l'homme qui dirige cet élan vers le bien! il échappe à l'empire, au joug de la fortune. Modéré dans la prospérité, invincible an malheur, il méprisera ce que le vulgaire admire. Une âme grande dédaigne les grandeurs. Elle préfère la médiocrité à l'élévation. La médiocrité est utile; elle suffit à la vie; l'élévation nuit par son superflu. Ainsi les épis trop chargés se renversent; ainsi les branches rompent sous le poids des fruits; ainsi trop de fécondité nuit à la maturité. L'âme succombe de même sous le faix du bonheur. Elle en abuse contre les autres et plus encore contre elle-même. Pas d'ennemi aussi cruel pour son ennemi, que la volupté pour certains hommes. Si on leur passe leur arrogance, leurs fureurs insensées, c'est qu'ils souffrent tout le mal qu'ils font aux autres ; et il faut bien qu'ils soient victimes de leur frénésie; la cupidité ne doit plus connaitre de bornes, une fois qu'elle a franchi celles de la nature. La nature a ses limites; les désirs, fils de la frivolité, du caprice, n'en ont pas. L'utile est la mesure du nécessaire; mais à quelle mesure soumettre le superflu ? Ainsi, l'on se plonge dans les plaisirs, on s'en fait une habitude et on ne peut plus s'en passer; d'autant plus malheureux que le superflu est devenu le nécessaire. On ne jouit plus des plaisirs, on en est l'esclave, et, ce qui est le dernier degré du malheur, on aime son mal. Oui, c'est être au comble du malheur, que de se livrer à la débauche, non plus par passion, mais par goût; et le mal est sans remède quand les vices sont les moeurs du temps. [4,40] XL. DE L'ÉLOQUENCE QUI CONVIENT AU PHILOSOPHE. Vous m'écrivez souvent, je vous en remercie; c'est là, en effet, le seul moyen de vous montrer à moi. Jamais je ne reçois de vos lettres qu'aussitôt nous ne soyons ensemble. Si nous aimons à contempler l'image qui nous rappelle un ami absent, si cette consolation vaine et mensongère trompe un moment notre douleur; que de charmes ne devons-nous pas trouver dans une lettre qui nous reproduit avec vérité, l'expression vivante de l'ami dont nous regrettons l'absence! Oui, dans ces caractères où sa main est empreinte, nous retrouvons encore ce que sa présence avait de plus doux! Le philosophe Sérapion est donc venu dans vos parages? Il parle, vous a-t-on dit, avec une grande volubilité. Dans sa bouche les mots ne se succèdent pas, ils se pressent, ils se poussent, ils viennent en trop grand nombre pour qu'une seule voix y puisse suffire. C'est un défaut dans un philosophe chez lui le débit doit être mesuré comme la conduite; or, la précipitation exclut la mesure. Cette éloquence abondante et rapide qui tombe sans cesse comme des flocons de neige, Homère la prête à l'orateur. Mais, des lèvres du vieillard, il fait découler une éloquence calme et plus douce que le miel. Croyez-moi, ce débit impétueux, ce flux de paroles conviennent plus à un charlatan qu'à celui qui enseigne et pratique de grandes et sérieuses doctrines. Mais je n'aime pas plus la lenteur que la précipitation. L'oreille ne veut être ni assourdie ni accablée. Cette pauvreté, cette sécheresse de langage rendent l'auditeur moins attentif; il s'ennuie à la longue de ces pauses continuelles. Néanmoins la pensée qu'il faut attendre se retient plus aisément que celle qui ne fait qu'effleurer les oreilles. Enfin on dit que le maître donne des leçons à ses disciples : peut-on donner ce qui s'enfuit? Ajoutez que l'éloquence, interprète de la vérité, doit être simple et sans apprêt. L'éloquence populaire n'a pas la vérité pour objet. Émouvoir la foule, entraîner l'inexpérience, voilà son but; elle ne se laisse pas guider, elle s'emporte. Eh! comment régler les autres quand on ne connaît pas de règles ? En un mot, un discours destiné à guérir l'âme, doit au moins descendre au fond de nos coeurs. A quoi servent les remèdes, s'ils ne séjournent dans le corps? Et puis ce verbiage cache un grand vide ; beaucoup de mots, pas d'idées. Vous avez mes craintes à dissiper, mes passions à combattre, mes erreurs à détruire, mes débauches à réprimer, mon avarice à corriger! Pensez-vous faire tout cela à la course? Est-ce en passant qu'un médecin guérit ses malades? Et même, à ne consulter que le plaisir, en trouvet-on, dites-moi, dans ce choc de paroles jetées à l'aventure? Mais on aime à voir une fois les choses que l'on croyait impossibles ; ces artisans de paroles, c'est bien assez de les entendre un moment. Qu'y trouve-t-on à apprendre? à imiter? et que penser de l'esprit d'un orateur si confus, si fougueux, si désordonné? Voyez cet homme qui court sur une pente; il ne peut s'arrêter où il veut, le poids de son corps l'entraîne. Telle est cette éloquence emportée, jamais maîtresse d'elle-même, indigne d'un philosophe. Le philosophe doit placer ses paroles et non les jeter à la hâte, il doit s'avancer pas à pas. - Quoi donc? ne pourra-t-il jamais s'élever? - S'il le peut! oui, certes, mais sans compromettre sa dignité; elle disparaît parmi ces tours de force et ces exagérations. Qu'il ait de l'énergie, mais de la mesure ; que ce soit une source abondante, et non pas un torrent. C'est à peine si je pardonne à l'orateur cette précipitation qui va sans règles et sans lois. Eh! comment pourra-t-il être saisi par un juge quelquefois ignorant et novice, surtout si le vain désir de briller, si un mouvement dont il n'est pas le maître, le mettent hors de lui? Il ne doit hâter, presser ses paroles, que suivant la portée de son auditoire. Vous ferez donc bien de ne pas fréquenter ces orateurs plus curieux de beaucoup dire que de bien dire ; et, s'il y avait un choix à faire, d'imiter plutôt P. Vinicius de qui Asellius disait qu'il traînait ses mots. - Je ne sais comment vous pouvez le trouver éloquent, disait Geminus Varius, il ne peut assembler trois paroles. - Eh bien ! je préférerais en vous le défaut de Vinicius, dût un mauvais plaisant vous railler comme lui. Les mots sortaient un à un de sa bouche, comme s'il dictait ; on lui cria : Parlez, de grâce, ou taisez-vous. En effet, le débit précipité de L. Hatérius, l'orateur le plus célèbre de son temps, est un défaut que doit éviter tout homme sensé. Jamais on ne le vit s'arrêter ni hésiter; il commençait et finissait d'une seule traite. J'avoue que chaque peuple a ses convenances ; l'excès que je blâme est permis chez les Grecs ; nous, au contraire, même en écrivant, nous séparons nos mots. Cicéron lui-même, qui a donné l'essor à l'éloquence latine, Cicéron avait une marche réglée. Notre langue est circonspecte ; elle sent sa dignité et veut la faire sentir. Fabianus, célèbre par ses vertus, son savoir, et ce que je mets au troisième rang, son éloquence, parlait avec aisance plutôt qu'avec rapidité ; c'était de la facilité, et non pas de la vitesse. Telle doit être, selon moi, l'éloquence du sage ; je n'exige pas que ses paroles coulent sans obstacles, et même je préfère en lui la lenteur à la précipitation. Je cherche d'autant plus à vous préserver de ce défaut qu'il n'arrive jamais qu'aux dépens de la honte, et qu'il faut, pour le prendre avoir cessé de rougir et de s'écouter. Ce flux inconsidéré entraîne après soi mille inadvertances que l'on voudrait corriger. Non, cette volubilité n'est pas compatible avec la décence; elle exige d'ailleurs qu'on l'exerce tous les jours, qu'on sacrifie l'étude des choses à celle des mots. Ces mots se présenteraient d'eux-mêmes et viendraient sans travail, qu'il faudrait se modérer. La démarche du sage doit être modeste ; son éloquence ferme et sans audace. Je réduis donc tous mes préceptes à celui-ci : soyez lent à parler. [4,41] XLI. DIEU RÉSIDE DANS L'HOMME DE BIEN. Votre conduite est louable, elle est salutaire, si, comme vous le dites, vous continuez à marcher vers la perfection. Il est insensé de la demander aux Dieux, quand on peut la tenir de soi-même. A quoi bon élever vos mains vers le ciel? supplier le gardien du temple de vous approcher du simulacre, afin d'en être mieux entendu ? Dieu est près de vous, il est avec vous, il est en vous. Oui, Lucilius, un esprit saint réside en nous, qui observe et note nos bonnes et nos mauvaises actions. Comme nous l'avons traité, il nous traite à son tour. Point d'homme de bien en qui Dieu ne réside. Sans cet appui, comment s'élever au-dessus de la fortune ? De lui nous viennent les nobles conseils, les hautes inspirations. Dans le coeur de tout homme de bien, Habite un Dieu : quel est-il ? on l'ignore. S'il s'offre à vos regards une forêt peuplée d'arbres antiques dont les cimes montent jusqu'aux nues, et dont les rameaux entrelacés ferment l'accès à la clarté du jour, cette hauteur prodigieuse, le mystère de cette solitude, ces masses imposantes de verdure qui s'étendent à perte de vue, tout vous révélera la présence d'une divinité. Et cette caverne dont le temps a miné les flancs, et au-dessus de laquelle s'élève une montagne, pour ainsi dire suspendue dans les airs, cette caverne que n'a pas faite la main de l'homme, mais que la nature a si profondément creusée, n'inspirera-t-elle pas à votre âme une religieuse terreur? Les sources des grands fleuves sont l'objet de notre culte; l'éruption subite d'une rivière souterraine a fait dresser des autels ; on vénère les fontaines d'eaux chaudes, et il est des marais qu'a consacrés leur profondeur immense, ou la sombre épaisseur de leurs eaux. Si vous voyez un homme que n'effraye aucun péril, que ne souille aucune passion, heureux dans l'adversité, calme au sein des tempêtes, qui voit les hommes à ses pieds, les dieux à son niveau, ne serez-vous pas saisi d'admiration pour lui ? ne direz-vous pas : Il y a dans cet être quelque chose de grand, de sublime, qui ne saurait être de même nature que ce misérable corps? Ici Dieu se révèle. Oui, une âme grande et modérée qui regarde en pitié toutes les choses d'ici-bas, qui se rit des sujets de nos craintes et de nos espérances, est mue par une impulsion divine. Sans l'appui de la divinité, comment se maintiendrait-elle à cette hauteur ? La plus belle partie de cet être est donc au lieu de son origine. Les rayons du soleil touchent la terre, mais tiennent encore au foyer d'où ils émanent ; de même cette âme sublime et sainte envoyée sur la terre pour nous montrer la divinité de plus près, tout en vivant au milieu de nous, reste encore attachée à la céleste patrie. Elle y tient, elle la regarde, elle y aspire ; c'est un génie supérieur descendu parmi nous. Quelle est cette âme ? celle qui ne se repose que sur ses propres biens. Quelle folie en effet d'admirer dans un homme ce qui lui est étranger! de s'extasier devant ce qui peut en un moment passer à un autre ! Le frein d'or ne rend point un cheval meilleur. Autre est le lion à la crinière dorée, que l'on manie, que l'on force à subir l'affront d'une parure qui l'outrage ; autre le lion du désert, la crinière en désordre, avec sa rude et sauvage fierté. Voyez-le : il bondit, il se précipite; il est tel que la nature l'a fait, terrible, mais beau de la terreur qu'il inspire. Quel contraste avec cet animal languissant et couvert d'or ! On ne doit se glorifier que de ce qui est sien. On aime une vigne dont les sarments sont chargés de grappes, dont les appuis succombent sous le faix. Ira-t-on lui préférer une vigne, au raisin, au feuillage d'or? Non, le mérite de la vigne est dans sa fertilité ; chez l'homme, il faut louer ce qui est de l'homme. Il a de beaux esclaves, un palais magnifique, des moissons abondantes, un ample revenu; tout cela n'est pas lui, mais bien son entourage. Admirez en lui ce qu'on ne peut ni lui donner ni lui ravir, ce qui est propre à l'homme ; c'est-à-dire son âme, et, dans son âme, la sagesse. L'homme est un être raisonnable ; il fait son bonheur en remplissant sa destination. Or, que veut de lui la raison? Rien que de très facile; qu'il vive conformément à sa nature. Mais la folie générale y met de grands obstacles ; on se pousse mutuellement au vice; et comment ramener à la raison des hommes que personne ne retient, et que la foule entraine?