[0] ACTE PREMIER. JUNON seule. [1] Soeur du dieu tonnant (c'est aussi bien le seul titre qui me reste), j'ai fui Jupiter et ses mépris obstinés. J'ai quitté les palais du haut Olympe, où je suis veuve auprès d'un époux. Oui, je viens chercher un refuge sur la terre, puisque le ciel est plein de ses concubines. Là, des hauteurs glacées du pôle, Calisto guide les flottes de la Grèce. De ce côté, d'où le printemps revient épanouir les jours de ses tièdes haleines, je vois briller la monture d'Europe, qui ravit la Tyrienne à travers les ondes. [10] Plus loin surgissent et les vagabondes filles d'Atlas, effroi des nautoniers, et le farouche Orion brandissant le fer contre les dieux mêmes; et Persée étalant les feux de sa couronne dorée. Là-bas étincellent les jumeaux Tyndarides, et le double fruit que l'errante Délos s'arrêta pour recueillir. C'est peu que la voûte céleste ait une place pour Bacchus, une place pour sa mère. De peur qu'il n'en reste une seule vide de mes opprobres, il faut qu'on voie au firmament jusqu'à la guirlande d'une fille des Crétois. Mais où vais-je rappeler de vieilles injures ? [20] Cette seule ville de Thèbes, mon ennemie acharnée, combien n'en a-t-elle pas produit de ces usurpatrices de mes droits? Que de fois par elles je me suis vue marâtre! Vienne donc cette Alcmène occuper triomphante la place de Junon! Qu'il prenne aussi celle qui lui fut destinée, ce fils, oeuvre d'une nuit double des nuits ordinaires, où Phébus, retardé par ordre, retint un jour entier son disque sous les mers d'Orient! Ma haine n'en sera pas moins active. Ardente à le poursuivre, je lui déclare une guerre implacable, une guerre éternelle. [30] Mais que faire aujourd'hui? Tout ce que la terre, pour servir ma fureur, tout ce que l'air et la mer ont pu lui opposer d'obstacles, de fléaux, de monstres sauvages et terribles, Hercule a tout dompté, tout terrassé. Il triomphe, et grandit à chaque épreuve. Il jouit de mon impuissante colère, et fait tourner ma haine à sa gloire. En lui imposant ces rudes travaux, moi-même j'ai prouvé son origine; sa renommée est mon ouvrage. Des lieux où le soleil commence aux lieux où il finit son cours, et de ses feux rapprochés noircit les habitants des deux Éthiopies, cette valeur indomptable a des autels; on adore Hercule comme un dieu. [40] Les monstres vont manquer à la fin. Moins en peine d'exécuter que moi de prescrire, il reçoit mes ordres avec joie. Quel caprice de tyran pourrait mettre en péril un héros de cette trempe? Les monstres qu'il a vaincus, Hercule s'en fait des armes, et marche à de nouveaux combats, renforcé des terreurs de l'hydre et du lion de Némée. La terre ne lui suffisait plus ; son bras a forcé la barrière du Ténare, et le voilà revenu au jour, triomphant des enfers et chargé de leurs dépouilles opimes. C'est peu d'en être revenu , il a violé le pacte fait avec le Jupiter de l'Érèbe. [50] J'ai vu, oui j'ai vu de mes yeux ce vainqueur de la nuit et de la puissance infernale offrant à son père le trophée insolent de la dépouille fraternelle. A quoi tenait-il qu'il ne traînât, détrôné et chargé de chaînes à sa suite un dieu traité d'égal avec Jupiter dans le partage de la toute-puissance? que lui-même, prenant possession du Tartare, il ne forçât le Styx à couler sous la voûte des cieux? Du moins a-t-il montré la voie de retour aux mânes, et mis à nu le sanctuaire de la mort. A présent il me brave; il parcourt la Grèce de ville en ville, promenant par dérision le terrible gardien des ombres. [60] A cet aspect le jour a pâli, le soleil a reculé d'horreur; et moi-même, saisie d'effroi en voyant la triple tête du monstre captif, j'ai frémi de l'ordre que j'avais donné. Craintes frivoles! c'est le ciel même qui est menacé. Le vainqueur de l'enfer ne peut-il envahir l'Olympe? Il ravira le sceptre à son père. Pour s'élever jusqu'aux astres, il dédaignera la voie lente qu'a suivie Bacchus; il voudra y monter d'assaut, en marchant sur des ruines, et faire du monde une solitude, afin d'y régner sûrement. Le superbe a senti sa force; et pourtant le ciel a compris qu'il pouvait s'en rendre maître. [70] Toute cette masse immense n'a pu le faire plier: ses épaules ont soutenu, sans fléchir sous un tel fardeau, le pôle avec les étoiles et le firmament, et moi-même qui pressais la charge de mon poids. Oui, c'est au ciel que tend son ambition. Eh bien, poursuis, ma colère. Préviens ses attentats. La lutte est corps à corps. Déchire-le de tes propres mains. Plus de mandataires de ma vengeance! plus de monstres! Laissons là Eurysthée, désormais à bout de ses exigences. Déchaînons contre Hercule ces Titans qui osèrent bien attaquer la puissance suprême ! [80] Ouvrons la caverne de l'Etna ! Que le géant qui ébranle la terre de Doris relève sa tête effroyable! Que la lune lance de nouveaux monstres sur la terre! mais quoi! il les a tous vaincus! Quel adversaire opposer à Hercule , si ce n'est Hercule lui-même? Qu'il se fasse donc la guerre; qu'échappées des gouffres du Tartare, les Euménides accourent, agitant sur lui leur chevelure enflammée; qu'elles le flagellent sans relâche de leurs cruelles vipères. Va maintenant, superbe! Porte tes prétentions jusqu'au ciel; [90] regarde la terre en pitié. Tu t'applaudis d'avoir échappé au Styx , à la colère des mânes : ici tu vas retrouver les enfers. Du fond des abîmes, de la nuit j'appellerai la déesse de la discorde : à ma voix elle sortira de la caverne qui la recèle par de là le lieu d'exil des coupables. J'évoquerai l'arrière-ban des enfers , le Crime odieux, le parricide barbare, ivre de son propre sang, l'Erreur, la Fureur, toujours armée contre elle-même. La Fureur! C'est elle surtout qui servira ma vengeance. [100] Accourez, ministres de Pluton; secouez vos torches ardentes. Que Mégère, de cette main qui répand le deuil, arrache d'un bûcher un énorme brandon, et conduise ici sa troupe hérissée de serpents. Allons, punissez le profanateur du Styx; redoublez vos fureurs; frappez son sein; qu'un feu plus ardent que la fournaise d'Etna s'allume dans sa poitrine. Mais, pour exalter au degré où je veux la démence d'Hercule, soyons hors de moi la première. Junon, que tardes-tu? [110] Inexorables soeurs, commencez par moi. Ce que je lui réserve est-il à la hauteur des conceptions d'une marâtre? Ma haine va changer de marche. Je veux qu'à son retour il trouve ses fils pleins de vie; que son bras soit toujours puissant. Il a lui le jour où l'effort de ce bras va me combler de joie, où Hercule payera comme moi les frais de la victoire. Échappé des enfers, il souhaitera d'y être resté. Un fils de Jupiter! c'est ce qu'il me faut; ses flèches porteront. Je suis là pour assurer sa main; [120] je conduirai ses traits. Je vais cette fois lui venir en aide. Après cet exploit, que son père, s'il le veut, admette au ciel des mains si pures ! Mais il est temps de commencer l'attaque. Le jour paraît, et Phébus déjà s'élève sur l'horizon, qu'il colore de ses feux. CHOEUR DES THÉBAINS. A peine quelques rares étoiles brillent encore au ciel; et leur lumière pâlit et s'efface à l'approche du jour. La nuit vaincue rallie autour d'elle ses feux épars, et le brillant Lucifer presse leur fuite vers l'Occident. Le signe glacé du pôle, [130] l'astre aux sept étoiles a retourné le timon de son char, et appelle le soleil. Phébus, quittant l'azur des mers, s'élève au-dessus de l'Oeta, et rougit de ses rayons les bruyères foulées par les bacchantes de Thèbes. Phébé cède le ciel à son frère, pour y reparaître à son tour. Les soucis se réveillent; les maisons s'ouvrent. [140] Déjà le berger conduit son troupeau dans les prés blanchis par la rosée. Le taureau, au front encore uni, bondit en liberté dans la plaine; et les brebis vont remplir leurs mamelles taries. Le folâtre chevreau joue capricieusement sur l'herbe naissante. Balancée doucement à l'extrémité d'un rameau, la victime plaintive de Térée s'apprête à prendre son essor aux premiers rayons du jour, et répond au gazouillement de ses petits. [150] Autour d'elle mille oiseaux confondent leurs accents, et saluent le retour de la lumière. Le matelot, dont ce jour est peut-être le dernier, déploie sa voile au souffle impatient d'Éole. Assis sur une roche minée par les flots, le pêcheur amorce de nouveau ses hameçons, ou, le coeur palpitant, guette la proie que sa main va saisir. Déjà le poisson fait plier la ligne qui frémit : doux loisirs d'une vie innocente, [160] vous charmez l'homme content du peu qu'il possède, et qui borne au produit de son champ toutes ses espérances! Mais dans l'enceinte des villes tourbillonnent incessamment l'ambition inquiète, l'espoir et les craintes. L'un, bravant la morgue et les refus des grands, assiège, avant le jour, les parvis de leurs superbes demeures, amasse et désire sans cesse, pauvre au milieu de ses trésors. Celui-ci, épris d'une popularité plus mobile que les flots, [170] s'égare à la poursuite de cette orgueilleuse chimère; celui-là trafique de sa bruyante éloquence et met aux gages d'un client sa voix et sa fureur. Là, bien peu connaissent le repos, et, songeant à la rapidité de la vie, savent mettre à profit le temps qui fuit sans retour. Vivez heureux pendant qu'il vous est donné de l'être ! La vie coule comme un torrent; [180] chaque jour précipite la révolution de l'année. Les Parques inflexibles poursuivent leur tâche; et leurs fuseaux ne se déroulent jamais. Cependant, mortels aveugles, nous allons nous-mêmes au devant du trépas: nous courons chercher le Styx. Alcide, ton ardent courage se presse trop de visiter les sombres bords. Les Parques ont leur jour marqué; nul ne peut reculer ce terme, [190] nul ne peut l'avancer : l'urne fatale ne s'ouvre qu'aux noms assignés.Que tel soit vanté chez cent peuples divers ; que la Renommée aux cent voix publie sa gloire de ville en ville, et l'élève au-dessus des nues; qu'un autre s'enivre des honneurs du triomphe : mon ambition à moi, c'est de rester sur le sol qui m'a vu naître, d'y vivre paisible et ignoré. La tête ne blanchit qu'à ceux qui se tiennent en dehors des agitations de la vie. Une humble condition n'éblouit pas, [200] mais elle est sure. Plus haut l'on est placé, plus la chute est à craindre. Mais j'aperçois Mégare, qui vient éplorée et les cheveux en désordre, accompagnée de sa jeune famille. Le vieux père d'Alcide les suit à pas lents. ACTE DEUXIÈME. MÉGARE, AMPHITRYON. (Mégare) Dominateur de l'Olympe, arbitre du monde, mettez enfin un terme à mes douleurs. Pour moi jamais un jour paisible : un malheur toujours en appelle un autre. A peine mon époux est-il de retour, qu'on lui suscite un nouvel ennemi. [210] Avant que sa présence ait rendu la joie à sa famille, on le force à partir pour de nouveaux combats. L'intervalle d'un ordre à l'autre est son seul relâche, son seul repos. Toujours l'implacable Junon le poursuit. A-t-elle au moins épargné son enfance? non. Il a vaincu des monstres avant de les pouvoir connaître. Deux serpents, la crête dressée, s'avancent vers son berceau : l'enfant intrépide rampe à leur rencontre, fixe un oeil indifférent sur leurs yeux enflammés, [220] endure d'un air serein leurs étreintes; et ses jeunes mains, en tordant leurs cous gonflés de venin, préludaient à sa victoire sur l'hydre de Lerne. Il atteint à la course la biche légère du Ménale, fière de l'or qui brillait sur son front; étouffe entre ses bras nerveux ce lion, l'effroi de Némée. Rappellerai-je les chevaux cruels du roi de Thrace, et ce roi livré lui-même à leur voracité? Et l'horrible sanglier du sombre Érymanthe, la terreur des forêts d'Arcadie? [230] Et ce taureau si redouté des cent villes de la Crète? Hercule, aux confins de l'Hespérie, près du rivage de Tartesse, terrasse le triple Géryon, s'empare de son riche troupeau, et les herbages du Cithéron recueillent ces génisses nées sur les plages d'Occident. On l'envoie aux climats du Midi, contrées que le soleil brûle de ses feux les plus ardents: là, il sépare deux montagnes, et, rompant cette barrière de l'Océan, il ouvre un large passage à ses ondes. De là pénétrant dans les riches forêts des Hespérides, [240] il ravit les trésors que gardait un dragon vigilant. N'a-t-il pas détruit par le feu l'hydre toujours renaissante, et donné la mort à ce monstre qui semblait immortel? Ses flèches jusque dans les nues ont atteint les oiseaux du Stymphale, qui de leurs ailes déployées obscurcissaient le jour. Cette fière ennemie de l'hymen, la reine vierge du Thermodon, a senti le pouvoir de ses armes. Enfin ses mains glorieuses, après tant de hauts faits, n'ont pas dédaigné l'ignoble tâche de purifier les étables d'Augias. Mais que lui revient-il de tous ces travaux? Le voilà banni du monde qu'il a défendu. [250] La terre, qui lui devait la paix, ne s'aperçoit que trop de son absence. Le crime heureux usurpe le nom de vertu; les bons sont opprimés par les méchants; la force fait le droit; les lois se taisent devant la violence. Mes yeux ont vu mes frères impitoyablement massacrés en défendant le trône de son père; j'ai vu périr jusqu'au dernier de l'illustre race de Cadmus. La couronne a été ravie à mon père, entraînant dans sa chute la tête auguste qui la portait. 0 déplorable Thèbes! toi qui donnas le jour à tant d'immortels, sous quel maître es-tu réduite à trembler? [260] Toi dont le sein fertile enfanta des phalanges armées, dont un fils de Jupiter, Amphion, a construit les murailles par le seul pouvoir des sons de sa lyre ; pour qui le père des dieux quitta souvent les régions éthérées; dont l'heureux séjour tant de fois attira les dieux sur la terre ; qui as donné et, j'ose le dire, donneras encore des habitants à l'Olympe, sous quel joug avilissant es-tu donc tombée? Racede Cadmus, cité d'Amphion, eh quoi! vous craignez un lâche, un banni? [270] Le rebut de sa propre patrie devient l'oppresseur de la nôtre? Et ce héros qui poursuit le crime et sur la terre et sur les mers, dont la main vengeresse brise le sceptre aux mains des tyrans, on l'opprime en son absence; il lui faut subir ce qu'il a réprimé. Lycus, un vagabond, trône insolemment dans la Thèbes d'Hercule ! Le héros va revenir, et va punir. On le verra soudain reparaître sur la terre. II saura bien retrouver son chemin, ou, s'il le faut, s'en ouvrir un lui-même. Ah! reviens, reviens, je t'en conjure. Rentre en vainqueur dans ta maison vaincue. Sors du gouffre infernal; [280] que ta main dissipe les ténèbres. La voie est-elle fermée et le retour interdit? eh bien ! perce la voûte du globe, dusses-tu mettre au grand jour tout ce que recèle le séjour de la mort. Tu as bien pu jadis creuser le lit d'un fleuve en déchirant une montagne, et créer du même coup le vallon de Tempé. Poussé par ta vaste poitrine, un mont s'écarte à droite, un mont s'écarte à gauche, et la voie est ouverte à l'impétueux torrent de la Thessalie. Qu'un semblable effort aujourd'hui te rende à ton père, à tes enfants, à ta patrie! [290] Romps la voûte de l'abîme où tout vient finir ; qu'il regorge tout ce qu'il a dévoré depuis le commencement des siècles; et que le peuple des mânes, peuple sans souvenirs, et tremblant à la seule vue du jour, soit chassé devant toi. Exécuter simplement un ordre donné, c'est trop peu pour Hercule. Mais je parle trop haut pour qui ne sait quel sort l'attend. Hélas! quand pourrai-je, cher époux, toucher ta main, te serrer dans mes bras, me plaindre à toi de ta longue absence et de ton oubli? 0 souverain des dieux, qu'il revienne, [300] et je te voue cent taureaux indomptés ! Déesse des moissons, j'accomplirai tes rites sacrés dans la mystérieuse Eleusis ; et, la torche à la main , je saurai voir et me taire! Ah ! il me semblerait que mes frères me sont rendus, et que mon père tient encore d'une heureuse main le sceptre de Thèbes. Un pouvoir plus fort te retient-il captif? eh bien! nous irons te rejoindre. Ou reviens nous défendre, ou entraîne-nous tous avec toi. Hélas! il le faudra, puisqu'aucun dieu n'a pitié de notre infortune. (Amphitryon) Compagne de mon fils, [310] chaste gardienne de la couche et des enfants d'Hercule, ouvre ton âme à l'espérance, et rappelle ton courage. Il reviendra, n'en doute pas, et sortira de cette épreuve comme des autres, toujours plus grand. (Mégare) Les malheureux croient aisément ce qu'ils désirent. (Amphitryon) Dis plutôt que, prompts à s'alarmer, ils regardent comme inévitables les périls qui les menacent. La crainte ne voit que malheurs dans l'avenir. (Mégare) Enseveli dans cette nuit profonde où le monde pèse sur lui , comment reviendra-t-il chez les vivants ? (Amphitryon) Comme il est revenu des rivages brûlants dé la Libye, [320] au milieu de ces sables aussi mobiles que la mer orageuse qui chaque jour les couvre deux fois, et autant de fois les laisse à découvert. Hercule abandonna son vaisseau engagé parmi les écueils et les Syrtes, et franchit à pied les abîmes de la mer. (Mégare) Rarement l'injuste fortune pardonne aux grandes vertus. Le danger ne se brave pas impunément tant de fois. Le sort peut frapper longtemps au hasard, et rencontrer juste à la fin. Mais voici le farouche Lycus. Le sceptre usurpé s'agite dans sa main; la menace est sur son front; [330] son âme se peint dans sa démarche. LYCUS, MÉGARE, AMPHITRYON. (Lycus) Je règne sur les riches campagnes de Thèbes : toute cette contrée que borne obliquement la fertile Phocide, et que l'Ismène arrose; tout ce que l'oeil contemple de la cime du Cithéron jusqu'à l'isthme étroit qui sépare les deux mers, est soumis à mes lois; et je n'en suis pas redevable au titre d'héritier d'un antique patrimoine ; je n'ai point d'aïeux, moi; ma race n'est point titrée : ma valeur fait ma noblesse. [340] Qu'est-ce que vanter son origine ? c'est un mérite qui n'est pas à soi. Oui; mais quand on tient un sceptre ravi, la main vous tremble ; le fer seul peut l'assurer; c'est par le fer qu'on règne en dépit d'un peuple. On est mal assis sur le trône d'un autre; mais Mégare peut m'y affermir en s'unissant à moi, en me faisant entrer dans la couche royale. Un reflet de cette splendeur antique ferait disparaître en moi l'homme nouveau. Qu'elle puisse me refuser, et dédaigner mon alliance, c'est ce que je ne crois pas. [350] Mais, au cas où je ne pourrais vaincre son orgueil et ses refus, c'en est fait de la race d'Hercule. Qui pourrait m'arrêter? la haine ou les murmures du peuple? La première maxime des rois, c'est de braver la haine. Essayons la douceur : la fortune m'en offre l'occasion. Voici Mégare elle-même, la tête voilée en signe de deuil; elle implore ses dieux protecteurs; près d'elle est le vrai père d'Alcide. (Mégare) (à part) Que médite encore ce destructeur, ce fléau de ma famille? Que veut-il ? (Lycus) Noble rejeton des rois, [360] veuillez un moment sans colère prêter l'oreille à mes discours. Si les mortels nourrissaient des haines éternelles; si la fureur, une fois entrée dans leur âme, n'en devait plus sortir; s'il fallait que toujours le vainqueur fût en armes, le vaincu prêt à les reprendre; la guerre finirait par tout détruire : les campagnes dévastées resteraient sans culture, la flamme consumerait les villes, et la race humaine disparaîtrait sous des monceaux de cendres. La paix est utile au vainqueur, nécessaire au vaincu. Mégare, partagez mon trône, [370] unissons nos coeurs; touchez cette main, que je vous offre comme un gage de ma foi. Vous vous taisez; vos regards irrités ---. (Mégare) Moi, que je touche cette main teintedu sang de mon père, du sang de mes deux frères ! Ah! l'on verra plutôt le jour paraître à l'Occident et l'aurore amener la nuit, la neige s'unir à la flamme, Scylla joindre la Sicile à l'Ausonie, et l'Euripe turbulent baigner d'une onde immobile les plages de l'Eubée. Père, frères, trône, foyers, patrie, tu m'as tout ravi! [380] Mais une chose me reste, et j'y tiens plus qu'à mon père, plus qu'à mes frères, plus qu'au trône et aux foyers; c'est la haine que j'ai pour toi. Je vois avec peine que tous les Thébains la partagent : qu'en restera-t-il pour moi? Va, domine insolemment; n'écoute que ton orgueil. Un dieu vengeur a le bras levé sur les superbes. Je sais quelle fatalité pèse sur le trône de Thèbes, les crimes dont ses reines furent ou les auteurs ou les victimes. Rappellerai-je le parricide et l'inceste confondant, par un double crime, les noms d'époux, de fils et de père? Et ces deux frères armés fun contre l'autre, et que les flammes d'un même bûcher se refusèrent à consumer? [390] Et cette fille de Tantale, si fière de ses enfants, immobile de douleur, changée en rocher, et mouillant encore le Sipyle de ses pleurs? Et Cadmus lui-même, fugitif, dressant une crête menaçante, et déroulant ses longs replis dans les champs de l'Illyrie? Voilà le sort qui t'attend. Règne donc au gré de ton envie, pourvu que tu subisses le destin attaché à cet empire. (Lycus) Croyez-moi, cessez des discours que l'emportement vous inspire. Que l'exemple d'Alcide lui-même vous apprenne à vous soumettre aux volontés d'un roi. Pour moi, quoique la victoire ait mis le sceptre dans mes mains, [400] quoique je sois au-dessus des lois, impuissantes contre les armes, je consens à me justifier en peu de mots. Votre père et vos frères ont succombé dans une mêlée sanglante. On ne peut se modérer dans le combat; ne croyez pas qu'il soit facile d'arrêter, de calmer la fureur du soldat : la guerre est avide de sang. Mais votre père, direz-vous, combattait pour défendre sa couronne; je l'attaquais injustement. C'est par le succès et non par les motifs qu'il faut juger ces grandes querelles. Oublions enfin le passé. Quand le vainqueur a déposé les armes, [410] le vaincu doit déposer sa haine. Je n'exige point de vous de serviles hommages; et même j'aime à voir que vos disgrâces n'ont pas abattu votre fierté. Vous méritez d'être l'épouse d'un roi; devenez la mienne. (Mégare) Un frisson mortel a glacé tous mes membres : quelle horrible proposition a frappé mon oreille? Je n'ai pas ressenti d'effroi, lorsque ces murs retentissaient du tumulte de la guerre; j'ai supporté tout avec fermeté; mais je frissonne à la seule pensée de cet hymen. C'est d'aujourd'hui que je connais l'esclavage. Charge-moi de chaînes; [420] fais-moi périr dans les longs tourments de la faim : rien ne vaincra ma constance. Alcide, je mourrai ton épouse. (Lycus) Un mari aux enfers, est-ce de quoi lever si haut la tête? (Mégare) II n'y est descendu que pour monter au ciel. (Lycus) La terre pèse sur lui de tout son poids. (Mégare) Il n'est pas de fardeau pour qui porta le ciel. (Lycus) J'emploierai la force. (Mégare) Qui cède à la force ne sait pas mourir. (Lycus) Parlez ; quel présent de noces exigez-vous? (Mégare) Ta mort, ou la mienne. (Lycus) Eh bien ! insensée, vous mourrez. (Mégare) J'irai au devant de mon époux. [430] (Lycus) Vous préférez un esclave à un roi! (Mégare) Combien de rois cet esclave n'a-t-il pas exterminés? (Lycus) Pourquoi donc obéir à un roi, se soumettre à ses caprices ? (Mégare) Sans la tyrannie, où serait l'exercice de la vertu? (Lycus) Quoi! la vertu consiste à être en butte aux monstres, aux bêtes féroces? (Mégare) II y a vertu à dompter ce qui fait pâlir le commun des hommes. Lyc, Ce héros, à la parole si fière, est englouti dans la nuit du Tartare. (Mégare) Ce n'est pas par un chemin facile que l'on s'élève au ciel. (Lycus) Pour aspirer au ciel, de qui donc est-il issu? (Amphitryon) Épouse infortunée d'Alcide, c'est à moi de répondre; [440] c'est à moi de lui rendre son père et sa naissance. Après ses exploits innombrables, quand de l'aurore au couchant son bras a pacifié le monde, terrassé tant de monstres, arrosé d'un sang impie les champs de Phlégra, et défendu les dieux, on demande encore qui est son père? ce n'est pas le maître des dieux? En croirez-vous du moins la haine de Junon? (Lycus) Vous offensez Jupiter. Le sang des dieux ne saurait se mêler au sang des mortels. (Amphitryon) Cette origine est celle de bien des dieux. [450] (Lycus) Ces dieux avaient-ils commencé par être esclaves? (Amphitryon) Apollon, devenu berger, garda les troupeaux du roi de Phères: (Lycus) Il n'avait pas, en banni, erré de contrée en contrée. (Amphitryon) Une mère fugitive le mit au jour sur une île errante. (Lycus) Phébus fut-il réduit à craindre des monstres ou des bêtes féroces? (Amphitryon) C'est le sang d'un dragon qui rougit pour la première fois ses flèches. (Lycus) Ignorez-vous les dangers qui menacèrent Hercule au berceau ? (Amphitryon) Celui qu'un coup de foudre tira du sein de sa mère, un jour combattit plus près que tout autre de Jupiter foudroyant; et ce dieu lui-même, qui règle le cours des astres, qui assemble les tempêtes, [460] n'a-t-il pas caché son enfance dans le fond d'une caverne ? Une si illustre origine expose à de grands périls; il en coûte de naître dieu. (Lycus) Il est malheureux; donc il n'est qu'un homme. (Amphitryon) Il a du courage; donc il n'est pas malheureux. (Lycus) Mais est-il courageux celui qui déposa sa massue aux pieds d'une femme; qui changea la peau de lion qui couvrait ses épaules, contre une robe de pourpre; qui parfuma d'essence sa rude chevelure; celui dont les mains, illustrées par tant d'exploits, [470] s'avilirent jusqu'à tirer des sons d'un tambourin, et qui couvrit son front terrible de la mitre du barbare? (Amphitryon) Le voluptueux Bacchus ne rougit pas de laisser flotter ses cheveux, d'agiter d'une main délicate un thyrse léger, marchant d'un pas chancelant, et vêtu comme les barbares d'une robe flottante et brillante d'or. Après tant d'exploits il faut bien qu'un vainqueur ait ses délassements. (Lycus) Témoin la ruine entière de la maison d'Euryte; témoin ses violences brutales, et cinquante vierges déshonorées en masse. Voilà ce que n'avaient prescrit ni Junon, ni Eurysthée. Ce sont les exploits spontanés d'Hercule. [480] (Amphitryon) Tu ne les as pas cités tous. Éryx, écrasé sous son propre ceste; le Libyen Antée, suivant Éryx aux enfers; et le sang de Busiris, justement répandu sur ce même foyer si souvent arrosé du sang de ses hôtes; et ceux-ci encore : Cygnus, qui bravait le fer et les blessures, Cygnus, toujours vainqueur, succombant enfin sous les coups d'Hercule; et le triple Géryon, qu'un seul bras a terrassé. Hercule bientôt t'enverra les joindre. Chacun d'eux cependant n'avait tenté d'outrager sa couche. (Lycus) Le roi a les mêmes droits que Jupiter. [490] Ce dieu eut une femme de votre main; vous en donnerez une aussi à votre roi. Votre bru apprendra de votre expérience qu'on peut, sans qu'un mari y trouve à redire, se donner ailleurs quand on trouve mieux. Son obstination refuse-t-elle un noeud légitime? eh bien! j'obtiendrai d'elle par force un royal rejeton. (Mégare) Ombre de Créon, pénates de Labdacus, torelles nuptiales de l'incestueux Oedipe, répandez sur l'hymen qui m'attend les malheurs attachés à ma race! Venez, venez, cruelles épouses des fils d'Égyptus, vous qui trempâtes vos mains dans le sang de vos maris, inspirez-moi vos fureurs. [500] Une Danaïde manque au nombre, je le compléterai. (Lycus) Vous persistez à repousser ma main; vous menacez votre maître. Eh bien ! vous saurez ce que peut un roi. En vain vous embrassez les autels : aucun dieu ne peut vous soustraire à ma vengeance, non pas même votre Alcide, quand, brisant la voûte de la terre, il reviendrait vainqueur au séjour des vivants. (A sa suite.) Entassez ici une forêt entière. Que le temple, embrasé, s'écroule sur les suppliants qu'il renferme; et qu'un même bûcher réduise en cendres cette femme et son odieuse famille. (Amphitryon) Comme père d'Alcide, je te demande une grâce, [510] que j'ai droit d'obtenir : c'est de périr le premier. (Lycus) Celui qui fait souffrir la mort à tous indistinctement ne sait pas être tyran. Il faut varier les supplices, forcer le malheureux à vivre, ôter la vie à celui qui est heureux. Tandis que l'on forme le bûcher qui doit consumer le temple, je vais offrir au dieu des mers le sacrifice que je lui ai voué. (Amphitryon) Dieux tout-puissants, et toi, père et souverain des immortels, toi dont les traits enflammés épouvantent les humains, arrête le bras impie de ce tyran féroce. Mais pourquoi invoquer de sourdes divinités ? [520] 0 mon fils, en quelque lieu que tu sois, écoute ma prière! Mais quelles secousses ont tout à coup ébranlé ce temple? La terre a mugi ; un bruit terrible a retenti jusqu'au fond de ses abîmes. 0 bonheur! c'est lui. J'entends le pas d'Hercule; à ces traits je reconnais Hercule qui s'avance. CHOEUR DES THÉBAINS. Fortune, toujours jalouse du mérite éclatant, que tu récompenses mal la vertu! Quoi! Eurysthée régnera dans une heureuse indolence, et le fils d'Alcmène, sans cesse aux prises avec des monstres, lassera contre ces vils ennemis les bras qui ont soutenu le ciel! C'est peu d'avoir abattu les têtes renaissantes de l'hydre, [530] dérobé les pommes des Hespérides, tandis que le dragon, gardien vigilant de ces fruits précieux, se livrait au sommeil; il a pénétré chez les Scythes vagabonds, chez ces nations errantes, étrangères dans leur propre patrie ; foulé d'un pied hardi cette mer glacée, aux muets rivages. Là, durcie par le froid, l'onde n'a point de vagues; et le Sarmate chevelu fait rouler son char là où les vaisseaux voguaient à pleines voiles. [540] Changeant selon les diverses saisons, cette mer porte tantôt des navires, tantôt des cavaliers. Là cette reine des fières Amazones, aux flancs de laquelle brillait un baudrier d'or, fléchit le genou devant ce héros vainqueur, et lui rendit avec cette noble dépouille son bouclier, et l'écharpe qui pressait son sein d'albâtre. Mais quel espoir t'attirait dans les abîmes de l'enfer? pourquoi pénétrer l'empire de Proserpine et fouler aux pieds cette voie sans retour? [550] Là point de Notus, point de Zéphyr qui soulève les flots; jamais les feux propices des Tyndarides n'y rassurent le matelot tremblant. Là des eaux sans mouvement couvrent de noirs abîmes; et ces populations que la mort pâle et dévorante entasse sans fin sur leurs bords n'y trouvent qu'un nocher pour les passer à l'autre rive. Puisses-tu , Alcide, échapper aux lois du Styx impitoyable, aux mains inflexibles des Parques! [560] Mais quoi! celui qui règne sur le peuple immense des mânes ne s'est-il pas mesuré avec toi au siège de Pylos patrie de Nestor? En vain son bras fatal dirigeait contre ton sein une lance à trois pointes; atteint d'une blessure légère, il prit la fuite, et le dieu de la mort cette fois craignit de mourir. Triomphe du destin, fais pénétrer la lumière dans les sombres demeures, et qu'un chemin facile te ramène au séjour des vivants. [570] Orphée, demandant son Eurydice aux souverains des ombres, parvint à émouvoir par ses chants, à fléchir par ses prières ces impitoyables divinités. Sa lyre, dont les accords avaient attiré les forêts, les oiseaux et les rochers, suspendu le cours des fleuves et enchaîné la fureur des monstres sauvages, sut attendrir les enfers, charmés d'une mélodie inconnue. Sa voix retentissait plus harmonieuse dans cet empire du silence. Non moins touchés que les filles de la Thrace, ces dieux de l'enfer inaccessibles à la pitié, ces juges au front sévère, qui interrogent la conscience [580] et scrutent les plus anciens forfaits, se surprennent à pleurer sur le sort d'Eurydice. Tu l'emportes ! s'écrie enfin l'arbitre de la mort. Retourne sur la terre ; mais sous une condition. Toi, Eurydice, tu marcheras sur les pas de ton époux ; et toi, tu ne tourneras point la tête pour la voir, que tu ne sois parvenu au séjour de la lumière et aux portes du Ténare. Hélas ! l'amour vrai ne sait attendre. Trop empressé de revoir le bien qui lui était rendu, Orphée le perdit sans retour. [590] Cette puissance qui cède aux charmes de l'harmonie, peut bien céder aussi à la force. ACTE TROISIÈME. HERCULE. Dieu bienfaisant de la lumière, ornement du ciel, dont le char enflammé éclaire tour à tour l'un et l'autre hémisphère, brillant Phébus, toi dont la terre salue avec joie le retour, pardonne si tes yeux ont vu ce qui devait leur être caché. Un ordre impérieux m'a contraint d'exposer au grand jour le secret de l'enfer. 0 toi, père et souverain des dieux, mets ton foudre devant tes yeux. Et toi, le second dans l'exercice de la toute-puissance, dieu des mers, [600] cache-toi au plus profond de tes abîmes. Vous tous qui, du haut de l'Olympe, apercevez la terre, détournez les yeux et reportez-les vers la voûte céleste, pour ne point les souiller par l'aspect d'un monstre. Qu'il ne soit vu que de qui l'amène, et de qui en donna l'ordre. La terre n'offrait pas assez de travaux et de dangers : la haine de Junon m'a contraint de descendre dans ces lieux inaccessibles au reste des humains, inconnus à Phébus; dans ces sombres espaces voisins de l'autre pôle, triste partage du Jupiter de l'Érèbe. Je pouvais , si je l'eusse voulu, régner dans ce séjour, troisième lot de l'empire du monde. [610] J'ai triomphé de la nuit éternelle, et de ce qui est plus redoutable encore, du destin et des dieux de l'enfer. Je reviens enfin vainqueur de la mort. Que me reste-t-il désormais à faire? J'ai vu et fait voir le séjour des morts. Me voici Junon, veux-tu encore exercer mon courage? Laisseras-tu si longtemps mes mains oisives ? Que faut-il vaincre encore? Mais pourquoi ces soldats autour du temple? Une garde menaçante près du portique sacré? Que signifie cet appareil de menace? HERCULE, AMPHITRYON, THÉSÉE, MÉGARE. (Amphitryon) Est-ce une illusion d'un infortuné qui se flatte? Le vainqueur du monde, l'honneur de la Grèce, [620] a-t-il en effet quitté la demeure sombre et silencieuse des morts? Est-ce là mon fils? La joie m'ôte l'usage de mes sens. 0 mon fils, salut assuré mais tardif de la malheureuse Thèbes, est-ce bien toi que je serre entre mes bras? ou n'est-ce qu'une vaine ombre ? Est-ce toi ? Oui, je reconnais ces muscles, ces épaules, et cette main, seule capable de manier cette énorme massue. (Hercule) 0 mon père, pourquoi ce deuil? Pourquoi ces vêtements lugubres dont ma femme est enveloppée? Pourquoi mes fils sont-ils dans un état si indigne d'eux? Quelle calamité pèse donc sur ma famille ? (Amphitryon) Votre beau-père a été massacré; Lycus règne, [630] et menace les jours de vos enfants, de votre père, de votre femme. (Hercule) Terre ingrate ! Et nul n'a prêté secours à la famille d'Hercule! Le monde, que j'ai défendu, a souffert un pareil attentat! Mais pourquoi perdre le temps en plaintes inutiles? Frappons notre ennemi. (Thésée) Vous abaisseriez jusque-là votre valeur, et la mort de Lycus couronnerait les exploits d'Alcide! C'est moi qui cours verser le sang de votre ennemi. (Hercule) Demeure ici, Thésée, pour les défendre, s'ils étaient menacés. C'est à moi de combattre. 0 mon père! ô ma femme! différez vos embrassements. Que Lycus aille apprendre à Pluton que je suis de retour. [640] (Thésée) O reine, ne montrez plus ce visage affligé. Séchez aussi vos pleurs, vous qui revoyez votre fils. Ou je connais mal Hercule, ou Lycus expiera bientôt le meurtre de Créon. Que dis-je? il l'expie, ou plutôt il l'a déjà expié. (Amphitryon) Que le dieu, qui en a le pouvoir, exauce nos voeux, et répare nos désastres! Puis vous, magnanime compagnon de mon illustre fils, racontez-nous sa glorieuse entreprise: dites-nous par quelle longue route on arrive chez les mânes, et comment le gardien des enfers s'est laissé charger de chaînes. [650] (Thésée) Le récit que vous demandez a de quoi faire trembler les plus intrépides. J'hésite encore à me croire du nombre des vivants. Mes yeux troublés, affaiblis, ne savent plus soutenir l'éclat du jour. (Amphitryon) Calmez votre effroi, s'il en reste encore au fond de votre âme. Ne vous privez pas du fruit le plus doux de vos travaux. Les plus rudes épreuves laissent les plus agréables souvenirs. Racontez-nous donc cette terrible entreprise. (Thésée) Vous tous dieux du ciel, et toi maître du vaste empire de la nuit, [660] et vous que vainement une mère chercha dans toute l'étendue de l'Etna, pardonnez si je découvre des secrets cachés dans les profondeurs de la terre. Non loin de Sparte s'élève le Ténare, promontoire fameux, dont les épaisses forêts étendent leur ombrage sur la mer. Là est l'entrée de la demeure odieuse de Pluton. Au pied d'une roche élevée, dans le fond d'une vaste caverne, est une large ouverture, semblable à une gueule béante, par laquelle tous les peuples de la terre descendent en foule dans les abîmes de l'enfer. Le chemin n'est pas d'abord entièrement ténébreux : une faible lueur du jour dont on s'éloigne, [670] les rayons du soleil qui y pénètrent, mais faibles et mourants, abusent les regards, semblables à ces clartés douteuses qui suivent et précèdent le jour; là commencent ces vastes espaces où le genre humain va s'engloutir tout entier. On y entre sans peine. Le chemin est une pente rapide. De même que l'onde emporte souvent les vaisseaux loin de leur route, ainsi une force irrésistible et l'avide destin entraînent les mortels dans ces abîmes; mais on n'en peut sortir, et l'enfer ne lâche pas sa proie. [680] Au dedans, le paisible Léthé promène, en faisant un long circuit, ses eaux languissantes, qui font oublier les peines de la vie; et, pour ôter aux ombres tout moyen de revenir, il les environne des replis nombreux de ses eaux dormantes. Tel le Méandre forme en se jouant d'innombrables détours : il semble se chercher et se fuir, incertain s'il coulera vers la mer, ou s'il remontera vers sa source. Plus loin est le marais infect et fangeux du Cocyte. Sur ses bords gémit le vautour et le triste hibou; la chouette y soupire ses chants sinistres. Une forêt d'ifs, qui étend ses noirs rameaux, forme en cet endroit un ombrage épais, [690] sous lequel habitent le Sommeil indolent, la Faim abattue et pâle d'épuisement; le Remords tardif, cachant la rougeur qui l'accuse; la Peur, l'Épouvante, la Mort, le Désespoir, le Deuil couvert de voiles lugubres, la Maladie tremblante, la Guerre que ceint le fer: enfin tout au bout se cache la Vieillesse débile, qui soutient, à l'aide d'un bâton, ses pas chancelants. (Amphitryon) Le sol s'y couvre-t-il quelque part des dons ou de Bacchus ou de Cérès ? (Thésée) Jamais dans ces lieux les prés rajeunis ne se couvrent d'une aimable verdure; jamais le souffle du zéphyre ne fait ondoyer les moissons jaunissantes : [700] aucun arbre n'y porte des fruits. Dans ces champs souterrains et sans culture, la terre, stérile et hideuse, est condamnée à un éternel engourdissement. Là aucun germe de vie; c'est la fin de toutes choses. L'air même y est sans mouvement; la nuit pèse sur cet empire du néant; tout y est tristesse et horreur. Le séjour de la mort est plus affreux que la mort même. (Amphitryon) Mais celui qui gouverne ces royaumes sombres et leurs légers habitants, en quel lieu a-t-il fixé le siège de son empire? (Thésée) Il est, dans un enfoncement obscur du Tartare, [710] un espace où la nuit semble redoubler son horreur. De là, et d'une même source, s'échappent deux fleuves d'aspect différent. L'un épanche ses eaux paisibles et silencieuses; c'est le Styx redoutable, que les dieux attestent dans leurs serments : l'autre est l'Achéron, torrent impétueux qui roule avec fracas des rochers dans ses flots, et qu'on ne saurait remonter. Ils défendent par une double ceinture l'entrée du palais de Pluton, et un bois épais environne cette demeure. Des rochers suspendus forment la voûte du vestibule. C'est par là que les ombres arrivent; [720] c'est la porte de cet empire. Autour s'étend une plaine, où Pluton, fièrement assis sur son trône, sépare les âmes nouvellement arrivées. La majesté de ce dieu a je ne sais quoi de sombre; son regard est farouche. Cependant il ressemble à ses frères, et porte sur son front la marque de sa glorieuse origine : c'est le visage de Jupiter, mais de Jupiter lançant la foudre. Pluton est aussi horrible que son horrible empire, et son aspect épouvante quiconque nous a fait trembler. (Amphitryon) Est-il vrai que la justice des enfers aille chercher les crimes les plus anciennement commis, et que les coupables expient des fautes oubliées même de leurs auteurs? [730] Quel est l'arbitre, le dispensateur de cette justice? (Thésée) Plusieurs juges, assis à un tribunal élevé, prononcent aux coupables tremblants ces jugements tardifs. Ici est le tribunal du Crétois Minos; là siège Rhadamanthe; plus loin le beau-père de Thétis. Chaque coupable souffre le mal qu'il a fait; le crime retourne à son auteur, et le coupable est condamné par l'exemple qu'il a donné lui-même. J'ai vu des princes sanguinaires jetés dans des cachots, et des tyrans cruels battus de verges par ceux qui furent leurs sujets. Mais ceux qui règnent avec humanité, [740] qui, maîtres de la vie des autres, n'oseraient y attenter; qui, toujours avares du sang de leurs citoyens, ne souillèrent jamais par le meurtre une longue et heureuse existence, ou deviennent habitants du ciel, ou, admis dans l'Élysée, séjour du bonheur et de la paix, sont appelés à juger les ombres. O rois, gardez-vous de verser le sang des hommes; car vos crimes sont plus sévèrement punis que ceux des autres coupables. (Amphitryon) Les méchants sont-ils enfermés dans un lieu particulier; et les impies sont-ils, comme on le dit, condamnés à des supplices éternels? [750] (Thésée) Ixion tourne avec la roue rapide à laquelle il est enchaîné. Un énorme rocher pèse sur les épaules de Sisyphe. Le vieux Tantale, dévoré par la soif au milieu d'une rivière, cherche vainement à s'y désaltérer: au moment où il se flatte d'atteindre l'eau qui se joue autour de ses lèvres, mais qui l'a trompé tant de fois, elle fuit, aussi rapide que les fruits qui s'échappent à ses dents avides. Les entrailles de Titye offrent à un vautour un éternel aliment. Les Danaïdes se fatiguent en vain à remplir leurs urnes. Là, comme sur la terre, les filles barbares de Cadmus sont agitées de transports furieux, et l'avide harpie souille encore la table de Phinée. [760] (Amphitryon) Racontez-moi maintenant le combat glorieux de mon fils. Le monstre qu'il ramène est-il un don volontaire, ou un monument de la défaite de son oncle? (Thésée) Un affreux rocher domine le lit fangeux du Styx , dans l'endroit où roule lentement son onde dormante. Un vieillard, hideux d'aspect et de figure, veille à la garde de ce fleuve. C'est le nocher qui transporte les ombres tremblantes. Sa barbe négligée tombe sur sa poitrine; un simple noeud retient sur ses épaules son manteau grossier; ses yeux brillent au fond de leurs orbites profondes. Lui-même dirige sa barque avec un long aviron. Il la ramenait vide au rivage, [770] pour y chercher de nouvelles âmes; Alcide lui ordonne de le passer à l'autre bord, et les ombres faisaient place au héros. Mais le terrible Charon lui crie : « Où vas-tu, téméraire? garde-toi d'avancer. » Sans s'arrêter à l'entendre, le fils d'Alcmène, d'un coup de l'aviron, renverse le nocher, et s'élance dans la barque. Cette barque, qui transporte des peuples entiers, fléchit sous le poids d'un seul homme. Hercule s'y assit; et le frêle esquif, surchargé, va- cille, et l'onde infernale y pénètre des deux côtés. On vit -alors trembler les monstres vaincus par Hercule, les Centaures cruels, et les Lapithes que le vin excite aux combats. [780] L'hydre de Lerne aux têtes renaissantes s'alla cacher au fond des marécages du Styx. De cet endroit on découvre la demeure de l'avare Pluton. C'est là que se tient le chien des enfers, qui, secouant ses trois têtes, épouvante les ombres de ses terribles aboiements, et défend l'entrée du noir empire. Des couleuvres lèchent l'écume immonde qui tombe de ses gueules ; son cou est hérissé de vipères : sa queue est un serpent énorme, qui siffle en déroulant ses anneaux. La fureur de ce monstre répond à son aspect. A peine a-t-il entendu les pas d'Alcide, que, dressant les reptiles dont sa tête est environnée, [790] il prête une oreille attentive au son qui l'a frappé, lui qui saisit jusqu'au bruit léger des ombres. Quand le fils de Jupiter fut près de lui, l'animal demeura comme indécis dans son antre.; et tous deux s'arrêtent sans effroi. Enfin Cerbère fait retentir de ses effroyables aboiements les demeures silencieuses. Sa queue menaçante s'agite et siffle autour de ses flancs. Son triple hurlement porte l'épouvante jusque parmi les âmes fortunées. Cependant Hercule, détachant la dépouille du lion de Némée, qui couvre son épaule gauche, en présente la gueule à Cerbère, et se met à l'abri derrière ce vaste bouclier; [800] tandis que de sa main droite, de cette main invincible, il fait tourner rapidement sa pe- sante massue, et en frappe son ennemi à coups re- doublés. Le monstre vaincu cesse de menacer; épuisé de fatigue, il baisse humblement ses trois têtes, et abandonne son antre à son vainqueur. Cet exploit fit trembler sur leurs trônes les sou- verains de l'enfer; ils livrent Cerbère à Hercule, et lui accordent aussi ma liberté. Celui-ci flattant de la main les têtes hideuses du monstre, les assujet- tit avec de fortes chaînes. Alors, oubliant sa rage, le gardien vigilant du sombre empire [810] baisse ses oreilles, se laisse conduire, et, docile à son maître, il agite avec un air soumis et caressant le serpent qui forme sa queue; mais, parvenu à l'ouverture du Ténare, il fut ébloui de l'éclat du jour, qu'il n'avait jamais vu. Malgré ses liens, il reprend courage et secoue avec fureur sa chaîne pesante. Il faillit entraîner son vainqueur; il le fit reculer en arrière. Hercule alors m'appelle à son aide; et, tous deux unissant nos efforts, nous tirons, en dépit de sa résistance, [820] l'animal furieux, et nous l'amenons enfin sur la terre. Mais la clarté des cieux, et cette lumière pure qui en remplit l'espace, se change, pour lui en une nuit profonde. Il baisse les yeux, il les ferme à la lumière qui lui est odieuse, et, détournant la vue, tient sa triple tête inclinée vers la terre, et se cache sous l'ombre d'Hercule. Mais le peuple, couronné de lauriers , arrive en foule, poussant des cris de joie, et chantant les justes louanges du grand Hercule. CHOEUR DES THÉBAINS. [830] Eurysthée, du droit que lui donna sa naissance prématurée, avait ordonné à Hercule de pénétrer dans les entrailles de la terre. Il ne manquait au héros, après tant d'épreuves, que d'ajouter à ses trophées les dépouilles du roi de la nuit. Il osa parcourir les avenues ténébreuses du séjour reculé des mânes, triste chemin, dont une sombre forêt augmente encore l'horreur, mais que pourtant une foule nombreuse suivait en même temps qu'Alcide ainsi la foule accourt des villes, attirée par la nouveauté des jeux du théâtre; [840] ainsi les peuples se pressent, quand la cinquième année ramène les solennités brillantes de Jupiter Éléen. Lorsque l'automne allonge les heures de la nuit, et que Phébus, parvenu au signe de la Balance céleste, invite les hommes à jouir plus longtemps des douceurs du sommeil, la foule court aux mystères de Cérès, et les initiés athéniens quittent en hâte leurs demeures, pour célébrer ces fêtes nocturnes : aussi nombreuse est la multitude qui traverse ces plaines silencieuses; les uns s'avancent lentement, appesantis par la vieillesse, [850] tristes et rassasiés de la vie; les autres, moissonnés à la fleur de l'âge, marchent encore d'un pas rapide; ce sont des vierges qui n'ont pas connu l'hyménée, des jeunes gens portant encore leur première chevelure, des enfants qui commençaient à répéter le nom de leur mère; ces derniers peuvent seuls, pour diminuer leur effroi, dissiper, à l'aide d'un flambeau, l'obscurité qui les environne. Les autres s'avancent à travers les ténèbres, aussi troublés que l'homme qui, s'enfonçant dans un noir souterrain, [860] frémit à l'idée que la terre qui le couvre peut l'ensevelir tout à coup. Rien dans ce gouffre ténébreux qu'une affreuse obscurité, une nuit d'une teinte sinistre, des vapeurs vaines et trompeuses, un triste et morne silence. Puisse une longue vieillesse nous conduire à cette demeure! on y arrive toujours trop tôt. Pourquoi hâter le moment fatal? Il n'est donné à personne de revenir. Toute cette foule qui s'agite sur la surface du monde descendra chez les mânes, et franchira les eaux stagnantes du Cocyte. [870] O Mort! tu moissonnes tout ce que voient naître l'Orient et le Couchant! Ne te presse pas, ô Mort! nous ne pouvons t'échapper. Et quand tu te montrerais lente, n'allons-nous pas nous-mêmes au devant de toi? L'heure qui nous fait naître nous tue. Thébains, célébrez ce jour fortuné. Touchez les autels de vos mains suppliantes; immolez des victimes choisies, jeunes hommes et jeunes femmes; formez des danses solennelles. [880] Vous qui cultivez nos champs fertiles, laissez reposer la charrue. Le bras d'Hercule a pacifié les climats de l'aurore et ceux du couchant, et ceux où, placés sous le chat même du Soleil, les corps n'ont pas d'ombre. Tout ce que Téthys environne dans son immense circuit la valeur d'Alcide l'a dompté : il a franchi les fleuves infernaux, [890] et revient vainqueur du Tartare. Que pourrions-nous craindre encore ; et qu'y a-t-il au delà des enfers ? Prêtre, dont une sainte horreur fait dresser les cheveux , couronnez-vous de son arbre chéri. ACTE QUATRIÈME. HERCULE, THÉSÉE, AMPHITRYON, MÉGARE. (Hercule) Terrassé par ce bras vengeur, Lycus a mordu la poussière; tous les complices du tyran ont partagé son sort. Vainqueur de mes ennemis, je vais offrir un sacrifice à mon père et aux dieux du ciel, et immoler sur leurs autels les victimes que je leur dois. [900] Je t'invoque, belliqueuse Pallas, toi qui as secondé, partagé mes travaux; toi dont le bras gauche soutient l'égide formidable dont la vue pétrifie; et toi, ô vainqueur de Lycurgue et de la mer Érythrée, toi dont le javelot est entouré d'un pampre verdoyant; et vous, jumeaux divins, Phébus et vous soeur de ce dieu, qui excellez, la soeur à lancer des traits, le frère à manier la lyre; vous tous enfin, habitants du ciel, fils comme moi de Jupiter et non de ma cruelle marâtre, écoutez mes prières. ( A sa suite.) Amenez ici les victimes choisies. Jetez sur les autels tous les parfums que produit l'Inde, [910] tous ceux que l'Arabe recueille dans ses bois odorants; qu'une épaisse vapeur s'en élève jusqu'au ciel. Parons nos têtes d'un rameau de peuplier : toi, Thésée, couronne-toi de l'olivier, arbre sacré de ta patrie. Et tandis que j'invoquerai le dieu du tonnerre, toi tu honoreras les dieux fondateurs de Thèbes, l'antre sauvage du farouche Zéthus, la fontaine célèbre de Dircé, et les pénates apportés de Tyr. (A deux prêtres.) Jetez de l'encens sur la flamme. (Amphitryon) Mon fils, purifie d'abord tes mains, souillées encore du sang de ton ennemi. [920] (Hercule) Ah ! que ne puis-je répandre ici même son sang odieux ! jamais libation plus agréable n'aurait coulé sur les autels des dieux. De toutes les victimes que la piété des hommes immole à Jupiter, la plus belle à ses yeux, la plus digne de lui, c'est un tyran. (Amphitryon) Implore de ton père un terme à tes travaux; qu'enfin il nous accorde à tous un repos chèrement acheté. (Hercule) Je ne formerai que des voeux dignes de Jupiter et de moi. Que le ciel, que la terre et que l'air conservent à jamais la place qui leur est assignée! Que rien ne trouble la course éternelle des astres! Qu'une paix inaltérable règne dans l'univers! [930] Que le fer ne serve désormais qu'aux innocents travaux des campagnes; et que l'épée se cache dans le fourreau! Qu'aucune tempête ne soulève les vagues! Que Jupiter ne lance plus ses foudres, instruments de sa colère! Que les torrents, grossis par les neiges de l'hiver, ne ravagent plus les moissons ! Qu'aucune plante ne se remplisse plus de sucs vénéneux ; plus de poisons ! Que les peuples n'aient plus à gémir sous le joug des tyrans ! Mais si la terre doit produire encore quelque grand coupable, si elle doit enfanter quelque monstre, qu'elle se hàte, que je puisse le combattre! Mais que vois-je ? [940] La nuit enveloppe le soleil au milieu de sa course, et son disque s'obscurcit dans un ciel sans nuage. Qui fait ainsi reculer le dieu du jour, et le repousse vers l'Orient ? Par quels prodiges vient-elle à cette heure étendre ses voiles sombres? Pourquoi vois-je briller dans une vaste étendue des régions célestes le Lion, le premier ennemi que j'ai vaincu? Tout bouillant de colère, il cherche une proie à dévorer. Il va fondre sur quelque étoile; il ouvre sa gueule menaçante, le feu sort de ses naseaux; il agite sur son dos sa crinière étincelante. [950] Franchissant d'un seul bond tous les astres qui brillent epuis l'automne fécond jusqu'à l'hiver glacé, il va saisir et étrangler le Taureau qui ramène le printemps. (Amphitryon) Quel trouble t'égare ? Pourquoi, mon fils, tourner çà et là tes regards furieux? Ton oeil abusé te fait voir au ciel ce qui n'y fut jamais. (Hercule) J'ai dompté la terre, triomphé de la fureur des flots ; j'ai porté la terreur jusque dans les royaumes sombres. Le ciel n'a pas encore éprouvé mon courage ; cette conquête est digne d'Alcide. Je veux m'élever jusqu'au haut du ciel, et y prendre la place que mon père m'a promise. [960] Mais s'il me la refuse? N'importe, la terre n'est plus un séjour digne d'Hercule; elle le rend à l'Olympe. Je vois les divinités de l'Olympe, qui m'appellent et m'ouvrent les portes: une seule s'y oppose. Veux-tu m'admettre dans le ciel et m'en livrer l'entrée ? ou dois-je briser la porte qui me résiste? Tu hésites? eh bien! je romprai les fers de Saturne ; j'armerai l'aïeul contre le fils impie qui l'a dépouillé. Que les Titans furieux s'apprêtent à combattre sous mes ordres; je m'armerai de rochers couverts de forêts ; je déracinerai les montagnes peuplées de Centaures; [970] je les entasserai pour escalader le ciel. Chiron verra le Pélion, qu'il habite, recouvert par l'Ossa; et l'Olympe, élevé sur ces deux monts, ou touchera la voûte céleste, ou servira d'arme à mon bras. (Amphitryon) Loin de toi ces pensées sacriléges. Reviens d'un emportement où l'on reconnaît le héros, mais le héros en délire. (Hercule) Que vois-je? Les terribles géants se préparent au combat. Titye s'est échappé des enfers. Je vois sa poitrine ouverte, et vide d'entrailles; il touche presque aux cieux. Le Cithéron s'ébranle, les hauts remparts de Pallène et le vallon de Tempé ont tremblé. [980] L'un vient d'arracher le Pinde, l'autre l'Oeta. Mimas se livre à sa rage terrible. Érinnys, la brûlante Érinnys fait résonner son fouet ; elle approche de plus en plus de mon visage un brandon qu'elle a retiré d'un bûcher. La cruelle Tisiphone, dont le front est armé de serpents, garde la porte autrefois confiée à Cerbère, et menace de sa torche ceux qui tenteraient de sortir. (Il aperçoit ses enfants) Mais ces enfants qui se cachent sont ceux de mon ennemi; c'est la race exécrable de Lycus. Attendez : cette main va vous réunir. Allons, mon arc, que ta corde vibre. [990] C'est là que doivent frapper les flèches d'Hercule. (Amphitryon) Ciel! quel but va chercher sa rage? Il a tendu son arc gigantesque; le carquois s'ouvre; la flèche vole en sifflant. Ah ! elle a percé d'outre en outre le cou de l'enfant, laissant derrière elle une horrible blessure. (Hercule) Fouillons les retraites les plus cachées; exterminons cette race entière. Hâtons-nous. Une guerre plus importante m'appelle à Mycènes. Détruisons de nos propres mains ces murs bâtis par les Cyclopes; faisons voler en éclats les murs de ce palais ; [1000] brisons ses portes, et les colonnes qui le soutiennent. Déjà le jour y pénètre de tous côtés, et . j'y vois un fils du. coupable Lycus qui se cache. (Amphitryon) (à (Thésée) Hélas! un de ses fils touche ses genoux d'une main caressante, et cherche à l'attendrir par ses prières. O crime effroyable! spectacle horrible et déchirant! Hercule a saisi la main suppliante de l'enfant, le fait tournoyer, et le lance avec fureur. La tête du malheureux est fracassée, et sa cervelle a jailli sur ces murs. Ah! voilà l'infortunée Mégare qui, couvrant de ses bras le plus jeune de ses fils, fuit hors d'elle-même, et abandonne la retraite où elle s'était réfugiée. [1010] (Hercule) Quand tu chercherais un asile entre les bras mêmes de Jupiter, cette main irait t'y saisir et t'en arracherait. (Amphitryon) Malheureuse, où courez-vous? Il n'est point de retraite contre le courroux d'Hercule. Pressez-le plutôt entre vos bras, et tâchez de l'apaiser par vos prières. (Mégare) Arrête; cher époux; reconnais Mégare, et ce fils ta vivante image. Vois comme il tend vers toi ses faibles mains. (Hercule) Je tiens donc ma cruelle marâtre! Viens recevoir le châtiment qui t'est dû, et que ta mort délivre Jupiter d'un joug qui l'avilit. (Il l'entraine hors de la scène.) [1020] Mais immolons, avant la mère, le petit monstre qu'elle embrasse. (Mégare) Insensé! que fais-tu? C'est ton sang que tu vas répandre. (Amphitryon) Terrassé des regards de feu de son père, l'enfant est mort sans avoir été blessé : la crainte a fait envoler son âme. Dieux! il lève sur son épouse sa massue menaçante : elle a brisé les os. La tête séparée du tronc disparait anéantie. O vieillesse impassible, tu supportes une telle vue! Si tu veux t'en affranchir, la mort est sous ta main. Cours au devant des traits de ce furieux, attire à toi les coups de cette massue, teinte du sang des monstres. [1030] (A Hercule.) Délivre-toi d'un père supposé. Ma vie souille ton nom, et mes plaintes troubleraient tes triomphes. (Thésée, à Amphitryon) Pourquoi vous précipiter au devant de la mort? Où courez-vous, imprudent? Fuyez, cherchez un abri, et du moins épargnez ce dernier crime à Hercule. (Hercule) C'est bien; cette race de l'infâme est extirpée. C'est à vous, épouse du grand Jupiter, à vous que j'ai immolé ces victimes. Je vous les ai offertes avec joie; elles étaient dignes de vous. Mais je vous en destine d'autres encore dans Argos. (Amphitryon) Vous n'avez pas fini, mon fils; achevez le sacrifice. [1040] Une dernière victime est devant l'autel, la tête baissée; elle attend le coup mortel; oui, je l'attends, je le cherche, je l'implore; frappe ---. Mais quoi! son regard semble errer; son oeil est triste et morne. Je vois, je vois trembler les mains d'Hercule. Un sommeil léthargique appesantit ses paupières, et sa tête languissante retombe sur sa poitrine; ses genoux fléchissent; il tombe étendu sur la terre, comme un orme abattu dans la forêt, ou comme ces masses jetées dans la mer pour former l'enceinte d'un port. Mon fils, es-tu vivant? ou as-tu succombé à la même fureur qui a causé la mort des tiens? [1050] J'entends le bruit égal et régulier de sa respiration. Laissons-le reposer, afin qu'un profond sommeil apaise la violence de son mal et calme son coeur agité. Esclaves, écartez ces armes, de peur qu'il ne les ressaisisse dans un nouvel accès de fureur. CHOEUR DES THÉBAINS. Pleurez, cieux, et vous, père des cieux; terre fertile, onde inconstante du mobile Océan; toi surtout, brillant Phébus, qui lances tes rayons sur la terre et sur la vaste étendue des mers; toi dont le visage dissipe les ténèbres; pleurez. [1060] Comme toi Alcide a parcouru le monde de l'orient au couchant; il a visité tes deux demeures. Dieux puissants, délivrez son âme des fantômes qui l'obsèdent, et ramenez la raison dans son coeur égaré. Et toi qui domptes tous les maux, qui rends le calme à nos âmes; toi la meilleure partie de notre existence, fils aîné de la bienfaisante Astrée, Sommeil, frère bienfaisant de la Mort impitoyable, [1070] toi qui, mêlant l'erreur à la vérité, tantôt nous éclaires, tantôt nous abuses sur l'avenir, père de la nature, refuge des malheureux, doux repos des travaux du jour, compagnon de la nuit; toi qui accordes également tes dons au monarque et à l'esclave, répands sur cet infortuné ta douce et salutaire influence; toi qui d'avance familiarises les hommes avec l'idée effrayante d'une mort éternelle, tiens Hercule dans un profond assoupissement; enchaîne ses membres indomptables, [1080] et ne sors pas de sa poitrine, qui respire la fureur, avant qu'il ait recouvré sa raison! Le voilà étendu par terre, et son farouche esprit se crée les plus sanglantes images. Sa rage n'est pas encore apaisée. Accoutumé à reposer sa tête fatiguée sur sa lourde massue, il étend vainement le bras pour la saisir à sa place ordinaire. Sa rage bouillonne encore dans son sein, [1090] semblable à la mer qui, violemment agitée par le Notus, reste longtemps émue, et se soulève encore quand le vent ne souffle plus. Alcide, calme les orages de ton coeur; fais-y rentrer la piété et les sentiments d'un héros; ou plutôt puisse le même délire continuer de troubler ton âme, la même erreur désabuser tes sens! Ce délire, Alcide, peut seul désormais te justifier. L'état le plus heureux, après l'innocence, c'est d'ignorer qu'on est coupable. [1100] Que les mains d'Hercule fassent gémir maintenant sa poitrine sous leurs coups redoublés; que ces mains victorieuses frappent les épaules qui ont porté la voûte étoilée ! Que ses plaintes s'élèvent jusqu'au ciel; qu'elles soient entendues de la reine des sombres bords, du farouche Cerbère qui, chargé de chaînes, se tient caché au fond de son antre; qu'il fasse retentir de ses cris douloureux et l'enfer et les vastes plaines del'Océan, [1110] et l'air, qu'il valait mieux pour lui ne faire résonner que du sifflement de ses traits ! Ce n'est pas d'une main légère qu'il faut frapper un sein en proie à tant de remords : les coups, quoique tombant sur une seule poitrine, doivent retentir dans les trois royaumes du monde. Vous, flèches glorieuses et terribles, longtemps les instruments de ses exploits ; et vous, formidable carquois, frappez impitoyablement un maître cruel ; que ses épaules vigoureuses soient brisées et meurtries par sa massue, [1120] et que sa poitrine gémisse sous les atteintes de ce bois pesant et noueux! Que les armes d'Hercule deviennent les instruments de son supplice! Et vous qui ne pouviez partager encore les travaux de votre père, ni punir des tyrans; vous dont les faibles mains n'avaient pu se signaler dans les jeux de la Grèce, aux combats du ceste et du pugilat, mais qui déjà lanciez d'une main sûre les traits légers que renferme le carquois du Scythe ; qui poursuiviez, [1130] non les monstres à la crinière épaisse, mais les cerfs qui cherchent leur salut dans la fuite : descendez aux rivages du Styx, ombres innocentes, qu'une main criminelle, qu'un père furieux a frappées sur le seuil de la vie; suivez, tendres enfants, race infortunée, ce triste chemin où votre père a signalé son audace; allez paraître devant les dieux courroucés de l'enfer! ACTE CINQUIÈME. HERCULE, AMPHITRYON, THÉSÉE. (Hercule) Où suis-je? dans quel lieu, dans quelles contrées, dans quel climat? Est-ce aux extrémités de l'Orient, ou sous le pôle glacé de l'Ourse? [1140] Suis-je aux confins de l'Hespérie, sur ces plages qui bornent l'Océan? Quel est cet air que je respire, cette terre sur laquelle repose mon corps fatigué ? Je suis bien à Thèbes; mais quel est ce palais en ruines? Quels sont ces corps étendus çà et là? Les fantômes de l'enfer obsèdent-ils encore mon esprit? Quoique revenu sur la terre, je vois errer autour de moi des spectres affreux. J'en rougis, mais j'éprouve une terreur secrète. J'ai le pressentiment de quelque grand malheur. Où est mon père? [1150] Où est mon épouse, si fière de sa jeune famille? Pourquoi mes épaules ne sont-elles plus couvertes de cette peau de lion qui me servait le jour de défense, et qui était la nuit la couche délicate sur laquelle Hercule reposait? Où sont mes flèches, mon arc? Qui a pu, moi vivant, s'emparer de mes armes, enlever cette dépouille formidable? Hercule, même endormi, n'a pas épouvanté le ravisseur! Ah! je voudrais le voir ce vainqueur superbe ! Parais donc, toi que mon père, descendu du ciel, aura créé dans une nuit plus longue que celle où je fus conçu. Mais quel objet affreux? [1160] Les corps sanglants de mes fils étendus par terre! leur mère sans vie! Un autre Lycus a-t-il usurpé le trône ? Qui donc, bravant Hercule jusque dans Thèbes, a commis de pareils attentats ? 0 vous qui habitez les bords de l'Ismène, ou les champs de l'Attique, ou cette contrée baignée par les deux mers, et dans laquelle régna le Phrygien Pélops, par grâce nommez-moi l'auteur de cet affreux carnage, ou craignez tous ma vengeance. Je traite en ennemi quiconque me cachera le coupable. Tu te caches, vainqueur d'Alcide. Avance soit que tu prétendes venger le roi sanguinaire de Thrace, dévoré par ses coursiers, [1170] ou Géryon à qui j'ai ravi son troupeau, ou les souverains de la Libye, je suis prêt à te combattre. Je suis désarmé; n'importe. Je te défie, dusses-tu te servir contre moi de mes propres armes. Mais pourquoi Thésée, pourquoi mon père, évitent-ils mes regards ? Pourquoi se cachent-ils le visage ? (à Amphitryon et à Thésée) Retenez vos larmes , et nommez-moi l'assassin de toute ma famille. Vous vous taisez, mon père; ah! parle, cher Thésée. Réponds-moi, ami fidèle et dévoué. Mais tous deux, interdits et confus, cachent leur front, et cherchent à dérober les pleurs qu'ils répandent. [1180] Une si grande calamité n'est pas pour nous un sujet de honte. Ce désastre serait-il l'ouvrage du tyran d'Argos? ou les satellites furieux de Lycus ont-ils vengé sa mort ? Je vous en conjure, ô mon père, par mes exploits, par mon respect pour vous, pour vous que j'honorai le plus après Jupiter, parlez: quel est le destructeur de ma famille ? qui m'a dépouillé de mes armes? (Amphitryon) Ne parlons point de ce malheur. (Hercule) Je ne me vengerais pas ! (Amphitryon) La vengeance est souvent funeste. (Hercule) Qui serait assez lâche pour endurer de tels maux? (Amphitryon) Celui qui en aurait de plus grands à craindre. [1190] (Hercule) En est-il, ô mon père, de plus grands, de plus affreux que les miens? (Amphitryon) Vous n'en connaissez encore que la moindre partie. (Hercule) Prenez pitié de moi, mon père ; j'étends vers vous mes mains suppliantes. Mais quoi! elles refusent d'avancer! Le crime erre autour de moi. Quel est ce sang que voici? Le trait enfoncé dans le coeur de cet enfant ne fut-il pas trempé dans le venin de l'hydre? Je reconnais mes flèches : je ne demande pas qui les a lancées. Quel autre aurait pu bander mon arc ? Quel bras attire à lui cette corde, qui cède à peine à l'effort du mien? Ah ! parlez, mes amis, je vous supplie encore. Serais-je, ô mon père, l'auteur de ce crime? [1200] Ils se taisent. C'est moi. (Amphitryon) Je ne vois ici pour toi qu'un sujet de larmes: le crime, c'est ta marâtre qui l'a commis. Tu fus malheureux, mais non pas coupable. (Hercule) Que ta colère éclate, ô mon père ! que le ciel entier retentisse du bruit de ton tonnerre! Tu m'as abandonné à mon funeste aveuglement; accorde du moins une tardive vengeance à tes petits-fils. Ébranle la voûte étoilée ; que tes traits enflammés partent à la fois des deux pôles. Que mon corps, enchaîné sur les rochers du Taurus, serve de pâture à un vautour dévorant. Pourquoi laisser vide le roc de Prométhée? Qu'on apprête mon supplice sur la pente abrupte et nue du Caucase, dont le sommet immense est l'asile des bêtes féroces et des oiseaux de proie. [1210] Qu'attaché par les mains aux Symplégades qui ferment l'entrée de la mer de Scythie,.je demeure suspendu au-dessus de l'abîme ; et quand ces mobiles écueils viendront à se rapprocher, quand leur choc, pressant l'onde amère, la fera jaillir jusqu'au ciel, que je sois l'obstacle qui les empêche de se rejoindre! Ou plutôt pourquoi ne pas construire un vaste bûcher, pour effacer dans les flammes le sang dont je me suis souillé? Oui, j'y suis résolu; je vais rendre Hercule aux enfers. (Amphitryon) L'orage de son coeur dure encore, [1220] mais sa colère a changé d'objet; et, ce qui est le caractère de la fureur, il la tourne contre lui-même. (Hercule) 0 terre, engloutis-moi dans le séjour affreux des Furies, dans les cachots de l'enfer, dans ces lieux destinés aux coupables, dans quelque abîme plus profond, s'il en est, que l'Érèbe, et qui soit inconnu de Cerbère et de moi! Je descendrai au fond du Tartare, mais pour n'en plus sortir. 0 coeur impitoyable! Qui pourra vous pleurer dignement, chers enfants, dont les corps sont épars dans l'enceinte de ce palais ? Ce visage insensible ne sait pas se mouiller de larmes. [1230] Donnez-moi mon épée, mes flèches, ma pesante massue. (Regardant successivement les cadavres de ses fils. ) Pour toi je briserai mes traits, pour toi je briserai mon arc, et je brûlerai ce bois homicide; ce carquois rempli des flèches trempées dans le sang de l'hydre, je le jetterai dans ton bûcher. Punissons nos armes; mais je vous brûlerai aussi, aveugles instruments d'une marâtre, mains qui avez déshonoré des armes si glorieuses. (Thésée) L'erreur fut-elle jamais crime? (Hercule) Par ses suites souvent une erreur devient un crime. (Thésée) Montrez-vous Hercule; soutenez sans faiblesse cet immense malheur. [1240] (Hercule) La fureur ne m'a pas rendu insensible à la honte. Irai-je montrer ce visage, dont l'aspect impie va partout répandre l'horreur? Mes armes, Thésée, mes armes! On me les a prises ; je veux qu'on me les rende. Si j'ai recouvré ma raison, rendez-moi mes armes. Si ma fureur dure encore , éloignez-vous, mon père; je saurai trouver quelque moyen de mourir. (Amphitryon) Par les droits sacrés de la nature, par les liens qui nous unissent tous deux, soit que tu me regardes comme le soutien de ton enfance ou comme ton père; par ces cheveux blancs, objet du respect des hommes pieux ; prends pitié d'un vieillard, seul au monde et accablé par les ans. [1250] Épargne ta vie, toi l'unique et dernier appui de ma maison, toi ma seule consolation dans mes infortunes. Hélas! je n'ai recueilli aucun fruit de tes exploits. Je craignais sans cesse ou la mer orageuse, ou les monstres furieux. Tous ces tyrans, dont les fureurs désolaient le monde, qui rougissaient de sang leurs mains ou leurs autels impies, étaient pour moi un sujet d'alarmes. Tu fus toujours loin de moi ; vis enfin pour ton père, et qu'il puisse jouir du bonheur de t'embrasser et de te voir. (Hercule) Pourquoi supporter plus longtemps la lumière du jour? Rien ne m'attache plus à la vie. [1260] J'ai tout perdu, ma raison, mes armes, ma gloire, mon épouse, mes enfants , mes travaux, tout, jusqu'à ma fureur; rien ne peut guérir la plaie qui ronge mon coeur : la mort est l'unique remède à mon crime. (Amphitryon) Tu veux tuer ton père ? (Hercule) Je veux me remettre hors d'état de le tuer. (Amphitryon) Quoi! sous mes propres yeux ? (Hercule) Je les ai accoutumés à de semblables scènes. (Amphitryon) Songe plutôt à tant d'exploits mémorables, et fais-toi grâce de cette faute unique. (Hercule) Grâce-à moi, qui n'en fis jamais à personne ? Tout ce que j'ai fait de glorieux, je l'ai fait par ordre; mes forfaits sont bien à moi. Secondez-moi, mon père; et, par tendresse, par pitié, [1270] par intérêt pour ma gloire, rendez-moi mes armes, et que par une prompte mort je triomphe de la fortune. (Thésée) Il suffit pour te fléchir des prières de ton père; cependant laisse-toi toucher aussi par mes larmes. Ranime ce coeur, qu'aucune épreuve n'a pu abattre. C'est ici qu'il faut faire éclater toute ta vertu. Commande à Hercule de ne plus s'irriter. (Hercule) Si je vis, je suis criminel ; si je meurs, je ne suis que malheureux. Depuis longtemps un monstre impie, cruel , impitoyable, barbare, erre autour de moi : [1280] j'ai hâte d'en purger la terre. Prépare-toi, ô mon bras, à cet exploit glorieux, qui l'emporte à lui seul sur tes douze travaux. Lâche, tu hésites? Tu n'es brave que contre des enfants et contre des mères éplorées. Si l'on ne me rend mes armes, je vais déraciner les forêts du Pinde, brûler avec moi les bois sacrés de Bacchus, et ceux qui ombragent le Cithéron; je vais renverser sur moi les maisons de Thèbes avec leurs habitants, les temples avec leurs dieux, [1290] et m'enterrer sous ces ruines. Ses remparts entassés sur moi sont un poids trop léger pour mes épaules; si leurs sept portes ne suffisent à m'écraser, je fais écrouler sur ma tête toute la masse du globe qui sépare l'enfer des cieux. (Amphitryon) Rendez-lui ses armes. (Hercule) Un tel ordre est digne du père d'Hercule. Voilà le trait qui a percé mon fils. (Amphitryon) C'est Junon qui l'a lancé par ton bras. (Hercule) C'est moi qui le dirigerai maintenant. (Amphitryon) Avec quelle violence la douleur et l'effroi font palpiter mon coeur et trembler tous mes membres ! (Hercule) La flèche est prête. [1300] (Amphitryon) Quoi! maître de tes sens, tu commettrais volontairement un crime? Eh bienl que veux-tu que je fasse? Je ne te demande plus rien. Mon malheur est au comble. Toi seul peux me conserver mon fils; m'en séparer n'est au pouvoir de personne, pas même de toi. Je n'ai désormais rien à craindre: il ne dépend pas de toi de me rendre plus malheureux, et tu peux faire que je le sois moins. Mais, avant de prendre une résolution d'où dépendent ton honneur et ta gloire, songe qu'il n'y a pas de milieu pour toi : ou tu vivras, ou tu me donneras la mort. Mon âme épuisée par les ans, usée par les chagrins, n'est plus qu'un souffle errant sur mes lèvres, et prêt à s'en échapper. [1310] Se peut-il qu'un fils hésite si longtemps à accorder la vie à son père? C'est trop attendre. J'enfoncerai ce fer dans mon sein; et l'on verra ici une nouvelle victime d'Hercule, et d'Hercule maître de ses sens. (Hercule) C'en est trop, ô mon père! retenez votre bras. Cède, ô mon âme, et soumets-toi aux ordres d'un père. Ajoutons cette victoire aux travaux d'Hercule : vivons. O Thésée, relève et soutiens mon père entre tes bras. Ma main impure n'oserait toucher ce vieillard vénérable. (Amphitryon) Ah! cette main, je la baise avec joie; [1320] elle sera mon soutien, je la presserai sur mon coeur; elle calmera ses souffrances. (Hercule) Quel lieu choisir pour mon exil? Où me cacher? Quelle terre deviendra mon tombeau ? Toutes les eaux du Tanaïs, celles du Nil; le Tigre qui précipite son cours vers le golfe Persique; le Rhin majestueux ; le Tage qui roule de l'or à travers les champs de l'Ibérie, pourraient-ils purifier mes mains? Non, quand les froides mers de la Scythie feraient passer leurs flots sur moi ; quand l'Océan tout entier s'épancherait sur mes-mains, ils n'effaceraient pas mes souillures. Cruel, où iras-tu te cacher ? [1330] Dans les climats de l'Aurore, ou chez les peuples du Couchant? Connu du monde entier, je ne puis même trouver un lieu d'exil. La terre me rejette; les astres effrayés s'élancent de leur route accoutumée : le soleil a vu Cerbère avec moins d'horreur. O Thésée, ami fidèle, cherche-moi une retraite éloignée, inaccessible; et puisque ton sort est de participer aux crimes et d'aimer encore les coupables, pour prix du service que je t'ai rendu, reconduis-moi aux enfers ; [1340] charge-moi des chaînes que tu as portées. Là du moins je serai inconnu. Que dis-je? l'enfer même me connaît. (Thésée) Ma patrie vous tend les bras; jadis Mars y fut absous d'un meurtre, et remis en possession de ses armes : venez, Alcide, dans cette contrée privilégiée, terre d'expiation même pour les dieux.