[3,0] Livre trois. [3,22] XXII. DES CONSEILS. ABANDONNER LES AFFAIRES. Vous sentez enfin la nécessité de vous arracher à ces brillantes mais dangereuses occupations; mais vous me demandez les moyens d'y parvenir. - Certains avis ne se donnent que de vive voix. Le médecin ne prescrit pas par lettres l'heure du repas ou du bain; il tâte le pouls du malade. «C'est sur l'arène, dit un vieux proverbe, que le gladiateur se décide.» Un regard de l'adversaire, un mouvement de sa main, la pose même de son corps, sont des traits de lumière pour un oeil attentif. Sur les usages et les devoirs, on peut énoncer des préceptes généraux de vive voix et par écrit : c'est ainsi qu'on en adresse aux absents et même à la postérité; mais, sur le moment, ou sur la manière d'agir, on ne peut rien statuer de loin; il faut prendre conseil de la circonstance. Il faut plus qu'être présent, il tant encore être attentif, pour épier l'occasion fugitive.Soyez donc toujours aux aguets; la voyez-vous? saisissez-la. Avec toute l'énergie, toute la vigueur dont vous êtes capable, secouez les fers qui vous retiennent. Et même je vais prononcer votre arrêt; écoutez bien : je vous condamne à quitter ou votre genre de vie ou la vie; mais je vous engage en même temps à prendre la voie la plus douce. Les liens dont vous vous êtes embarrassé, il vaut mieux les délier que de les rompre; mais il faut les rompre, s'il n'y a pas moyen de les délier. Nul homme n'est assez lâche pour ne pas aimer mieux tomber une fois, que de rester toujours suspendu. En attendant, l'essentiel est de ne vous pas embarrasser de nouveaux soins; tenez-vous en à ceux auxquels vous êtes descendu, ou dans lesquels vous êtes tombé, comme vous préférez le faire croire. Un pas encore, et vous n'avez plus d'excuse, et votre chute ne sera plus telle à tous les yeux. Rien de plus mensonger que ces excuses banales : «Je n'ai pu faire autrement; je l'aurais voulu que j'y étais forcé.» Eh! qui est forcé de courir après la fortune? Trop faible pour l'arrêter, vous pouvez lui résister, et ne pas seconder son impulsion. Puis-je, sans vous offenser, joindre à mes propres lumières celles de quelques conseillers plus sages, auxquels j'ai recours dans mes délibérations? J'ai lu une lettre d'Épicure à Idoménée, relative à notre sujet. Il lui recommande «de fuir à la hâte et de toutes ses forces, avant qu'une puissance supérieure intervienne, et lui ôte la liberté de faire retraite.» Néanmoins, il ajoute : «Ne tentez rien qu'au moment favorable : épiez-le, ce moment; et une fois venu, emparez-vous de lui.» Il défend de dormir, quand il faut songer à la fuite ; et du pas le plus difficile, il promet une sortie heureuse à qui sait ne pas devancer l'occasion, mais aussi ne pas la manquer. Maintenant, sans doute, vous désirez connaître l'avis des stoïciens. Allez, on ne peut les accuser de témérité; ils sont plus prudents encore que courageux. Vous vous attendez peut-être de leur part à ce langage : «C'est une honte de plier sous le faix. Une fois aux prises avec un devoir pénible, il faut lutter avec courage. Il n'y a ni intrépidité ni grandeur à fuir la fatigue. Le courage s'accroît par la difficulté même.» Ils vous diraient encore sans doute : «Si votre persévérance devait trouver une récompense digne d'elle; si elle ne vous exposait pas à faire ou à souffrir des choses indignes d'un homme de bien.» Mais non : le sage ne s'use point par des travaux sordides et avilissants ; il veut aux affaires d'autres motifs que les affaires elles-mêmes. Il n'aura pas même le triste courage que vous lui supposez; exposé aux orages de l'ambition, il se lassera de les supporter. A la vue des bancs de sable, des écueils, des abîmes qui l'entourent, il reculera, et, sans lâcher pied, se mettra peu à peu en lieu de sûreté. Il est facile, mon cher Lucilius, de se dérober aux occupations, quand on en méprise le salaire : c'est ce salaire qui nous arrête et nous retient. - «Quoi ! renoncer à de si belles espérances! partir au moment de la récolte, et partir seul ! voir sa litière sans escorte, ses portiques déserts! » - Voilà les biens dont l'homme se sépare à regret; il déteste ses misères, mais il en aime le fruit. Il se plaint de l'ambition, comme un amant se plaint de sa maîtresse. N'en soyez pas la dupe. c'est de l'humeur et non de la haine qu'il nourrit contre elle. Examinez-les de près, ces hommes qui se plaignent de ce qu'ils ont tant désiré :vous les verrez demeurer volontairement sous un joug qu'ils disent si pénible et si misérable. Oui, Lucilius, s'il en est que l'esclavage tient, il en est plus encore qui tiennent à l'esclavage. Mais vous êtes bien résolu à déposer votre chaîne; mais la liberté vous est réellement chère; le seul but de vos délibérations est de l'acquérir exempte d'inquiétudes perpétuelles. Alors, toute la cohorte des stoïciens vous applaudira; les Zénon, les Chrysippe vous suggéreront des résolutions modérées, louables et conformes à la raison. Mais si le but de vos délais est de grossir votre bagage, d'amasser des trésors pour votre retraite, jamais vous n'en trouverez la fin. On ne nage pas loin avec un fardeau. Gagnez le port d'une vie meilleure; les dieux vous favorisent, et vous favorisent non pas comme ces malheureux auxquels ils accordent, d'un air de bienveillance et de bonté, de brillantes calamités : excusables en cela, que c'est aux instances des mortels, qu'ils accordent: ces poisons qui les brûlent et les torturent. Je cachetais ma lettre; il faut la rouvrir, pour qu'elle vous arrive avec le petit présent d'usage et vous transmette quelque belle sentence. En voici précisément une qui me revient, et où la vérité le dispute à l'éloquence. - L'auteur? - Est Épicure; je me pare encore des dépouilles étrangères : «Tel homme sort de la vie, comme s'il ne faisait que d'y entrer.» Prenez le premier venu, jeune, vieux, entre les deux âges; vous le trouverez également effrayé de la mort, également ignorant de la vie. L'on n'a rien de fait, car on ne bâtit que sur l'avenir. Rien ne me plaît, dans cette maxime, comme ce reproche d'enfance fait à des, vieillards. «Personne, dit-elle, ne sort de la vie autre qu'il est né.» - Maxime fausse, du reste : on meurt pire que l'on n'est né; la faute en est à nous, et non pas à la nature. Elle est en droit de se plaindre de nous, et de nous dire : - Qu'est- ce-ci? Je vous ai fait exempts de passions, de craintes, de superstition, de perfidie, et de tous les autres maux; allez-vous-en tels que vous êtes venus. Il possède la sagesse, celui qui meurt avec la tranquillité qu'il avait en naissant. Mais la tête nous tourne en présence du péril; nos esprits nous abandonnent, notre front pâlit, et de nos yeux tombent d'inutiles pleurs. Quelle honte d'être inquiets sur le seuil même de la sécurité ! quelle honte ! car ils ne laissent en nous que du vide, ces biens dont le regret nous tourmente à la mort. Rien ne s'en est arrêté dans notre âme; tout a passé au travers, tout s'est écoulé jusqu'à la dernière goutte. On ne cherche pas à bien vivre, on cherche à vivre longtemps; et pourtant, bien vivre est à la portée de tout le monde, vivre longtemps n'appartient à personne. [3,23] XXIII. LA PHILOSOPHIE SOURCE DES VÉRITABLES JOUISSANCES. Que vais-je vous écrire? que l'hiver nous a traités avec indulgence, ayant été court et modéré? que le printemps est bien incertain, et nous amène des froids tardifs? et mille futilités semblables que l'on dit pour le plaisir de parler ? Non, Lucilius, mes lettres auront pour tous deux un but d'utilité. Or, ce but, quel peut-il être, sinon de vous exhorter à la sagesse? Et la base de la sagesse, quelle est-elle ? me dites-vous. De ne pas avoir de joies frivoles. Qu'ai-je dit, la base? c'en est bien le faîte. Oui, l'on est au faîte de la perfection, quand on connaît les véritables sujets de joie, quand on ne fait pas autrui l'arbitre de son bonheur. Quelles inquiétudes, au contraire, quel doute cruel, quand on est stimulé par l'espoir, l'objet de nos voeux fût-il sous notre main et facile à obtenir; n'eût-on jamais été déçu dans ses espérances! Avant tout, Lucilius, apprenez à vous réjouir. Et ne pensez pas que ce soit vous enlever une foule de jouissances, que de vous ôter les jouissances fortuites, et l'espoir, la plus douce de toutes ! Loin de là, Lucilius, j'entends que jamais la joie ne vous manque; je veux vous la rendre pour ainsi dire domestique, et elle le sera, si elle part du coeur. Les autres joies ne vont pas à l'âme, joies futiles, à moins que l'homme heureux, à votre compte, ne soit l'homme qui rit. L'âme doit être pleine d'allégresse et de confiance, et supérieure aux événements. Croyez-moi, c'est une chose sérieuse, que la véritable joie. Est-ce avec un front épanoui, dites-moi, est-ce avec des yeux riants, pour parler comme ces efféminés, que l'on méprise la mort? que l'on ouvre sa porte à la pauvreté? que l'on retient ses passions sous le joug? que l'on s'étudie à vaincre la douleur? Elle est grande, la joie fruit de ces pénibles sacrifices ; mais elle n'a pas le rire sur les lèvres. C'est elle dont je veux vous assurer la possession; jamais elle ne vous manquera, une fois que vous en aurez découvert la source. Les mines les plus pauvres se trouvent à la surface du sol; celles, au contraire, qui étendent leurs filons à une grande profondeur, celles-là sont les plus abondantes, et offrent une plus ample récompense à la persévérance du mineur. Ainsi, ce qui charme le vulgaire ne lui procure que des jouissances vaines et superficielles; et toute joie qui vient du dehors manque de fondement. C'est une joie solide, que celle dont je vous parle, et à laquelle je m'efforce de vous amener; une joie qui a plus de profondeur que de superficie. Prenez, je vous en conjure, ô mon cher Lucilius, prenez le seul chemin qui puisse vous mener à la félicité; rejetez, foulez aux pieds ces biens qui brillent d'un éclat étranger; n'envisagez que le véritable bonheur, et soyez heureux de votre propre fonds. - Qu'est-ce, "de votre propre fonds?" - Soyez heureux de vous-même, de la plus belle partie de votre être. En effet, ce misérable corps, quoique l'instrument obligé de toutes nos actions, est un objet plus nécessaire qu'important. Frivoles, éphémères, suivis du repentir, les plaisirs qu'il procure deviennent l'opposé du plaisir, si la sagesse n'y met des bornes. Oui, Lucilius, le plaisir touche à la douleur; il y tombe, s'il ne sait s'arrêter. Or, s'arrêter est bien difficile, quand on croit être dans le bon chemin. Pour le vrai bonheur, on peut en être avide sans danger. Quelle est sa nature? me dites-vous; quels en sont les éléments? Les voici : une bonne conscience, des intentions pures, la droiture dans les actions, le mépris pour les biens fortuits, une longue et tranquille persévérance dans une vie toujours uniforme. Ces hommes, en effet, qui s'élancent de projets en projets, ou plutôt qui s'y laissent pousser par le hasard, comment peuvent-ils se faire un sort fixe et durable, toujours égarés qu'ils sont, et toujours en suspens? Qu'il en est peu, qui disposent eux-mêmes de leur personne et de leurs actions ! Les autres ne vont pas, ils sont entraînés; semblables à ces objets qui flottent sur les eaux, et dont les uns s'arrêtent ou voguent lentement sur l'onde paisible, les autres sont emportés par la rapidité du courant; ceux-ci déposés sur la rive par le flot qui expire, ceux-là impétueusement lancés jusqu'à la mer. Il faut donc, avant tout, fixer le but de nos désirs, et ne pas nous en détourner. C'est ici le lieu de payer ma dette. Je puis vous rendre le mot de votre Épicure, et acquitter cette lettre. «Il est fàcheux de toujours commencer à vivre; » ou, si l'idée vous paraît mieux exprimée de cette manière : «C'est une triste vie, que celle qui commence toujours.» - Comment cela? dites-vous car le mot demande explication. - C'est qu'une pareille vie est toujours imparfaite; peut-on être prêt à la mort, quand on entre dans la vie ? Faisons en sorte d'avoir toujours assez vécu; et comment le croire, quand on ne fait que de se mettre à vivre? Et ne pensez pas que le nombre de ces insensés soit si petit; presque tout le monde est dans le même cas. Il en est qui ne commencent la vie qu'au moment de la finir. Cela vous surprend ; mais voici qui va vous surprendre encore davantage : tel cesse de vivre, avant d'avoir commencé. [3,24] XXIV. DES CRAINTES DE L'AVENIR ET DE LA MORT. Un ennemi furieux vous intente un procès dont l'issue vous inquiète; et vous attendez de moi quelque exhortation à compter sur l'avenir, à ouvrir votre âme aux charmes de l'espérance. Vous voulez que je dise : A quoi bon courir au-devant du malheur et anticiper ses misères? Elles viendront assez tôt, quand il faudra les souffrir ; et à quoi bon, par la crainte de l'avenir, empoisonner le présent? Certes, il y a de la folie, parce que l'on doit être malheureux un jour, à l'être dès aujourd'hui ; mais c'est par une autre route que. je veux vous conduire à la sécurité. Voulez-vous déposer toute inquiétude, regardez vos alarmes comme près de se réaliser. Mesurez dans toute son étendue le malheur qui vous menace, et réglez vos craintes sur le résultat; vous verrez qu'ils sont ou de peu d'importance ou de peu de durée, ces maux que vous redoutez. Et vous n'aurez pas loin à chercher, pour réunir une foule d'exemples propres à vous enhardir; tout siècle en a produit. Sur quelque époque de notre histoire que vous jetiez les yeux, au dedans comme au dehors, vous trouverez des grandshommes créés par la philosophie ou par l'enthousiasme. Est-il rien de plus pénible que d'être condamné à la prison, à l'exil ? rien de plus terrible que le supplice du feu, que la peine de mort? Eh bien ! prenez à part chacun de ces maux, et opposez-lui tous ceux qui l'ont bravé; la peine sera de les choisir, et non de les chercher. La condamnation de Rutilius ne lui causa d'autre chagrin que celui de voir un jugement injuste. Métellus supporta l'exil avec fermeté, Rutilius avec joie; le premier accorda son retour à la république; Rutilius refusa le sien à Sylla, auquel, à cette époque, on ne refusait pas. Socrate disserta dans sa prison; sa fuite était assurée; il refusa de sortir, et resta, pour enlever aux hommes la crainte des deux maux les plus redoutés, la prison et la mort. Mucius posa sa main sur un brasier ardent. Il est cruel d'être brûlé; mais qu'il l'est plus encore de se brûler soi-même! Voilà donc un homme étranger à toute instruction, qui n'a pas appris par théorie à vaincre la mort et la douleur; le voilà qui, sans autre inspiration qu'un courage guerrier, venge sur lui-même l'inutilité de ses efforts. Sa main découle goutte à goutte sur le brasier ennemi; il la regarde froidement; ses chairs fondues laissent ses os à découvert : il ne la retire pas; c'est l'ennemi qui lui enlève le brasier. 0 Mucius ! ce camp pouvait te voir plus heureux, mais non plus intrépide. Et jugez combien le courage est plus ardent à voler au-devant des supplices que la cruauté à les ordonner. Porsenna pardonne plus volontiers à Mucius de l'avoir voulu tuer, que Mucius ne se pardonne de n'avoir pu tuer Porsenna. - Lieux communs, direz-vous, dont on amuse les écoles ! Bientôt, quand nous en serons au mépris de la mort, vous nous citerez Caton. - Et pourquoi pas ? qui m'empêche de le peindre, à cette nuit dernière, un Platon dans les mains, un poignard sous son chevet: deux ressources qu'il s'était ménagées dans ce moment critique, ici la volonté, là le moyen de mourir. Après avoir réglé, autant qu'elles pouvaient l'être, les affaires d'un parti expirant et ruiné. il fallait ôter au vainqueur ou le pouvoir de faire périr Caton, ou la gloire de lui pardonner; il tire ce fer qu'il avait, jusqu'à ce jour, gardé pur de sang humain : « Non, non, Fortune, dit-il, tu n'as rien gagné à repousser tous mes efforts. Si j'ai combattu jusqu'ici, c'était pour la liberté de mon pays, et non pour la mienne. Ce que j'ai voulu si opiniâtrement, ce n'était pas de vivre libre, mais parmi des hommes libres. Maintenant que le salut du monde est désespéré, assurons celui de Caton.» Il dit, et se porte le coup mortel. Les médecins bandent sa blessure; il a perdu de son sang, perdu de ses forces, mais rien de son courage. Furieux, non plus contre César, mais contre lui-même, il plonge ses mains désarmées dans sa plaie, et sa grande âme, cette fière ennemie du pouvoir tyrannique, il la fait sortir, ou plutôt il la chasse. Si j'accumule ces exemples, ce n'est pas pour exercer mon esprit, mais pour vous encourager contre les maux en apparence les plus redoutables. Ma tâche est facile : il suffit de vous montrer que les grands courages ne sont pas les seuls à mépriser ce moment du dernier soupir, et que parfois des hommes, lâches pour tout le reste, ont trouvé, pour mourir, l'héroïsme des plus intrépides. Tel fut Scipion, le beau-père de Pompée. Rejeté sur l'Afrique par les vents contraires, et près de tomber au pouvoir de l'ennemi, il se perce de son épée, et, comme on demandait où était le général : «Le général, dit-il, est en sûreté.» Parole qui l'égala à ses ancêtres, et ne laissa point interrompre la gloire prédestinée aux Scipions en Afrique. II était beau de triompher de Carthage: il le fut plus encore de triompher de la mort. «Le général est en sûreté ! » Un général, le général de Caton, devait-il mourir autrement ? Et sans remonter à nos annales, sans rassembler dans chaque âge les exemples si nombreux de ceux qui ont méprisé la mort, jetez les yeux sur notre siècle, sur ce siècle accusé par nous de mollesse et de dissolution. Combien de personnes de tout rang, de toute fortune, de tout âge, ont, par le trépas, mis un terme à leurs maux ! Croyez-moi, Lucilius, la mort. n'est point à craindre; loin de là, nous lui devons le plus grand des biens. Ne vous alarmez donc pas des menaces d'un ennemi; vous pouvez, je le sais, être fort de votre conscience; mais comme une foule de considérations étrangères influent sur les jugements, tout en comptant sur l'équité, soyez prêt à l'injustice. N'oubliez pas surtout d'ôter aux choses leur appareil, d'en pénétrer le fond; vous verrez qu'elles n'ont rien de terrible que la terreur qu'elles inspirent. Ce qui arrive aux petits enfants, nous arrive à nous, grands enfants que nous sommes : comme eux, nous avons peur de nos amis, de nos connaissances, de nos camarades, quand nous les voyons masqués. Mais ce n'est pas aux hommes seulement, c'est encore aux choses qu'il faut ôter le masque, et rendre leur forme naturelle. Pourquoi ces glaives, ces feux, cette horde de bourreaux qui frémit autour de toi? Écarte cet attirail qui te cache, et te rend l'effroi des faibles. Tu es la mort; mon esclave, ma servante te bravaient hier. Quoi ? encore tes fouets! tes chevalets ! encore ces appareils à torturer chaque membre, ces instruments à disséquer un homme en détail! Laisse là ces épouvantails; fais taire ces gémissements, ces cris aigus, ces accents entrecoupés qu'arrachent les tourments. Tout cela n'est que la douleur ; ce goutteux la méprise; ce voluptueux épuisé la supporte au sein des plaisirs; cette jeune femme lui résiste dans les souffrances de l'enfantement. Elle est légère, si je puis la supporter; courte, si je ne le puis. Méditez ces paroles; vous les avez souvent entendues, souvent répétées; prouvez parles effets que vous ne les avez ni entendues ni répétées en vain. Rien de si honteux, et c'est le reproche qu'on nous fait, que d'être philosophes par le langage, et non par les actions. Mais quoi! savez-vous d'aujourd'hui que vous êtes menacé de la mort, de l'exil, de la douleur? C'est pour les souffrir que vous êtes né. Croyons que tout ce qui est possible, ne manquera pas d'arriver. Ces règles que je vous trace, je sais que vous les avez suivies; ce que je vous recommande maintenant, c'est de ne pas abandonner votre âme à ces inquiétudes; elles en émousseraient la vigueur, elles lui ôteraient la force nécessaire pour se relever. Sacrifiez votre intérêt personnel à l'intérêt général; dites : J'ai un corps fragile et mortel; il n'a pas seulement à souffrir de l'injustice et de la tyrannie; pour lui, le plaisir même se change en douleur. La bonne chère est suivie d'indigestion ; l'ivresse, de la torpeur et du tremblement des nerfs; la débauche, de douleurs cruelles dans les pieds, les mains, dans toutes les articulations. Je serai pauvre? je serai du plus grand nombre. Exilé? le lieu de mon exil sera pour moi la patrie. Enchainé? à votre avis, suis-je donc libre à présent? La nature y a mis bon ordre en me courbant sous le joug du corps. Je mourrai? partant je ne serai plus sujet ni aux maladies, ni à la prison, ni à la mort. Je ne suis pas assez simple pour redire à cette occasion l'éternel refrain d'Épicure, que la crainte des enfers est une crainte chimérique; qu'il n'y a pas d'Ixion qui tourne sur sa roue, de Sisyphe dont les épaules fassent remonter un rocher, de misérable dont les entrailles puissent renaitre éternellement sous le bec qui les ronge. Qui est assez enfant aujourd'hui pour craindre et Cerbère, et les sombres rivages, et cet assemblage d'ossements décharnés dont on pare les larves? La mort anéantit l'homme ou le délivre. Délivrés, le meilleur de nous-mêmes nous reste; notre fardeau nous a quittés; anéantis, rien ne nous reste; biens et maux, tout a disparu. Permettez-moi de citer ici un de vos vers; mais songez, je vous en préviens, que vous l'avez fait pour vous-même aussi bien que pour les autres. S'il est honteux de parler autrement qu'on ne pense, il est plus honteux encore d'écrire contre sa conscience. Vous développiez cette pensée si vraie : nous ne tombons pas tout d'un coup dans la mort, nous y avançons pas à pas. Nous mourons chaque jour; chaque jour nous enlève une partie de notre existence, et, plus nos années s'accroissent, plus notre vie décroît. L'enfance nous échappe, puis l'adolescence, puis la jeunesse ; tout le temps passé jusqu'à ce jour est perdu pour nous, et même ce jour présent, nous le partageons avec la mort. Ce n'est pas la dernière goutte écoulée qui vide une clepsydre, ce sont toutes celles qui l'ont précédée : ainsi notre heure dernière ne fait pas à elle seule la mort, mais seule elle la consomme. Alors nous arrivons au terme, mais nous y marchions depuis longtemps. Après avoir développé cette pensée avec votre éloquence habituelle, toujours élevée, mais jamais plus entraînante que lorsqu'elle exprime la vérité , vous ajoutiez : "Il est plus d'un trépas, mais le dernier emporte." Lisez vos écrits plutôt que ma lettre; ils vous prouveront que cette mort si redoutée est la dernière, et non pas la seule. Mais je vous vois chercher des yeux si ma lettre contient quelque pensée généreuse, quelque précepte salutaire. Voici des maximes qui se rapportent au sujet que nous venons de traiter. Épicure ne blâme pas moins ceux qui désirent la mort que ceux qui la craignent : «Quelle folie, dit-il, de courir à la mort par dégoût de la vie, quand c'est votre genre de vie qui vous force à courir au trépas!» Et ailleurs : «Quoi de plus ridicule que d'invoquer la mort, quand c'est la crainte de la mort qui empoisonne votre vie!» Vous pouvez y joindre ce mot marqué du même cachet : «Telle est l'imprudence des hommes, que dis-je ? telle est leur folie, que parfois la crainte de mourir les pousse vers la mort.» Chacune de ces pensées, quelle que soit celle que vous méditiez, enhardira votre âme à souffrir ou la mort ou la vie. En effet nous devons également apprendre à ne pas trop aimer ni trop haïr la vie. Lors même que la raison nous prescrit d'y mettre fin, il ne faut pas se jeter dans la mort en furieux et avec précipitation. L'homme courageux, le sage ne fuit pas de la vie; il en sort. Avant tout, préservons-nous d'une passion trop commune, la passion de mourir. Oui, Lucilius, la mort, comme les autres objets, peut inspirer un penchant déréglé, penchant qui domine souvent les âmes grandes et généreuses, souvent aussi les âmes faibles et pusillanimes : les unes méprisent la vie, les autres en sont accablées. Il en est que l'ennui prend de faire et de voir toujours les mêmes choses; ils n'ont pas l'horreur, mais le dégoût de la vie, dégoût où mène la philosophie, quand elle dit : «Eh quoi ! toujours la même chose ! toujours veiller ou dormir ! être rassasié ou avoir faim ! avoir froid ou avoir chaud! Rien ne finit; toujours le même cercle d'objets, tout fuit et se succède. Le jour succède à la nuit, la nuit au jour. L'été fait place à l'automne, l'automne fuit devant l'hiver, l'hiver lui-même est dépossédé par le printemps; tout passe pour revenir. Rien de nouveau à faire, rien de nouveau à voir." De cette uniformité naît quelquefois le dégoût; et combien de gens regardent la vie comme une chose, sinon douloureuse du moins fort inutile ! [3,25] XXV. DANGERS DE LA SOLITUDE. AVANTAGES DE LA PAUVRETÉ. Pour ce qui est de nos deux amis, il faut prendre à l'égard de chacun une route différente : dans l'un, il faut corriger le caractère ; dans l'autre, il faut le rompre. Avec celui-ci, liberté entière; je ne suis pas son ami, si je ne le heurte pas.- Quoi! tenir en tutelle un pupille de quarante ans! mais à cet âge l'âme n'est ni souple ni maniable; on ne peut la façonner de nouveau, on ne façonne que ce qui est tendre. - Je ne sais si je dois réussir; toujours aimé-je mieux manquer de succès que de zèle. On peut espérer guérir le mal le plus opiniâtre, en combattant l'intempérance du malade, en le forçant de suivre ou de souffrir un régime qui lui déplaît. Je n'ai pas non plus grande confiance en l'autre; seulement, jusqu'ici il rougit de mal faire. Cette honte, il faut l'entretenir; tant qu'elle lui restera, elle sera d'un heureux augure pour son salut. Avec ce vétéran, les ménagements sont nécessaires; il ne faut pas qu'il désespère de lui; et, pour l'attaquer, pas de moment plus favorable que celui où son naturel repose, où il parait corrigé. Ces intervalles de réforme en imposent aux autres, mais ils ne me trompent pas; je m'attends à voir ses vices revenir avec aggravation; ils dorment, mais ne sont pas détruits. Je consacrerai quelque temps à sa guérison; l'expérience me dira si son mal est incurable ou non. Pour vous, gardez toujours cette courageuse attitude; réduisez tout ce luxe; de ce que nous possédons, rien ne nous est nécessaire. Rentrons sous les lois de la nature; nous voilà riches, nos besoins ne coûtent rien ou peu de chose. Du pain et de l'eau, tel est le voeu de la nature; on est toujours assez riche pour y satisfaire. «Borner là ses désirs, c'est le disputer en bonheur à Jupiter lui-même, » comme le dit Épicure, dont je confie un mot à cette lettre. «En tout, dit-il, agissez comme si vous étiez sous les yeux d'Épicure.» Il est utile, sans contredit, de s'imposer un gardien, un modèle à suivre, un témoin de ses plus secrètes pensées. Peut-être même est-il plus beau de vivre comme continuellement en présence d'un homme de bien, mais c'est assez déjà de vivre sous les yeux d'un spectateur quel qu'il soit. La solitude est conseillère de tout mal. Quand vous serez assez avancé pour savoir vous respecter vous-même, vous pourrez congédier votre précepteur; jusque-là, couvrez-vous de l'autorité d'autrui. Prenez ou Caton, ou Scipion, ou Lélius, ou quelqu'un de ces hommes vertueux, dont l'aspect fait rentrer le méchant dans le devoir; mais songez à vous rendre tel que vous n'osiez pécher en votre présence. Quand vous en serez là, et que vous commencerez à vous honorer vous-même, je vous abandonnerai à votre conduite, suivant le conseil du même Épicure : «Le moment de rentrer en soi-même, c'est quand on est forcé de se mêler à la foule.» Il ne faut pas que vous ressembliez à cette multitude. Du moment où vous pouvez sans risque vous retirer en vous-même, regardez les autres . pas un qui ne fût mieux avec autrui qu'avec soi-même. Oui, «c'est au milieu de la foule que vous devez rentrer en vous-même, » si vous êtes vertueux, modéré, sans passion; sinon, cherchez dans la foule un asile contre vous-même : seul, vous êtes trop près d'un méchant. [3,26] XXVI. ÉLOGE DE LA VIEILLESSE. Je vous disais dernièrement encore que la vieillesse était devant moi; je crains bien aujourd'hui de l'avoir dépassée. Ce n'est plus au nombre de mes années, à un corps usé comme le mien, que convient le nom de vieillesse; il désigne l'affaiblissement de l'être, et non sa dissolution. Rangez-moi, je vous prie, parmi les décrépits et les agonisants. Et pourtant, je m'en félicite auprès de vous, les injures du temps ne se font pas sentir en moi à l'âme comme au corps; je n'ai de vieilli que les vices et leurs organes. Mon âme est pleine de vigueur, et ravie de n'avoir presque plus rien de commun avec le corps; elle se sent en partie délivrée de son fardeau; elle triomphe, elle me donne un démenti sur ma vieillesse; c'est pour elle la fleur de l'âge. Il faut bien l'en croire : laissons-la jouir de son bonheur. Je me plais à examiner, à démêler, dans ce calme d'une âme si bien réglée, les effets de l'âge et ceux de la sagesse; à faire exactement la part de l'impuissance et celle de la modération; à voir s'il y a des choses que je puisse et ne veuille pas faire; car, pour celles que mon âge m'interdit, je suis bien loin d'en regretter la privation. Eh! qu'ai-je à me plaindre? le grand malheur, que ce qui doit finir s'éteigne par degrés! - Mais c'est un grand malheur, direz-vous, de se sentir décliner, dépérir, dissoudre pour mieux dire; car nous ne sommes pas terrassés, anéantis d'un seul coup; minés insensiblement, nous voyons nos forces décroitre chaque jour. - Eh ! Lucilius, quelle mort plus heureuse, que d'être conduit pas à pas vers le terme par une dissolution naturelle? Non que je regarde comme un mal un coup de foudre, une mort soudaine; mais elle est douce, cette voie qui nous mène lentement hors de la vie. Pour moi, qui touche au moment de l'épreuve, au jour qui va décider de tous mes jours, je veille sur moi-même, et me tiens ce langage : «Non, jusqu'à ce jour, mes actions, mes paroles n'ont rien prouvé; interprètes vagues et trompeurs de l'âme, ils la déguisent sous des dehors flatteurs; la mort seule me révélera mes progrès. Je vais donc me préparer sans crainte à ce jour où, laissant de côté le fard et l'artifice, je prononcerai sur moi-même; je dirai si mon courage était dans le coeur ou sur les lèvres; si ces défis généreux portés à la Fortune, n'étaient dans ma bouche que le rôle d'un comédien. Laisse là l'estime des hommes; accordée au vice comme à la vertu, elle ne prouve rien ; laisse là ces études de toute ta vie : la mort, la mort seule, voilà ton juge. Oui, ces disputes savantes, ces entretiens philosophiques, ces maximes puisées dans les livres des sages, ces doctes conférences ne prouvent pas le véritable courage : que de gens parlent en héros ! Tesoeuvres, on ne les verra qu'à ton dernier soupir ---. Eh bien ! ,j'accepte cette loi ; je ne crains pas le tribunal de la mort.» Voilà ce que je me dis, à moi ; mais regardez-les, ces paroles, comme adressées à vous-même. Vous êtes plus jeune? eh! qu'importe? la mort ne compte pas les années. Vous ne savez en quel lieu elle vous attend; attendez-la donc en tout lieu. J'allais finir ici ma lettre, et je me préparais à la cacheter; mais notre pacte est sacré : il ne faut pas la mettre en route sans provision. Je ne vous dirais pas à qui j'emprunte, que vous sauriez à quel trésor je puise. Encore quelque temps, et vous serez payé de mes propres fonds; en attendant, voici ce que me prête Épicure : «Lequel vaut mieux, dit-il, que la mort vienne vers nous, ou nous vers elle.?» Voilà qui est clair: il est bon d'apprendre à mourir. Peut-être trouverez-vous inutile d'apprendre ce qui ne doit servir qu'une fois? c'est précisément pourquoi il faut s'y préparer : il faut toujours étudier, quand on n'est jamais sûr de savoir. Pensez à la mort, c'est-à-dire, pensez à la liberté. Apprendre la mort, c'est désapprendre la servitude, c'est se montrer au-dessus ou du moins à l'abri de toute tyrannie. Eh ! que me font à moi les cachots, les satellites, les verrous! j'ai toujours une porte ouverte. Une seule chaîne nous retient; c'est l'amour de la vie. Sans la briser entièrement, il faut l'affaiblir de telle sorte, qu'au besoin elle ne soit plus un obstacle, une barrière qui nous empêche de faire à l'instant ce qu'il nous faut faire tôt ou tard. [3,27] XXVII. LA VERTU SEULE PROCURE UN BONHEUR VÉRITABLE. Vous me donnez des avis, dites-vous. Sans doute vous vous êtes déjà averti, déjà corrigé vous-même ! et c'est pour cela que vous vous occupez de corriger les autres ? - Non, Lucilius; malade moi-même, je n'ai pas la folle prétention de guérir autrui ; mais, couché, pour ainsi dire, dans la même infirmerie, je m'entretiens avec vous de nos souffrances mutuelles; je vous communique mes recettes. Les discours que vous entendez, c'est à moi-même qu'ils s'adressent. Je vous introduis au fond de mon âme, et là, en votre présence, je me fais des reproches, je me dis: «Compte tes années, et tu rougiras d'avoir encore les caprices, les projets de ton enfance. Préviens le jour de ta mort; fais mourir tes vices avant toi ; arrache-toi à ces plaisirs orageux qui coûtent si cher, aussi funestes après qu'avant la jouissance. Le trouble survit au crime ignoré; les voluptés criminelles entraînent le repentir. Elles n'ont rien de solide, rien de durable; elles sont éphémères, quand elles ne sont pas nuisibles. Aspire plutôt à un bonheur constant; or, il n'en est pas pour l'âme, si elle ne le tire d'elle-même. La vertu seule procure un bonheur perpétuel et inaltérable. Les obstacles qu'elle peut rencontrer ne sont que de légers nuages qui passent au-dessous d'elle, sans en éclipser la splendeur. Quand seras-tu appelé à jouir de cette félicité? Tu continues à la chercher, mais tu te hâtes d'y atteindre. Que d'ouvrage il te reste à faire ! que de veilles et de travaux pour atteindre ce but! et nul autre ne peut le faire par procuration; point de substituts ici, comme en certains genres de littérature. Nous avons connu le riche Calvisius Sabinus ; il avait les biens d'un affranchi ; il il en avait de plus le caractère. Jamais je n'ai vu d'homme en qui la fortune eût plus mauvaise grâce. Sa mémoire était infidèle au point qu'il oubliait tantôt le nom d'Ulysse, tantôt celui d'Achille, tantôt celui de Priam, noms qu'il connaissait aussi bien, du reste, que nous connaissons ceux de nos pédagogues. Jamais vieux nomenclateur, forgeant les noms au lieu de les dire, n'estropia les notes des citoyens romains, comme notre Sabinus ceux des Troyens et des Grecs; et pourtant il voulait à toute force être savant. Voici donc l'expédient qu'il imagina. Il achète à grands frais des esclaves pour retenir, l'un Homère, l'autre Hésiode : les poëtes lyriques formaient autant de départements assignés à neuf esclaves. Qu'il les ait payés fort cher, rien d'étonntant à cela; il ne les trouva pas tout faits, il fallut les commander. Avec cette recrue, il se met à harceler ses convives. Voulait-il citer un vers, il trouvait à ses pieds à qui le demander; mais souvent il restait court au milieu de sa citation. Satellius Quadratus, un de ces parasites qui, vivant aux dépens de la sottise des riches, les flattent par conséquent, et (ce qui en est une suite non moins nécessaire) les tournent en ridicule, Satellius lui conseilla de monter également un répertoire de grammairiens. Chaque esclave me revient à cent mille sesterces, disait Sabinus. Vous auriez eu les manuscrits à moins, répliqua le parasite. Néanmoins, notre riche croyait tout de bon savoir ce qu'on savait chez lui. Le même Satellius lui conseillait de s'exercer à la lutte, lui maigre, pâle, infirme. Eh! comment le puis-je? répondit Sabinus ; c'est à peine si je vis. Oh! ne dites pas cela, je vous prie, dit Satellius : voyez cette foule d'esclaves vigoureux qui vous appartiennent. - Non, la sagesse ne s'emprunte ni ne s'achète; elle serait à vendre, qu'elle ne trouverait pas, je crois, d'acheteurs. La folie, au contraire, en trouve tous les jours. Mais il faut que je vous paie et vous dise adieu. «La richesse n'est que la pauvreté réglée sur la nature.» Voilà ce que répète Épicure, et de mille manières ; mais on ne peut assez répéter ce qu'on ne peut assez apprendre. A quelques malades, il suffit d'indiquer les remèdes; à d'autres, il faut les faire prendre de force. [3,28] XXVIII. INUTILITÉ DES VOYAGES POUR GUÉRIR L'ESPRIT. Cela n'est arrivé qu'à vous seul, et c'est une chose vraiment étrange, à vous entendre, qu'un voyage si long, que la vue de tant de lieux divers, n'aient pu dissiper votre tristesse et calmer vos ennuis. C'est d'âme qu'il faut changer, et non de climat. En vain auriez-vous traversé la mer; en vain, comme dit Virgile: "--- Bientôt à notre vue, Ainsi que les cités, la terre est disparue" : partout où vous irez, vos vices vous suivront. Socrate dit à un homme qui se plaignait comme vous : «Vous vous étonnez de ne tirer aucun fruit de vos voyages : c'est toujours vous que vous transportez.» La cause qui vous a mis en route, s'attache à tous vos pas. Que peut la vue de nouveaux pays, le spectacle des villes et des sites? voilà bien du mouvement en pure perte. - Mais pourquoi la fuite ne me guérit-elle pas ? - C'est que vous fuyez avec vous. Otez à l'âme son fardeau; jusque-là, aucun pays n'aura pour vous de charmes. Votre état, songez-y bien, votre état est celui de la prêtresse de Virgile, quand, inspirée, hors d'elle-même, et pleine d'un souffle étranger, "--- Elle s'agite haletante, S'efforçant de chasser le Dieu qui la tourmente." Vous courez çà et là, pour rejeter le poids qui vous accable; mais l'agitation même le rend plus incommode. Ainsi, dans un vaisseau, les fardeaux immobiles exercent moins de poids; roulés inégalement, ils submergent plus vite la partie qui les supporte. Tous vos efforts tournent contre vous; le mouvement que vous prenez vous nuit encore: vous secouez un malade. Mais, une fois délivré de ce mal, tout changement de lieu deviendra pour vous agréable. Jeté aux extrémités de la terre, dans quelque désert sauvage, tout vous sera séjour hospitalier. L'esprit du voyageur fait plus en cela que les lieux où il se trouve; aussi ne faut-il s'attacher particulièrement à aucun endroit. Il faut penser et dire : Non, je ne suis pas né pour tel coin de la terre; ma patrie, c'est le monde entier. Avec cette conviction, vous ne serez plus étonné de l'inutilité des voyages; c'est l'ennui qui vous chasse d'un pays à l'autre; le premier vous eût plu, si vous les regardiez tous comme le vôtre. Vous ne voyagez pas, vous errez çà et là, de contrée en contrée, tandis que le but de vos recherches, le bonheur, se trouve partout. Est-il rien au monde de plus orageux que le Forum ? eh bien ! même au Forum, on peut vivre en paix, si l'on est contraint d'y rester. Mais si je suis libre dans mes actions, j'en fuirai la vue et le voisinage; car, s'il est des lieux malsains pour les corps même les plus robustes, il en est également de nuisibles aux âmes honnêtes, mais faibles encore et chancelantes dans la vertu. Je n'approuve pas ces hommes qui se jettent au milieu des orages, et qui, épris d'une vie tumultueuse, courent au-devant des obstacles, pour les combattre avec intrépidité. Le sage résiste au péril, mais il ne l'affronte pas; il préfère la paix à la guerre. Eh! que lui sert d'avoir jeté ses vices loin de lui, s'il a encore ceux d'autrui à combattre? - Trente tyrans, direz-vous, ont environné Socrate, et n'ont pu dompter sa grande âme. - Qu'importe le nombre des maîtres? La servitude est une; on est libre dès qu'on la brave, quel que soit le nombre des tyrans. Il est temps de finir ma lettre ; mais il faut auparavant en acquitter le port. «Le commencement du salut, c'est la connaissance de sa faute.» Épicure a raison, selon moi. Quand on ignore si l'on fait mal, on ne cherche pas à se corriger. Il faut découvrir le mal, avant de songer au remède. Il en est qui se glorifient de leurs vices. Est-on disposé à se guérir, dites-moi, quand on érige ses maux en vertus? Tâchez donc, autant que vous le pourrez, de vous prendre sur le fait; instruisez contre vous-même; soyez d'abord votre accusateur, puis votre juge, enfin votre intercesseur; quelquefois même appliquez-vous la peine. [3,29] XXIX. INDISCRÉTION DANS LES AVIS. Et ce cher Marcellinus, que fait-il, je vous prie? - Rarement il nous vient voir, et cela, sans autre motif que la crainte d'entendre la vérité. Qu'il se rassure; on ne la doit qu'à ceux qui la veulent entendre. Aussi, quand je pense à Diogène, et, en général, à tous les cyniques qui, s'arrogeant une liberté sans frein, apostrophaient le premier venu, je me demande s'ils avaient le droit d'agir ainsi. Que dire en effet d'un homme qui se mettrait à réprimander les sourds et les muets de naissance ou par accident?- Mais, direz-vous, pourquoi être avare de paroles? elles ne coûtent rien. Je ne sais, il est vrai, si je rends service à l'homme que j'avertis; mais ce que je sais, c'est que, sur mille que j'avertis, il en est un à qui je rends service. Semons les avis avec profusion ; à force de tentatives, il faudra bien arriver à un succès. - Non, Lucilius, le sage ne doit pas agir ainsi, son autorité s'affaiblit; elle perd de son poids . moins prodiguée, elle eût été plus efficace. L'habile archer n'est pas celui qui tantôt frappe, et tantôt manque son but. Il n'y a pas d'art là où le hasard entre dans le succès. Or, la sagesse est un art; elle doit porter à coup sûr, choisir un sujet avec la certitude de réussir, s'éloigner de ceux dont elle désespère, mais sans s'éloigner trop tôt ; elle doit, même en désespérant, tenter un dernier remède. Ce n'est pas que je désespère déjà de notre Marcellinus; on peut le sauver, mais il faut se hâter de lui tendre la main. Et même il est à craindre qu'il n'entraîne son libérateur dans sa chute. Il possède un esprit supérieur, mais dont les forces sont tournées vers le mal. Quoi qu'il en soit, j'en courrai les risques; j'oserai lui dévoiler tous ses vices. Toujours le même, il s'armera de ces plaisanteries qui feraient rire jusqu'à la douleur; il se moquera de lui-même d'abord, et de nous ensuite ; il préviendra mes remontrances. Fouillant les archives de nos écoles, il reprochera aux philosophes leurs salaires, leurs maîtresses, leurs festins. Voyez-les, nous dira-t-il, voyez-les, l'un en adultère, l'autre à la taverne, l'autre à la cour! Voyez Ariston, ce plaisant philosophe, qui disserte en litière : car c'est là le temps qu'il a réservé pour l'exercice de sa profession! De quelle secte est-il? demandait-on un jour. A coup sûr, dit Scaurus, il n'est pas péripatéticien. Pour moi, disait Julius Grécinus, homme recommandable, dont on voulait avoir l'opinion sur ce philosophe, pour moi, je n'en puis rien dire, ne l'ayant jamais vu à pied --- comme s'il se fût agi d'un cocher. Enfin, il me jettera à la tête tous ces charlatans, qui eussent mieux fait, pour l'honneur de la philosophie, de la laisser de côté, que d'en faire un trafic. Mais je suis résolu à souffrir ses railleries. Qu'il me fasse rire; peut-être le ferai-je pleurer à mon tour, ou, s'il persiste à rire, folie pour folie, j'aime mieux lui voir une folie gaie. Mais cette gaieté est de courte durée. Examinez-les bien, les esprits ainsi faits : vous les verrez passer des convulsions du rire à celles de la fureur. Je veux donc lui livrer assaut, lui montrer que, moins il vaudra aux yeux de la multitude, plus il aura de mérite réel. Si je ne déracine ses vices, du moins, j'en arrêterai la séve : ils ne seront pas détruits, mais ils cesseront de croître; peut-être même les détruirai-je, en les empêchant de repousser. Ce n'est pas un avantage, à dédaigner dans les maladies graves, quelques bons intervalles sont presque la santé. Mais, tandis que je me dispose à entreprendre Marcellinus, vous qui connaissez et le point d'où vous êtes parti, et le terme où vous êtes arrivé; vous qui, d'après cela, pouvez juger où vous arriverez un jour, réglez vos moeurs, élevez votre âme, fortifiez-vous contre la terreur, ne comptez pas le nombre des ennemis qui vous menacent. Quelle folie de craindre la foule dans un défilé où il ne peut passer qu'un homme à la fois! Il en est ainsi de votre vie : beaucoup la menacent, un seul peut l'atteindre. Telle'est la loi de la nature il n'a fallu qu'un seul homme pour vous donner le jour, il n'en faut qu'un seul pour vous l'ôter. Si vous aviez quelque générosité, vous me feriez grâce du reste de mon paiement. Mais je ne veux pas me montrer avare à la fin de mes comptes; prenez ce qui vous est dû : «Jamais je n'ai voulu plaire au peuple, car ce que je sais n'est pas de son goût, et ce qui est de son goût, je ne le sais pas.» - De qui est cette maxime?- Comme si vous ne connaissiez pas mon trésorier! elle est d'Épicure ; mais tous les philosophes la proclament, péripatéticiens, académiciens, stoïciens, cyniques. Peut-on être aimé du peuplé, quand on aime la vertu? C'est par de mauvaises voies qu'on obtient sa faveur; pour lui plaire il faut lui ressembler ; il ne vous applaudira point, s'il ne se reconnaît en vous. Mais ici le jugement de votre conscience importe bien plus que le jugement d'autrui. Ce n'est qu'à force de corruption, que l'on obtient l'amitié des hommes corrompus. - Mais quel avantage, direz-vous, procure donc cette philosophie si vantée, cet art supérieur à tous les arts? - L'avantage de préférer son propre assentiment à celui du peuple, de peser les suffrages, au lieu de les compter;.de vivre sans redouter les hommes ni les dieux; de vaincre la douleur, ou d'y mettre un terme. Oui, si j'entendais autour de vous les acclamations du vulgaire; si votre vue excitait ces clameurs, ces applaudissements que l'on prodigue à un histrion; si, dans toute la ville, femmes et enfants s'empressaient à chanter vos louanges, oui, j'aurais pitié de vous, connaissant la route qui mène à cette faveur.