[1,0] LIVRE PREMIER [1,1] 1. Parmi tant d'erreurs diverses où nous entrainent l'irréflexion et la légèreté de notre esprit, la moins pardonnable, à mon avis, mon cher Libéralis, c'est de ne savoir ni donner ni recevoir. Car nécessairement un bienfait mal placé doit être mal reconnu; mais avons-nous fait un ingrat, il n'est plus temps de nous plaindre : c'était un service perdu au moment où il était rendu. Et il ne faut pas s'étonner qu'au milieu de vices si graves et si nombreux, le plus commun soit encore l'ingratitude. Cela tient à plusieurs causes, et surtout à notre imprudence dans le choix des personnes que nous obligeons: mais nous qui, avant de prêter notre argent, avons soin de prendre des informations si exactes sur les biens meubles et immeubles de l'emprunteur, et qui regarderions comme une folie de semer dans un terrain épuisé ou stérile; aveugles dans notre bienfaisance, nous gaspillons au hasard plutôt que nous ne donnons. Et peut-être n'y a-t-il pas moins de honte à nier un bienfait, qu'à en réclamer le prix. C'est un genre de créance dont le remboursement est tout volontaire, et l'on a mauvaise grâce à se plaindre de son débiteur; car ces dettes-là ne se paient pas en argent : c'est le coeur qui les acquitte, et c'est les acquitter, que d'aimer à les reconnaitre. Mais si l'on doit des reproches à celui dont la gratitude ne va même pas jusqu'à l'aveu de sa dette, le bienfaiteur lui-même est-il toujours exempt de blâme? Nous rencontrons beaucoup d'ingrats ; nous en faisons davantage. Tantôt notre exigence reproche un bienfait et en exige l'usure ; tantôt notre légèreté se repent d'un service un moment après l'avoir rendu; tantôt notre humeur chagrine impute à mal les plus petites circonstances. Ainsi nous étouffons la reconnaissance, non seulement après avoir obligé, mais à l'instant où nous obligeons. Qui de nous, en effet, cède à une simple prière, à une première demande ? qui de nous, en la voyant venir, n'a pas froncé le sourcil, détourné le visage, prétexté des affaires, prolongé à dessein la conversation par ces discours qui n'en finissent pas, pour ôter l'occasion de demander? qui de nous, enfin, par mille moyens divers, n'a pas éludé les dérnarches empressées de l'indigence ? Puis, amenés au pied du mur, ou nous avons remis à un autre jour, ce qui n'est qu'un refus déguisé ; ou nous avons promis, mais avec contrainte, mais d'un air de mauvaise humeur, mais avec des paroles ambiguës qui ont peine à sortir. Aussi n'a-t-on qu'une reconnaissance de mauvaise gràce pour un service plutôt arraché que rendu. Quelle obligation puis-je vous avoir d'un bienfait que vous laissez tomber du haut de votre orgueil, ou que, dans votre colère, vous me jetez à la tête, ou que vous abandonnez de guerre lasse, et pour vous soustraire à l'importunité ? N'espérez pas de retour d'un homme lassé par vos délais, torturé par l'attente. La reconnaissance n'est exigible que dans la mesure du bienfait : il ne faut donc pas obliger à la légère; car nous ne croyons devoir qu'à nous-mêmes le bien qu'on nous fait sans connaissance de cause : il ne faut pas non plus le faire attendre; car si dans tout bienfait l'on doit compter pour beaucoup l'intention du bienfaiteur, un bienfait tardif suppose un refus prolongé. Gardez-vous aussi d'y mêler rien d'injurieux; car la nature a voulu que le souvenir des mauvais offices se gravât plus profondément que celui des bons; et la mémoire, si oublieuse du bien, garde le mal avec une fidélité opiniâtre. N'attendez donc pas de reconnaissance, si vous blessez en obligeant; c'est vous en montrer assez que de vous pardonner votre bienfait. La foule des ingrats ne doit pas pourtant ralentir notre bienfaisance. Nous-mêmes d'abord, comme je l'ai dit, nous contribuons à en augmenter le nombre : ensuite l'oubli sacrilége de l'impie entrave-t-il cette loi de bonté immuable que les dieux immortels se sont faite ? Obéissant à cette nécessité de leur nature, ils versent leurs bienfaits jusque sur les sacrilèges et ceux qui les oublient. Imitons leur exemple, autant que le permet la faiblesse humaine; que nos bienfaits soient un don et non pas un prêt usuraire. On mérite d'être trompé, lorsqu'on donne avec l'arrière-pensée de rentrer dans ses avances. Mais notre bienfait a mal tourné : nos enfants, nos femmes n'ont-ils donc jamais déçu notre espoir ? et cependant l'on prend femme, l'on élève des enfants; l'expérience même nous laisse là-dessus si indociles, que, tout meurtris, nous revenons à la charge, et ne craignons pas de nous remettre en mer après le naufrage. Que de motifs plus nobles encore pour persévérer dans notre bienfaisance ! y renoncer, parce que nous en avons été pour nos frais, c'est déclarer que nos dons étaient de pures avances; c'est justifier les ingrats, pour qui l'ingratitude est une honte, alors seulement que la reconnaissance est facultative. Que de gens indignes de voir le jour! et le soleil pourtant se lève pour eux. Que de gens mécontents d'être au monde ! cependant la nature enfante des générations nouvelles, et laisse vivre ceux-là même qui aimeraient mieux n'être pas nés. C'est la marque d'une âme grande et belle, de ne chercher d'autre fruit du bienfait que le bienfait lui-même, et, après avoir rencontré tant de méchants, de croire encore à la vertu. Qu'aurait de si beau la bienfaisance, si elle n'était jamais trompée? Le mérite est dans le bienfait; qu'il soit perdu ou non, l'homme généreux en recueille le fruit à l'instant même. La crainte de l'ingratitude doit si peu décourager la bienfaisance, et la rendre paresseuse à remplir ses nobles fonctions, que, fût-on assuré de ne pas trouver un seul coeur reconnaissant, il vaudrait mieux encore perdre ses bienfaits, que de ne pas obliger. S'abstenir de faire le bien, c'est prendre l'avance sur l'ingratitude ; et, pour dire même toute ma pensée, si l'ingrat est le plus coupable, la première faute est à celui qui s'abstient d'obliger. [1,2] II. Des bienfaits qu'au hasard sur la foule on répand Pour bien placer un seul, il en faut perdre cent. Il y a deux choses à reprendre dans le premier vers : on ne doit pas répandre ses bienfaits sur la foule ; et si la prodigalité est un défaut, c'est surtout en matière de bienfaits. La bienfaisance sans discernement n'est plus de la bienfaisance; c'est tout autre chose. Au premier coup d'oeil, la pensée du second vers est fort belle : un seul bienfait, s'il est bien placé, console de la perte de cent autres. N'est-il pas cependant plus vrai, plus conforme au noble esprit de la bienfaisance, de dire qu'elle doit s'exercer, même sans espoir de bien tomber une seule fois? Il est faux qu'il faille perdre cent bienfaits; aucun n'est perdu; la perte suppose un espoir de gain, et la bienfaisance ne tient pas de livres à partie double : elle n'a de compte ouvert que pour la dépense : tout ce qui lui rentre est en pur gain : que rien ne lui rentre, il n'y a point de perte. On donne pour le plaisir de donner, sans tenir note de ses bienfaits pour les réclamer à jour et à heure fixes comme un avide créancier. L'homme de bien ne pense jamais aux services qu'il a rendus, si la reconnaissance de l'obligé ne les lui rapelle : un service, autrement, a l'air d'un prêt. C'est une usure honteuse que de porter un bienfait en ligne de compte. Quel que soit le sort d'un premier service, continuons à en rendre de nouveaux : c'est un fonds qu'il vaut mieux laisser dormir aux mains des ingrats qu'aux nôtres; du moins chez eux la honte, l'occasion, l'exemple, peuvent un jour réveiller la reconnaissance. Ne vous ralentissez pas, faites votre devoir jusqu'au bout, remplissez votre tâche d'homme de bien; obligez de votre bourse, de votre crédit, de votre pouvoir, de votre expérience, de vos avis, de vos préceptes salutaires. [1,3] Les bêtes elles-mêmes sont sensibles aux bons traitements; et il n'est point d'animal si farouche qui, à force de soins, ne s'apprivoise et ne devienne susceptible d'attachement. Le lion laisse manier impunément sa gueule par son maître; et la reconnaissance pour la main qui le nourrit soumet le farouche éléphant à l'obéissance la plus servile. Tant la persévérance et la continuité des soins ont de pouvoir, même sur ces êtres incapables de comprendre et d'apprécier un bienfait! L'ingratitude de cet homme a tenu bon contre un premier service ; elle ne tiendra pas contre un second : a-t-elle résisté aux deux premiers? un troisième lui rappellera le souvenir des deux autres. On ne perd un bienfait que pour avoir cru trop tôt l'avoir perdu. Persévérez, rendez service sur service, et vous arracherez la reconnaissance au coeur le plus dur et le plus insensible. Devant tant de largesses, l'ingrat n'osera lever les yeux : de quelque côté qu. il se tourne pour échapper à ses souvenirs, qu'il vous retrouve, qu'il soit comme assiégé de vos bienfaits. Maintenant, avant de m'étendre sur le caractère de la bienfaisance et sur son pouvoir, je vous demanderai la permission de me borner à réfuter en passant plusieurs questions étrangères au fond du sujet : pourquoi les Grâces sont-elles au nombre de trois? pourquoi sont-elles soeurs? pourquoi les figure-t-on les mains entrelacées, l'air riant, jeunes, vierges, sans ceinture, et vêtues de robes transparentes? Selon les uns, elles représentent la bienfaisance dans ses trois acteurs, celui qui donne, celui qui reçoit, celui qui rend : selon d'autres, sous ses trois faces: le bienfait, la dette, et la reconnaissance. Quelle que soit, du reste, l'explication que j'adopte, peu importe cette vaine érudition. Leurs mains entrelacées, et ce groupe qui se replie sur lui-même, signifient, dit-on, que la chaîne du bienfait, en passant de main en main, revient toujours au bienfaiteur, entièrement détruite s'il y a solution de continuité, mais dans tout son prix et dans toute sa beauté, si les anneaux se suivent et se succèdent sans interruption. Elles ont le visage riant, parce que telle est la physionomie du bienfaiteur et de l'obligé. Le sourire de l'aînée a quelque chose de plus noble, comme celui du bienfaiteur lui-même. Elles sont jeunes, parce que la mémoire des bienfaits ne doit pas vieillir; vierges, parce qu'ils sont purs, sans tache, et sacrés pour tout le inonde; si leurs ceintures sont détachées, c'est que tout, dans les bienfaits, doit être libre et sans contrainte ; si le tissu de leur robe est transparent, c'est que les bienfaits veulent être aperçus. S'il est des gens assez esclaves des Grecs pour soutenir l'utilité de ces jeux d'esprit, on n'en trouvera pas, j'espère, qui poussent l'engouement jusqu'à voir de l'importance dans les noms qu'Hésiode a donnés aux Grâces. Il appelle la première Aglaé, la seconde Euphrosyne, la troisième Thalie. Chacun, sans doute, est libre d'interpréter ces noms et de les torturer à sa guise pour en tirer un sens raisonnable; mais le nom qu'Hésiode leur prête n'en est pas moins un nom de fantaisie. Aussi Homère ne s'est-il pas fait scrupule d'en changer un, et d'appeler l'une des Grâces Pasithea, en lui donnant même un époux, ce qui prouve qu'elles ne sont pas des vestales. Un autre poëte leur donne des ceintures et les habille de robes phrygiennes chargées d'une épaisse broderie d'or; il y a même un tableau qui représente Mercure avec elles non que la raison ou l'éloquence relève le prix du bienfait; mais tel a été le caprice du peintre. Chrysippe lui-même, si remarquable par cette finesse d'esprit qui pénètre au fond des choses, et va droit au but, sans perdre plus de paroles qu'il n'en tant pour se faire comprendre; Chrysippe remplit son ouvrage de ces niaiseries, tandis qu'il ne dit presque rien sur la manière de répandre, de recevoir et de rendre les bienfaits. Ces fables semblent faire le fond de son sujet, au lieu d'en être l'accessoire. Car, enchérissant sur ces détails rapportés par Hécaton, il ajoute que les Grâces sont filles de Jupiter et d'Eurynome, plus jeunes que les Heures, mais plus jolies, ce qui les a fait donner à Vénus pour compagnes. Il attache aussi une grande importance an nom de leur mère. On l'appelle, dit-il, Eurynome, parce que les bienfaits se répandent ainsi que les fruits d'une maternité féconde ; comme si le nom pouvait remonter des filles à la mère, ou comme si les poètes étaient bien scrupuleux sur l'exactitude des noms. Semblables à ces esclaves chargés de nous dire les noms des passants, et qui, à défaut de mémoire, payant d'effronterie, les inventent quand ils ne les savent pas, les poètes ne s'embarrassent guère d'altérer la vérité ; et pour peu que la mesure les y contraigne, ou que la beauté du mot les séduise, ils appellent les choses du nom qui va le mieux à leur vers : et on ne leur fait pas un crime de mettre un nouveau mot en circulation; le premier poète qui suivra ne se fera pas faute d'en créer un autre. En voulez-vous une preuve ? voyez Thalie, dont on parle tant; chez Hésiode c'est une Grâce, c'est une Muse chez Homère. [1,4] IV. Mais pour ne pas tomber dans le défaut que je reprends, laissons là des détails si étrangers au sujet, qu'ils ne s'y rattachent pas même comme accessoires. Veuillez seulement prendre ma défense, si l'on me reproche d'avoir remis à sa place Chrysippe, homme assurément d'un esprit supérieur, mais de cet esprit tout grec qui se fausse et s'émousse par sa trop grande finesse ; plus superficiel que profond, alors même qu'il semble pénétrer dans les entrailles du sujet. A quoi bon enfin toutes ces subtilités? C'est de la bienfaisance qu'il s'agit, et des règles d'une vertu qui forme le lien le plus puissant de la société humaine : ce sont des principes de conduite qu'il faut donner à l'homme, pour que, sous les dehors de la générosité, il ne se laisse pas séduire à une facilité imprudente ; pour que notre bienfaisance, dont nous ne devons être ni avares ni prodigues, ne soit pas restreinte par des précautions qui n'ont pour but que de la règler. Il faut nous apprendre à recevoir comme à donner de bon coeur, à nous piquer d'une noble émulation pour parvenir, je ne dis pas à égaler nos bienfaiteurs, mais à les surpasser de fait et d'intention ; car, en matière de reconnaissance, on doit passer le but pour l'atteindre: il faut apprendre aux bienfaiteurs à ne jamais se croire en avance, aux obligés à se croire toujours en arrière. Or, savez-vous comment s'y prend Chrysippe, pour nous encourager à cette généreuse rivalité, à ce noble combat de bienfaisance ? Comme les Grâces sont filles de Jupiter, nous dit-il, l'ingratitude est presque un sacrilége, un outrage fait à ces vierges divines. Eh! enseignez-moi plutôt quelque moyen de doubler mes bienfaits et ma reconnaissance, d'établir entre l'obligé et le bienfaiteur une sorte d'émulation qui pousse l'un à oublier le bien qu'il a fait, l'autre à se souvenir sans cesse du bien qu'il a reçu. Abandonnez ces futilités aux poètes, dont le seul but est de charmer les oreilles, et de nous amuser par d'agréables mensonges. Mais ceux qui se proposent de guérir les esprits, de fixer la bonne foi sur la terre, et d'inculquer la reconnaissance au coeur de l'homme, ceux-là doivent parler sérieusement; et se mettre franchement à l'oeuvre ; à moins de croire que des propos frivoles, des fables, des contes de vieille femme soient suffisants pour arrêter l'ingratitude, la plus odieuse de toutes les banqueroutes. [1,5] V. Après m'être contenté, comme je l'ai dit, d'effleurer en passant des questions si futiles, il faut entrer en matière, et, avant tout, apprendre à connaitre quelles obligations un bienfait nous impose. Chacun se croit redevable de ce qu'il a reçu l'un d'une somme d'argent, l'autre du consulat, celui-ci du sacerdoce, cet autre d'un gouvernement. Mais ce ne sont là que les signes extérieurs du bienfait; ce n'est pas le bienfait lui-même car le bienfait n'est point chose palpable ; l'âme seule peut le saisir. Entre un service et l'objet qui en fait la matière, la différence est grande : ce n'est ni l'or, ni l'argent, ni rien de ce que nous recevons du dehors, qui le constitue, mais la volonté seule du bienfaiteur. Le vulgaire remarque seulement ce qui saute aux yeux, ce qui se donne et se reçoit ; quant à ce qui fait le véritable prix et la valeur du bienfait, il en tient fort peu de compte. Mais ces objets que nous touchons, que nous voyons et auxquels s'attachent nos désirs, ne sont que des objets périssables ; la fortune et l'injustice peuvent nous les enlever : le bienfait, même après la perte de la chose donnée, subsiste encore. C'est une bonne action qu'aucune puissance ne peut anéantir. J'avais racheté mon ami des mains des pirates ; un autre ennemi le prend et le jette en prison : ce n'est pas mon bienfait qui lui est. ravi, c'est la jouissance de mon bienfait. J'ai rendu à un père ses enfants sauvés de l'incendie ou du naufrage : qu'une maladie ou tout autre accident vienne à les lui enlever ensuite, ce qu'on a fait pour eux subsiste même sans eux. Toutes ces choses que nous décorons si légèrement du nom de bienfaits, ne sont que des moyens par lesquels se montre une volonté amie. Est-ce donc là le seul exemple où la représentation de la chose soit indépendante de la chose elle-même? Un général distribue des colliers, des couronnes murales ou civiques : qu'ont donc de si précieux en soi une couronne, une robe prétexte, des faisceaux, un tribunal, un char ? Rien de tout cela n'est l'honneur, mais bien le signe convenu de l'honneur. De même aussi, ce qui frappe les yeux n'est pas le bienfait lui-même; ce n'en est que la représentation et l'image. [1,6] VI. Qu'est-ce donc qu'un bienfait ? C'est une action toute de bienveillance, trouvant son plaisir dans celui qu'elle procure, essentiellement volontaire et spontanée. Ainsi, ce n'est pas l'action même ou le don qu'il faut considérer, mais l'intention : car le bienfait ne consiste pas dans la chose faite ou donnée ; il est tout entier dans la disposition d'esprit de celui qui la donne ou la fait. Et pour sentir toute la vérité de cette distinction, remarquez que le bienfait est toujours un bien, tandis que la chose faite ou donnée n'est ni un bien ni un mal. C'est l'intention qui relève le prix des plus petites choses, qui ennoblit les plus viles, qui avilit les plus précieuses et les plus estimées; mais ces objets que convoitent nos désirs ne sont en eux-mêmes ni bons, ni mauvais ; ils ne sont rien sans cette impulsion première qui modifie toute chose. Cet argent qui se compte, ou ce présent qui se donne, ne constituent pas plus le bienfait, que la beauté des victimes, ou les riches ornements qui les couvrent, ne constituent le respect de la divinité : ce qui l'honore, c'est la piété du sacrificateur, c'est la droiture de son âme. Pour adorer les dieux, l'homme de bien n'a besoin que d'un peu de farine, ou d'un gâteau grossier ; quant au méchant, les flots de sang dont il arrose les autels ne le laveront pas de son impiété. [1,7] VII. Si le bienfait consistait dans la chose elle-même, et non dans la volonté du bienfaiteur, le prix du bienfait serait en raison du prix de l'objet donné. Mais, bien loin de là; jamais peut-être nous n'avons plus d'obligations qu'à celui qui donne peu, mais généreusement; qui égale dans son coeur les richesses des rois, qui rend un léger service, mais de bonne grâce : qui oublie sa pauvreté en voyant la mienne; pour qui la bienfaisance n'est pas seulement un désir, mais une passion ; qui se regarde comme l'obligé, quand il est le bienfaiteur; qui donne comme s'il était sûr de rentrer dans ses avances, et y rentre comme s'il n'avait rien avancé; qui, peu content d'être utile quand l'occasion se présente, la cherche même et la prévient. Un bienfait, au contraire, nous est pénible, je le répète, quelle que. soit sa valeur apparente ou réelle, dès qu'il nous faut comme l'arracher de force, ou qu'on le laisse tomber par mégarde. Pour en rehausser le prix, il faut donner de bon coeur plutôt que prodiguer à pleines mains. L'un a fait peu pour nous, mais il n'a pu faire davantage ; l'autre a donné beaucoup, mais après mainte hésitation et maint délai, avec un soupir de regret, avec faste, en faisant parade de son service, sans songer à être agréable à celui qu'il obligeait; c'est à sa vanité, enfin, qu'il a donné, et non pas à moi. [1,8] VIII. Socrate recevait de nombreux présents de ses disciples; chacun lui donnait selon sa fortune : quand vint le tour d'Eschine, qui était pauvre : « Je n'ai rien à vous offrir, lui dit-il, qui soit digne de vous, et c'est cela seulement qui me fait sentir ma pauvreté. Je vous offre donc la seule chose que je possède . moi-même. Ce présent, tel qu'il est, ne le dédaignez pas, et pensez que si les autres vous ont donné beaucoup, ils ont encore gardé plus pour eux-mêmes. - Et pourquoi donc m'aurais-tu donné si peu, lui répondit Socrate, à moins que tu ne t'estimes peu de chose? C'est donc à moi d'avoir soin de te rendre meilleur que je ne t'ai reçu. » Et par ce seul présent Eschine l'emporta et sur Alcibiade, dont le coeur égalait les richesses, et sur la munificence des plus opulents disciples de Socrate. [1,9] IX. Vous voyez donc comme, au sein même de l'indigence, l'âme trouve encore matière à libéralité. Il me semble qu'Eschine dit à la fortune : « Tu n'as rien fait en me faisant pauvre; tu ne m'empêcheras pas d'offrir à ce grand homme un présent digne de lui; et si je ne peux lui donner du tien, c'est du mien que je lui donnerai. » Et il ne faut pas croire qu'il s'estimât bien peu lui-même, en se donnant lui-même en paiement : l'adroit jeune homme eut l'esprit de se gagner Socrate en échange ---. Ce n'est point la valeur du présent qu'il faut considérer, mais la valeur de celui qui donne. L'homme adroit offre un accès facile à des désirs immodérés ; il nourrit par ses discours des espérances coupables qu'il ne doit jamais réaliser. Encore est-il préférable à celui qui, affectant un ton brusque et des airs importants, provoque l'envie par l'étalage de ses richesses. En courtisant sa fortune, on le déteste, et on le hait, quitte à l'imiter, si le hasard nous mettait à même de le faire ---. Tel se fait un jouet des femmes d'autrui, non pas en cachette, mais en public, et abandonne la sienne aux autres. Il n'y a qu'un rustre, un homme grossier et de mauvaise compagnie, perdu d'honneur chez les matrones, qui puisse vouloir l'empêcher de se donner en spectacle dans une litière découverte, exposée aux regards de tous les curieux. Quiconque ne s'affiche pas avec une maitresse, ou n'entretient pas publiquement une femme mariée, passe aux yeux du beau sexe pour un libertin de bas étage, un débauché ignoble, un coureur de servantes. Ainsi l'adultère est le genre de fiançailles le plus décent. Veufs par consentement mutuel, maris garçons, notre femme n'est pas celle que nous avons épousée, mais celle que nous avons enlevée à son époux. Dissiper en prodigalités le fruit de nos rapines, chercher dans des rapines nouvelles un aliment à de nouvelles prodigalités, n'avoir de respect pour rien, mépriser la pauvreté dans les autres, et la redouter pour nous comme le plus grand des maux, mettre partout le désordre par nos déréglements, écraser le faible sous la violence et la crainte, voilà quelle est notre vie. Et si les provinces sont livrées au pillage, si des juges mercenaires vendent la justice au plus offrant et dernier enchérisseur, faut-il s'en étonner? Le droit des gens ne permet-il pas de vendre ce qu'on achète? [1,10] X. Mais excité par le sujet, notre ardeur nous mène trop loin : arrêtons-nous, et ne rejetons pas sur notre siècle seul la responsabilité de ces désordres. Il y a longtemps que nos ancêtres s'en plaignirent pour la première fois; nous nous en plaignons comme eux, et nos enfants s'en plaindront à leur tour : les bonnes moeurs sont détruites, c'est le vice qui règne; de jour en jour la vertu devient plus rare, et le genre humain plus corrompu. Tout cependant reste au même point, et y restera toujours, sans éprouver d'antre alternative de fluctuation que celle de la vague poussée en avant par le flux, et ramenée en arrière quand la mer se retire. Aujourd'hui c'est l'adultère qui est à la mode, et la débauche marche le front levé; demain ce sera la fureur de la gastronomie et de la bonne chère, gouffre le plus honteux où puisse s'engloutir le patrimoine : puis viendra le tour de la toilette et la recherche excessive de la beauté, recherche qui décèle la laideur de l'âme; puis l'abus de la liberté déchainera l'audace et la licence : la cruauté enfin sera une mode chez les particuliers, comme dans l'état, et la fureur des guerres civiles profanera tout ce qu'il y a de plus saint et de plus sacré. L'ivrognerie à son tour deviendra un titre de gloire, et bien boire sera une vertu. Car les vices ne sont point stationnaires : toujours eu mouvement, toujours en lutte les uns contre les autres, ils se heurtent, ils se pressent, ils se chassent tour à tour. Mais la seule chose qu'on puisse dire toujours de l'homme, c'est qu'il est méchant, qu'il l'a été, et, je le dis à regret, qu'il le sera toujours. Toujours il y aura des meurtriers, des tyrans, des voleurs, des adultères, des ravisseurs, des sacriléges, des traîtres; au-dessous d'eux tous je placerais l'ingrat, si tous ces vices ne prenaient leur source dans l'ingratitude, sans laquelle peut-être aucun grand crime ne se développe. Fuyez-la donc vous-même, comme le forfait le plus honteux; pardonnez-la dans les autres comme la faute la plus légère. Tout le tort en effet qu'elle vous cause, c'est de vous faire perdre votre bienfait; elle ne peut vous enlever ce qu'il a de plus précieux, le mérite d'avoir donné. Mais si nous devons avoir soin d'obliger d'abord ceux dont la reconnaissance nous est assurée, il est aussi dés services que nous devons rendre, même sans espoir de retour, nonobstant toute présomption, que dis-je? toute certitude de faire des ingrats. Puis-je arracher les enfants d'un autre à un danger imminent sans m'y exposer moi-même? je n'hésiterai pas. Mérite-t-il ce service? au prix même de mon sang je le sauverai, je partagerai son péril. Ne le mérite-t-il pas? s'il ne faut qu'un cri pour le tirer des mains des brigands, refuserai-je le secours de ma voix, quand elle peut sauver an homme? [1,11] XI. Il nous reste à examiner maintenant quelle doit être la nature des bienfaits, et la manière de donner. Donnons d'abord le nécessaire, ensuite l'utile, puis l'agréable. Donnons surtout quelque chose qui reste; commençons d'abord par le nécessaire. Un service d'où dépend notre vie nous va plus au coeur que celui qui ne contribue qu'à notre agrément ou à notre bien-être. On peut faire le dédaigneux sur un présent dont il serait facile de se passer et de dire: Reprenez-le, je n'en ai pas besoin; ce que j'ai me suffit. Heureux encore, quand on se contente de vous le rendre, sans le rejeter ! Les choses nécessaires se divisent en trois classes : celles sans lesquelles on ne peut pas, celles sans lesquelles on ne doit pas, celles sans lesquelles on ne veut pas vivre. Dans la première sont les services qui nous arrachent au glaive de l'ennemi, à la vengeance d'un tyran, à la proscription, et à tous ces dangers qui assiégent la vie humaine. La grandeur alors ou l'imminence du péril dont nous sommes préservés ne fait qu'ajouter à notre reconnaissance; car l'imagination se retrace toute l'étendue des maux auxquels on échappe, et la crainte passée donne du charme au bienfait. Gardons-nous cependant d'attendre, pour sauver quelqu'un, que la crainte du péril rehausse le prix du service. A la seconde classe appartiennent ces biens sans lesquels on peut vivre, mais d'une vie pire cent fois que la mort : ce sont la liberté, l'honneur, la vertu. La troisième enfin comprend tout ce que l'alliance, le sang, l'usage ou l'habitude nous font aimer, comme nos enfants, nos femmes, nos foyers, et tous ces objets auxquels notre âme s'attache avec une affection qui lui rend leur perte plus douloureuse que celle même de la vie. Suivent les choses utiles dont la matière est aussi variée qu'étendue. De ce nombre est l'argent, non point prodigué jusqu'au superflu, mais suffisant à des désirs modérés; de ce nombre sont encore les dignités et l'acheminement aux honneurs : car la première utilité, c'est l'utilité personnelle. Puis enfin vient la foule des bienfaits d'agrément: leur premier mérite doit être leur à-propos: il faut, par exemple, que ce ne soient pas choses communes; qu'elles aient toujours été rares ou qu'elles le soient de notre temps; si le présent n'est pas précieux par lui-même, qu'il emprunte son prix du lieu et des circonstances. Cherchez à donner ce qui doit faire le plus de plaisir, et frapper souvent la vue du possesseur, pour que votre souvenir s'offre à lui aussi fréquemment que l'objet même. Gardez-vous également de tout présent inutile, comme d'instruments de chasse pour un vieillard ou une femme, de livres pour un homme illettré, de filets pour un amateur de l'étude et des lettres. Craignons aussi le défaut contraire, et, tout en voulant consulter l'agrément et la convenance, évitons ce qui peut avoir l'air d'un reproche, comme l'envoi d'une caisse de vins à un ivrogne, ou de remèdes à un cacochyme. L'injure commence et le présent cesse, quand il fait ressortir les défauts de l'obligé. [1,12] XII. Avons-nous le choix des bienfaits? donnons la préférence aux plus durables, pour leur ôter, autant que possible, ce qu'ils ont de mortel. II y a peu d'hommes assez reconnaissants pour songer à ce qu'ils ont reçu, lorsqu'une fois l'objet ne frappe plus leurs regards; et, fussiez-vous disposé à l'ingratitude, le souvenir du bienfait s'offre à vous en même temps que le présent lui-même, lorsque, placé sous vos yeux, loin de vous permettre de l'oublier, il imprime et grave dans votre esprit le nom du bienfaiteur. Ce qui doit surtout nous engager à choisir des bienfaits durables, c'est qu'il ne nous appartient pas de les rappeler à l'obligé : l'objet lui-même doit seul réveiller un souvenir qui s'éteint. Je donnerai donc plus volontiers de l'argenterie que de l'argent, plus volontiers des statues que des vêtements et autres objets susceptibles de se détruire par l'usage. La reconnaissance survit rarement à l'objet donné ; plus souvent elle cesse avec l'usage de la chose. Que mon bienfait ne périsse donc pas, s'il est possible, mais qu'il subsiste, qu'il reste, qu'il vive, pour ainsi dire, avec mon ami. Il n'y a personne, je pense, assez stupide pour qu'il soit besoin de lui rappeler qu'on n'envoie pas des gladiateurs ou des bêtes féroces, quand les jeux sont terminés, ni des habits d'été pendant l'hiver, ni des habits d'hiver pendant l'été. Il faut, dans le bienfait, un bon sens qui ait égard au temps, au lieu, aux personnes ; ce qui est agréable aujourd'hui est désagréable demain. Ne fait-on pas plus de plaisir à quelqu'un en lui donnant ce qu'il n'a pas, plutôt que ce qu'il a en abondance ; ce qu'il cherche depuis longtemps sans pouvoir le trouver, que ce qu'il peut rencontrer à chaque pas? C'est donc moins la richesse qu'il faut rechercher, en fait de présents, que leur rareté, et ce goût délicat qui leur donne du prix, même aux yeux de l'opulence. Ainsi ces fruits communs, que peu de jours après nous dédaignerons, nous sont agréables dans leur primeur. Nos présents auront encore quelque prix, si celui à qui nous les offrons n'en a jamais reçu de semblables, ou si nous n'en avons jamais donné de semblables à personne. [1,13] XIII. Dans le temps qu'Alexandre de Macédoine, vainqueur de l'Orient, élevait jusqu'au ciel ses pensées d'ambition, les Corinthiens lui envoyèrent une ambassade pour le féliciter et lui offrir le titre de citoyen de Corinthe. Ce singulier hommage le fit sourire. « Sache, reprit alors un des députés, que ce titre, Hercule et toi, vous l'avez seuls obtenu. » Flatté d'une marque d'honneur si peu prodiguée, Alexandre, s'empressa d'admettre les députés à sa table, et les combla de politesses, songeant moins à ceux qui lui donnaient ce titre, qu'au héros qui l'avait reçu avant lui. Et cet homme, amoureux de la gloire, dont il ne connaissait ni la nature, ni les bornes, marchant sur les traces d'Hercule et de Bacchus, sans s'arrêter là même où elles lui manquaient, détourna ses regards de ceux qui lui faisaient cette offre, pour ne voir que son rival de gloire, comme s'il fût déjà en possession du ciel qu'ambitionnait sa vanité, parce qu'on l'avait assimilé à Hercule. Et qu'avait-il de commun avec Hercule, ce jeune fou, dont une heureuse témérité fit tout le mérite ? Hercule ne conquit rien pour lui-même ; il parcourut l'univers, non pas en ambitieux, mais en libérateur. Eh ! qu'avait à conquérir l'ennemi des méchants, le vengeur des bons, le pacificateur de la terre et des mers? Pour Alexandre, brigand dès son enfance, destructeur des nations, fléau de ses amis comme de ses ennemis, son plus.grand bonheur fut d'être l'effroi du monde, oubliant que, si les plus nobles animaux sont redoutables, les plus vils ne sont pas moins à craindre par la malignité de leur venin. [1,14] XIV. Revenons maintenant à notre sujet. Prodigué à tout le monde, un présent n'est agréable à personne. Nul ne se regarde comme l'hôte d'un aubergiste ou d'un cabaretier, ni comme le convive d'un homme qui tient table ouverte, et de qui l'on peut dire : Qu'a-t-il fait pour moi? ce qu'il a fait pour le premier venu, pour son ennemi, pour le dernier des hommes. M'a-t-il distingué personnellement? du tout : c'est sa manie qu'il a satisfaite. Voulez-vous donc de la reconnaissance? ne donnez rien de commun : on ne sait aucun gré d'un présent banal. Qu'on ne s'imagine point par là que je veux restreindre la bienfaisance et l'enchainer dans d'étroites limites. Qu'elle se donne pleine et libre carrière, mais en marchant au but, et non en courant à l'aventure. On peut encore, tout en prodiguant ses bienfaits, persuader à chacun de ceux sur lesquels ils tombent, qu'on ne l'a point confondu dans la foule. Que chacun d'eux, grâce à quelque marque distinctive, puisse se flatter d'une faveur particulière, et se dire : J'ai reçu la même chose que les autres, mais sans l'avoir demandée; ce qu'ils n'ont dû qu'à de longs services, il ne m'a fallu qu'un instant pour l'obtenir. Je ne suis pas le seul qui ait obtenu cette faveur, mais aucun ne l'a reçue en termes si obligeants et si gracieux. D'autres ne l'ont obtenue qu'après l'avoir demandée ; on ne m'a pas laissé le temps d'achever ma demande. Cet autre a reçu comme moi, mais il était en position de rendre, et sa vieillesse prodigue et sans postérité ouvrait tout vaste champ à l'espérance. On m'a donc plus donné, tout en me donnant la même chose, puisqu'on m'a donné sans espoir de retour. Comme une coquette, en partageant ses faveurs entre la foule de ses amants, a toujours l'art de laisser à chacun d'eux quelque marque d'amour particulière, celui qui veut rendre ses bienfaits aimables doit trouver le secret, en obligeant tout le monde, de flatter chacun d'une préférence personnelle. Loin de moi la pensée de vouloir entraver la bienfaisance: plus elle s'étend et se multiplie, plus elle devient honorable. Mais elle demande du discernement; prodiguée sans choix et au hasard, elle ne provoque pas la reconnaissance. N'allez donc pas croire, qu'en vous donnant ces préceptes, j'aie l'intention de la circonscrire et de la renfermer dans des bornes plus étroites : ce serait bien mal comprendre mes leçons. Est-il une vertu pour laquelle nous ayons plus de respect, que nous encouragions davantage ? à qui sied-il mieux d'en parler, qu'à nous autres philosophes, qui voulons rendre sacrés les liens de la société humaine ? [1,15] XV. Quel est donc mon but ? Puisqu'il n'y a point de passion honnête, quelque louable qu'elle soit dans son principe, quand la modération n'en fait pas une vertu, je ne veux point que la bienfaisance devienne prodigue. Si l'on aime à recevoir un bienfait, si on le reçoit avec tout l'empressement de la reconnaissance, c'est quand la raison le fait tomber sur qui le mérite, quand il n'est pas abandonné au hasard et à une précipitation irréfléchie, quand on peut s'en glorifier et s'en faire honneur. Est-ce un bienfait, lorsqu'on rougit d'en avouer l'auteur? Mais combien la reconnaissance est plus agréable, comme elle se grave plus profondément dans le coeur, et pour ne jamais s'effacer, quand elle se donne au bienfaiteur, plutôt qu'au bienfait lui-même ! «Il y a des gens, disait Crispus Passienus, dont j'aime mieux l'estime que. les bienfaits; il y en a d'autres dont j'aime mieux les bienfaits que l'estime par exemple, ajoutait-il, je préférerais l'estime d'Auguste, mais j'aimerais mieux les bienfaits de Claude. » Quant à moi, je pense que nous ne devons pas désirer les bienfaits de ceux dont nous dédaignons l'estime. Eh quoi ! fallait-il donc refuser les présents de Claude ? Non, sans doute ; mais on ne devait les recevoir que comme ceux de la Fortune, qui d'un instant à l'autre peut devenir notre ennemie. Pourquoi donc séparer deux choses si essentiellement liées entre elles ? Un bienfait. cesse de l'être, lorsqu'on en ôte ce qui en fait le mérite, le discernement. L'or prodigué sans jugement et sans bienveillance, ne mérite pas plus 1e nom de bienfait qu'un trésor trouvé par hasard. Il y a de ces choses qu'on peut recevoir, mais qui n'obligent pas à la reconnaissance. [2,0] Livre second [2,1] Examinons maintenant, mon cher Liberalis, ce que j'ai négligé dans la première partie, comment il faut accorder un bienfait. Voici, pour y parvenir, la voie la plus facile et la plus courte, à mon avis : donnons comme nous voudrions qu'on nous donnât; surtout donnons de bon coeur, promptement, sans hésiter. Quel charme peut avoir le bienfait que longtemps le bienfaiteur a retenu dans sa main, qu'il semble n'avoir lâché qu'avec peine, et comme en se faisant violence à lui-même. Si même il survenait quelque retard, ayons soin qu'on ne puisse en accuser notre irrésolution. L'hésitation est tout près du refus et n'a droit à aucune reconnaissance - car le premier mérite du bienfait consistant dans l'intention du bienfaiteur, celui dont la mauvaise volonté s'est trahie par ses tergiversations mêmes, n'a point donné; seulement il a laissé prendre ce qu'il n'a point eu la force de retenir. Il est bien des gens qui ne sont généreux que par l'impuissance de refuser en face. Les bienfaits sont agréables surtout quand ils sont accompagnés de prévenance, et que, s'offrant d'eux-mêmes, ils ne sont retardés que par la discrétion de l'obligé. S'il est bien d'accéder aux demandes, il est mieux encore de les devancer. Je dis qu'il est mieux encore de prévenir les prières. En effet, l'homme de bien ne demandant jamais sans embarras dans le maintien, ni sans rougeur au front, lui épargner ce tourment, c'est multiplier le bienfait. Ce n'est point obtenir gratuitement, que de ne recevoir qu'après avoir demandé, parce que, comme le pensaient judicieusement nos pères, rien ne coûte si cher que, ce qu'on achète par des prières. Les hommes seraient plus avares de voeux, s'ils devaient les faire en public, et les dieux eux-mêmes, dont la majesté ennoblit nos supplications, c'est à voix basse et dans le secret de nos coeurs que nous préférons les implorer. [2,2] II. Je vous demande : mot fâcheux qui nous pèse et qu'on ne prononce que le front baissé; il, faut l'épargner à notre ami, comme à tout homme que nous voulons nous attacher par nos bienfaits. On a beau se hâter, c'est obliger trop tard que de le faire après la demande. Il faut donc épier le désir de chacun, et, quand on l'a deviné, faire grâce du pénible embarras de demander. Le bienfait le plus doux, et dont le coeur conserve un long souvenir, est celui qui vient au-devant de l'obligé. S'il nous arrive d'être prévenus, hâtons-nous de couper la parole à celui qui nous sollicite, de peur de paraître sollicités; à peine avertis, promettons sur-le-champ, et, par cet empressement, prouvons-lui que nous l'aurions obligé, même sans avoir été requis. Pour un malade, quelque nourriture donnée à propos, et, au besoin, une goutte d'eau peuvent tenir lieu de remède : ainsi le service le plus léger, le plus ordinaire, s'il vient promptement, s'il n'est point différé d'un instant, augmente de prix et l'emporte sur les services les plus importants, quand la lenteur et l'hésitation les accompagnent. Obliger si prestement, c'est ne pas laisser en doute qu'on ne le fasse de bon coeur : aussi l'on prend plaisir à rendre service, et le visage exprime la joie du coeur. [2,3] III. Les bienfaits les plus signalés, certains hommes les gâtent par ce silence, cette lenteur à répondre qui tiennent de la morgue et de l'humeur; ils promettent de l'air dont on refuse. Combien n'est-il pas mieux de joindre les bonnes paroles aux bons effets, et d'ajouter par des témoignages de politesse et de bienveillance un nouveau prix à ce que l'on donne! Pour que l'obligé se corrige de sa lenteur à demander, on peut encore lui faire ce reproche amical : « Je vous en veux de ne pas m'avoir fait savoir plus tôt ce que vous désiriez de moi; d'avoir mis trop de façons à me demander; d'avoir employé un intermédiaire. Je me félicite de l'épreuve à laquelle vous avez mis mes sentiments pour vous. à l'avenir, quelque chose que vous désiriez, demandez, je suis à votre service : je pardonne pour cette fois à votre mauvaise honte. » C'est ainsi que vous manifesterez des sentiments qui. ajouteront encore du prix à vos bienfaits, quelque importants qu'ils puissent être. Alors se connaît la haute vertu, la touchante bonté du bienfaiteur, quand on se dit à soi-même en le quittant : « 0 le grand bien qui m'est advenu aujourd'hui! j'aimerais mieux recevoir peu d'un tel homme que beaucoup de tout autre. Jamais ma reconnaissance ne pourra égaler la bonté de son coeur. » [2,4] IV. Mais la plupart rendent odieux leurs bienfaits par une telle rudesse de paroles, par un air si renfrogné, par des manières si hautaines, qu'on se repent de les avoir reçus. Ensuite, après les promesses, viennent des délais à n'en plus finir : or, rien n'est plus dur que de redemander ce qu'on a déjà obtenu. Les bienfaits doivent être payés comptant; autrement, il est, auprès de certaines gens, plus difficile de les recevoir que de les obtenir. On est forcé de recourir à des intermédiaires, tant pour rappeler la promesse que pour la faire réaliser. Alors un bienfait s'use en passant par tant de mains; l'on en sait d'autant moins de gré à celui qui l'a promis, que chaque intercesseur entre avec l'auteur du bienfait en partage de l'obligation. Si donc vous voulez qu'on vous sache pleinement gré de vos bienfaits, faites en sorte qu'ils arrivent à leur destination, entiers, sans déchet, et, comme on dit, sans retenue. Que personne ne les intercepte, ne les retienne en route : personne ne peut tirer quelque reconnaissance du bienfait que vous accordez, sans que ce soit autant de pris sur celle que vous méritez. [2,5] V. Rien n'est si pénible qu'une longue attente. On souffre moins de perdre ses espérances que de les voir languir. Mais tel est le travers de la plupart des protecteurs: ils diffèrent par vanité l'accomplissement de leurs promesses, pour ne pas diminuer la foule des solliciteurs. Semblables aux ministres dépositaires, de la puissance royale, ils aiment à prolonger le spectacle de leur orgueilleuse importance ; ils ne font rien de suite; ils font tout à deux fois : leurs outrages volent, et leurs bienfaits se traînent. Admettez donc comme plein de vérité ce mot d'un poëte comique : «Quoi! ne voyez-vous pas que vous ôtez à la reconnaissance tout ce que vous ajoutez au délai? » De là ces paroles que le dépit arrache à l'homme de coeur : « Faites donc, si vous voulez faire. » Et encore: « Ah ! c'est trop attendre : j'aime mieux un prompt refus. » Lorsqu'ainsi l'ennui d'attendre a fait prendre le bienfait en haine, peut-on en être reconnaissant? De même que le comble de la barbarie est de prolonger le supplice, et qu'il y a une sorte d'humanité à faire mourir vite, parce que la dernière douleur porte son terme avec soi, et que l'intervalle qui précède le supplice est ce qu'il a de plus cruel; ainsi la reconnaissance d'un bienfait est d'autant plus grande, qu'il s'est moins fait attendre. Car, même des meilleures choses, l'attente n'est point exempte d'inquiétude; et comme la plupart des bienfaits sont un remède à quelque mal, prolonger les souffrances, ou retarder la satisfaction d'un homme que l'on peut soulager sur-le-champ, c'est de sa propre main mutiler son bienfait. Toujours la bienveillance est empressée et qui oblige de bon coeur oblige promptement. Qui oblige tardivement, et en remettant d'un jour à l'autre, n'oblige qu'à contre-coeur. Il perd ainsi deux choses bien précieuses, le temps et la preuve de sa bienveillance; vouloir tard, c'est ne pas vouloir. [2,6] VI. En toute affaire, mon cher Liberalis, le moins important n'est pas la manière dont on parle et dont on agit : on gagne beaucoup par la promptitude; on ne perd pas moins par la lenteur. Tous les javelots sont armés d'un fer pointu; mais quelle différence, s'ils sont lancés d'un bras vigoureux, ou s'ils s'échappent d'une main débile ! La même épée effleure ou perce d'outre en outre, suivant la tension du poignet qui la dirige : ainsi, quand on donne, la différence est dans la manière de donner. Quelle douceur, quel prix n'acquiert pas un bienfait, si celui qui l'accorde épargne à l'obligé jusqu'aux remercîments; si en donnant il semble oublier déjà qu'il a donné! Car réprimander au moment même où l'on oblige, c'est une vraie folie : c'est mêler l'outrage au service que vous voulez rendre. Que l'aigreur donc ne gâte pas vos bienfaits; éloignez-en toute amertume. Dans le cas même où vous auriez quelque réprimande à faire, choisissez un autre moment. [2,7] VII. Fabius Verrucosus comparait le bienfait durement accordé par un bourru, à un pain grossier que l'homme qui a faim est forcé d'accepter, mais qui n'en est pas moins amer à la bouche. L'empereur Tibère, que M. Élius Nepos, ancien préteur, avait sollicité de l'aider à payer ses dettes, se fit donner par celui-ci le nom de ses créanciers. Ce, n'était pas faire une libéralité, c'était convoquer une assemblée de créanciers. Le mémoire lui ayant été remis, Tibère écrivit au bas l'ordre d'en payer le montant au débauché Élius. Grâce à cette réprimande injurieuse, Élius se vit à la fois affranchi de ses dettes et de la reconnaissance. Tibère le délivra de ses créanciers, et ne s'en fit point un obligé. Ce n'est pas qu'il n'eût son but: celui, je crois, de prévenir le renouvellement de pareilles demandes. C'était là peut-être un moyen efficace pour mettre, par la honte, un frein aux passions cupides; mais l'homme qui ne songe qu'à obliger suit une tout autre voie. [2,8] VIII. Ne négligez aucun moyen d'embellir ce que vous donnez, afin de le faire mieux agréer. Agir comme Tibère, c'est, non pas obliger, mais déshonorer; et, pour dire en passant ce que je pense à ce sujet, il me parait même assez peu digne d'un empereur de donner pour flétrir. Encore Tibère ne put-il éviter par là les importunités, comme il l'avait cru. En effet, quelque temps après, il se trouva d'autres sénateurs qui sollicitèrent la même grâce : à tous il enjoignit de déclarer en plein sénat l'origine de leurs dettes; et ce n'est qu'à cette condition qu'il leur donna la somme nécessaire. Mais ce n'est point là une libéralité, c'est une censure ; ce n'est point un secours, c'est une aumône de prince. Il n'y a pas de bienfait dans une largesse que je ne puis me rappeler sans rougir. J'ai été cité devant un juge; pour obtenir, il m'a fallu plaider! [2,9] IX. Tous les maîtres de la sagesse enseignent qu'il est des bienfaits qu'on doit répandre publiquement, et d'autres en secret : publiquement, ceux qu'il est glorieux d'obtenir, comme les dons militaires, les honneurs et tout ce qui acquiert plus de prix par la renommée. Quant aux bienfaits qui ne contribuent ni à la considération ni à l'honneur de ceux qui les reçoivent, mais qui viennent au secours de la faiblesse, de l'indigence, ou qui préviennent le déshonneur, ils doivent être accordés en silence, et n'être connus que de ceux à qui ils sont utiles. Quelquefois même la supercherie est permise envers celui qu'on assiste, et les secours doivent lui arriver sans qu'il connaisse la main du bienfaiteur. [2,10] X. On raconte qu'Arcésilas avait un ami pauvre, et qui dissimulait sa pauvreté : cet homme tomba malade, et même alors il ne voulait pas avouer qu'il manquait des choses les plus nécessaires. Arcésilas jugea qu'il fallait l'assister en secret; et, sans lui en rien dire, il glissa sous son oreiller un sac d'argent, afin que, en depit de sa discrétion, son ami parût trouver ce dont il avait besoin, plutôt que le recevoir. Quoi donc ! il ne connaîtra point la main qui l'a obligé? C'est ce qu'il faut avant tout, puisque cette ignorance même fait partie du bienfait. Ensuite je prodiguerai beaucoup d'autres bienfaits, je multiplierai mes dons, pour faire connaître ainsi l'auteur du premier bienfait. Enfin, quand bien même il ne saurait jamais que je lui ai donné, je saurai toujours l'avoir fait. C'est peu, direz-vous. Oui, sans doute, si vous voulez placer à întérêt ; mais si vous ne voulez que donner de la manière la plus utile à celui qui reçoit, vous donnerez, et votre propre témoignage vous suffira. Autrement ce qui vous plaît, ce n'est pas de faire le bien, c'est de paraître le faire. Je veux, dites-vous, que l'obligé le sache : vous ne cherchez donc qu'un débiteur? Je veux de toute manière qu'il le sache : mais s'il lui est plus avantageux, plus honorable, plus agréable de l'ignorer, ne changerez-vous pas de méthode? Non, je veux absolument qu'il le sache. Ainsi tu ne sauverais pas la vie à un homme dans les ténèbres ? Je ne dis pas qu'on ne puisse dans l'occasion jouir de la reconnaissance de celui qu'on oblige; mais s'il a en même temps besoin et honte de mon assistance; si le service que je lui rends, à moins d'être enveloppé de mystère, est une humiliation, je n'irai point prendre acte de mes bienfaits. Pourquoi irais-je lui faire connaître que c'est de moi qu'il les tient, puisqu'un de nos premiers préceptes, un des plus indispensables, consiste à ne jamais reprocher, ni même rappeler un service? Telle est la loi qui lie le bienfaiteur et l'obligé: l'un doit de suite oublier son bienfait, l'autre s'en souvenir toujours: c'est déchirer l'âme, c'est l'humilier, que de rappeler sans cesse vos services. [2,11] XI. On s'écrierait volontiers, comme cet homme qu'un ami de César avait sauvé de la proscription des triumvirs, et qui, fatigué de l'insolence de son bienfaiteur, s'écria : «Rends-moi à César. Jusques à quand, me diras-tu : « Je t'ai sauvé, je t'ai arraché à la mort?» Oui, si c'est moi qui le premier m'en souviens, je te dois la vie ; si tu m'en fais une obligation, cette vie est une mort. Je ne te dois rien, si tu ne m'as sauvé que pour en faire parade. Jusques à quand me traîneras-tu comme à ta suite ? quand cesseras-tu de m'accabler du souvenir de ma misère? Un triomphateur ne m'eût trainé qu'une seule fois. » Il ne faut pas parler du bien que l'on a fait : rappeler un service, c'est le redemander. N'insistons jamais là-dessus; n'en rappelons jamais la mémoire, à moins que, par un nouveau bienfait, nous ne fassions ressouvenir du premier. Il ne faut pas même raconter à d'autres nos services; qui donne doit se taire : c'est à celui qui reçoit à parler. Sans quoi, on pourrait vous appliquer ce qu'on disait d'un homme qui prônait partout son bienfait : « Nierez-vous qu'on vous l'a rendu? - Quand donc ? répondit cet homme. - Souvent et en maints endroits ; autant de fois et partout où vous l'avez publié. » Qu'avez-vous besoin de parler, et de vous charger de la tâche d'un autre ? Il est quelqu'un qui s'en acquittera plus honorablement que vous; et, quand il parlera, vous serez loué même de votre silence. Vous me jugez donc ingrat, de vous imaginer qu'en vous taisant votre bienfait ne sera pas connu? Vous devez si bien vous abstenir de le publier, que si l'on venait à en parler devant vous, vous auriez à répondre : « Il mériterait qu'on fit encore plus pour lui ; mais malheureusement, jusqu'ici, je lui ai voulu plus de bien que je n'ai pu lui en faire. » Et un tel propos, il ne faudrait pas le tenir avec une arrière-pensée, ni de l'air d'un homme qui repousse d'une main ce qu'il veut retenir de l'autre. Un bienfait doit en outre être suivi de toutes sortes de bons procédés. Le laboureur aura semé en pure perte, s'il borne là ses travaux. Que de soins ne faut-il pas pour conduire ses semis jusqu'à la moisson! Point de germe qui donne des fruits, s'il n'est, depuis le premier jusqu'au dernier moment, l'objet d'une culture régulière et suivie : de même pour les bienfaits. En est-il de plus grands que ceux que les enfants tiennent de leurs pères? cependant ils seraient sans résultat, s'ils se bornaient à l'enfance, et si, par la continuité de ses soins, l'amour paternel ne conservait son ouvrage. Il en est de même des autres services ; ils sont perdus, si on ne les soutient: c'est peu de les avoir rendus, il faut les entretenir. Voulez-vous exciter la reconnaissance de ceux que vous obligez, ne vous contentez pas de leur faire du bien, aimez-les. Surtout, comme je l'ai dit, ménageons leurs oreilles : rappeler ses services, c'est se rendre ennuyeux ; les reprocher, c'est se faire détester. Il n'est rien, en faisant le bien, qu'on doive plus éviter que l'orgueil. A quoi bon ce visage arrogant et ces propos altiers ? la chose même vous élève assez. Dépouillons toute vaine jactance : laissons parler les faits, et taisons-nous. Un bienfait accompagné d'orgueil n'est pas seulement désagréable il est odieux. [2,12] XII. C. César donna la vie à Pompeius Pennus, si c'est donner que de ne pas ôter : puis, Pennus acquitté, rendant grâces à l'empereur, celui-ci lui présenta son pied gauche à baiser. Ceux qui, pour excuser Caligula, prétendent qu'il n'agit point par insolence, disent que, portant un brodequin doré, ou même d'or, brodé de perles, il avait voulu le montrer. A la bonne heure. Qu'y avait-il d'injurieux pour un consulaire, à baiser de l'or et des perles? et d'ailleurs quelle partie Pennus aurait-il pu choisir dans le corps de l'empereur, où le baiser fût moins impur ? Ce Caïus, né pour substituer aux moeurs d'un état libre la servitude asiatique, pensa que c'était trop peu qu'un vieillard, un sénateur, ayant passé par les premières dignités de l'empire, se prosternât devant lui en présence des principaux citoyens, dans la vile attitude d'un suppliant, comme un vaincu devant un ennemi vainqueur; il trouva le secret de faire descendre plus bas que ses genoux la liberté romaine. N'est-ce pas là fouler aux pieds la république? et même dira-t-on (car cette circonstance n'est pas indifférente), la fouler du pied gauche ? Son insolence n'aurait pas été assez hideuse, assez effrénée, s'il se fût borné à juger en brodequins un consulaire plaidant pour sa vie, et s'il n'eût sur la face d'un sénateur appuyé les clous de sa chaussure. [2,13] XIII. 0 insolence d'une haute fortune ! 0 stupide démence ! Qu' il est doux de ne rien recevoir de toi ! comme tout bienfait de ta part se change en outrage ! Quel charme tu trouves dans tous les excès ! et combien toutes ces façons te donnent mauvaise grâce ! plus tu veux t'exhausser, plus ta taille paraît petite ; et tu nous fais bien voir que tu ne connais pas ces biens dont tu parais si gonflé. Tout ce que tu donnes, tu le gâtes. Mais je veux te demander ce qui te fait porter la tête si haut et changer de physionomie et de maintien, au point qu'on dirait que tu as un masque plutôt qu'un visage? Ils sont doux, les bienfaits qui se présentent sous les dehors de la bienveillance, de l'aménité, de la sérénité, et quand celui qui les répand ne s'élève pas au-dessus de moi de toute sa hauteur, mais se montre toujours affable, qu'il descend à mon niveau, qu'il dépouille ses dons de tout faste, qu'il épie le moment favorable, et paraît avoir attendu, pour m'obliger, l'occasion plutôt que l'urgence de mes besoins. En un mot, afin d'engager ces importants à ne pas perdre leurs bienfaits par trop d'arrogance, prouvons-leur que tout le fracas qui accompagne leurs dons n'en augmente pas plus la valeur, qui il ne les fait paraître eux-mêmes, plus grands; l'orgueil n'est qu'une fausse grandeur, et fait haïr même ce qui est aimable. [2,14] XIV. Il est des choses nuisibles à ceux qui les obtiennent : ici ce n'est pas le don, mais le refus, qui est un bienfait. Nous pèserons donc l'intérêt plutôt que la volonté des demandeurs : car on désire souvent des choses préjudiciables, et l'on ne discerne pas combien elles sont nuisibles, tant que la passion offusque le jugement; mais lorsque le désir s'est apaisé, lorsque l'emportement d'une âme ardente et indocile s'est enfin calmé, on déteste les pernicieux auteurs de ces funestes présents. Comme nous refusons l'eau froide aux malades, le poignard aux affligés qui ont pris en haine leur propre vie, et aux amants tout ce que leur désespoir pourrait tourner contre eux-mêmes; ainsi les choses nuisibles, quoiqu'on nous les demande avec instance, avec humilité, quelquefois même en implorant notre pitié, nous persisterons à ne pas les accorder. Il faut considérer également le commencement et la fin de nos bienfaits, et donner ce qu'on sera heureux non seulement de recevoir, mais encore d'avoir reçu. Bien des gens disent : « Je sais que cela ne lui sera pas profitable; mais que faire ? il insiste; je ne puis résister à ses prières : c'est son affaire; c'est à lui, et non à moi, qu'il devra s'en prendre. » Vous êtes dans l'erreur : il se plaindra de vous, et même à juste titre, lorsqu'il aura recouvré son bon sens, lorsque la fièvre qui agitait son âme se sera calmée. Comment ne haïrait-il pas celui qui a facilité sa ruine ou son péril? Se rendre à des voeux funestes à ceux qui les forment, c'est une bonté cruelle. De même que c'est une fort belle action de sauver un homme malgré lui, et quoiqu'il ne veuille pas être sauvé; de même, accorder une faveur funeste, c'est de la haine flatteuse et affable. Que nos bienfaits deviennent de plus en plus chers par l'usage, et ne tournent jamais à mal. Je ne donnerai pas de l'argent à un homme qui veut, à ma connaissance, en faire le prix de l'adultère, afin de ne point partager avec lui la honte du fait ou de l'intention. Si j'en ai le pouvoir, je le dissuaderai de ce crime; sinon, je ne l'y aiderai point. Soit que la colère l'emporte hors du droit chemin, soit qu'une fougue ambitieuse l'éloigne de la prudence, je ne lui donnerai pas sujet de dire quelque jour de moi : Son amitié m'a perdu. Il n'existe souvent aucune différence entre les dons de nos amis et les voeux de nos ennemis. Le mal que ceux-ci nous désirent, les autres, par une indulgence mal placée, nous y jettent, nous y préparent. Et quoi de plus honteux que de ne mettre, ce qui arrive trop souvent, aucune différence entre la haine et le bienfait ? [2,15] XV. Ne donnons jamais rien aux dépens de notre honneur. La première loi de l'amitié, c'est l'égalité entre amis : il faut donc consulter l'intérêt de chacun. J'assisterai cet homme dans l'indigence, mais sans m'y plonger moi-même; je lui sauverai la vie, mais sans exposer la mienne, à moins que ce sacrifice ne soit la rançon d'un grand homme ou le prix d'un noble dévouement. En un mot, je ne donnerai jamais ce que j'aurais honte d'exiger. Je n'exagérerai point un service médiocre, mais je souffrirai qu'on estime mes bienfaits au dessous de leur valeur : car, si mettre en ligne de compte le bien que l'on a fait, c'est en perdre tout le mérite, de même, en faisant montre de ce que l'on donne, ce n'est pas le faire valoir, c'est le reprocher. On doit aussi consulter ses moyens et ses forces, afin de ne faire ni plus ni moins qu'on ne peut. Il faut, en outre, apprécier la personne à qui l'on donne : il est des bienfaits trop minces pour venir d'un homme considérable ; d'autres sont trop considérables pour la personne à qui on les offre. Il faut donc mettre en parallèle ceux qui donnent et ceux qui réçoivent, les peser avec le bienfait dans une juste balance, et voir si le présent est trop lourd ou trop léger pour celui qui donne, et si celui à qui vous le faites serait homme à le dédaigner ou à le refuser. [2,16] XVI. Alexandre, cet insensé qui n'avait jamais que des pensées gigantesques, faisait présent d'une ville à quelqu'un. Celui-ci, sachant s'apprécier, et voulant éviter l'odieux d'un pareil don, allégua qu'il ne convenait point à sa fortune. « Je ne cherche pas, répondit Alexandre, ce qu'il te convient de recevoir, mais ce qu'il me convient de donner.» Le mot paraît sublime et royal; je n'y vois qu'une grande sottise. Il n'y a pas, en effet, de convenance absolue entre tel homme et tel présent; il faut considérer la chose, la personne, le temps, la cause, le lieu et les autres circonstances, pour déterminer la nature de l'action. Monstre gonflé d'orgueil! s'il ne lui convient pas de recevoir ce don, il ne te convient pas de le faire. On doit proportionner les dignités aux personnes, et, la vertu consistant toujours dans la modération, l'excès n'est pas moins blâmable que le défaut. Je veux que ton pouvoir s'étende jusque-là; la fortune t'avait porté assez haut, pour que tes présents fussent des villes ; mais qu'il eût été plus grand et plus noble de ne pas prendre ces villes que de les distribuer en forme de cadeau ! Et cependant il peut se trouver quelqu'un de trop petit, pour qu'on lui jette dans les bras une cité. [2,17] XVII. Un cynique demanda un talent à Antigone : « C'est plus que ne doit demander un cynique, » répondit le prince. Ainsi refusé, l'autre demanda un denier : « C'est trop peu pour un roi. » Honteuse subtilité ! c'était un subterfuge, afin de ne rien accorder : pour le denier, Antigone n'envisagea que la grandeur royale; pour le talent, que la bassesse du cynique ; tandis qu'il pouvait à la fois accorder le denier au cynique, et donner le talent comme roi. En admettant qu'il y eût des présents trop considérables pour un cynique, il n'est don si petit que la bienveillance d'un roi ne puisse honorablement accorder. Si vous voulez savoir mon avis, j'approuve le refus d'Antigone : car c'est une chose intolérable que de demander de l'argent, alors qu'on le méprise. Vous avez crié : haine aux richesses! telle a été votre profession de foi. Vous avez adopté ce rôle, il faut vous en acquitter. Quelle injustice, de vouloir acquérir des richesses en faisant gloire de la pauvreté ! Il ne faut donc pas moins songer à ce qu'on se doit à soi-même, qu'à celui qu'on va obliger. Je veux user ici d'une comparaison familière à Chrysippe, notre maître ; elle est tirée du jeu de paume. Si la balle tombe, ce ne peut être que par la faute de celui qui la jette ou de celui qui la reçoit. Elle conserve sa direction, tant que, renvoyée d'un joueur à l'autre, elle est lancée et reçue avec une adresse égale; mais il faut qu'un bon joueur proportionne son coup à la taille plus ou moins élevée de son adversaire. Il en est de même pour les bienfaits : s'ils ne sont pas proportionnés à la personne qui donne et à celle qui reçoit, n'espérez pas les voir convenablement sortir des mains de l'une pour arriver dans celles de l'autre. Si nous avons affaire à un joueur habile et exercé, nous lancerons la balle avec assurance, car elle trouvera toujours, de quelque part qu'elle lui parvienne, une main prompte et adroite pour la renvoyer. Si c'est à un joueur maladroit, nous ne la lancerons plus avec la même raideur, mais en amortissant nos coups ; et la balle, moins rapide, viendra mollement chercher une main novice. On doit en agir de même pour les bienfaits. Il est des gens à qui il faut donner des leçons; et s'ils font des efforts, s'ils montrent de la confiance et de la bonne volonté, ne leur en demandons pas davantage. Mais le plus souvent nous ne faisons que des ingrats, et nous les encourageons à l'aise, comme s'il n'y avait de bienfaits signalés que ceux qu'on n'a pu reconnaître. En cela, nous ressemblons à ces joueurs malins qui cherchent à faire rire de leur adversaire, au détriment du jeu, qui ne peut se prolonger que par le bon accord. Il est des gens d'un si mauvais naturel, qu'ils aiment mieux perdre le fruit de leurs bienfaits, que de paraître en être payés : gens orgueilleux et exigeants ! Combien n'est-il pas plus juste et plus humain de laisser son rôle à l'obligé, et de l'encourager pour aider la reconnaissance, d'interpréter tout avec bienveillance, d'accueillir ses remerciments comme le paiement de la dette, et de donner à celui qu'on a lié par ses dons la facilité de se dégager ! On accorde peu d'estime au prêteur à usure, soit qu'il exige sa dette avec dureté, soit que, pour en retarder le paiement, il fasse naître des difficultés et des délais : de même, il n'est pas moins essentiel d'accepter le retour de ses bienfaits, que de ne pas l'exiger. L'homme bienfaisant donne facilement et n'exige rien ; il est charmé quand on s'acquitte : après avoir oublié de bonne foi ce qu'il avait donné, il en reçoit le paiement comme un bienfait. [2,18] XVIII. Quelques-uns non seulement donnent, mais reçoivent avec orgueil ; c'est un travers qu'il faut éviter. Me voici arrivé à la seconde partie de mon sujet, et je vais exposer la manière dont il faut se conduire en recevant des bienfaits. Tout devoir réciproque exige autant d'une part que de l'autre. Après avoir examiné ce que doit être un père, il nous reste à déterminer avec non moins de soin ce que doit être un fils. Le mari a des devoirs, l'épouse n'en a pas de moindres. Toutes ces relations rendent en proportion de ce qu'elles imposent, et veulent une règle commune, laquelle, dit Hécaton, est difficile, car l'honnête et tout ce qui en approche est sur un sommet escarpé. Faire le bien ne suffit pas, si l'on ne prend pour règle la raison : c'est elle qui doit nous guider durant tout notre chemin; nos actions, les plus petites comme les plus grandes, doivent être régies par ses conseils : selon qu'elle avise, donnons. Or, la raison nous dira tout d'abord qu'il ne faut pas recevoir de tout le monde. De qui recevrons-nous donc ? En deux mots je vais vous répondre : De ceux à qui nous voudrions avoir donné. Et ne croyez pas qu'il faille apporter moins de scrupule dans le choix du bienfaiteur que dans celui de l'obligé : car, n'en résultât-il aucun autre inconvénient (et il en résulte bien d'autres), c'est un tourment très pénible que d'être redevable envers une personne dont on ne voudrait pas être l'obligé. Au contraire, il est très doux d'avoir reçu un bienfait de celui que vous aimeriez même après une offense, quand, sous d'autres rapports, il a su vous rendre son amitié douce et légitime; mais, pour un homme honnête et réservé, c'est le comble du malheur, d'être contraint d'aimer celui qu'il ne prend pas plaisir à aimer. Est-il besoin de répéter encore que je ne parle point des sages qui veulent tout ce qu'ils doivent, qui sont maîtres de leur âme, qui s'imposent à leur gré des lois et savent les observer? non, je parle toujours des hommes imparfaits, qui aiment la vertu, mais dont souvent les passions n'obéissent qu'en résistant. Il faut donc choisir celui dont on recevra un bienfait, et choisir même plus soigneusement un bienfaiteur qu'un créancier. Car à celui-ci je rendrai la somme que j'aurai reçue, et, le remboursement fait, je serai quitte et libéré. Mais à l'autre il faut davantage, et, quoique j'aie acquitté la dette de la reconnaissance, l'obligation n'est pas détruite. Après avoir rendu, je dois encore; il faut recommencer. La raison m'avertit de ne point accorder mon amitié à celui qui en est indigne : or, les bienfaits établissent des droits sacrés, d'où l'amitié prend naissance. "Mais, dira-t-on, je ne suis pas toujours libre de dire: Je n'accepte point; il faut quelquefois recevoir un bienfait malgré soi. Un tyran cruel, irritable, me fait un présent : si je le dédaigne, il s'offense; n'accepterai-je pas? Mettez sur la même ligne le brigand, le pirate, et le roi qui porte un coeur de brigand et de pirate. Que faire? je le trouve indigne de m'obliger". Lorsque je vous dis de choisir votre bienfaiteur, j'excepte la force majeure et la crainte : en leur présence, plus de choix possible. Si vous êtes en liberté, si vous avez la faculté de dire oui ou non, pesez en vous-même les circonstances. Si la nécessité vous ôte le choix, persuadez-vous bien que vous ne recevez pas, mais que vous obéissez : nul ne doit de reconnaissance pour un don qu'il n'a pas été libre de refuser. Voulez-vous savoir si j'accepte? permettez-moi le refus. Cependant il vous a donné la vie ; peu importe le don, si la volonté de l'un n'est pas aussi libre que celle de l'autre. De ce que vous m'avez sauvé, il ne s'ensuit pas que vous soyez mon sauveur. Le poison quelquefois a guéri un malade : on ne compte pas, pour cela, le poison parmi les remèdes salutaires. Certaines choses servent, et n'obligent pas. [2,19] XIX. Un homme, en voulant tuer un tyran, lui perça un abcès : le tyran dut-il remercier celui qui, en voulant lui nuire, accomplit une opération salutaire qui avait effrayé l'art des médecins? Vous voyez donc que l'action en elle-même n'a aucune importance, et que je ne puis pas regarder comme un bienfaiteur celui qui m'a fait du bien en me voulant du mal: le bienfait vient du hasard ; le mal vient de l'homme. Nous avons vu dans l'amphithéâtre un lion reconnaître son ancien maître parmi les bestiaires, et le protéger contre la fureur des autres bêtes. Appellerons-nous bienfait. cette assistance d'un animal féroce ? Non sans doute, parce que ce lion n'a pu avoir ni la volonté ni l'intelligence du bienfait. A la place de la bête féroce, mettez le tyran : tous deux ont donné la vie; ni l'un ni l'autre n'ont fait le bien, parce qu'il n'y a point de bienfait quand on est forcé de recevoir, et quand on est dans la nécessité de devoir à qui l'on ne veut point. Commencez par me rendre mon libre arbitre; ensuite viendra le bienfait. [2,20] XX. On doute que M. Brutus dût recevoir la vie des mains de Jules César, qu'il jugeait digne de mort. Quant à ses motifs pour tuer le dictateur, nous en parlerons une autre fois. Brutus, qui d'ailleurs fut un grand homme, me semble avoir commis une erreur palpable, et tenu une conduite peu conforme aux principes du stoïcisme, soit en redoutant le nom de roi, lorsque le meilleur des gouvernements est celui d'un roi juste; soit en croyant au retour de la liberté, lorsque de si grands avantages étaient attachés à l'empire et à la servitude; soit en s'imaginant que l'État pouvait recouvrer son ancienne constitution, après avoir perdu ses anciennes moeurs, et en espérant voir l'égalité des droits et les lois respectées là où il avait vu tant de milliers d'hommes combattre, non pour la liberté, mais pour le choix d'un maître. Et comment put-il oublier la nature de l'homme et l'état de son pays, au point de croire qu'après la mort d'un tyran, il en manquerait un autre qui voudrait la même chose, quand il s'était trouvé un Tarquin après tant de rois tués par le fer et par la foudre? Mais il dut recevoir la vie, et cependant ne pas honorer comme un père l'homme qui, par la violence, avait acquis le pouvoir de conférer ce bienfait. Car ce n'était pas le sauver, que de ne pas le tuer. Il ne lui accorda pas un bienfait, mais il l'affranchit de la mort. [2,21] XXI. On peut, avec plus de raison, examiner ce point : que doit faire un prisonnier de guerre qui se voit offrir sa rançon par un homme qui a prostitué son corps et souillé sa bouche par d'infâmes débauches ? Me laisserai-je sauver par un être si impur? et quand il m'aura rendu à la liberté, quelle reconnnaissance pourrai-je lui témoigner? Vivrai-je avec un impudique? ne vivrai-je pas avec mon libérateur? Je vais, à cet égard, exposer mon opinion. Je puis d'un tel homme recevoir un argent auquel est attaché le salut de mon existence; mais je le recevrai comme un prêt, et non comme un bienfait. Je lui rendrai son argent, et même, si l'occasion se présente de le tirer d'un péril, je le sauverai; mais de l'amitié, qui suppose la conformité de sentiments, je me garderai bien de lui en accorder; je ne le regarderai point comme un libérateur, mais comme un usurier à qui je dois rendre ce que j'ai reçu. Il est tel homme digne d'être mon bienfaiteur, mais qui va se nuire pour m'obliger. Je ne dois point recevoir de lui, par la raison même que je le vois prêt à risquer pour moi sa fortune et sa vie. Il veut me défendre dans un procès capital; mais la protection qu'il m'accorde lui attirera l'inimitié du prince. C'est moi qui serais son ennemi, si, lorsqu'il veut s'exposer au péril pour moi, je ne préférais, ce qui est plus simple, y être exposé sans lui. Ridicule et frivole est l'exemple qu'Hécaton cite à ce propos : Arcésilas refusa l'argent que lui offrait un fils de famille, de peur d'offenser un père avare. Qu'y a-t-il donc là de si louable? il ne voulut pas être recéleur d'un vol ? il ne voulut point accepter ce qu'il aurait fallu restituer? Belle modération, de ne pas accepter le bien d'autrui! S'il nous faut un exemple d'un généreux désintéressement, citons celui de Julius Grécinus, que Caligula fit mourir, uniquement parce qu'il avait plus de vertu qu'il ne peut convenir à un tyran. Grécinus rassemblait l'argent que ses amis lui offraient à l'envi pour la célébration des jeux; mais il refusa d'accepter une grosse somme que lui envoyait Fabius Persicus. Ses amis, considérant plus le don que le donnant, lui reprochaient ce refus : « Comment, leur dit-il, vous voulez que je reçoive un bienfait d'un homme de qui je ne voudrais pas accepter une santé à table! » Et comme le consulaire Rebilus, homme non moins taré, lui offrait une somme encore plus considérable, et le pressait de l'accepter : « Excusez-moi, lui dit Julius Grécinus, j'ai déjà refusé Persicus. » Serait-on plus scrupuleux dans le choix d'un sénateur, que Grécinus dans le choix d'un bienfaiteur. [2,22] XXII. Quand nous avons jugé convenable de recevoir, recevons gaiement ; montrons notre satisfaction ; qu'elle soit évidente aux yeux de notre bienfaiteur, pour qu'il commence dès lors à recueillir le fruit de son bienfait. Car c'est un bonheur, de voir son ami heureux ; c'en est un plus grand encore, lorsqu'on en est la cause. Que notre reconnaissance éclate avec effusion, non seulement en sa présence, mais en tous lieux. Celui qui a reçu de bonne grâce un bienfait a déjà fait son premier paiement. [2,23] XXIII. Il est des hommes qui ne veulent être obligés qu'en secret : ils évitent tout témoin, tout confident des obligations qu'ils contractent: défiez-vous de leurs intentions. Si le bienfaiteur ne doit divulguer ses bienfaits qu'autant qu'il plaît à l'obligé, celui-ci doit les proclamer à la face de tous. Avez-vous honte de devoir ? n'acceptez point. D'autres n'expriment leur reconnaissance que furtivement, dans un coin, à l'oreille. Ce n'est point là de la modestie, c'est une manière de renier le bienfait. On est ingrat, quand on cherche l'absence de témoins pour rendre grâces. Il est des gens qui, dans les engagements qu'ils contractent, ne veulent ni énonciation des noms, ni entremetteurs, ni témoins, ni contrat: voilà précisément la conduite de ceux qui prennent toutes les précautions possibles pour envelopper de mystère les services qui leur sont rendus. Ils craignent de leur donner de l'éclat, afin de paraître devoir leur fortune à leur propre mérite, plutôt qu'à l'assistance d'autrui. Ils sont peu assidus à rendre leurs devoirs à ceux auxquels ils doivent la vie ou leur avancement; et, afin de n'être pas pris pour des clients, ils se résignent à l'inconvénient plus grave de passer pour ingrats. [2,24] XXIV. D'autres disent beaucoup de mal de ceux qui leur ont fait le plus de bien. Il est moins dangereux d'offenser certains hommes, que de les obliger: ils cherchent, par la haine, à prouver qu'ils ne doivent rien. Or, rien n'est plus essentiel, que de conserver le souvenir des bienfaits, et de le renouveler en son esprit; car on ne saurait être reconnaissant, si l'on ne se souvient pas, et le souvenir est déjà de la reconnaissance. En recevant, il ne faut pas faire le difficile ; il ne faut pas non plus se montrer humble et rampant. Si l'on reçoit sans empressement, tout bienfait, dans sa nouveauté, étant nécessairement agréable, que fera-t-on quand la jouissance qu'il procure d'abord sera émoussée? Celui-ci accepte dédaigneusement, et comme s'il disait : « Je n'ai pas besoin; mais, puisque vous le voulez absolument, je me rends à vos désirs. » Cet autre reçoit avec si peu d'attention, qu'on doute qu'il se soit aperçu du service; un troisième desserre à peine les dents, et se montre ainsi plus ingrat que s'il ne disait rien. Il faut parler; il faut proportionner nos remercîments au bienfait, et ajouter : « Vous avez obligé plus de gens que vous ne pensez. » Car il n'est personne qui n'aime à voir s'étendre le résultat d'un service rendu. «Vous ne savez pas tout ce que vous avez fait pour moi ; mais je ne dois pas vous le laisser ignorer, c'est plus que vous ne croyez. » On est reconnaissant, lorsqu'on exagère l'obligation qu'on peut avoir : « Je ne pourrai jamais m'acquitter envers vous; mais je ne cesserai de déclarer partout que je ne puis m'acquitter. » [2,25] XXV. Furnius ne gagna jamais tant le coeur d'Auguste, et ne le rendit par la suite facile à ses demandes, que par ces paroles, quand il obtint la grâce de son père qui avait suivi le parti d'Antoine : « César, je n'ai qu'un seul tort à vous reprocher; vous m'avez condamné à vivre et à mourir ingrat. » En effet, quoi de plus digne d'un coeur reconnaissant, que de ne pas être satisfait de sa reconnaissance, et que de croire impossible d'égaler jamais un bienfait ? Faisons en sorte, par de telles paroles ou d'autres semblables, que notre gratitude ne reste point cachée, mais qu'elle se montre et qu'elle éclate au grand jour. Et même, à défaut de paroles; quand nous sommes affectés comme nous devons l'être, que nos sentiments se peignent sur notre visage. Celui qui doit être reconnaissant, dès l'instant même qu'il reçoit le bienfait, songe à s'acquitter. Il ressemble, d'après Chrysippe, à un concurrent disposé à disputer le prix de la course; renfermé dans la barrière, mais tout prêt à partir, il n'attend que le signal pour s'élancer. Il lui faut une grande agilité, de grands efforts, pour atteindre celui qui l'a devancé. [2,26] XXVI. Voyons maintenant ce qui fait surtout les ingrats. C'est la trop bonne opinion qu'on a de soi, et ce vice inné dans l'homme, qui consiste dans l'admiration de nous-mêmes et de tout ce qui tient à nous; c'est la convoitise, c'est l'envie. Commençons par le premier point. Chacun se juge avec une indulgente partialité : ainsi l'on croit avoir tout mérité; on reçoit un bienfait comme une dette ; on ne se croit jamais apprécié à sa juste valeur. "Il m'a donné cela; mais après combien de temps! après combien de peines ! que j'aurais obtenu bien plus, si je m'étais attaché à tel ou tel autre, ou si je m'étais fait valoir! je ne m'y attendais pas. On m'a confondu dans la foule : on m'a donc jugé digne de si peu de chose ! Il aurait été plus poli de m'oublier entièrement". [2,27] XXVII. L'augure Cn. Lentulus, l'homme le plus riche que l'on eût connu, avant que des affranchis le fissent passer pour pauvre, vit dans ses coffres jusqu'à quatre cent millions de sesterces. (Il vit, c'est le mot propre; car il se contenta de les voir.) Esprit mince, coeur rétréci, malgré son excessive avarice, il lâchait plutôt un écu qu'une parole, tant il était pauvre de langage! Il devait toute sa fortune au divin Auguste, à qui il n'avait apporté qu'une pauvreté surchargée du poids d'un grand nom; et pourtant, devenu le premier de Rome en crédit et en richesses, souvent il osait se plaindre d'Auguste, disant qu'il l'avait enlevé à ses études. «Tout ce que j'ai pu obtenir, disait-il, ne m'a pas dédommagé de ce que j'ai perdu en renonçant à l'éloquence. » Et cependant c'était une obligation de plus qu'il avait à Auguste, de l'avoir préservé du ridicule et d'un travail en pure perte. La cupidité est incompatible avec la reconnaissance; jamais à un espoir insatiable les dons ne peuvent suffire. Plus on obtient, plus on désire; et l'avarice n'est jamais plus ardente, qu'assise sur des monceaux d'or: c'est comme une flamme qui a d'autant plus de force, qu'elle s'élance d'un plus vaste embrasement. De même l'ambition ne permet pas de se reposer dans un degré d'honneurs dont, en d'autres temps, le désir eût été une folie. Personne ne se dit content du tribunat; on se plaint, si l'on n'arrive à la préture; et la préture n'est comptée pour rien, si elle n'est suivie du consulat; enfin le consulat ne comble pas les voeux, s'il n'est déféré qu'une fois. L'ambition s'élance toujours en avant; elle est insensible aux avantages acquis, parce qu'elle regarde toujours, non le point de départ, mais le but où elle tend. [2,28] XXVIII. Mais les maux qu'elle nous cause le cèdent aux tourments de l'envie, dont la voix importune ne cesse de nous troubler par ses comparaisons. Il a fait cela pour moi; mais il a donné plus à celui-ci, et plus tôt à celui-là. Enfin l'envie ne plaide la cause de personne, et, à l'exclusion de tout le monde, elle n'a de bon vouloir que pour elle-même. N'est-il pas plus modeste et plus prudent de relever le bienfait qu'on a reçu, et de reconnaître que nul n'est autant estimé par les autres que par soi? J'aurais dû recevoir davantage; mais il n'était pas aisé pour lui de donner plus; sa libéralité devait s'étendre sur plusieurs. C'est un commencement; soyons satisfaits, et par notre gratitude excitons sa bienveillance. Il a fait peu, il fera plus souvent; il a préféré un tel à moi, il m'a préféré à bien d'autres. Cet homme ne m'égale ni pour le mérite, ni pour les services rendus ; soit; mais il a trouvé le secret de plaire. En me plaignant, je ne me montrerai pas digne de plus grands bienfaits; mais peu digne de ceux que j'ai reçus. On a donné davantage à ces hommes décriés; qu'importe? la Fortune a-t-elle des yeux? Tous les jours nous nous plaignons du bonheur des méchants; souvent la grêle, passant à côté du champ d'un scélérat, écrase la moisson des hommes les plus vertueux. Chacun subit sa destinée en amitié comme dans tout le reste. Nul service n'est si complet, que la malice ne puisse y trouver à redire; si petit, qu'une interprétatjon bienveillante ne puisse le relever. Nous aurons toujours des sujets de plainte, si nous regardons les bienfaits du mauvais côté. [2,29] XXIX. Voyez avec quelle injustice sont appréciés les présents des dieux, quelquefois même par ceux qui font profession de sagesse. Ils se plaignent de ce que l'homme n'a pas la grosseur de l'éléphant, l'agilité du cerf, la légèreté de l'oiseau, la force redoutable des taureaux; de ce que la peau des buffles est plus épaisse que la nôtre, le poil du daim plus beau, celui de l'ours plus fourré, celui du castor plus fin; de ce que les chiens nous surpassent par la subtilité de leur odorat, les aigles par leur vue perçante, les corbeaux par leur longévité, une foule d'animaux par leur aptitude à nager. Et quoique certaines qualités soient incompatibles dans le même individu, telles que la vitesse et la force, ils font un crime à la nature de n'avoir pas réuni dans l'homme des avantages qui s'excluent réciproquement. Ils accusent les dieux de négligence envers le genre humain, pour ne lui avoir pas donné une santé inaltérable, une force invincible, et la science de l'avenir. Peu s'en faut même que, dans leur sacrilége impudence, ils ne maudissent la nature, parce que nous sommes inférieurs aux dieux, et que nous ne marchons pas leurs égaux. Combien ne vaut-il pas mieux revenir à la contemplation de tant de bienfaits signalés, et leur rendre gràces de nous avoir, dans ce magnifique domicile du monde, cédé la seconde place avec l'empire sur les choses terrestres! Peut-on ainsi nous comparer à ces animaux qui sont placés sous notre dépendance? Tout ce qui nous a été refusé, nous ne pouvions l'avoir. Or, qui que tu sois, injuste appréciateur de la condition de l'homme, songe à tout ce que nous avons reçu du père des hommes. Combien d'animaux plus forts que nous nous soumettons à notre joug, et combien de plus agiles nous savons atteindre! songe enfin qu'il n'est rien de mortel qui ne soit placé sous la puissance de l'homme. Combien de qualités précieuses n'a-t-il pas en partage! combien d'arts! Et cette âme dont l'activité pénètre partout, plus rapide dans son essor que les astres, dont elle devance de tant de siècles les révolutions futures! Considère enfin toutes ces productions, tous ces trésors, toutes ces richesses accumulées les unes sur les autres. Parcours toute la chaîne des êtres, et tu n'en trouveras pas un seul contre lequel, à tout prendre, tu voulusses te changer; oui, tu seras obligé de choisir dans chaque espèce les qualités que tu voudrais posséder! Alors pesant avec équité les bontés de la nature, tu ne pourras t'empêcher de convenir que l'homme a été l'objet de sa prédilection. Oui, nous avons toujours été chéris des dieux immortels, et nous le sommes encore. Et quel plus grand honneur pouvaient-ils nous accorder? ils nous ont placés immédiatement après eux : les dieux ont beaucoup fait pour nous, notre nature ne comportant pas davantage. [2,30] XXX. Cette digression, mon cher Liberalis, m'a paru nécessaire, et parce qu'il fallait parler un peu des plus grands bienfaits en parlant des moindres, et parce que, de l'ingratitude envers les dieux provient l'audace de cet exécrable vice envers les hommes. Car, envers qui sera-t-on reconnaissant, quel service trouvera-t-on considérable et digne de retour, si l'on méprise les bienfaits du ciel? à qui se croira-t-on redevable de son salut, de sa vie, si l'on prétend n'avoir pas reçu des dieux l'existence qu'on leur demande tous les jours? Ainsi, quiconque enseigne la reconnaissance, plaide la cause des hommes et celle des dieux, de ces dieux qui, n'ayant besoin de rien, et hors de la sphère des désirs, peuvent néanmoins recevoir l'hommage de notre reconnaissance. Qu'une âme ingrate n'aille pas s'excuser sur la faiblesse ou l'indigence; qu'on ne dise pas « Que faire, et comment m'y prendre ? comment puis-je, à des êtres supérieurs, maîtres de la nature, montrer de la reconnaissance? » En montrer est très facile, sans dépense, si vous être avare, sans fatigue, si vous êtes indolent. A l'instant où l'on vous oblige, vous êtes, si vous le voulez, quitte, quel que soit le bienfaiteur : recevez de bon coeur, et vous avez rendu. [2,31] XXXI. De tous les paradoxes de la secte stoïque, voici, à mon sens, le moins étonnant et le moins contestable : Recevoir de bon coeur un bienfait, c'est le rendre. Car, comme nous rapportons tout à l'intention, tenons pour fait tout ce qu'un homme a voulu faire; et de même que la piété, la bonne foi, la justice, toutes les vertus, en un mot, sont parfaites en soi, quoiqu'il ne leur ait pas été permis de se manifester extérieurement, de même un homme est pleinement reconnaissant par la seule intention. Toutes les fois qu'on vient à bout de ce qu'on se proposait, on recueille le fruit de ses soins. Or, le bienfaiteur, que se propose-t-il? l'utilité de celui qu'il oblige, et sa propre satisfaction. Si donc il a réussi dans ce qu'il se proposait, si mon coeur est pénétré de sa bienveillance et partage sa satisfaction, mon bienfaiteur a obtenu ce qu'il désirait; car il ne demandait rien en retour de ses dons : autrement, ce n'eût pas été un bienfait, mais un trafic. On a fait une heureuse navigation, lorsqu'on touche au port désiré. Ma main a tiré juste, lorsque le trait lancé par moi a frappé le but. Celui qui fait du bien veut seulement qu'on y soit sensible; il a tout ce qu'il voulait, si le bienfait est reçu avec joie. Mais il espérait quelque profit: alors plus de bienfait, puisque le caractère du bienfait est de n'attendre aucun retour. Si, en recevant, je suis entré dans les sentiments de celui qui donnait, je ne lui dois plus rien : autrement, bien misérable serait la condition de la plus belle des vertus. Pour être reconnaissant, on me renvoie à la Fortune. Si je ne puis m'acquitter malgré elle, l'intention doit suffire à l'intention. Quoi donc? ne ferai-je pas tous mes efforts pour m'acquitter? ne chercherai-je pas le moment et l'occasion? ne désirerai-je pas combler de richesses celui qui m'a fait part des siennes? Assurément; mais le bienfait vient de mauvaise source, si l'on ne peut s'acquitter, même les mains vides. [2,32] XXXII. Celui qui a reçu un bienfait a beau l'avoir accepté du meilleur coeur, il n'a pas rempli son devoir tout entier; il lui reste encore l'obligation de s'acquitter. Ainsi, en jouant à la paume, c'est quelque chose de recevoir la balle avec art et adresse ; mais on ne donne le titre d'habile joueur qu'à celui qui renvoie avec dextérité et sur le coup la balle qu'il a reçue. La comparaison n'est pas juste : pourquoi? parce qu'ici on loue l'agilité du corps, la souplesse, et non la disposition de l'âme : or, on doit donner un entier développement à toute action soumise au jugement des yeux. Et cependant je ne refuserai pas le nom d'habile joueur à celui qui a reçu la balle convenablement, s'il n'a pas dépendu de lui de la renvoyer. Mais, poursuit-on, quoiqu'il ne manque rien à l'habileté du joueur, puisqu'il a rempli la moitié des conditions du jeu, et qu'il peut remplir l'autre moitié, le jeu n'en demeure pas moins incomplet; car il consiste dans les allées et venues de la balle, alternativement reçue et renvoyée. Je ne pousse pas plus loin ma réfutation. Admettons qu'il en soit ainsi, et qu'il manque au jeu quelque chose, il ne manque rien au joueur de même, dans la question que nous traitons, il manque quelque chose au don, pour lequel on doit un équivalent, il ne manque rien à l'âme du bienfaiteur, qui a rencontré dans l'obligé une âme sympathisant avec la sienne; et celui-ci, autant qu'il est en lui, a fait ce qu'il voulait. [2,33] XXXIII. On m'a fait du bien : je l'ai reçu de manière à contenter pleinement mon bienfaiteur. Il a obtenu ce qu'il désirait, et la seule chose qu'il désirât : je suis donc reconnaissant. Restent encore les services qu'il peut tirer de moi, et les complaisances qu'on est en droit d'attendre d'un homme reconnaissant; mais ce n'est pas là le complément d'un devoir incomplet, c'est l'accessoire d'un devoir accompli. Phidias fait une statue : il faut en elle distinguer le fruit de l'art et la récompense de l'artiste : le fruit de l'art est d'avoir fait ce qu'il voulait faire; la récompense de l'artiste est le profit qui lui en revient. Phidias a exécuté son oeuvre, quoiqu'elle ne soit pas vendue. Triple est le fruit qu'il en retire . le premier est la conscience de son oeuvre achevée; le second est la gloire; le troisième est le profit, que doit lui assurer ou la reconnaissance, ou la vente, ou tout autre avantage. De même pour le bienfait: son premier fruit consiste dans la satisfaction intérieure; on en jouit, quand le bienfait a produit l'impression qu'on voulait : le second est la gloire, le troisième est le retour dont le bienfait peut être suivi. Lors donc que le bienfait a été accepté avec une joie bienveillante, le bienfaiteur est déjà payé de reconnaissance, mais non pas de retour. Je ne dois donc que ce qui est en dehors du bienfait en lui-même; je l'acquitterai en le recevant convenablement. . [2,34] XXXIV. Quoi donc? dites-vous encore : celui qui n'a rien fait peut-il avoir rendu? D'abord on a beaucoup fait en rendant bienveillance pour bienveillance, comme entre amis, et d'égal à égal; ensuite un bienfait s'acquitte autrement qu'une dette. N'attendez pas que je vous montre un reçu: c'est une affaire entre les coeurs. Cette proposition, quoiqu'au premier aspect elle paraisse contraire à votre opinion, ne vous semblera pas étrange, si vous suivez mon raisonnement, et que vous vous souveniez qu'il existe plus de choses que de mots. Beaucoup de choses sont sans nom; nous ne les désignons point par des termes spéciaux, mais par des métaphores. Nous disons le pied d'un homme, le pied d'un lit, le pied d'une voile, le pied d'un vers; un chien de chasse, un chien de mer, le Chien, constellation. Comme les mots nous manquent pour donner un nom à chaque chose, toutes les fois qu'il est nécessaire, nous en empruntons un. Le courage est la vertu qui méprise les dangers réels, ou l'art de repousser les dangers, de les attendre, de les affronter. Nous appelons cependant courageux le gladiateur et le misérable esclave que la témérité pousse à mépriser la mort. L'économie est l'art d'éviter les dépenses superflues, ou celui de dépenser nos revenus avec modération; nous appelons cependant très économe celui dont l'âme est sordide et rétrécie, quoiqu'il y ait une différence immense entre une juste mesure et une épargne excessive. Toutes ces choses diffèrent entre elles par leur essence; mais la pauvreté du langage nous force d'employer le mot d'économie dans les deux cas, et de nommer courageux tant celui qui méprise avec raison les périls accidentels, que celui qui, sans raison, court au-devant du danger. De même le mot bienfait désigne, ainsi que nous l'avons dit, et une action bienfaisante et le don qui résulte de cette action, comme de l'argent, une maison, une robe prétexte. Le nom est le même pour l'une et l'autre chose; mais le sens et la portée en sont très différents. [2,35] XXXV. Prêtez-moi donc attention, et vous reconnaîtrez bientôt que mon opinion ne s'éloigne en rien de la vôtre. Le bienfait qui consiste dans l'acte bienveillant, nous l'acquittons en le recevant avec une réciprocité de bienveillance; l'autre bienfait, qui consiste dans un don réel, nous ne l'avons pas acquitté, mais nous avons l'intention de le faire. Nous avons satisfait à l'intention par l'intention; nous devons encore la chose pour la chose. Ainsi, quoique nous disions que celui qui a reçu un bienfait de bon coeur s'est montré reconnaissant, nous ne lui prescrivons pas moins de rendre quelque chose de semblable à ce qu'il a obtenu. Quelques-unes de nos assertions s'écartent des idées reçues; mais elles y rentrent par un autre côté. Nous disons que le sage ne peut recevoir aucun mal; et cependant celui qui l'aura frappé du poing n'en est pas moins condamné par nous comme coupable d'injure. Nous disons que l'insensé ne possède rien; et cependant, qu'à cet insensé un larron enlève quelque chose, nous le condamnons pour vol. Nous disons que tous les insensés ont perdu la raison; et cependant, loin de leur administrer de l'ellébore, nous laissons à ceux que nous qualifions de fous le droit de suffrage et celui de rendre la justice. De même, en avançant qu'un homme qui reçoit un bienfait de bon coeur s'en est acquitté, nous ne le laissons pas moins endetté, et toujours obligé de se libérer de nouveau, même après s'être acquitté. C'est là une exhortation à la reconnaissance, et non un désaveu du bienfait. Ainsi, n'allons pas craindre de nous laisser accabler sous un fardeau intolérable. On m'a fait du bien ; on a défendu ma réputation ; on m'a délivré des haillons dont se couvrent les accusés; on m'a rendu la vie et la liberté plus précieuse que la vie : quand viendra l'heureux jour où je pourrai manifester mes sentiments à mon bienfaiteur? Il est arrivé, ce jour: c'est celui même où il vous a prouvé les siens. Acceptez le bienfait, acceptez-le avec empressement, avec la joie, non de le recevoir, mais de vous acquitter en restant encore redevable. Le sort ne peut vous ménager de plus grand péril que celui d'être ingrat. Je ne vous proposerai point de difficultés à vaincre ; n'allez pas vous décourager; n'appréhendez pas de voir en perspective de grands efforts ou une longue servitude: avec moi point d'ajournement; acquittez-vous sur-le-champ. Jamais vous ne serez reconnaissant, si vous ne l'êtes au moment même. Que faire donc? je ne vous dis pas de prendre les armes; mais peut-être le faudra-t-il. Je ne vous dis pas de traverser les mers; mais peut-être serez-vous forcé de vous embarquer par un vent orageux. Voulez-vous vous acquitter d'un bienfait? en le recevant de bon coeur, vous avez payé la dette de reconnaissance, non pas de manière à croire que vous êtes quitte, mais à être plus tranquille sur votre dette. [3,0] LIVRE III [3,1] I. L'ingratitude est honteuse, mon cher Ébutius Liberalis ; tout le monde en convient. Aussi entendons-nous les ingrats eux-mêmes se plaindre des ingrats; et cependant ce vice, qui déplaît à tous, semble inhérent au coeur de tous; et nous poussons si loin l'inconséquence, que certains hommes deviennent nos plus grands ennemis, non pas seulement après le bienfait, mais à cause du bienfait même. Ce sentiment est, je l'avoue, dans quelques-uns, l'effet d'une perversité naturelle; mais, chez le plus grand nombre, c'est le temps qui a effacé le souvenir des bienfaits : car les impressions les plus vives au premier moment, s'affaiblissent avec les années qui s'écoulent. Je me rappelle la discussion que nous eûmes ensemble au sujet de ceux que vous ne voulez point nommer ingrats, mais oublieux : comme si la cause de l'ingratitude en était l'excuse. Quoi, pour être oublieux, on ne sera point réputé ingrat, tandis qu'il n'y a que l'ingrat qui oublie ? Il est plusieurs espèces d'ingrats, comme de voleurs et. d'homicides ; leur crime est au fond le même; mais, dans les détails, il varie à l'infini. Ingrat est celui qui nie le bienfait qu'il a reçu; ingrat, qui le cache; ingrat, qui ne le paie pas de retour : mais le plus ingrat de tous est celui qui l'oublie. Dans les autres cas, si l'on ne paie pas, l'on reconnait au moins sa dette ; et quelque trace des services rendus se conserve au moins dans les replis secrets d'une mauvaise conscience. Un motif quelconque peut d'un jour à l'autre les porter à la reconnaissance, soit qu'il survienne une honte salutaire, ou quelque mouvement subit de vertu tel qu'il s'en élève quelquefois dans les coeurs les plus dépravés; soit enfin qu'une occasion facile les excite à la gratitude : mais celui quia perdu jusqu'à l'idée du bienfait pourrat-il jamais devenir reconnaissant? Lequel, à votre avis, est le plus coupable, ou de manquer de reconnaissance pour le bienfait, ou de manquer de mémoire? Les yeux qui redoutent la lumière, sont malades ; ceux qui ne la voient plus sont aveugles. Si ne point aimer les auteurs de ses jours est une impiété, il y a folie à ne les pas reconnaitre. Et quelle pire ingratitude, que d'avoir tellement éloigné, banni de son coeur ce qui devrait y tenir le premier rang, qu'on en est arrivé à l'ignorance totale du bienfait ? Il est évident qu'on n'a pas souvent songé à la restitution, quand on a oublié la dette. [3,2] II. Enfin l'acquittement d'un bienfait réclame la bonne intention, le temps, la faculté, et la fortune favorable ; mais le souvenir est une reconnaissance qui ne coûte rien. Et pour ne pas faire ce qui n'exige ni peine, ni richesse, ni bonheur, quelle excuse peut-on alléguer? Jamais en effet il ne voulut être reconnaissant, celui qui a rejeté le souvenir du bienfait assez loin pour le perdre de vue. Les ustensiles qu'on touche, qu'on manie tous les jours, sont toujours préservés par là de la rouille et de la poussière : ceux au contraire qui, relégués loin des regards, gisent dans un coin comme inutiles, se couvrent avec le temps d'une couche d'ordures : de même les objets dont la pensée s'occupe sans cesse, n'échappent jamais à la mémoire, qui ne perd que les souvenirs sur lesquels elle n'est pas souvent revenue. [3,3] III. Outre cette cause, il en est d'autres qui nous cachent quelquefois les services les plus importants. La première et la plus puissante provient de ce que, toujours occupés de nouveaux désirs, nous ne regardons plus l'objet que nous avons, mais celui que nous voulons avoir : tout ce qu'on a chez soi n'a plus de prix. Qu'en résulte-t-il? la vivacité de vos nouveaux désirs vous inspire pour le bienfait passé une indifférence qui s'étend sur son auteur. Nous aimions un bienfaiteur, nous le révérions, nous reconnaissions en lui l'artisan de notre fortune, tant que nos voeux se bornaient à l'état où sa bonté nous avait placés; mais ensuite de nouveaux désirs s'emparèrent de notre âme, et elle s'élança vers eux avec cette. ardeur qui, d'ordinaire, après de grandes choses, en fait désirer de plus grandes. Dès ce moment s'évanouit le souvenir de ce qu'auparavant nous exaltions comme un bienfait : nous ne voyons plus les avantages qui nous ont mis au-dessus des autres, mais seulement le spectacle que nous étale la fortune de ceux qui marchent devant nous. Or, il est impossible d'être à la fois envieux et reconnaissant : l'envie suppose du mécontentement et du chagrin; la reconnaissance est inséparable de la satisfaction. Ensuite, comme nous n'envisageons guère que le temps présent, qui passe si vite, rarement nous reportons notre attention sur le passé. De là vient l'oubli que nous faisons de nos précepteurs et de leurs bienfaits, parce que nous avons laissé derrière nous notre enfance: ainsi périt le souvenir des soins bienfaisants dont notre adolescence a été l'objet; car nous l'avons également perdue de vue. Ce qui a été, on ne le met pas seulement au passé, on le met comme au néant. Aussi rien de plus infidèle que la mémoire de ceux qui s'attachent seulement à l'avenir. [3,4] IV. C'est ici le lieu de rendre justice à Épicure. Sans cesse il se plaint de ce que, dans notre ingratitude pour le passé, nous ne savons pas revenir par la souvenance au bonheur qui nous est autrefois advenu, ni le compter au nombre des plaisirs. Il n'est cependant pas de plaisir plus vrai que celui dont rien ne peut nous ravir la jouissance. Les biens présents, en effet, ne nous sont pas irrévocablement acquis; un accident peut nous les enlever : les biens à venir sont chanceux et incertains : il n'est que les biens passés qui soient hors d'atteinte. Le moyen d'être reconnaissant des bienfaits, quand on passe toute sa vie à poursuivre des yeux le présent et l'avenir? C'est le souvenir qui fait la reconnaissance ; et l'on enlève au souvenir tout ce qu'on donne à l'espérance. [3,5] V. Il est, mon cher Liberalis, des connaissances qu'une première perception grave pour toujours dans notre esprit; il en est d'autres que, pour les posséder, il ne suffit pas d'avoir apprises : telle est la géométrie, telle est la science des choses célestes, telles sont ces hautes études qui, par leur subtilité, se dérobent à notre souvenir. De même, il y a des bienfaits que leur importance préserve de l'oubli; d'autres, moindres, mais plus nombreux et rendus à diverses époques, échappent à notre mémoire. J'en ai dit la raison : c'est qu'elle n'y revient pas de temps en temps, et qu'en général ce n'est pas volontiers que nous faisons la récapitulation de nos dettes. Écoutez les solliciteurs. il n'en est pas un qui ne vous promette une reconnaissance inaltérable, éternelle; qui ne proteste d'un zèle, d'un dévouement absolu à votre personne, et qui, s'il est quelque expression plus humble qui puisse lui servir de garant, ne s'empresse de l'employer. Le bienfait accordé, leur bouche se refuse à de telles expressions, comme viles et dégradantes; enfin ils en viennent à ce qui, selon moi, est le dernier terme d'une coupable ingratitude, à l'oubli total : car, encore une fois, il y a tant d'ingratitude à oublier, qu'il suffit de se souvenir du bienfait, pour être reconnaissant. [3,6] VI. On demande si ce vice odieux devrait rester impuni, et si la loi par laquelle, dans nos écoles, on donne action contre l'ingrat, loi qui paraît si juste à tout le monde, ne devrait pas être applicable dans la société? Pourquoi non ? ne voit-on pas des villes reprocher les services qu'elles ont rendus à des villes, et faire payer aux descendants les avances faites à leurs ancêtres? Nos pères, ces modèles de grandeur, ne redemandaient qu'à leurs ennemis les services rendus : ils donnaient noblement et perdaient de même. Excepté la nation des Mèdes, il n'est point de peuple chez qui l'action contre les ingrats ait été admise; et c'est déjà une grande présomption qu'elle ne devait point l'être. Toutes les nations de la terre sont d'accord sur les autres crimes ; et l'homicide, l'empoisonnement, le parricide, le sacrilége subissent chacun, selon les localités, une peine diverse mais partout ils en subissent une. Quant à l'ingratitude, ce vice si général qui n'est puni nulle part, elle est partout décriée. Ce n'est point qu'on lui fasse grâce ; mais comme l'appréciation de ce délit eût été difficile et incertaine, on ne l'a condamné qu'à la haine, et on l'a laissé au nombre des crimes qu'on renvoie au jugement des dieux. [3,7] VII. En effet, une foule de raisons se présentent à mon esprit pour que ce crime ne tombe point sous l'action de la loi. Là première, c'est que le principal mérite du bienfait serait détruit, si, comme une obligation pécuniaire, un prèt ou un contrat, il donnait lieu à une action judiciaire. Ce qui fait la grandeur du bienfait, c'est qu'on donne même avec la certitude de perdre; c'est que le bienfaiteur remet tout à la discrétion de l'obligé. Si je l'actionne, si je le cite devant le juge, dès ce moment ce n'est plus un bienfait, c'est une créance. En second lieu, si rien n'est plus estimable que la reconnaissance, elle cesse de l'être, du moment qu'elle est forcée; et il n'y aura pas plus de mérite à être reconnaissant qu'à restituer un dépôt ou à payer une dette, sans attendre la sentence du juge. Ainsi nous gâterions les deux plus belles vertus de l'humanité, la bienfaisance et la reconnaissance. Qu'y a-t-il donc en effet de beau dans la première, si au lieu de donner, elle prête? et dans la seconde, si elle rend non pas spontanément, mais par nécessité? Point de gloire à être reconnaissant, s'il n'y a pas de sûreté à se montrer ingrat. Ajoutez maintenant que, pour l'exécution de cette loi, tous les tribunaux seront à peine suffisants. Qui ne se trouvera pas dans le cas d'actionner? qui sera à l'abri d'une action ? Il n'est personne qui n'exagère ses propres bienfaits, personne qui ne grossisse les moindres services qu'il a rendus. D'ailleurs, tous les objets qui ressortissent des tribunaux, sont spécifiés par la loi, et ne laissent pas au juge un arbitraire indéfini. C'est pour ce motif que, dans une bonne cause, il y a plus d'avantage à s'en rapporter au juge qu'à un arbitre : le premier est assujetti à des formes, qui lui imposent des limites qu'il ne peut franchir ; la conscience du second, au contraire, est libre, affranchie de toutes entraves : il peut ajouter et retrancher à son gré, et prendre pour base de la sentence, non ce que la loi ou la justice commande, mais les inspirations de la bienveillance et de la compassion. L'action contre l'ingrat n'imposerait aucune entrave au juge : elle l'investirait d'un pouvoir illimité. Car la nature des bienfaits n'est pas encore déterminée; et, pour ce qui est de leur valeur, la fixation dépendrait entièrement du plus ou moins de bienveillance du juge. Qu'est-ce qu'un ingrat ? aucune loi ne le définit. Souvent, même après avoir rendu ce qu'on a reçu, on est ingrat; et souvent, sans l'avoir rendu, on est reconnaissant. Il est des cas où le juge le plus ignorant peut porter une sentence, lorsqu'il s'agit de prononcer si un fait est ou non accompli, ou quand le seul vu des pièces suffit pour trancher la question. Mais lorsque, entre deux parties adverses, c'est la raison qui doit fixer les droits, il faut juger d'après la vraisemblance ; lorsque la question à décider est du ressort de l'intelligence seule, alors il ne suffit pas, pour de telles causes, d'aller prendre un juge dans la foule des privilégiés que le cens ou l'héritage d'un chevalier a fait inscrire au tableau. [3,8] VIII. Ainsi ce n'est point l'ingratitude qui n'a pas paru susceptible d'être déférée aux juges ; mais on n'a pas trouvé de juge propre à en connaître. Vous n'en serez pas surpris, en approfondissant les difficultés sans nombre qui surgiraient d'une pareille accusation. Tel homme a donné beaucoup d'argent, mais il est riche et ne devait pas se ressentir d'une pareille dépense. Un autre, en donnant autant, s'est exposé à compromettre tout son patrimoine. La somme est égale, le bienfait ne l'est pas. Encore un autre exemple : celui-ci, pour empêcher une saisie, a avancé son argent, mais il n'a fait que le tirer de son coffre ; l'autre a donné la même somme, mais après l'avoir empruntée, après l'avoir sollicitée, après avoir consenti à se charger d'une grave obligation. Mettez-vous au même rang, et celui qui, sans se gêner, m'a gratifié d'un service, et celui qui en a reçu un pour m'en faire part? Quelquefois c'est moins la somme que l'à-propos qui fait le prix de la chose. C'est un bienfait de donner une terre d'une fertilité à faire baisser le prix des denrées ; c'est un bienfait d'offrir un pain à un homme qui a faim. C'est un bienfait de donner des domaines que traversent plusieurs fleuves navigables, mais pour des malheureux consumés par la soif, et dont le gosier desséché leur permet à peine de respirer, c'est un bienfait de leur indiquer une source. Comment comparer, comment peser entre elles toutes ces circonstances ? Il est malaisé de prononcer, quand ce n'est pas la chose, mais le mérite de la chose qu'on doit examiner. Admettez des deux côtés l'égalité parfaite du bienfait : il y a eu disparité dans la façon de l'accorder. Cet homme m'a fait du bien, mais non de bonne grâce, mais en témoignant du regret, mais en me regardant avec plus d'arrogance que de coutume ; enfin il y a mis cette lenteur qui désoblige plus qu'un prompt refus. Toutes ces circonstances, comment le juge en pourrait-il faire l'appréciation, lorsqu'un mot, un signe d'hésitation, un coup d'oeil suffit pour anéantir le mérite d'un service rendu ? [3,9] IX. Que dirai-je de certains services qu'on n'appelle bienfaits que parce qu'on les désire avec trop de passion? D'autres n'ont point cet éclat qu'y attache l'opinion; mais ils n'en ont que plus d'importance, malgré l'apparence contraire. Vous appelez un bienfait la concession du droit de cité chez un peuple puissant, l'admission au théâtre sur les bancs des chevaliers, la défense d'un client accusé de crime capital ; mais donner un bon conseil, mais retenir l'homme qui va commettre un forfait, mais arracher à un furieux le glaive dont il va se percer ; mais; par des consolations efficaces, soulager un coeur affligé, et réconcilier avec l'existence l'homme qui voulait suivre au tombeau ceux qu'il pleure ; mais veiller au chevet du lit d'un malade, et, lorsque sa guérison et sa vie dépendent d'un instant, épier ce moment favorable pour lui faire prendre quelque nourriture, pour ranimer par le vin ses artères défaillantes, enfin pour lui amener le médecin qui l'arrache à la mort: qui pourra régler l'appréciation de pareils bienfaits? et quel juge en établira la compensation par la réciprocité de bienfaits analogues ? On vous a donné une maison ; et moi je vous ai averti que la vôtre allait vous écraser dans sa chute. On vous a donné un héritage; et moi je vous ai tendu une planche dans le naufrage. On a combattu pour vous, pour vous on a reçu des blessures ; moi je vous ai sauvé la vie par mon silence. Comme le bienfait se donne et s'acquitte différemment, il est malaisé d'établir à cet égard une mesure précise. [3,10] X. De plus, pour l'acquit d'un bienfait, il n'est point de jour fixé comme pour le paiement d'une créance. Ainsi celui qui ne s'est pas encore libéré, peut se libérer plus tard. Pourriez-vous indiquer le terme fatal pour être atteint et convaincu d'ingratitude? Les plus grands bienfaits sont sans preuves: souvent ils sont cachés au fond de la conscience des deux intéressés. En induirons-nous qu'il ne faut faire du bien que devant témoin? Ensuite, quelle peine infligerons-nous aux ingrats? sera-t-elle la même pour tous, malgré la disparité des bienfaits? sera-t-elle graduée? puis, selon l'importance du bienfait, plus grave ou plus légère? Fort bien; ce sera donc une taxation pécuniaire; mais si c'est la vie, si c'est plus que la vie que le bienfaiteur ait accordé, quelle peine prononcerez-vous? Sera-t-elle au-dessous du bienfait? quelle injustice! Y sera-t-elle proportionnée? c'est la peine capitale. Quelle barbarie, que des bienfaits aboutissent à une fin sanglante! [3,11] XI. Mais, dira-t-on, on a accordé aux pères une action privilégiée. Pourquoi cette considération exclusive que la loi a bien voulu avoir pour les bienfaits paternels, ne s'étendrait-elle pas aux autres bienfaits ? Je réponds que nous avons consacré, par une législation exceptionnelle, la dignité des parents, parce qu'il importait que leurs enfants fussent élevés : il fallait les exciter puissamment à remplir une tâche pénible et d'un succès incertain. On ne pouvait pas leur dire comme aux bienfaiteurs : « Choisissez les objets de vos dons; ne vous en prenez qu'à vous-même, si vous vous êtes trompé : n'assistez que ceux qui en sont dignes. » Dans l'éducation de leurs enfants, rien n'est laissé au choix : il n'y a que des voeux à former; et c'est pour les encourager à courir cette chance qu'il a fallu leur donner quelque pouvoir. Autre différence : les pères qui ont été les bienfaiteurs de leurs enfants, le sont encore et le seront toujours ; et l'on n'a pas a craindre qu'ils en imposent à cet égard. Mais pour les autres bienfaits, avant de savoir s'ils ont été reconnus, il faut savoir s'ils ont été accordés. De la part des pères tout est avoué, reconnu d'avance; et, attendu qu'il est utile à la jeunesse d'être gouvernée, nous avons établi sur elle comme des magistrats domestiques, à la surveillance desquels elle fût confiée. Enfin tous les bienfaits des pères étant de même nature, on a pu les apprécier une fois pour toutes: les autres bienfaits si divers, si dissemblables, modifiés par tant de circonstances, n'ont jamais été assujettis à une règle commune; car il valait mieux n'en établir aucune, que de les soumettre au même niveau. [3,12] XII. Il est des choses qui coûtent beaucoup à donner ; d'autres qui, considérables pour qui les obtient, ne coûtent rien à qui les accorde. Il est des services qu'on rend à des amis, d'autres qu'on rend à des inconnus; et alors le service, supposé le même, augmente de valeur pour celui avec qui il nous met en relation. Tantôt on vous a donné des secours, tantôt des honneurs, tantôt des consolations. Vous trouverez tel homme à qui rien n'est plus doux, rien n'est plus précieux que d'avoir un coeur ami pour y reposer son malheur. Tel autre aimera mieux qu'on travaille à son élévation, qu'à sa sécurité. Enfin, un troisième se croira plus obligé au défenseur de sa vie qu'à celui qui l'a rendu homme de bien. Or, toutes ces obligations seront plus ou moins haut taxées, selon le penchant secret du juge pour l'un ou pour l'autre de ces bons offices. D'ailleurs, c'est moi-même qui choisis mon créancier; mais un bienfait, souvent je le reçois malgré moi, quelquefois même à mon insu. Que ferez-vous? appellerez-vous ingrat celui que, sans son aveu, on a chargé d'une obligation que sciemment il n'eût point acceptée? et n'appellerez-vous point ingrat celui qui n'a pas rendu ce qu'il a reçu de façon ou d'autre ? [3,13] XIII. Un homme m'a rendu service, mais plus tard il m'a fait une offense. Un premier bienfait m'oblige-t-il à dévorer toutes ses injures? ou serai-je quitte de ma reconnaissance, parce qu'il aura lui-même annulé son bienfait par les torts qui l'ont suivi? Et alors comment estimerez-vous si le bien que j'ai reçu équivaut au mal qu'on m'a fait? Le jour entier ne suffirait pas à dénombrer toutes les difficultés qui se présentent. On sera moins empressé, direz-vous, à répandre des bienfaits, s'il n'y a point d'action ouverte aux bienfaiteurs, et de peine portée contre les ingrats. Mais songez plutôt que ce que vous proposez irait à l'inverse du but : on sera moins empressé d'accepter des bienfaits qui vous exposeront à soutenir un procès, qui seront un prétexte d'inquiéter l'innocence. Par la même raison, on serait plus lent à donner car on n'aime pas à obliger un homme malgré lui. Mais si, pour obliger, on n'a pas d'autre motif que la générosité, que le plaisir de faire le bien, on trouvera plus de satisfaction à obliger des hommes dont la reconnaissance sera tout à fait libre. La gloire du bienfait s'affaiblit par les précautions prises pour en être payé. [3,14] XIV. En second lieu, les bienfaits seront moins nombreux, mais plus vrais. Eh bien ! est-ce un mal de réprimer une bienfaisance banale et inconsidérée ? Voilà précisément le but que se sont proposé les législateurs qui ont laissé sans loi cette matière : il sont voulu qu'on donnât avec plus de réserve, et qu'avec plus de réserve on choisît ceux qu'on veut obliger. Examinez bien, je le répète, à qui vous allez donner: vous n'aurez contre lui ni action légale, ni répétition à exercer. Vous êtes dans l'erreur, si vous vous attendez à l'assistance d'un juge aucune loi ne doit pourvoir à vos recouvrements. N'espérez qu'en la bonne foi de l'homme que vous obligez. C'est ainsi que les bienfaits conservent leur valeur et leur éclat : vous les souillez, si vous en faites une matière à procès. C'est une expression très-juste, et conforme au droit des gens : « Rendez ce que vous devez. » Mais, dans un bienfait, rien n'est honteux comme ce mot : « Rendez » Que pourra-t-il rendre? La vie qu'il me doit, l'honneur, la sécurité, la santé? de telles dettes sont trop grandes pour être acquittées. Eh bien! ajoutez-vous, qu'il me rende un équivalent. C'est là ce que je disais: la dignité du bienfait périra, si vous en faites une sorte de marchandise. N'excitons point les âmes à l'avarice, aux plaintes, à la discorde; elles s'y portent déjà trop naturellement: résistons, au contraire, de tout notre pouvoir, et les occasions qu'on cherche, sachons les prévenir. [3,15] XV. Et plût aux dieux que nous pussions encore persuader aux hommes de s'en rapporter, pour le paiement de leurs créances, à la bonne volonté de leurs débiteurs! Plût aux dieux qu'aucune stipulation ne liât le vendeur et l'acheteur ! que les engagements et les conventions ne fussent point garantis par l'empreinte des cachets, et ne fussent placés que sous la sauvegarde de la bonne foi et de la loyauté! Mais on a substitué la contrainte aux plus nobles sentiments, et on aime mieux enchaîner la bonne foi que de compter sur elle. On appelle des témoins de part et d'autre: celui-ci ne prête que sur plusieurs signatures et par l'entremise des courtiers; celui-là ne se contente pas d'une promesse verbale, il veut que son prêteur se lie de sa propre main. Honteux et déplorable aveu de la méchanceté humaine, de la perversité publique! on se fie plus à nos cachets qu'à nos coeurs. Pourquoi cette réunion de personnages honorables? à quelle fin impriment-ils leur sceau sur ces actes? c'est pour que cet homme ne nie point avoir reçu ce qu'il a reçu en effet. Et la probité incorruptible de tous ces garants de la vérité n'est pas du moins mise en doute? Tout aussi bien : dans l'instant on s'armera contre eux des mêmes précautions, pour leur prêter de l'argent. Eh ! n'était-il pas plus honorable de subir la mauvaise foi de quelques-uns, que de redouter la déloyauté de tous? Il ne manque plus à l'avarice que l'avantage de voir les bienfaits entourés de cautions. C'est le fait d'un coeur généreux et magnanime d'aider, de servir ses semblables: qui donne imite les dieux; qui redemande imite les usuriers. Eh quoi! en donnant des garanties aux bienfaiteurs, voudrions-nous les assimiler au rebut de la société? [3,16] XVI. Il y aura, dit-on, encore plus d'ingrats, si l'on n'a contre eux aucun recours légal. Dites plutôt: il y en aura moins, parce qu'on mettra plus de choix dans la distribution des bienfaits. D'ailleurs, il n'est pas sans inconvénient de publier combien les ingrats sont nombreux: le nombre des coupables ôtera la honte du crime, et un vice général cessera d'être un opprobre. Quelle femme rougit à présent du divorce, depuis que certaines dames illustres et de noble race ne comptent plus leurs années par le nombre des consuls, mais par celui de leurs maris? depuis qu'elles divorcent pour se marier, et se marient pour divorcer? On craignait cette infamie, tant qu'elle fut rare; maintenant que tous les registres publics sont couverts, d'actes de divorce, ce qu'on entendait si souvent répéter, on s'est instruit à le faire. A-t-on aujourd'hui la moindre honte de l'adultère, depuis qu'on en est venu au point qu'une femme ne prend un mari que pour stimuler les amants? La chasteté n'est plus qu'une preuve de laideur. Où trouverez-vous une femme assez misérable, assez chétive pour se contenter d'une couple d'amants? Ne faut-il pas qu'elle partage les heures de sa journée entre plusieurs? encore un jour entier ne suffit pas à tous. Ne faut-il pas qu'on la porte chez l'un, et qu'elle passe quelque temps chez l'autre? Il n'y a qu'une malapprise et une arriérée qui ne sache pas que l'adultère avec un seul est appelé mariage. Comme la honte de ces crimes a disparu depuis qu'ils se sont multipliés, ainsi les ingrats deviendront plus nombreux et plus hardis, si vous leur fournissez l'occasion de se compter. [3,17] XVII. Eh quoi! l'ingrat sera donc impuni ? Mais, dites-moi, l'impie ne l'est-il pas? le méchant, l'avare, l'emporté, le cruel, ne le sont-ils pas ? Regardez-vous donc comme impuni ce qui est abhorré ? et trouvez-vous un supplice plus rigoureux que la haine générale? Le châtiment de l'ingrat consiste en ce qu'il ne peut recevoir du bien de personne, ni en faire; qu'il est ou se croit montré au doigt par tout le monde; qu'il a perdu le sentiment de la plus honnête, de la plus douce affection. Ne plaignez-vous pas le malheur de celui dont les yeux ne voient plus la lumière, ou qu'une maladie a rendu sourd? Combien n'est point à plaindre celui qui a perdu le sentiment des bienfaits ! Il redoute les dieux, témoins infaillibles de l'ingratitude ; son âme est torturée, bourrelée de la conscience des bienfaits qu'il a méconnus; enfin (et cette seule peine est assez forte), la jouissance la plus délicieuse, comme je viens de le dire, il ne la connaît pas. Mais celui que charme le souvenir du bienfait reçu, goûte une volupté constante et perpétuelle; il songe à l'intention du bienfaiteur, et non point à ce qu'il tient de lui, et cette pensée fait sa joie. L'ingrat ne sent qu'une fois le plaisir du bienfait ; un coeur reconnaissant goûte ce plaisir à tous moments. Comparons leur vie à tous deux : l'un a l'air triste et inquiet, tel que doit l'avoir un fripon, un banqueroutier frauduleux; il ne rend point à ses parents, à son gouverneur, à ses maîtres, l'honneur qui leur est dû. L'autre est gai, content, cherchant sans cesse l'occasion de témoigner sa reconnaissance, et trouvant son bonheur dans ce sentiment même. Loin de vouloir faire banqueroute, il n'aspire qu'à s'acquitter largement et avec usure, non-seulement envers ses parents et ses amis, mais même envers ses inférieurs : car si même il a pu recevoir quelque bienfait d'un de ses esclaves, il considère moins la personne que la chose. [3,18] XVIII. Cependant il est des philosophes, Hécaton entre autres, qui ont mis en question si l'esclave peut jamais devenir le bienfaiteur de son maître ? car il y en a qui font la distinction suivante : certaines choses sont des bienfaits, quelques autres des devoirs, d'autres enfin des services obligés. Le bienfait est le don d'un étranger qui, sans encourir le blâme, aurait pu s'abstenir ; le devoir est le propre du fils, ou de, l'épouse, ou des autres personnes que les liens de la nature obligent à s'entr'aider; le service obligé est d'un esclave placé dans une condition telle, que, quoi qu'il fasse, il ne peut acquérir un titre contre son supérieur. D'ailleurs, celui qui n'admet pas le bienfait de l'esclave envers son maître ignore le droit naturel; car le point important, c'est le sentiment de celui qui donne, et non sa condition. La vertu n'exclut personne; elle ouvre les bras à tous les hommes; elle les admet tous, elle les appelle tous : libres, affranchis, esclaves, rois, exilés; elle n'a de préférence ni pour la noblesse ni pour l'opulence : elle se contente de l'homme dans sa nudité. Quel refuge, en effet, resterait-il contre les accidents soudains, quelle grande chose l'âme pourrait-elle se promettre à elle-même, si une vertu éprouvée était soumise aux caprices de la fortune ? Si l'esclave ne peut devenir le bienfaiteur de son maitre, il en est ainsi du sujet à l'égard de son roi, et du soldat envers son général. Qu'importe effectivement le pouvoir qui nous domine, si ce pouvoir est absolu? car si l'esclave est empêché d'acquérir le titre de bienfaiteur par l'obstacle de la nécessité, et par la crainte des derniers châtiments, le même obstacle arrêtera le sujet et le soldat, parce que, sous des noms divers, c'est la même autorité. On oblige pourtant son roi; on oblige son général : donc, on peut obliger son maître. Un esclave peut être juste, courageux, magnanime; il peut donc être aussi un bienfaiteur. Car c'est encore ici de la vertu : il est si vrai qu'un esclave peut devenir le bienfaiteur de son maître, que souvent un maître doit tout à son esclave. On ne doute pas qu'un esclave ne puisse être le bienfaiteur d'autrui; pourquoi donc pas de son maître ? [3,19] XIX. "Par la même raison, dit Hécaton, qu'un esclave qui donne de l'argent à son maître ne peut devenir son créancier. D'ailleurs chaque jour il oblige son maître : il le suit dans ses voyages, le soigne dans ses maladies, et consacre tous ses efforts à le servir. Cependant tous ces bons offices, qui de la part de tout autre seraient qualifiés de bienfaits, ne sont de la part d'un esclave que des services obligés. En effet, il n'y a de bienfait que lorsque l'on donne ce qu'on est libre de ne pas donner ; or, l'esclave n'a point la liberté de refuser : il n'accorde rien, il obéit, et il ne peut se faire un mérite d'une action qu'il n'a pas le droit de ne pas faire". En admettant cette nécessité, j'aurai encore gain de cause, et je vous montrerai qu'à cet égard l'esclave, en maintes circonstances, est libre. En attendant, dites-moi, si je vous montre un esclave combattant pour la vie de son maître, au mépris de la sienne, et qui, couvert de blessures, répand pour lui tout le sang qui lui reste, afin de lui ménager par sa mort le temps de s'échapper, nierez-vous qu'il ne soit le bienfaiteur de son maître, parce qu'il est son esclave ? Et si je vous en fais voir un autre que l'on voudrait forcer à révéler les secrets de son maître, et qu'un tyran ne peut ni corrompre par aucune promesse, ni effrayer par aucune menace, ni vaincre par aucuns tourments; qui élude, et, autant qu'il est en lui, écarte tous les soupçons, en sacrifiant sa vie à sa fidélité, nierez-vous qu'il ne soit le bienfaiteur de son maître, parce qu'il est son esclave? Reconnaissez plutôt que le bienfait est d'autant plus méritoire, que les exemples de vertu sont plus rares chez les esclaves; qu'il mérite d'autant plus de reconnaissance, que, malgré l'odieux qui s'attache à toute domination et à toute contrainte pesante, l'attachement à un maître a triomphé de la haine ordinaire pour la servitude. Ainsi, loin que ce ne soit pas un bienfait, parce qu'un esclave en est l'auteur, c'est quelque chose de plus, puisque sa servitude même n'a pu y mettre obstacle. [3,20] XX. C'est une erreur de penser que la servitude absorbe l'homme tout entier : la meilleure partie de lui-même en est exempte. Le corps seul obéit et reconnaît la loi du maître : l'àme demeure indépendante; elle est si libre et dégagée d'entraves, que, dans cette prison même où elle est renfermée, elle ne peut être empêchée de prendre son essor, pour s'élever aux plus sublimes objets, et s'élancer auprès des dieux dans l'infini. C'est donc le corps seul que le.sort a mis entre les mains du maître : c'est là ce qu'il achète, ce qu'il vend; l'àme est et reste émancipée. Tout ce qui vient d'elle est libre ; car nous ne pouvons donner des ordres illimités, et nos esclaves ne sont pas tenus de nous obéir en tout: ils ne feront pas ce qu'on leur commandera contre la république ; ils ne prêteront la main à aucun crime. [3,21] XXI. Il est des actions qui ne sont ni ordonnées ni défendues par la loi : celles-là peuvent fournir matière aux bienfaits de l'esclave. Tant qu'il ne s'acquitte que des devoirs de l'esclave, il fait son service : tout ce qui dépasse ses obligations devient un bienfait ; tout ce qu'il n'accomplit que par amitié n'est plus une affaire de service. Il est des objets qu'un maître doit fournir à ses esclaves : le vivre et le vêtement : personne n'appelle cela bienfait. Mais lorsqu'un maître a des soins particuliers pour un esclave, qu'il lui procure une éducation honorable, qu'il le fait instruire dans les arts réservés aux hommes libres : voilà un bienfait. Il en est de même, par réciprocité, pour l'esclave : tout soin qui de sa part excède les limites de son service ordinaire; tout ce qu'il fait, non par obéissance ni par devoir, mais par pure bonne volonté, est un bienfait, pourvu que la chose soit assez importante pour mériter ce nom, si elle venait de toute autre personne. [3,22] XXII. L'esclave, selon Chrysippe, est un mercenaire à perpétuité. Comme le mercenaire va jusqu'au bienfait, lorsqu'il travaille au delà du temps pour lequel il s'est engagé ; de même l'esclave qui, par sa bienveillance envers son maître, a franchi les limites de sa condition, et par un effort, dont s'honorerait même un homme d'une naissance illustre, a surpassé les espérances de son maître, devient un bienfaiteur domestique. Est-il juste, à votre avis, puisque nous nous fâchons contre eux, quand ils font moins que leur devoir, de leur dénier notre reconnaissance, s'ils font plus que leur devoir ou l'usage ne leur impose ? Voulez-vous savoir où le bienfait n'est pas? c'est lorsque l'on peut dire : Qu'aurais-je fait, s'il n'avait pas voulu? Mais s'il a fait ce qu'il pouvait ne pas vouloir, sa bonne volonté mérite des louanges. Il y a opposition entre le bienfait et l'outrage. L'esclave peut conférer un bienfait à son maître, si de ce même maître il peut recevoir un outrage. Or les injures des maîtres envers leurs esclaves sont du ressort d'un magistrat chargé de réprimer la cruauté, la lubricité, ainsi que l'avarice dans la prestation des aliments nécessaires. Quoi donc? un maître reçoit un bienfait de son esclave ? non, mais un homme d'un autre homme. Enfin, ce qui dépendait de l'esclave, il l'a fait: il a offert un bienfait à son maître. Si vous ne voulez pas recevoir d'un esclave, vous le pouvez. Mais quel homme la fortune a-t-elle rendu assez grand, pour qu'il ne puisse avoir jamais besoin des plus petits? Je vais vous rapporter un grand nombre d'exemples différents, ou même opposés entre eux. Un esclave a donné la vie à son maître; un autre lui a donné la mort ou l'a sauvé quand il allait périr, et, si ce n'est assez, il l'a sauvé en périssant lui-même. L'un a aidé la mort, l'autre l'a frustrée. [3,23] XXIII. Claudius Quadrigarius rapporte dans le dix-huitième livre de ses Annales, qu'au siège de Grumentum, lorsque les habitants étaient déjà réduits aux dernières extrémités, deux esclaves passèrent à l'ennemi, et lui rendirent des services. La ville prise, tandis que le vainqueur s'y répandait de tous côtés, les deux esclaves, connaissant les localités, se rendirent avec lui à la maison où ils avaient servi, et firent marcher devant eux leur maîtresse, répondant à tous ceux qui les questionnaient, que c'était leur maîtresse, et une maîtresse très cruelle, qu'ils menaient eux-mêmes au supplice. L'ayant ainsi conduite hors des murs, ils la cachèrent avec le plus grand soin, jusqu'à ce que la fureur de l'ennemi fût apaisée. Sitôt que nos soldats, rassasiés, furent redevenus Romains, ces esclaves revinrent à leurs habitudes, et se remirent eux-mêmes sous la puissance de leur maîtresse. Elle les affranchit aussitôt l'un et l'autre, et ne rougit pas de devoir la vie à deux esclaves sur lesquels elle avait droit de vie et de mort. Elle eut même à s'en féliciter d'autant plus, que, sauvée d'une autre manière, elle n'aurait dû son salut qu'à l'effet ordinaire d'une clémence commune; mais sauvée par ses esclaves, elle devint un sujet d'entretien, un exemple célèbre pour deux villes. Dans l'horrible confusion d'une cité prise d'assaut, quand chacun ne songeait qu'à sa propre sûreté, tous avaient abandonné cette femme, excepté les transfuges; et ceux-ci, pour faire voir le motif de leur première fuite, se firent encore une fois transfuges, et quittèrent les vainqueurs pour la captive, en prenant le rôle de parricides. Car ce qui donne surtout un caractère sublime à ce bienfait, c'est qu'ils se décidèrent, afin de sauver leur maîtresse, à passer pour ses assassins. Non, croyez-moi, je vous le dis, il n'est point d'une âme servile d'acheter ainsi une belle action par la renommée d'un crime. C. Vettius, préteur des Marses, était mené captif à Rome. Un de ses esclaves tira l'épée du soldat qui le conduisait, et commença par tuer son maître. « Maintenant, dit-il, songeons à moi; j'ai déjà délivré mon maître; » puis il se perça d'un autre coup. Citez-moi quelqu'un qui ait sauvé son maître avec plus de grandeur d'âme. [3,24] XXIV. César assiégeait Corfinium, et tenait Domitius enfermé dans cette place. Domitius appela son médecin, qui était aussi son esclave, et lui demanda du poison. Le voyant hésiter : « Que tardes-tu, dit-il, comme si tout dépendait de toi ? Je te demande la mort les armes à la main. » L'esclave promit, apporta un breuvage innocent, qui assoupit Domitius; puis il alla trouver le fils de son maître, et lui dit : « Faites-moi mettre en prison, jusqu'à ce que l'événement vous prouve si j'ai donné du poison à votre père. » Domitius vécut, et reçut la vie de César : mais il l'avait auparavant reçue de son esclave. [3,25] XXV. Dans la guerre civile, un esclave cacha son maître proscrit: puis paré des anneaux de celui-ci et couvert de ses habits, il alla au-devant de ceux qui le cherchaient, leur disant qu'il ne leur demandait point de grâce, qu'ils eussent à exécuter les ordres reçus; puis il tendit la gorge. Quel héroïsme, d'avoir voulu mourir pour son maître, dans un temps où c'était un prodige de fidélité que de ne pas vouloir sa mort ! qu'il était beau de se montrer humain et fidèle, quand la cruauté et la perfidie étaient universelles ! et quand la trahison était encouragée par les plus grandes récompenses, de ne désirer, pour sa fidélité, d'autre récompense que la mort ! [3,26] XXVI. Je n'omettrai pas les exemples de notre temps. Sous Tibère, la fureur des délations était devenue fréquente; c'était comme une rage presque générale, qui, plus terrible que toutes les guerres civiles, ensanglantait en pleine paix la république. On recueillait les mots échappés à l'ivresse, à l'abandon de la plaisanterie : pour sévir, tout prétexte était bon. Déjà l'on ne s'informait plus du résultat des procès : il n'y en avait qu'un. Le prétorien Paullus assistait à un repas, portant à son doigt une image de Tibère, gravée en relief sur une pierre précieuse. Il serait bien sot à moi de chercher des périphrases pour dire qu'il prit un pot de chambre. La chose fut remarquée par Maron, fameux délateur de cette époque. Mais l'esclave de celui à qui l'on tendait un piégé profita de son ivresse pour lui ôter son anneau. Maron prenait déjà les convives à témoin que l'image de l'empereur avait été approchée d'un endroit obscène, et dressait sa dénonciation, quand l'esclave montra l'anneau dans sa main. Si celui-ci s'appelle encore un esclave, je consens à ce que Maron s'appelle un convive. [3,27] XXVII. Sous le divin Auguste, une parole indiscrète ne mettait pas encore en péril, mais pouvait déjà compromettre. Le sénateur Rufus avait, dans un souper, exprimé le voeu que César ne revint point sain et sauf d'un voyage projeté ; ajoutant que tous les veaux et tous les taureaux formaient le même voeu. Ce propos fut soigneusement recueilli par certains convives. Le lendemain, dès qu'il fit jour, l'esclave qui s'était tenu aux pieds de Rufus, lui raconte ce qu'il a dit dans l'ivresse, et lui conseille d'aller sur-le-champ trouver l'empereur pour se dénoncer lui-même. Docile à ce conseil, Rufus se présente à César, comme il descend de son palais : il lui proteste avec serment qu'il avait perdu la raison la veille, et qu'il souhaite que son méchant voeu retombe sur lui-même et sur ses enfants ; il le conjure de lui pardonner et de lui rendre ses bonnes grâces. Auguste y consent. « Personne, ajoute Rufus, ne croira que vous m'ayez rendu votre affection, si vous ne m'accordez quelque bienfait. » Et alors il lui demanda une somme que n'eût pas dédaignée un courtisan en faveur. César la lui accorda encore, en ajoutant : « Pour mon intérêt, je me donnerai bien de garde de me fâcher jamais contre vous. » Auguste fit bien sans doute de pardonner, et d'ajouter la libéralité à la clémence. Quiconque entendra parler de ce fait ne manquera pas de louer l'empereur ; mais il faut d'abord louer l'esclave. Est-il besoin de vous dire qu'il fut affranchi ? mais non pas gratuitement; César avait payé le prix de sa liberté. [3,28] XXVIII. Après tant d'exemples, doutera-t-on qu'un maître ne recoive quelquefois un bienfait de son esclave? Faut-il que la personne avilisse la chose? et ne vaut-il pas mieux que la chose elle-même honore la personne ? Nous avons tous les mêmes commencements, une même origine. Nul n'est plus noble qu'un autre, s'il n'a l'esprit plus droit et plus propre à la vertu. Ceux qui exposent dans leur vestibule les images de leurs ancêtres, et placent à l'entrée de leur demeure une longue série de noms liés entre eux par les rameaux d'un arbre généalogique, sont plus connus que nobles. Le père commun, c'est le monde. Par des degrés ou brillants ou obscurs, chacun de nous remonte à cette origine première. Ne vous laissez pas abuser par ceux qui, récapitulant la liste de leurs aïeux, partout où manque un nom illustre, y supposent un dieu. Ne méprisez aucun homme, même entouré de noms vulgaires et peu favorisés de la fortune. Bien que dans votre généalogie vous ne rencontriez que des affranchis, ou des esclaves, ou des étrangers, élevez hardiment votre âme, et tout ce qu'entre eux et vous il peut y avoir d'abject, franchissez-le d'un bond : au bout vous trouverez une haute noblesse. Pourquoi l'orgueil nous gonfle-t-il au point de nous faire rejeter avec dédain les bienfaits d'un esclave, et de ne songer qu'à sa condition sans nous rappeler ses mérites? Un esclave ! Osez-vous bien donner à quelqu'un ce nom, vous, l'esclave de la débauche et de la gourmandise ? vous, le valet d'une maîtresse adultère? que dis-je? le valet de toutes les femmes adultères? Vous appelez un homme esclave! où vous entraînent donc ces porteurs qui promènent çà et là votre litière ? et ces serviteurs affublés en soldats, et revêtus d'un brillant costume, où vous transportent-ils donc ? A la loge de quelque portier, aux jardins de quelque esclave qui n'a pas même de fonctions déterminées. Puis vous prétendez que votre esclave ne peut être votre bienfaiteur, quand le baiser de l'esclave d'autrui est pour vous un bienfait. Quelle est donc cette inconséquence de votre esprit? D'un côté, vous méprisez les esclaves, et de l'autre, vous recherchez leur baiser comme un bienfait ! Impérieux et fier chez vous, humble au dehors, et aussi dédaigné que dédaigneux : car nul n'a l'âme plus abjecte que celui dont l'orgueil est le plus immodéré ; nul n'est plus disposé à fouler aux pieds les autres, que celui qui apprit à outrager, à force d'outrages reçus. [3,29] XXIX. Cette sortie était nécessaire pour rabattre l'insolence de ces hommes qui ne s'attachent qu'à la fortune, et pour revendiquer le droit des esclaves au titre de bienfaiteurs, tout aussi bien que je le revendique en faveur des fils. On demande, en effet, quelquefois si les enfants ne peuvent accorder à leurs parents de plus grands bienfaits qu'ils n'en ont reçu? On convient que très souvent les fils ont été plus grands et plus puissants que leurs pères : on convient également qu'ils ont été plus vertueux. Ce point accordé, il peut se faire qu'ayant une fortune plus ample et des dispositions meilleures, ils surpassent leurs pères en bienfaits. « Quelque chose, dit-on, qu'un fils donne à son père, ce sera toujours moins qu'il n'a reçu, parce que, jusqu'à cette faculté de donner, il tient tout de son père. Ainsi un père ne peut jamais être surpassé en bienfaits par son fils, qui ne tient que de lui cette même supériorité". Je réponds d'abord : il est des choses qui doivent leur origine à d'autres, et qui cependant sont plus grandes que leur origine; et de ce que l'une n'eût pu s'accroître, si elle n'eût dû son commencement à l'autre, il ne s'ensuit pas que la première ne puisse surpasser en grandeur la seconde. Il n'est aucune chose en ce monde qui, dans ses rapides progrès, n'aille bien au delà de son principe. Les semences sont le principe de tout ce qui nait en ce monde; et cependant elles ne sont que la plus petite partie des substances qu'elles engendrent. Voyez le Rhin, voyez l'Euphrate, en un mot, tous les fleuves célèbres : quelle est leur grandeur comparée à leur source? Tout ce qui les rend redoutables et fameux, c'est dans leur cours qu'ils l'ont acquis. Otez les racines, les forêts cesseront de s'élever, et les hautes montagnes seront privées de leur parure. Voyez ces troncs si élevés, si vous mesurez leur hauteur; si énormes, si vous mesurez l'étendue que couvrent au loin leurs rameaux : combien est petit en comparaison l'espace qu'embrassent leurs racines déliées! Sur leur base s'appuient et nos temples et les vastes murs de notre Rome; et pourtant cette base sur laquelle tout s'appuie est cachée sous le sol. Il en est ainsi de toutes choses : la grandeur qu'elles acquièrent avec le temps efface la trace de leur origine. Je n'aurais pu rien acquérir, si les bienfaits de mes parents n'eussent précédé; mais il ne s'ensuit pas que tout ce que j'ai acquis soit moindre que la faculté sans laquelle je n'aurais pu rien acquérir. Si ma nourrice n'avait allaité mon enfance, je n'eusse rien pu faire de ce que je fais aujourd'hui de la tête et des bras; je ne serais point parvenu à environner mon nom de cette illustration que m'ont procurée mes services civils et militaires : mettrez-vous pour cela au-dessus de mes grands travaux les services de ma nourrice? Cependant il m'eût été aussi difficile de m'avancer sans les soins de ma nourrice que sans les bienfaits de mon père. [3,30] XXX. Que si à l'auteur de mes jours je dois tout ce que je puis, considérez que mon commencement n'est ni mon père, ni même mon aïeul. Il y aura toujours quelque chose d'antérieur d'où chaque origine tire sa propre origine. Or, personne ne soutient que je dois plus à des ancêtres inconnus et placés au delà du souvenir des hommes, que je ne dois à mon père. Je leur devrais cependant davantage, puisque mon père tenait d'eux jusqu'à la faculté de me donner la vie. Tout ce que je fais pour mon père, quelque important qu'il soit, n'est point équivalent au bienfait paternel, parce que je ne serais pas, s'il ne m'eût engendré ? A ce compte, si quelque médecin a guéri mon père expirant, je ne pourrai faire pour lui rien qui ne soit au-dessous de son bienfait; car mon père ne m'eût point engendré, s'il n'eût été guéri. Mais voyez s'il ne vaut pas mieux penser que ce que j'ai pu faire, et ce que j'ai fait, m'appartient en. propre, comme procédant de ma force et de ma volonté. Quant à la vie pure et simple, considérez ce qu'elle est en soi ; vous verrez que c'est un don bien petit, bien incertain, une source égale de bien et de mal. Sans doute c'est le point de départ de toutes choses; mais ce n'est pas la plus grande, quoique la première. J'ai sauvé la vie à mon père; je l'ai élevé à la plus haute dignité, je l'ai rendu le premier de ses concitoyens; je l'ai non seulement honoré par mes actions, mais, pour qu'il en fit lui-même d'aussi honorables, je lui ai ouvert une voie large et facile, je lui ai fourni des moyens non moins sûrs que glorieux. Les distinctions, l'opulence, tout ce qui excite l'ambition des hommes, je l'ai accumulé sur lui. Supérieur à tous les autres, je me suis toujours maintenu son inférieur. Dites maintenant : Cela même, la faculté d'agir ainsi, est encore un bienfait de votre père. Je vous répondrai : Oui, si, pour agir ainsi, c'était assez que de naître; mais si, pour vivre bien, le moins essentiel est de vivre, et si vous m'avez fait un don que les bêtes sauvages, les animaux les plus petits et même les plus immondes partagent avec moi, ne vous attribuez pas un mérite qui ne procède point de vos bienfaits, quoiqu'il en soit la conséquence. Supposez que je vous aie donné la vie, en échange de celle que vous m'avez donnée. Encore ici je l'emporte sur vous ; car vous sentiez mon bienfait, je le sentais aussi ; car je ne vous donnais pas la vie pour mon plaisir, et moins encore par mon plaisir ; car il est plus important de conserver la vie que de la recevoir, comme il y a moins de tourment à mourir qu'à craindre la mort. [3,31] XXXI. Quand je vous ai sauvé la vie, vous pouviez en jouir aussitôt ; quand vous me l'avez donnée, je n'avais point le sentiment de mon existence : je vous ai donné la vie, alors que vous craigniez de mourir ; en me la donnant, vous m'avez destiné à mourir; moi, je vous ai sauvé une vie complète à laquelle rien ne manquait ; vous avez engendré en moi un être privé de raison, et à charge aux autres; et la preuve que donner ainsi la vie n'est pas un grand bienfait, c'est que vous pouviez m'exposer; et, en ce cas, c'eût été un mauvais service de m'avoir engendré. D'où je conclus que le moindre des bienfaits est la cohabitation de mon père et de ma mère, si, maints accessoires ne venant se joindre à ce commencement de bienfait, il n'est ratifié en quelque sorte par d'autres bienfaits. Le bien ne consiste pas à vivre, mais à bien vivre. Oui, je vis bien ; mais je pourrais vivre mal : ainsi la seule chose que je tiens de vous, c'est de vivre. Si vous voulez mettre en compte la vie seule, la vie nue, dépourvue de raison ; si vous vantez cela comme un grand bien, songez que cet avantage est celui des mouches et des vermisseaux. Enfin, pour ne parler que des arts libéraux dont l'étude salutaire a dirigé vers le bien le cours de ma vie, même en profitant de ce bienfait, je vous ai restitué plus que je n'ai reçu. Vous m'aviez donné à moi-même ignorant, ébauché; et moi je vous rends un fils tel que vous seriez heureux de l'avoir engendré. [3,32] XXXII. Mon père m'a nourri; si je le nourris à mon tour, je lui rends davantage ; parce qu'il est doublement aise d'être nourri, et nourri par son fils; parce qu'il jouit plus encore de mon bon coeur que de la chose elle-même. Les aliments qu'il m'a donnés n'ont touché que mon corps. Et si l'on est parvenu à se rendre célèbre parmi les nations, ou par l'éloquence, ou par la justice, ou par les exploits militaires, si l'on a entouré son père d'une grande renommée et dissipé l'obscurité de sa naissance par une vive splendeur, n'a-t-on pas conféré à ses parents un inestimable bienfait? Qui connaitrait Ariston et Gryllus, sans leurs fils, Platon et Xénophon? Socrate rend immortel le nom de Sophronisque. Il serait trop long d'énumérer ceux qui ne vivent dans la mémoire, que parce que l'éclatant mérite de leurs fils a transmis leur nom à la postérité. Est-ce le père d'Agrippa, homme inconnu même après Agrippa, qui a fait plus pour son fils, ou cet illustre fils qui a plus fait pour son père, lui qui fut décoré d'une couronne navale, exemple unique entre les récompenses militaires ? lui qui orna cette ville de tant de beaux ouvrages surpassant en magnificence tout ce qu'on avait fait jusqu'alors, et tout ce qu'on a fait depuis? Et Octave, fit-il plus de bien à son fils que l'empereur Auguste n'en fit à son père Octave, quoique ce père naturel soit éclipsé par le père adoptif? Quelle joie il eût éprouvée en voyant ce jeune vainqueur, après les guerres civiles, jeter en maître les bases d'une paix solide ! Il n'eût pas reconnu son propre ouvrage, et, en se regardant lui-même, eût-il jamais pu croire qu'un tel homme fût né dans sa famille ? Pourquoi citerais-je à présent tous ces autres pères, qui depuis longtemps seraient tombés dans l'oubli, si la gloire de leurs fils ne les eût arrachés à l'obscurité, et ne les retenait encore au grand jour? D'ailleurs, nous n'examinons pas s'il est arrivé qu'un fils ait rendu à son père plus qu'il n'avait reçu de lui, mais si la chose est possible. Si les exemples que j'ai rapportés ne vous satisfont pas encore, et si les bienfaits des fils ne vous paraissent pas supérieurs à ceux des pères, il n'en est pas moins vrai que la nature peut produire ce que les siècles n'ont pas encore enfanté. Enfin, si, pris un à un, ils ne peuvent égaler la grandeur du bienfait paternel, accumulés en masse, ils le surpasseront. [3,23] XXXIII. Scipion sauva la vie à son père dans un combat ; encore vêtu de la prétexte, il poussa son cheval dans les rangs ennemis : c'était peu d'avoir affronté, pour se faire jour jusqu'à son père, tous les périls qui assiègent les plus grands capitaines, et triomphé de tant d'obstacles ; c'était peu d'avoir, pour son début comme soldat, pénétré jusqu'à la première ligne à travers le corps des vétérans, et prouvé ainsi que sa valeur n'attendait pas le nombre des années; ajoutez à cela qu'il défendit son père accusé, qu'il l'arracha aux complots et à la brigue d'ennemis puissants; qu'il accumula sur lui un deuxième et même un troisième consulat, sans compter d'autres honneurs faits pour flatter l'ambition d'un consulaire ; qu'il soulagea sa pauvreté par des richesses qu'il tenait de la conquête ; et, ce qui est le plus flatteur pour les hommes de guerre, qu'il le fit riche des dépouilles des ennemis. Cela vous semble-t-il encore trop peu ? ajoutez qu'il le fit proroger dans le gouvernement des provinces et dans d'autres commandements extraordinaires; ajoutez qu'après avoir renversé de fond en comble les plus grandes villes, ce héros, défenseur et vrai fondateur de l'empire romain, qui devait désormais s'étendre sans égal du couchant à l'aurore, ajouta le lustre d'une nouvelle noblesse à la noblesse de son père. Dites maintenant : Mais le père de Scipion ---. Peut-on douter que le bienfait vulgaire de la génération n'ait été surpassé par le dévouement et l'héroïsme du fils, à qui je ne sais si Rome doit plus sa sûreté que sa gloire? [3,34] XXXIV. Ensuite, si ce n'est assez, imaginez un homme qui ait arraché son père à la torture, et qui l'ait subie en sa place. Vous pouvez, jusqu'où vous voudrez, étendre les bienfaits du fils: le don paternel est simple, il est facile, et même accompagné de plaisir pour le bienfaiteur : c'est un bienfait dont il a, par la force des choses, fait part à beaucoup d'autres, sans le savoir; un bienfait dans lequel il est de moitié avec la mère. Il a pu avoir en vue la loi de son pays, les priviléges de la paternité, le soin de perpétuer son nom et sa famille, enfin tout plutôt que l'individu auquel il donnait l'être. Mais si un fils s'est élevé jusqu'à la sagesse, et l'a communiquée à son père, douterons-nous encore s'il n'a pas donné plus qu'il n'avait reçu? Mais, insiste-t-on, tout ce que vous faites, tout ce que vous pouvez donner, vous le devez au bienfait de votre père. C'est aussi à mon précepteur que je dois mes progrès dans les lettres. Cependant nous dépassons ceux qui nous les ont enseignées, du moins quant aux éléments. Quoique, sans ces premiers maîtres, on n'eût pu parvenir à rien, il ne s'ensuit pas que, malgré tous ses progrès, on soit toujours au-dessous d'eux : entre les commencements et la perfection la différence est grande; et les uns ne sont pas comparables à l'autre, bien que celle-ci ne puisse exister sans ceux-là. XXXV. Il est bien temps que nous tirions enfin quelque pièce de notre fonds. Celui à qui l'on doit un bienfait au-dessus duquel il y a quelque chose peut être surpassé. Le père a donné la vie à son fils; mais il est des choses meilleures que la vie: ainsi un père peut être surpassé comme bienfaiteur, puisqu'il existe des bienfaits plus grands que le sien. Celui qui a donné la vie à un autre, si on la lui a sauvée deux fois à lui-même, a reçu un plus grand bienfait qu'il n'a donné. Or, un père a donné la vie : si donc il est plus d'une fois préservé de la mort par son fils, il aura plus reçu que donné. Un bienfait, pour celui qui l'a reçu, est d'autant plus grand, qu'en le recevant il en avait plus besoin : or, celui qui vit a plus besoin de la vie que celui qui n'est pas né, et qui ne, peut avoir besoin de rien. Un père, donc, qui reçoit la vie de son fils, lui est plus redevable qu'un fils en recevant la vie de son père. Sur quel fondement prétendez-vous que les bienfaits du fils ne peuvent surpasser ceux du père? Parce qu'il a reçu la vie de son père, et que, s'il ne l'avait pas reçue, il ne serait capable d'aucun bienfait. Mais ici le père se trouve dans le même cas que tous ceux qui ont donné la vie à quelqu'un: on n'aurait pu leur témoigner sa reconnaissance, si l'on n'eût point reçu la vie. En conclurons-nous aussi qu'on ne peut par la reconnaissance surpasser le bienfait d'un médecin, car on peut devoir la vie à un médecin; ni celui d'un matelot qui vous a sauvé du naufrage? Et toutefois il est possible de surpasser en bienfaits et en dévouement ceux à qui, d'une manière ou d'une autre, nous devons la vie. La même chose est donc possible pour les pères. Si quelqu'un m'accorde un bienfait qui ait besoin d'être entretenu par la sollicitude bienfaisante de beaucoup d'autres personnes, et que le bienfait que j'ai rendu en échange n'ait besoin de la participation d'aucun tiers, j'ai plus donné que reçu. Or, le père n'a donné à son fils qu'une vie qui s'éteindrait sans une infinité de soins accessoires pour l'entretenir : mais la vie que le fils conserve à son père n'a nullement besoin de secours étrangers; elle se conserva d'elle-même. Ainsi le père qui reçoit de son fils la vie qu'il lui avait donnée, reçoit un bienfait plus grand. [3,36] XXXVI. Ceci ne détruit pas le respect qu'on doit à son père, et ne rend pas les enfants plus mauvais, mais au contraire meilleurs; car la vertu est essentiellement ambitieuse, et brûle de prendre le pas sur ce qui la devance. La piété filiale deviendra plus active, si au désir de rendre la pareille se joint l'espoir.de vaincre. Les pères eux-mêmes subiront volontiers et avec joie cette défaite, car il arrive souvent que la défaite offre des avantages. De là une lutte bien désirable, et pour les pères le bonheur si grand d'avoir à s'avouer surpassés en bienfaits par leurs enfants! Ne point partager cette opinion, c'est fournir une excuse à l'ingratitude des enfants, c'est ralentir l'élan de leur reconnaissance, tandis que nous devrions les stimuler, en disant: « Courage, vertueux jeunes. gens; c'est ici entre les pères et leurs enfants une honorable lutte; c'est à qui donnera plus qu'il n'a reçu. Ils ne sont pas vainqueurs, pour vous avoir prévenus. Prenez courage, ainsi qu'il convient de le faire, et ne vous lassez point, afin de vaincre vos pères qui désirent être vaincus. Et dans cette noble arène vous ne manquerez pas de généraux qui vous exhortent à les imiter, et vous invitent à marcher sur leurs traces à la victoire que des fils ont souvent obtenue. » [3,37] XXXVII. Énée a surpassé son père: il n'avait été pour lui dans son enfance qu'un fardeau sans péril et sans embarras : mais son père, accablé de vieillesse, il le fallut porter à travers les bataillons ennemis, à travers les ruines de Troie, qui s'écroulait autour de lui, alors que ce pieux vieillard, tenant embrassés les vases sacrés et ses dieux domestiques, surchargeait d'un double poids les épaules de son fils, qui ne cheminait qu'à grand'peine. Énée le porta au milieu des flammes, et que ne peut la piété? il le plaça comme une sorte de dieu parmi les fondateurs de l'empire romain. Ils ont surpassé leurs pères, ces jeunes Siciliens, qui, au milieu des secousses violentes de l'Etna, au milieu d'une lave brûlante inondant les villes, les campagnes et la plus grande partie de l'île, emportèrent leurs parents sur leurs épaules. Les flammes, dit-on, s'écartèrent et, se retirant à droite et à gauche, ouvrirent un large chemin à ces héroïques jeunes gens, si dignes d'accomplir en sûreté cette glorieuse entreprise. Antigone remporta la même victoire, lui qui, après avoir vaincu l'ennemi dans une grande bataille, transmit à son père le prix de la guerre, et lui.abandonna le trône de Chypre. C'est être vraiment roi que de ne pas vouloir régner quand on le peut. T. Manlius triompha de son père, tout impérieux qu'il était. Relégué jusqu'alors à la campagne par la volonté paternelle, à cause de la stupidité grossière qu'il montrait dans son adolescence; il alla trouver le tribun du peuple qui avait ajourné son père, demanda une entrevue à ce magistrat, et l'obtint. Le tribun espérait que le fils se rendrait le délateur d'un père odieux; il croyait même s'être fait un ami de ce jeune homme, parce que, entre autres crimes dont il accusait le père, il alléguait l'exil du fils. Mais celui-ci, le trouvant seul, tire un poignard caché dans son sein, et lui dit : «Si tu ne jures de te désister de ton accusation contre. mon père, je, te perce de ce glaive: c'est à toi de choisir de quelle manière mon père sera délivré de son accusateur. » Le tribun jura, et tint son serment: seulement il rendit compte à l'assemblée du motif de son désistement. Jamais, depuis, aucun autre citoyen ne se permit impunément de faire rentrer dans l'ordre un tribun. [3,38] XXXVIII. Il est maints autres exemples de fils qui ont arraché leurs pères aux dangers, qui les ont élevés de l'état le plus humble au faîte des honneurs, qui les ont tirés de la plèbe et de la foule pour rendre leurs noms à jamais immortels. Il n'est point de langage assez fort, de parole assez éloquente pour exprimer dignement tout ce qu'il y a de mérite, tout ce qu'il y a de gloire immortelle, à pouvoir se dire : « J'ai obéi à mes parents; je leur ai cédé : à leurs ordres, justes ou non, et quelque durs qu'ils fussent, je me suis toujours montré obéissant et soumis : je n'ai été rebelle qu'en un seul point: je n'ai pas voulu qu'ils me surpassassent en bienfaits.» Ah! je vous en conjure, soutenez ce combat; et, quoique vaincus, reformez vos rangs: heureux les vainqueurs! heureux même les vaincus! Quoi de plus beau pour un jeune homme que de pouvoir se dire à lui-même (car il lui serait défendu de le dire à tout autre) : « J'ai vaincu mon père en bienfaits! » Quoi de plus heureux pour un vieillard, que de pouvoir se vanter en tous lieux et devant tout le monde d'avoir été surpassé par son fils en bienfaits? Quoi de plus doux que d'être vaincu par soi-même ? [4,0] Livre IV [4,1] I. De toutes les questions que nous avons traitées jusqu'ici, mon cher Liberalis, il est aisé de voir que nulle n'est plus essentielle et ne mérite, selon l'expression de Salluste, un soin plus attentif que celle qui se présente à nous : La bienfaisance, et la gratitude qui en est le prix, sont-elles à rechercher pour elles-mêmes ? Il se rencontre des gens qui ne recherchent l'honnête qu'afin d'en recueillir la récompense: pour eux, la vertu est sans charme si elle est sans profit, tandis qu'elle perd tout son éclat, si elle dévient vénale. En effet, quelle honte de calculer le taux de la probité! La vertu n'invite point par l'appât du gain, et ne détourne point par la crainte du dommage; loin de séduire personne par des espérances et des promesses, elle exige au contraire qu'on fasse des sacrifices pour elle, et presque toujours elle est elle-même un tribut volontaire. Foulant aux pieds vos intérêts, il faut marcher à elle partout où elle vous appelle, partout où elle vous envoie, sans égard pour vos biens, quelquefois même sans ménagement pour votre propre sang; enfin jamais il ne faut refuser de lui obéir. Que gagnerai-je, dit-on, si j'accomplis cet acte de courage, cet acte de reconnaissance? De l'avoir fait. On ne vous promet rien de plus; si d'aventure il vous revient quelque bénéfice, regardez-le comme un accessoire. La récompense des actions honnêtes est en elles-mêmes. Si ce qui est honnête est désirable en soi, et que le bienfait soit une chose honnête, il est clair que, sa nature étant la même, son sort ne doit pas être différent. Or, nous avons prouvé maintes fois et suffisamment qu'il fallait rechercher l'honnête pour lui-même. [4,2] II. Sur ce point nous sommes en guerre avec les épicuriens, ces philosophes efféminés, qui exercent leur sagesse dans les festins.. Pour eux la vertu n'est que la servante des voluptés: servante docile et soumise et tout à fait dominée par elles. "Il n'est pas, disent-ils, de plaisir sans la vertu". Mais pourquoi mettez-vous le plaisir avant la vertu? Vous croyez peut-être qu'il ne s'agit que d'une dispute de préséance ? ce débat touche au fond de la chose, et met en question son essence même. Elle n'est plus la vertu, si elle se résigne à marcher à la suite. A elle appartient le premier rôle : elle doit guider, commander, occuper la place d'honneur; et vous la réduisez à demander des ordres ! "Que vous importe cette distinction ? réplique l'épicurien. Et moi aussi, je nie que sans la vertu le bonheur puisse exister. Ce même plaisir que je recherche, et dont je suis esclave, je le réprouve, je le condamne s'il vient sans la vertu. Le seul point qui nous divise, c'est de savoir si la vertu est la cause du souverain bien, ou si elle est elle-même le souverain bien". Quand ce serait là l'unique sujet de notre débat, n'est-ce donc rien, à votre avis, que cette question de préséance ? et n'est-ce pas un désordre, un aveuglement manifeste, que de mettre devant ce qui doit être après ? D'ailleurs, je ne m'indigne pas seulement de ce que vous mettez la vertu après le plaisir, mais de ce que vous la mettez en société avec lui. La vertu le méprise, elle est son ennemie déclarée, elle le fuit bien loin; le travail, la douleur, et les disgrâces virilement supportées, voilà les compagnons qu'elle préfère à ce bonheur efféminé. [4,3] III. Ces préliminaires étaient indispensables, mon cher Liberalis, parce que la bienfaisance dont il est ici question, faisant partie de la vertu, il n'est rien de si honteux que de donner dans tout autre but que de donner. Car si nous offrons avec l'espérance de recevoir, nous donnerons au plus opulent, et non au plus digne : loin de là, au riche orgueilleux nous préférons l'indigent : le bienfait cesse d'en être un, quand il ne s'adresse qu'à la fortune. D'ailleurs, si pour être utiles aux autres, nous n'avions d'autre motif que notre avantage personnel, il s'ensuivrait que les riches, les grands et les rois, qui peuvent se passer de l'assistance d'autrui, se trouveraient d'autant plus dispensés de donner, qu'ils ont plus de moyens de le faire. Les dieux aussi tariraient le cours de tant de bienfaits qu'ils ne cessent de répandre nuit et jour : car en toutes choses leur nature leur suffit, et garantit à la fois la plénitude, la sécurité et l'inaltérable durée de leur bonheur. Ils n'accorderaient donc plus de bienfaits, s'ils étaient mus par leur intérêt et par des motifs personnels. Ce n'est plus de la bienfaisance, c'est de l'usure, que de considérer, non point où sera le plus dignement employé ce que nous donnons, mais où il sera le plus profitablement placé pour nous, et du recouvrement le plus facile. C'est parce que les dieux sont bien éloignés de cette manière de voir, que nous bénissons leur providence libérale ; car si l'unique motif du bienfait était l'avantage du bienfaiteur, comme Dieu n'a rien à espérer de nous, Dieu n'aurait aucune raison de nous faire du bien. [4,4] IV. Je sais ce qu'ici va répondre l'épicurien : "Dieu n'accorde pas de bienfaits; mais, calme et indifférent à notre sort, étranger à la marche du monde, il s'occupe d'autre chose, ou, ce qui semble à Épicure le comble de la félicité, il demeure dans une inaction complète, et les hommages des hommes ne le touchent pas plus que leurs outrages". Celui qui parle ainsi n'entend pas ce concert de voix suppliantes; il ne voit pas ces mains qu'élèvent de tous côtés vers le ciel tant d'hommes faisant des voeux publics ou particuliers. Certes, la chose n'aurait pas lieu, et tous les mortels ne se seraient point accordés dans cette folie d'invoquer des divinités sourdes, des dieux impuissants, s'ils n'eussent reconnu que leurs bienfaits, tantôt spontanément offerts, tantôt accordés à la prière, sont toujours grands, opportuns, et détournent, par leur intervention, quelque catastrophe imminente. Et quel est donc l'être assez malheureux, assez abandonné, assez maltraité du destin et né pour souffrir, qui n'ait jamais éprouvé cette munificence des dieux? Considérez ces hommes qui déplorent leur sort et se plaignent sans cesse : vous n'en trouverez aucun qui soit tout à fait exclu des bienfaits du ciel ; vous n'en verrez pas un qui n'ait quelquefois puisé à cette source bienfaisante. Est-ce donc peu de chose que tous ces biens également départis à tous dès leur naissance ? Et pour ne point parler des autres biens, qui ensuite sont dispensés inégalement pendant la vie, la nature nous a-t-elle donné si peu de chose, en se donnant elle-même ? [4,5] V. Dieu n'accorde aucun bienfait! Mais d'où tenez-vous ce que vous possédez, ce que vous donnez, ce que vous refusez, ce que vous gardez, ce que vous ravissez? d'où vient cette innombrable quantité d'objets qui charment vos yeux, vos oreilles, votre coeur? d'où vient cette abondance qui va jusqu'à la profusion? La nature n'a pas seulement pourvu à nos besoins ; dans sa tendresse, elle a songé même à nos plaisirs : témoin tant de fruits de différents goûts, tant de plantes utiles à la santé, tant d'aliments attribués à chaque saison de l'année, en telle profusion que la terre fournit même à la paresse des aliments fortuits. Voyez toutes ces espèces d'animaux répandus, soit sur la surface de la terre, soit au sein des eaux, soit dans les plaines élevées de l'air, afin que toutes les parties de la nature concourent à fournir à l'homme quelque tribut ! Et ces rivières dont le cours sinueux embrasse et embellit nos campagnes ; et ces fleuves dont le lit vaste et profond ouvre une voie commode à la navigation et au commerce, et ceux qui, prenant, à des jours marqués, un merveilleux accroissement, apportent à une terre aride et desséchée par les feux de l'été leurs irrigations abondantes! Parlerai-je de ces sources d'eaux minérales, et de ces eaux bouillantes qui jaillissent sur les rivages mêmes de la mer? Ici le Larius étend son eau profonde. Et là le Bénacus furieux s'enfle et gronde. [4,6] VI. Si l'on vous donnait quelques arpents de terre, vous appelleriez cela un bienfait; et pour vous ce n'est pas un bienfait que cet espace immense de terres qui s'étend au loin? Si quelqu'un vous avait donné de l'argent (or, je vois que vous en faites grand cas), et qu'il eût rempli votre coffre-fort, vous regarderiez cela comme un bienfait; et tant de métaux enfouis pour vous, tant de fleuves qui dans leur cours roulent l'or avec le sable, et cette immense quantité d'argent, de fer et d'airain cachée dans les entrailles de la terre, livrée à vos industrieuses recherches, et dont le secret vous est révélé par maints signes extérieurs, ne sont donc pas à votre gré un bienfait? Si l'on vous faisait présent d'une maison, dont quelques parois fussent incrustées de marbre, et les plafonds resplendissants d'or et de peinture, appelleriez-vous cela une libéralité mesquine? Mais à vous appartient une immense demeure, à l'abri de l'incendie et de la ruine, où l'on ne voit point ces légers revêtements, plus minces que le tranchant du fer qui les découpa, mais des masses entières des pierres les plus précieuses, mais des blocs de cette matière si variée, si bien nuancée, dont les moindres fragments excitent votre admiration; un édifice dont la voûte brille, la nuit et le jour, d'un éclat différent ; et vous dites encore n'avoir reçu aucun don ! Enfin, ne pouvant vous dissimuler le prix de ce que vous possédez, dans votre ingratitude vous prétendez n'en être redevable à personne? Mais d'où tenez-vous cet air que vous respirez ; cette lumière dont le flambeau éclaire et règle tous les actes de votre vie, et ce sang dont le cours entretient en vous la chaleur vitale? de qui tenez-vous ces mets dont les saveurs exquises triomphent de la satiété de votre palais, et ces stimulants qui renouvellent les jouissances de vos sens fatigués? A qui devez-vous ce repos où votre vie se gâte et et se flétrit ? Ah ! si vous êtes reconnaissant, ne vous direz-vous point : "C'est un Dieu qui nous a fait ces loisirs; oui, toujours il sera un Dieu pour moi. Son autel sera souvent arrosé du sang d'un tendre agneau sorti de ma bergerie. C'est lui qui a permis à mes génisses d'errer en liberté, comme lu le vois, et à moi-même de jouer sur ma flûte rustique les airs que je voudrais". Oui, c'est un Dieu qui a donné, non pas quelques génisses, mais d'immenses troupeaux répandus sur toute la terre, et qui fournit la pâture aux bestiaux errants de toutes parts, qui substitue les pâturages de l'été à ceux de l'hiver. Il ne nous enseigne pas seulement à chanter sur des pipeaux, et à moduler, non sans quelque charme, des chants rustiques et grossiers. Mais tant d'arts qui conspirent à nos jouissances, et cette diversité de voix et de sons qui empruntent leurs accents tantôt à notre souffle, tantôt à un souffle extérieur, n'est-ce pas lui qui les a créés ? N'allez pas dire que toutes ces inventions nous appartiennent : elles ne nous appartiennent pas plus que notre croissance, et que les développements divers de nos organes dans les différentes périodes de la vie, tels que la chute des dents de l'enfance, les signes de la puberté lorsque apparaît l'adolescence, et que l'homme passe à un âge plus robuste ; enfin cette dernière dent qui marque le terme de la jeunesse. Ces germes de tous les âges et de tous les arts, c'est Dieu qui les a mis en nous; c'est ce souverain maître qui dégage les génies de leur obscurité. [4,7] VII. C'est la nature, dites-vous, qui me donne tous ces biens. Mais ne voyez-vous pas qu'en parlant ainsi vous ne faites que changer le nom de Dieu? Car qu'est-ce que la nature, si ce n'est cette intelligence céleste répandue dans l'ensemble et dans toutes les parties de l'univers ? Pour peu que vous le vouliez, il y a bien d'autres noms à donner à ce grand auteur de tout ce qui est à notre usage : ainsi vous pouvez, conformément à nos rites, l'appeler Jupiter très bon et très grand, ou Jupiter Tonnant, ou Stator; non point, comme le rapportent les historiens, parce que, après le voeu de Romulus, il arrêta la fuite de l'armée romaine, mais parce que tout s'appuie sur sa bienveillance, et que de lui vient toute force, toute stabilité. Appelez-le encore destin ; vous ne vous tromperez point : car le destin n'est autre chose que l'enchainement compliqué de toutes les causes; et Dieu est la cause première, celle de qui toutes les autres dérivent. Tout nom que vous voudrez lui donner s'appliquera merveilleusement à lui, pourvu que ce nom caractérise quelque attribut, quelque effet de la puissance céleste. Dieu peut avoir autant de noms qu'il est de bienfaits émanant de lui. [4,8] VIII. Ceux de notre secte pensent que c'est lui qui est Bacchus, Hercule et Mercure: Bacchus, parce qu'il est le père de toutes les créatures, la source première de ces semences fécondes qui reproduisent les êtres à l'aide de la volupté ; Hercule, parce que sa force est invincible, et qu'après l'accomplissement de ses travaux il se retirera au sein de la flamme. Mercure, parce qu'il est le principe de la raison, de l'harmonie, de l'ordre et de la science. Partout où vous dirigerez vos pas, c'est toujours lui que vous trouverez devant vous ; rien n'est vide de lui: lui-même remplit tout son onvrage. Vous ne, gagnez donc rien, ô le plus ingrat des mortels! à renier vos obligations envers Dieu pour en faire honneur à la nature, parce que la nature ne peut pas plus exister sans Dieu, que Dieu sans la nature ; l'un et l'autre sont une même chose, et leurs fonctions sont les mêmes. Si, ayant reçu quelque chose de Sénèque, vous prétendez n'être le débiteur que de Lucius où d'Annaeus, vous ne changez pas pour cela le créancier, vous ne faites que changer le nom ; que vous l'appeliez par son prénom, par son nom, ou par son surnom, c'est toujours la même personne. De même, que vous appeliez Dieu la Nature, le Destin, la Fortune, ce ne sont là que des noms différents du même Dieu, qui se modifie dans l'exercice divers de sa toute-puissance. Ainsi, la justice, la probité, la prudence, le courage, la frugalité, sont les biens d'une même âme: si quelqu'une de ces vertus vous plaît, c'est l'âme qui vous plaît. [4,9] IX. Mais, sans nous engager dans une digression étrangère à notre sujet, je répète que Dieu nous comble incessamment des plus grands bienfaits, sans espoir de retour ; car il n'a pas besoin de nos services, et nous ne pouvons lui en rendre aucun. La bienfaisance est donc une chose désirable pour elle-même ; l'unique but que doit se proposer le bienfaiteur, c'est l'avantage de l'obligé : c'est là qu'il faut tendre, laissant de côté notre intérêt personnel. "Vous prétendez, me dit l'épicurien, qu'on ne saurait mettre trop de soin à choisir ceux à qui l'on donne, de même que le laboureur ne confie pas ses semences à un terrain sablonneux. Si l'on admet ce précepte, nous sommes donc, en répandant nos bienfaits, guidés par notre intérêt personnel, comme le laboureur en prodiguant son labeur et ses semailles? En effet, semer n'est pas une chose désirable pour elle-même. Vous choisissez, en outre, ceux à qui vous voulez accorder vos bienfaits; ce qui ne devrait pas être, si la bienfaisance était désirable par elle-même ; car qu'importe à qui l'on donne et comment l'on donne : c'est toujours un bienfait". Oui, sans doute, nous n'avons, pour rechercher l'honnête, d'autre motif que l'honnête lui-même; toutefois, quoique ce doive être notre unique but, il importe en toute chose de savoir ce qu'on fait, et quand on le fait, et comment; car tout dépend de là. Ainsi quand je choisis celui que je veux obliger, c'est pour qu'il y ait vraiment bienfait de ma part; car il ne peut y avoir ni honnêteté ni bienfaisance à donner à un infâme. [4,10] X. La restitution d'un dépôt est une chose désirable par elle-même : toutefois je ne le rendrai ni en tout cas, ni en tout lieu, ni en tout temps. Quelquefois il n'y aura pas de différence entre nier le dépôt, et le rendre publiquement. J'aurai donc égard à l'intérêt bien entendu de celui à qui je dois rendre; et, de peur de lui nuire, j'irai jusqu'à lui refuser son dépôt. J'en userai de même dans mes bienfaits : J'examinerai quand, à qui, comment et pourquoi je dois donner. Car rien ne doit se faire sans consulter la raison; or, il n'est point de bienfait, si la raison ne l'avoue : la raison est la compagne inséparable de l'honnête. Que d'hommes n'entendons-nous pas tous les jours se reprocher leurs dons inconsidérés, et s'écrier : "J'aimerais mieux avoir perdu, que de lui avoir donné !" En effet, il n'est pas de plus humiliante façon de perdre, que d'avoir inconsidérément donné; et il est beaucoup plus fâcheux d'avoir mal placé son bienfait, que de n'avoir pas été payé de retour : car c'est la faute d'autrui, si l'on ne nous rend pas ; c'est la nôtre, si nous n'avons pas bien choisi ceux à qui nous voulions donner. Mais, dans ce choix, ne croyez pas que je m'arrête, ainsi que vous vous l'imaginez, à chercher celui qui me rendra la pareille c'est l'homme reconnaissant que je choisis, non celui qui rendra. Souvent on peut être reconnaissant sans s'acquitter, et n'être qu'un ingrat en s'acquittant : c'est d'après le coeur que se forme mon évaluation. Aussi je négligerai l'homme riche, mais indigne, pour donner à l'honnête homme indigent : car celui-ci sera reconnaissant au sein de la pauvreté; et tout lui manquant, son coeur ne lui fera pas faute. Ce n'est ni du profit, ni du plaisir, ni de la gloire que je veux tirer de mon bienfait : si je contente celui qui reçoit, c'est assez; je ne donne que pour faire mon devoir. Mais ce devoir ne se fait pas sans choix. Ce choix, quel sera-t-il ? demandez-vous. [4,11] XI. Je choisirai un homme intègre, candide, reconnaissant, qui respecte le bien d'autrui , qui ne soit pas attaché au sien comme un avare, enfin qui ait un coeur bienveillant. Quand j'aurai fixé mon choix sur lui, lors même que la fortune l'aurait privé de tout moyen de me payer de retour, je n'en aurai pas moins atteint mon but. Si ce n'est que par intérêt, par un sordide calcul que je me montre généreux; si je ne rends service qu'à celui qui pourra me rendre service à son tour, je ne donnerai pas à un voyageur qui part pour des contrées diverses et lointaines; je ne donnerai point à un homme qui s'expatrie pour toujours; je ne donnerai point à un malade désespéré, et quand je serai moi-même mourant, je ne donnerai pas, car je n'aurais pas le temps de retirer mes avances. Toutefois, ce qui vous prouve que c'est pour le bien même qu'on doit faire le bien, c'est qu'aux étrangers qui abordent dans nos ports pour les quitter sans retour, nous venons en aide. Au naufragé inconnu nous fournissons un vaisseau équipé pour le ramener dans sa patrie. Il part, connaissant à peine le bienfaiteur qui l'a sauvé, et ne devant jamais le revoir ; il se subroge les dieux pour sa dette, il les supplie d'acquitter pour lui le tribut de sa reconnaissance : cependant la conscience d'un bienfait stérile réjouit notre coeur. Lorsque, touchant aux bornes de la vie, nous faisons notre testament, ne répandons-nous pas des bienfaits qui ne doivent nous rapporter aucun profit ? Que de temps employé, que de réflexions dans le secret de notre âme pour régler et le montant des legs et le choix des légataires ? Toutefois, que nous importe à qui nous donnons, puisque nous ne devons rien recevoir de personne ? Jamais pourtant plus de circonspection n'accompagne nos dons ; jamais nos jugements ne sont plus scrupuleusement pesés que dans ce moment où, tout intérêt personnel s'évanouissant, la vertu se présente seule à nos yeux. Mauvais juges de nos devoirs, tant que l'espérance et la crainte, tant que le plus lâche des vices, la volupté, nous les fait voir sous un faux jour, c'est lorsque la mort nous isole de toutes les passions, lorsqu'elle nous envoie un juge incorruptible pour prononcer, c'est alors que nous cherchons les plus dignes pour leur transmettre nos biens ; et l'affaire que nous réglons avec le soin le plus religieux est ce partage de choses qui ne sont plus à nous. [4,12] XII. Et certes, c'est une grande satisfaction de pouvoir se dire à sa dernière heure : "Je vais enrichir cet homme ; je vais, avec les biens que je lui laisse, ajouter à l'éclat de sa dignité". Si l'on ne donnait que pour reprendre, il faudrait mourir intestat. " Vous dites, objecte l'épicurien, que le bienfait est une dette insolvable : or, une dette n'est pas une chose désirable par elle-même". Quand nous disons que le bienfait est une dette c'est par similitude et figurément. Ainsi nous disons que la loi est la règle du juste et de l'injuste : or, une règle n'est pas désirable par elle-même. Nous sommes réduits à user de ces mots pour rendre notre pensée plus claire. Quand je me sers du mot de dette, c'est par métaphore. Pour marquer la différence, j'ajoute insolvable : or, il n'est point de dette qui ne puisse ou ne doive être acquittée. On doit si peu faire du bien par intérêt, que souvent, comme je l'ai dit, il faut en faire à ses risques et périls. Ainsi je vole à la défense d'un homme attaqué par des brigands, quand je pourrais, en toute sûreté, continuer ma route : je protége un accusé succombant sous le crédit de ses adversaires, et je tourne contre moi la cabale des hommes puissants; la robe de deuil dont je le débarrasse, je vais peut-être me voir forcé de la revêtir pour faire tête aux mêmes accusateurs, tandis que je pouvais passer de l'autre côté ou rester spectateur paisible de débats; qui me sont étrangers. Je me rends caution pour un homme condamné, et, par l'engagement que je prends envers ses créanciers; je fais tomber les affiches annonçant l'expropriation de mon ami : pour sauver un homme, dont les biens sont en vente, je cours risque de voir vendre les miens. Veut-on acheter une maison à Tusculum ou à Tibur, dans le but d'y trouver un air salubre et une retraite contre les ardeurs de l'été, on ne s'informe guère du revenu : on achète d'abord la propriété, et puis on l'entretient. De même pour les bienfaits : si vous me demandez ce qu'ils rapportent, je vous répondrai : Une bonne conscience. Ce que rapporte un bienfait? que ne me demandez-vous ce que rapportent la justice, l'innocence, la grandeur d'âme, la chasteté, la tempérance ? Si vous cherchez autre chose qu'elles-mêmes, non, ce n'est pas elles que vous cherchez. [4,13] XIII. Que gagne l'univers à accomplir ses révolutions? que gagne le soleil à prolonger et à diminuer la durée des jours ? Cependant tous ces mouvements sont des bienfaits, car ils tournent à notre avantage. Comme la fonction de l'univers est d'entretenir la rotation des sphères, comme la fonction du soleil est de changer tous les jours le lieu de son lever et de son coucher, et de verser gratuitement sur nous ses faveurs salutaires : ainsi la fonction de l'homme est de pratiquer la bienfaisance. Mais pourquoi donne-t-il? pour ne pas manquer de donner, pour ne pas perdre une occasion de faire le bien. Votre plaisir à vous consiste à énerver votre corps délicat dans un lâche repos, à vous plonger dans un calme voisin de l'assoupissement, à vivre cachés sous d'épais ombrages, à choyer la torpeur de vos âmes engourdies au milieu de ces molles pensées que vous décorez du nom de tranquillité ; puis, dans la retraite de vos jardins, à entretenir, par des boissons et des mets exquis, l'embonpoint de vos corps pâles d'indolence. Notre plaisir à nous est d'accomplir des actes de bienfaisance, même pénibles, pourvu qu'ils soulagent les peines des autres; même périlleux, pourvu qu'ils arrachent les autres au danger; même ruineux, pourvu qu'ils diminuent les besoins et les embarras des autres. Que m'importe que mes dons rentrent dans mes mains? Lors même qu'ils n'y rentreraient pas, il faut donner. Nos bienfaits n'ont en vue que l'avantage de l'obligé, et non le nôtre : autrement, de bienfaiteurs nous deviendrions obligés. Aussi une foule d'actions vraiment utiles aux autres perdent tout leur mérite, lorsqu'elles sont vendues. Le commerçant est utile aux cités, le médecin à ses malades, le marchand d'esclaves à ceux qu'il vend ; mais comme tous ces gens-là ne servent l'intérêt d'autrui que pour le leur, ils n'obligent pas ceux à qui ils sont utiles. [4,14] XIV. Point de bienfait là où le but qu'on se propose est le profit. Je donne tant, je recevrai tant : c'est un marché. Je n'appellerai point chaste la femme qui repousse un amant pour l'enflammer ; pas plus que celle qui résiste par la crainte des lois ou de son mari : car comme dit Ovide: "Celle qui n'a point accordé parce que la chose ne lui était point permise, a tout accordé". Et c'est à bon droit qu'on met au nombre des coupables celle qui ne doit sa vertu qu'à la crainte, et non à elle-même. On peut dire également que celui qui n'a donné que pour recevoir n'a point donné. Sommes-nous les bienfaiteurs des animaux, parce que nous les nourrissons pour notre usage, ou pour en faire nos aliments ? les bienfaiteurs des arbres dont nous prenons soin pour qu'ils ne pâtissent point de la sécheresse ou de la dureté d'un sol négligé et non remué ? On ne se livre pas à la culture d'un champ par principe de vertu et d'honnêteté, non plus qu'à toute autre occupation dont le fruit est en dehors d'elle-même. Ce n'est pas une pensée avare ou sordide qui nous pousse à la bienfaisance ; c'est un sentiment humain et généreux, qui nous fait désirer, en donnant, de donner davantage, qui se plaît à ajouter de nouveaux services aux anciens, et qui n'a d'autre but que de contribuer le plus possible au bonheur d'autrui. Autrement, il n'y a ni grandeur, ni mérite, ni gloire à faire du bien, parce qu'on y trouve un avantage. Qu'y a-t-il de beau à s'aimer soi-même, à ménager pour soi, à acquérir pour soi ? Tous ces calculs, la vraie passion de faire le bien les dédaigne : elle nous entraîne aux plus généreux sacrifices, et, dans l'oubli de ses intérêts, elle est trop heureuse du seul plaisir de faire le bien. [4,15] XV. Qui peut douter que le tort fait à autrui ne soit l'opposé du bienfait ? comme faire tort est une chose qu'on doit éviter et fuir pour elle-même, faire du bien en est une qu'on doit désirer pour elle-même : dans le premier cas, la honte l'emporte sur toutes les récompenses qui invitent au crime: dans le second, les charmes puissants de la vertu suffisent pour nous attirer. Non, il faut le dire, il n'est personne qui n'aime ses bienfaits, personne qui ne soit disposé à voir avec plus de plaisir ceux qu'il a comblés de biens, et pour qui ce ne soit un motif de donner encore, que d'avoir donné une fois; ce qui n'aurait pas lieu, si la bienfaisance ne trouvait en soi-même sa satisfaction. N'entendons-nous pas dire tous les jours : "Je n'ai pas le courage d'abandonner cet homme à qui j'ai sauvé la vie, que j'ai tiré du péril? Il me prie de plaider sa cause contre des adversaires en crédit : cela me coûte beaucoup; mais le moyen de m'en dispenser? je l'ai défendu tant et tant de fois". Vous voyez donc qu'il est dans la bienfaisance une vertu secrète qui nous y porte malgré nous ; d'abord, parce que c'est un devoir, en second lieu, pour ne pas déroger à ce que nous avons fait : car tel homme à qui d'abord nous avions des motifs de refuser, n'obtient de nous ensuite que parce qu'il a déjà obtenu. C'est si peu l'utilité qui nous porte à la bienfaisance, que souvent nous persistons complaisamment à continuer des bienfaits inutiles, seulement par amour pour notre bienfait; et même quand il a mal réussi, l'indulgence est aussi naturelle que celle d'un père pour les vices de ses enfants. [4,16] XVI. Les épicuriens avouent que ce n'est pas en vue de l'honnête, mais de l'utile, qu'ils sont reconnaissants; et ici il sera encore plus aisé de leur répondre : les mêmes arguments qui nous ont servi à démontrer que la bienfaisance est une vertu désirable par elle-même, vont s'appliquer à la reconnaissance. Nous avons établi, comme base de toutes nos autres preuves, qu'il faut rechercher l'honnête uniquement pour lui-même. Or, qui osera contester qu'il soit honnête d'avoir de la reconnaissance? Qui ne déteste l'ingrat? est-ce parce que l'ingrat se nuit à lui-même? Et quand on vous fait le récit des procédés odieux d'un homme ingrat envers son ami, quel est le sentiment que vous éprouvez? ne voyez-vous en cela que l'infamie de sa conduite, ou bien le tort d'avoir négligé des relations qui lui auraient été utiles et profitables? J'aime à le penser, vous voyez en lui un méchant qui a besoin d'un châtiment, et non d'un curateur. Or, vous ne porteriez pas ce jugement, si la reconnaissance n'était une vertu désirable en elle-même. Il est peut-être d'autres sentiments qui portent moins avec eux leur dignité, et dont l'honnêteté a besoin d'interprète pour se faire connaître; mais la reconnaissance est trop exposée à la vue, trop belle pour ne jeter qu'un éclat faible et douteux. Quoi de plus louable, quoi de plus généralement gravé dans le coeur des hommes, que la reconnaissance pour les bienfaits ? [4,17] XVII. Et dites-moi encore, quel motif nous y porte ? Le profit? ne pas le mépriser, c'est déjà un commencement d'ingratitude. La vanité? et quelle gloire y a-t-il à payer une dette? La crainte ? l'ingrat n'a rien à craindre : c'est le seul crime que la loi n'ait point prévu, la nature y ayant pourvu suffisamment. Comme il n'est point de loi qui ordonne l'affection des enfants pour leurs parents et la tendresse des parents pour leurs enfants, parce qu'il est inutile de nous pousser où nous allons; comme personne n'a besoin d'être exhorté à l'amour de soi, qui naît en nous avec la vie ; de même il n'est pas nécessaire de nous exciter à l'amour désintéressé des choses honnêtes : il est dans leur nature de nous plaire ; et tel est le charme de la vertu, qu'il est dans le coeur du méchant d'approuver le bien qu'il ne fait pas. Qui ne voudrait passer pour bienfaisant? quel est l'homme qui; alors qu'il se souille de crimes et d'injustices, n'aspire à la réputation de bonté? qui ne cherche à colorer ses excès les plus criants de quelque ombre d'équité? qui ne désire passer pour le bienfaiteur de ceux auxquels il a fait tort? Voilà pourquoi l'on souffre les remerciments de ceux qu'on a offensés; et l'on affecte au moins la bonté et la générosité dont on est incapable. Tiendrait-on une pareille conduite, si l'amour pur de la vertu, qui se fait rechercher pour elle-même, ne nous forçait à courir après une réputation contraire à nos moeurs et à cacher notre iniquité, dont nous aimons à recueillir les profits, quoique la détestant elle-même et en rougissant? car jamais on n'a vu personne assez en révolte contre la loi naturelle, assez dépouillé du caractère d'homme, pour être méchant de gaieté de coeur. Demandez à ces gens qui ne vivent que de brigandage, si ce qu'ils doivent au vol et au meurtre, ils n'aimeraient pas mieux l'acquérir par des voies légitimes. Oui, celui dont le métier est de détrousser et d'assassiner les passants vous dira qu'il préférerait trouver ce qu'il enlève de force. Il n'est personne qui n'aimât mieux jouir des avantages du crime sans le commettre; et la plus grande obligation que nous ayons à la nature, c'est qu'elle a illuminé tous les coeurs d'un rayon de vertu; ceux même qui ne la suivent point la voient encore. [4,18] XVIII. Afin de vous convaincre que l'affection d'un coeur reconnaissant doit être recherchée pour elle-même, et que, pour elle-même aussi, vous devez éviter l'ingratitude, considérez qu'il n'est point de vice plus propre à dissoudre et à détruire la société. En effet, qui garantit notre sûreté individuelle, si ce n'est la réciprocité des services? Toute la sécurité de notre existence, toute sa force de résistance contre les attaques subites du dehors repose sur ce commerce de bienfaits. Isolez-nous un instant : que sommes-nous? une proie pour les animaux, une victime sans défense, le sang le plus facile à verser. Les autres animaux sont doués des forces nécessaires pour se protéger eux-mêmes : destinés par la nature à mener une vie errante et solitaire, ils ont été pourvus d'armes défensives. L'homme n'a d'autre arme que sa faiblesse : il n'a ni griffes ni dents puissantes pour se rendre terrible aux autres créatures : il est nu, infirme : la société est son seul appui. La nature lui a donné deux choses, qui de l'être le plus sujet aux attaques des autres animaux ont fait le plus puissant de tous la raison et la société. Ainsi celui qui, dans l'isolement, serait inférieur à tous, est devenu le maître du monde. La société lui a donné l'empire sur tous les autres animaux : né sur la terre, la société lui a soumis un élément étranger, et a voulu qu'il dominât même sur la mer. C'est la société qui repousse les attaques de la maladie, qui prépare des appuis à la vieillesse, qui fournit des consolations contre la douleur; c'est elle qui nous rend intrépides, car nous pouvons l'invoquer contre les assauts de la fortune. Détruisez la société, et l'unique soutien de la vie des individus, l'unité du genre humain, sera rompu or, il le sera, du jour où l'ingratitude ne sera plus abhorrée pour elle-même, mais à cause des maux qu'elle entraîne. Car combien d'ingrats sont sûrs de l'impunité ! Et d'ailleurs j'appelle ingrat quiconque est reconnaissant par crainte. [4,19] XIX. Jamais le sage n'a craint les Dieux. En effet, il y a de la folie à craindre ce qui est bienfaisant, et l'on ne peut aimer ce que l'on redoute. Vous surtout, Épicure, vous faites de Dieu un être désarmé; vous l'avez dépouillé de toutes ses foudres, de toute sa puissance ; et, afin que personne n'eût à le craindre, vous l'avez rejeté loin de la sphère du monde. Relégué derrière je ne sais quel haut et inexpugnable rempart, isolé du contact et de la vue des mortels, que lui reste-t-il pour se faire craindre? il n'a le pouvoir ni de servir ni de nuire. Placé dans un de ces vastes milieux qui séparent un ciel d'un autre, loin de l'animal, loin de l'homme, loin de la matière, il se voit à l'abri du choc des mondes qui s'abîment au-dessus et autour de lui; il n'entend point nos voeux, il ne prend à nous aucun intérêt. Et pourtant voilà le Dieu que vous voulez que nous chérissions à l'égal d'un père! apparemment c'est par reconnaissance ; ou, si vous ne croyez point en devoir manifester pour celui qui ne vous fait aucun bien, pourquoi donc l'adorer, vous surtout, qui ne reconnaissez pour principe de votre être que l'agrégation fortuite des atomes et des particules qui seuls l'ont formé? à cause, dites-vous, de sa suprême majesté, de sa nature unique. Mais je vous accorde que ce ne soit ni l'espoir ni l'intérêt qui déterminent votre culte : il est donc une chose désirable par elle-même, dont la seule beauté vous entraîne ; et cette chose est justement l'honnête. Or, quoi de plus honnête que de se montrer reconnaissant? Le sujet de cette vertu s'étend aussi loin que la vie. [4,20] XX. Mais, reprend l'épicurien, elle n'est pas non plus sans avoir son utilité. - Et quelle vertu n'a pas la sienne ? mais il n'en est pas moins vrai qu'une chose est désirable pour elle-même, lorsque, sans égard pour ses avantages accessoires, elle plait en dehors d'eux et sans eux. Il est utile d'être reconnaissant; mais je le serais encore, fût-ce à mon détriment. A quoi vise l'homme reconnaissant? Est-ce à se faire de nouveaux amis, à se concilier de nouveaux bienfaits? Mais que sera-ce, si l'on doit soulever des inimitiés? si la reconnaissance, loin d'accroître votre fortune, vous expose à perdre une partie de que ce vous avez acquis, économisé? Vous résignerez-vous volontiers à de tels sacrifices? Il est ingrat celui qui, en payant de retour un premier service, en attend un second; qui ne rend qu'avec l'espoir d'obtenir. J'appelle ingrat l'homme qui se fixe au lit d'un malade, parce que celui-ci doit faire son testament, et qui, dans un pareil moment, a le loisir de penser à un héritage, à un legs. Quand bien même il ferait d'ailleurs tout ce que doit faire un ami vertueux et reconnaissant, si l'espoir s'est glissé dans son âme, si, n'ayant en vue que le gain, ses soins ne sont qu'une amorce, je ne vois en lui qu'un de ces oiseaux qui se nourrissent de cadavres, qui d'un arbre voisin épient la brebis malade et près de succomber : oui, un tel homme est un vautour qui plane sur la mort, et qui rôde autour des cadavres. [4,21] XXI. Un coeur reconnaissant n'est séduit que par la droiture même de son intention. Voulez-vous en avoir la preuve, et vous convaincre qu'il ne se laisse point corrompre par l'intérêt? Il y a deux sortes d'hommes reconnaissants. On appelle reconnaissant celui qui rend quelque chose pour ce qu'il a reçu; peut-être a-t-il quelque chose dont il peut faire parade avec ostentation: on appelle reconnaissant celui qui a reçu un bienfait de bon coeur, et qui avoue sa dette avec effusion. Ce sentiment est renfermé dans la conscience : or, quel profit peut-il résulter d'une affection cachée? Cependant il est reconnaissant, quand même il ne peut rien faire de plus; il aime son bienfaiteur, il se reconnaît débiteur, il voudrait s'acquitter. Si vous désirez quelque chose de plus, la faute ne vient pas de lui. On n'en est pas moins habile artiste, pour être dépourvu des instruments nécessaires à l'exercice de son art; le chanteur n'en a pas la voix moins belle, bien qu'elle soit couverte par le bruit et les clameurs de la foule. Je désire payer de retour; après cela, il me reste encore quelque chose à faire, non pour être reconnaissant, mais pour être quitte : car souvent, bien qu'on se soit acquitté, on peut être ingrat; et reconnaissant, bien qu'on n'ait pu s'acquitter. Car il en est de la gratitude comme de toutes les autres vertus : c'est le coeur seul qui en fait le prix. Cet homme s'est-il mis en devoir de s'acquitter? tout ce qui manque doit être imputé à la fortune. A ce titre, on peut être éloquent en gardant le silence ; vaillant, les bras croisés et les mains liées; à ce titre, on peut être bon pilote quoiqu'en terre ferme, parce que les obstacles qui s'opposent à l'application de la science ne peuvent rien lui ôter: de même on est reconnaissant, par la seule intention de l'être, et sans avoir d'autre témoin de cette volonté que soi-même. Je dirai plus : quelquefois un homme reconnaissant est tenu pour ingrat, parce que l'opinion, interprête menteuse, dénature nos sentiments. Où trouver, en ce cas, d'autre guide que sa conscience, qui, même lorsqu'on l'accable, donne le contentement; qui oppose sa voix aux cris de la multitude et de la renommée; qui s'appuie uniquement sur son propre témoignage, et qui, voyant contre elle le grand nombre des opinions qui la condamnent, ne compte point les voix, mais triomphe par son seul suffrage ? Lorsqu'elle voit sa loyauté en butte aux châtiments dus à la perfidie, bien loin de descendre de sa hauteur, elle se met au-dessus de son supplice. [4,22] XXII. "J'ai, dit-elle, ce que je voulais, ce que j'ambitionnais. Je ne me repens point, je ne me repentirai jamais ; aucune rigueur de la fortune ne pourra me réduire à laisser échapper ces paroles : Que suis-je allée chercher? à quoi me sert la pureté de mes intentions?" Elle sert au sage sur le chevalet, elle lui sert sur le bûcher : quand on promènerait la flamme sur tous mes membres, quand elle viendrait lentement et peu à peu envelopper mon corps vivant, quand ce corps, animé d'une bonne conscience, répandrait goutte à goutte tout son sang, je me plairai au milieu de ces feux qui feront briller mon innocence. Revenons maintenant à cet argument déjà présenté. Pourquoi voulons-nous être reconnaissants au moment de la mort ? Pourquoi pesons-nous avec tant de scrupule les bons offices de chacun? Pourquoi, reportant nos souvenirs sur toute notre vie passée, avons-nous tant à coeur de paraître n'en avoir oublié aucun? Il ne reste plus rien où puissent se rattacher nos espérances; mais, placés sur la dernière limite de la vie, nous ne voulons dire adieu au monde qu'avec la conscience d'être aussi reconnaissants que possible. Car à ce sentiment se joint une haute récompense, et le pouvoir de la vertu attire à soi tous les hommes. Sa beauté pénètre de toutes parts dans les âmes et les ravit d'admiration à la vue de sa merveilleuse clarté. Mais il en résulte beaucoup d'avantages : car les jours de l'homme vertueux sont plus assurés; l'amour et le suffrage des gens de bien, une existence pleine de sécurité, sont le partage ordinaire d'un coeur innocent et accessible à la reconnaissance. Et, en effet, la nature eût été fort injuste, si à cette vertu elle n'eût attaché que misère, inquiétude et stérilité. Toutefois, bien que la route qui y conduit soit souvent sûre et facile, voyez si vous avez le courage de vous y engager, fût-elle-même hérissée de rochers et de précipices, infestée de bêtes sauvages et de serpents. [4,23] XXIII. De ce qu'une chose est accompagnée de quelques avantages extérieurs, il ne faut pas conclure qu'elle ne doive pas être recherchée pour elle-même : car, presque toujours, les plus belles choses sont entourées de nombreux et brillants accessoires, mais elles marchent devant, et ces accessoires ne viennent qu'après. Qui doute que les révolutions périodiques du soleil et de la lune n'aient une influence directe sur le séjour du genre humain; que l'un par sa chaleur n'entretienne les corps, ne féconde le sein de la terre, n'absorbe les eaux surabondantes, et ne brise les tristes entraves de l'hiver; que l'autre, par sa tiédeur efficace et pénétrante, ne fasse mûrir les fruits de la terre? qu'a ses différentes phases ne réponde la fécondité humaine? que l'immense révolution du soleil ne serve de mesure à l'année, et que la lune ne décrive les mois dans une sphère plus étroite? Mais ôtez-leur ces propriétés, le soleil en serait-il moins un spectacle admirable pour l'oeil de l'homme? ne fit-il que passer devant nos regards, en mériterait-il moins nos adorations? Et la lune serait-elle aussi moins digne de notre contemplation, quand ce ne serait qu'un astre impuissant et oisif roulant sur nos têtes? Et le ciel même, lorsque, pendant la nuit il verse sur nous ses feux, et qu'il resplendit de ses innombrables étoiles, quel oeil ne fixe-t-il pas sur sa magnificence ? Quel homme, à la vue de si grandes merveilles, songe à l'utilité qu'elles nous apportent? Regardez rouler dans les hauteurs silencieuses du ciel ces astres qui, sous une immobilité apparente, nous dérobent leur inconcevable vitesse : que de grands effets s'accomplissent dans le cours d'une de ces nuits que vous observez pour distinguer et calculer les jours ! que de choses se passent au milieu de ce silence! quelle longue série de destinées se déploie dans les limites d'une seule zone! Et ces mondes, que vous croyez répandus çà et là pour l'ornement ont chacun, leur oeuvre à accomplir. Car il ne faut pas vous imaginer qu'il n'y en ait que sept qui marchent, et que le reste soit attaché à la voûte céleste; notre oeil . ne peut saisir le mouvement que d'un petit nombre : mais plus loin, dans des espaces inaccessibles à nos regards, d'innombrables dieux vont et reviennent dans l'espace. Et parmi ceux qu'atteignent nos regards, la plupart suivent une marche mystérieuse, et dérobent leurs mouvements à notre intelligence. Quoi donc! vous ne seriez pas émerveillé du spectacle imposant de ce vaste ensemble, quand bien même il n'y aurait pas là ce qui vous fait mouvoir, ce qui vous protège, ce qui vous donne la vie, ce qui vous conserve, ce qui vous anime de son souffle ! [4,24] XXIV. Bien que tous ces corps lumineux soient pour nous de première utilité, qu'ils soient nécessaires au soutien de notre vie, ce n'est toutefois que leur éclat majestueux qui touche profondément notre âme: de même les vertus, et particulièrement la reconnaissance, tout en nous procurant de grands avantages, ne veulent point être recherchées pour ce motif; elles ont quelque chose de plus relevé, et c'est mal les comprendre, que de les compter au rang des choses utiles. Vous êtes reconnaissant par intérêt ; vous ne le serez donc qu'en vue du profit. La vertu ne veut point d'un amant sordide : c'est les mains ouvertes qu'il faut venir à elle. L'ingrat se dit à soi-même : "Je voulais être reconnaissant, mais je crains la dépense, je crains le péril, je redoute la disgrâce : il vaut mieux faire ce qui m'est utile". La reconnaissance et l'ingratitude ne peuvent procéder du même principe ; ainsi que leurs oeuvres, leurs vues doivent être différentes. L'un est ingrat, contre son devoir, par intérêt; l'autre, contre son intérêt, est reconnaissant par devoir. [4,25] XXV. Notre intention est de vivre selon le voeu de la nature, et d'imiter les dieux : or, les dieux, dans tout ce qu'ils font, ne suivent que la raison qu'ils ont de le faire; à moins peut-être que vous n'estimiez que, pour prix de leurs bienfaits, ils trouvent une jouissance à humer les vapeurs de l'encens et la fumée des sacrifices. Voyez leurs immenses travaux de chaque jour, leurs inépuisables bienfaits, les productions sans nombre dont ils couvrent la terre, ces vents favorables et multipliés par lesquels ils soulèvent les mers, ces pluies abondantes et subites par lesquelles ils rafraichissent les plaines desséchées, renouvellent les veines épuisées des fontaines, et, par des conduits secrets, leur versent de nouveaux aliments: tous ces bienfaits sont entièrement gratuits ; ils nous les accordent, sans qu'il leur en revienne aucun salaire. Voilà donc la règle qu'ils nous tracent; observons-la sans nous en écarter, et ne marchandons point avec la vertu. Rougissons de vendre nos bienfaits : les dieux donnent tout gratuitement. [4,26] XXVI. Si vous imitez les dieux, nous dit-on, faites aussi du bien aux ingrats: car le soleil se lève pour les scélérats, et la mer est ouverte aux pirates. Ici l'on nous demande si l'homme vertueux doit faire du bien à un ingrat, quand il sait son ingratitude. Permettez-moi un mot d'explication, pour ne point me trouver embarrassé par une question captieuse. Dans le système des stoïciens, admettez qu'il y ait deux espèces d'ingrats: l'un est ingrat, parce qu'il est insensé, l'insensé est méchant aussi; le méchant a tous les vices; donc il est ingrat. Ainsi, tous ceux qui sont méchants, nous les appelons intempérants, avares, luxurieux, envieux ; non que chacun d'eux ait tous ces vices dans un degré éminent et notoire, mais parce qu'ils peuvent les avoir, et qu'ils les ont en effet, encore bien qu'ils ne les montrent pas. L'ingrat de la première espèce est celui à qui le vulgaire donne ce nom, et qui est naturellement enclin et sujet à ce vice. Pour l'ingrat de la seconde espèce, qui ne tombe dans cette faute que parce qu'il n'est exempt d'aucun vice, l'homme vertueux lui fera du bien : car il n'en ferait à personne, s'il excluait de telles gens. Mais quant à l'ingrat qui fait profession de renier les bienfaits, qui a le coeur foncièrement voué à l'ingratitude, le sage ne lui accordera pas plus un bienfait qu'il ne prêterait de l'argent à un banqueroutier, et qu'il n'en confierait à un homme connu pour être un dépositaire infidèle. Tout insensé passe pour peureux; et ce défaut est encore le partage du méchant, qui est sujet à tous les vices indistinctement; mais on donne proprement le nom de peureux à celui qui, de sa nature, tremble au moindre bruit. L'insensé a tous les vices, mais il n'est point de sa nature également enclin à tous : celui-ci s'abandonne à l'avarice, celui-là à la vie molle et sensuelle, cet autre à la violence. [4,27] XXVII. Ceux-là donc sont dans l'erreur, qui, interpellant les stoïciens, leur disent : "Eh quoi! Achille est un lâche ? Quoi! Aristide, surnommé le Juste, est un homme inique ? Quoi ! Fabius, qui par ses lenteurs sauva la république, est un téméraire? Quoi ? Decius craint la mort? Mucius est un traître ? Camille un transfuge ? Nous ne prétendons pas que tous les vices soient aussi fortement marqués dans tout individu, que dans quelques-uns; mais nous disons que le méchant et l'insensé ne sont exempts d'aucun vice; nous ne croyons pas même l'audacieux à l'abri de la crainte, ni le prodigue exempt d'avarice. De même que tous les hommes ont cinq sens, et que néanmoins ils n'ont pas tous la vue perçante du lynx ; de même chez l'insensé tous les vices ne sont pas aussi saillants que certains vices chez quelques-uns. Tous les vices sont réunis chez tous les vicieux ; mais tous les vices ne se manifestent pas dans tous. La nature porte l'un à l'avarice : l'autre est adonné à la débauche, celui-là au vin, ou, s'il n'y est pas encore adonné, il est constitué de manière que son penchant l'y portera bientôt. Ainsi, pour revenir à mon propos, tout méchant est ingrat, car il a en lui les germes de tous les vices : néanmoins nous appelons exclusivement ingrat celui qui est sujet à l'ingratitude. A celui-là je me garderai de faire du bien. De même qu'un père pourvoit mal sa fille, quand il la marie à un brutal qui a souvent été répudié; de même qu'un chef de famille se montre mauvais ménager, s'il confie l'administration de son patrimoine à un homme condamné pour gestion infidèle; de même, enfin, qu'un testateur agirait follement en donnant à son fils un tuteur habitué à dépouiller ses pupilles ; de même on accusera de placer mal ses bienfaits celui qui choisira, pour les répandre, des ingrats auprès desquels ils seraient infailliblement perdus. [4,28] XXVIII. "Les dieux aussi, dit-on, comblent de biens les ingrats". Mais ces bienfaits étaient destinés aux hommes vertueux : s'ils descendent parfois jusqu'aux méchants, c'est que la séparation est impossible. Or, il vaut mieux faire du bien même aux méchants à cause des bons, que de manquer aux bons à cause des méchants. Ainsi tous ces biens que vous citez, le jour, le soleil, les vicissitudes de l'hiver et de l'été, les deux autres saisons intermédiaires et tempérées, l'automne et le printemps, les pluies, les sources d'eau vive, les souffles réglés des vents, ont été créés pour tout le monde : les préférences individuelles étaient impossibles. Un roi offre des honneurs à ceux qui en sont dignes, et le congiaire à ceux-mêmes qui en sont indignes. Le blé public se distribue au voleur, au parjure, à l'adultère, sans distinction des moeurs : il suffit d'être citoyen. Tout ce qui se donne aux hommes, à titre de citoyens, et non à titre d'hommes vertueux, les bons et les méchants le reçoivent également. C'est ainsi que la Divinité a donné en commun au genre humain certaines choses dont nul n'est exclu. Car il était impossible de faire que le vent fût favorable aux bons et contraire aux méchants : or, le bien général voulait que le commerce de la mer fût ouvert, et que l'empire des hommes s'étendît. De même on ne pouvait imposer aux pluies la loi de ne point arroser les terres des méchants et des vicieux. Certaines choses existent en communauté. C'est pour les bons comme pour les méchants que l'on bâtit des villes ; les monuments du génie, publiés et répandus, tombent aussi dans des mains indignes. La médecine assiste même les criminels; on n'a jamais supprimé les recettes salutaires pour empêcher la guérison des méchants. Appliquez la censure, et faites acception de personnes, pour les dons spécialement destinés au mérite, et non pour ceux qui sont jetés sans distinction à la multitude. La différence est grande entre ne point exclure et choisir. La justice se rend à tout le monde; les homicides eux-mêmes jouissent de la paix, et le ravisseur réclame ce qu'on lui a ravi; les meurtriers et les assassins domestiques sont défendus par les murailles contre l'ennemi du dehors : le rempart des lois protège ceux qui les ont le plus outragées. Certains bienfaits ne pouvaient être particuliers qu'en devenant généraux. Ne me citez donc pas les avantages auxquels nous sommes appelés en commun : le bienfait qui doit aller trouver quelqu'un de mon choix, je ne l'accorderai pas sciemment à un ingrat. [4,29] XXIX. "Quoi! dit-on encore, vous refuserez vos avis à un ingrat qui vous consultera sur ses affaires ? vous l'empêcherez de puiser de l'eau à votre fontaine; et, s'il s'égare, vous ne le remettrez pas dans son chemin ? Ou bien lui rendrez-vous ces sortes de services, sans être d'ailleurs disposé à lui rien donner"? Distinguons, ou du moins tâchons de distinguer. Un bienfait est une action utile; mais toute action utile ne constitue pas un bienfait : il en est de si peu importantes, qu'elles ne peuvent usurper le nom de bienfait. Deux conditions sont requises dans un bienfait: premièrement, l'importance de la chose ; car il y en a de trop petits pour mériter ce nom. A-t-on jamais appelé bienfait le don d'un quarteron de pain, une aumône de petite monnaie, ou la permission d'allumer son feu? Et cependant ces petits services sont parfois plus utiles que les plus grands; mais lors même que leur à-propos les rend nécessaires, leur modicité leur ôte toute valeur. La seconde condition du bienfait, et la plus importante, est la volonté d'obliger celui à qui l'on rend service, de l'en juger digne, de lui donner de bon coeur, et de se réjouir personnellement du plaisir qu'on lui fait. Rien de tout cela ne se trouve dans les petits services dont je viens de parler. Nous ne les rendons pas spécialement à ceux que nous en jugeons dignes, mais à tout venant, vu leur peu d'importance : ce n'est pas à l'homme, c'est à l'humanité que nous donnons. [4,30] XXX. Je donnerai même certaines choses, je l'avoue, à des hommes indignes, en considération d'autres personnes : c'est ainsi que, dans la recherche des fonctions publiques, la noblesse a fait quelquefois préférer des gens diffamés à des hommes habiles, mais sans naissance. Ce n'est pas sans raison que nous considérons comme sacré le souvenir des grandes vertus; et plus d'hommes s'attacheront à bien faire, si le mérite de leurs bonnes actions ne meurt pas avec eux. Qui a porté au consulat le fils de Cicéron, si ce n'est son père? et plus récemment Cinna, comment se trouva-t-il consul en sortant du camp ennemi ? Sextus et les autres Pompées n'ont-ils pas été poussés à la même dignité par la grandeur d'un seul homme, d'un homme assez considérable d'ailleurs pour que sa famille s'élevât même sur sa ruine? Par quelle cause, récemment encore, Fabius Persicus, dont les baisers rendraient stériles même les prières de l'homme de bien, a-t-il été revêtu du sacerdoce dans plus d'un collége? n'est-ce point par égard pour la mémoire de Verrucosus, de l'Allobroge, et de ces trois cents héros qui, pour sauver l'État, opposèrent une seule famille à l'invasion des ennemis? Nous devons honorer la vertu, non seulement présente, mais aussi lorsque la mort l'a soustraite à nos regards. Si elle a fait en sorte de servir non seulement son siècle, mais encore de léguer des bienfaits à la postérité, ne bornons point notre reconnaissance à une seule génération. Celui-ci a donné la vie à de grands hommes ; quel qu'il puisse être lui-même, il est digne de bienfaits, puisqu'il a engendré des hommes qui en sont dignes. Cet autre est né d'aïeux illustres; qu'il reste à couvert, quel qu'il soit, sous leur ombrage tutélaire. Comme la réverbération du soleil fait rayonner les lieux immondes, des hommes sans mérite tirent de leurs ancêtres un éclat emprunté. [4,31] XXXI. Je veux ici, mon cher Liberalis, justifier les dieux. Quelquefois nous nous prenons à dire : Que voulait donc leur providence, en mettant sur le trône un Aridée? Croyez-vous que ce fut pour lui qu'elle l'y plaça? ce fut en considération de son père et de son frère. Pourquoi donna-t-elle l'empire du monde à Caïus César, à cet homme qui était si avide de sang humain, qu'il le faisait couler sous ses yeux comme s'il eût dû le boire? Croyez-vous que ce soit à lui qu'elle ait donné cet empire ? non, c'est à son père Germanicus, c'est à son aïeul et à son bisaïeul, et, avant eux, à d'autres ancêtres non moins illustres, bien qu'ils eussent vécu hommes privés et qu'ils eussent connu des égaux. Vous, Liberalis, lorsque vous fîtes consul Mamercus Scaurus, ignoriez-vous que sa bouche impure recueillait avidement les menstrues de ses servantes ? Et d'ailleurs en faisait-il mystère? se souciait-il de passer pour un homme chaste? Je vous rapporterai un propos qu'il tenait de lui-même; je l'ai souvent entendu citer, et même applaudir en sa présence. Un jour qu'il trouva Asinius Pollion couché, il lui proposa, mais en usant du mot obscène, de lui faire ce qu'il aurait aimé beaucoup mieux souffrir. Voyant Pollion froncer le sourcil : "Si j'ai dit quelque chose de mal, eh bien! que ce mal me soit fait à moi," reprit-il. Oui, lui-même racontait ce mot. Est-ce un homme si effrontément obscène, que vous avez gratifié des faisceaux et du siège de justice ? non; mais en songeant à ce vieux Scaurus, prince du sénat, vous n'avez pas voulu laisser sa race dans un indigne abaissement. [4,32] XXXII. Les dieux, il est aisé de le voir, traitent avec une grande faveur certains hommes, à cause de leurs pères et de leurs aïeux; d'autres, par égard pour le caractère que déploieront un jour leurs neveux, leurs arrière-neveux et leur postérité la plus reculée. Car ils connaissent la série entière de leur ouvrage. La prescience de toutes les choses qui doivent leur passer par les mains s'ouvre incessamment devant eux: pour nous tout sort des ténèbres ; et ce qui nous semble soudain, pour eux n'arrive que prévu et déjà familier. Que ceux-ci règnent, parce que leurs ancêtres n'ont pas régné; parce qu'ils ont considéré comme la plus belle des couronnes celle de la justice et du désintéressement; parce qu'ils n'ont pas sacrifié le bien public à eux-mêmes, mais qu'au contraire ils se sont dévoués au bien public. Tels autres régneront parce que l'un de leurs ancêtres fut un homme vertueux, dont l'àme était supérieure à la fortune, et qui, dans une guerre civile, aima mieux, pour le bien de l'Etat, être vaincu que vainqueur. Depuis si longtemps on n'a pu le récompenser. Que par égard pour lui, tel homme soit le chef du peuple ; et cela sans en avoir la science ou la capacité, mais parce qu'un autre homme a mérité pour lui. Celui-ci est difforme de corps, hideux à voir, et propre à rendre ridicules les ornements royaux. Les hommes vont m'accuser, m'appeler aveugle, téméraire, et prétendre que je ne sais où placer un honneur dû aux plus dignes et aux plus vertueux; mais moi, je sais qu'en donnant à l'un je paie une dette ancienne contractée envers un autre. D'où connaît-on cet homme qui fuit obstinément la gloire attachée à le suivre, qui marche au péril de l'air dont les autres en reviennent, et qui ne sépare jamais son bien du bien public? Où est-il, dites-vous, cet homme, et qui est-il ? Vous l'ignorez ; mais je tiens registre des recettes et des dépenses : je sais ce que je dois, à qui ; je paie les uns après un long terme, et les autres d'avance, suivant l'occasion et mes facultés. [4,33] XXXIII. Je ferai du bien à un ingrat, mais non pas pour lui-même. Que ferez-vous, dit-on, quand vous ne saurez pas s'il est ingrat ou reconnaissant? attendrez-vous que vous le sachiez : mais alors ne perdriez-vous pas l'occasion de lui faire du bien? L'attente ici peut être longue; car, comme le dit Platon, il est difficile de deviner le coeur humain. D'un autre côté, ce serait témérité de ne pas attendre. Nous répondrons que jamais nous ne devons attendre une certitude absolue, parce que rien n'est plus difficile que la recherche du vrai mais nous devons prendre la voie qui offre le plus de vraisemblance. C'est la marche de tous les devoirs : c'est d'après cette règle que nous ensemençons, que nous naviguons, que nous faisons la guerre, que nous prenons femme, que nous élevons nos enfants, quoique pour tous ces actes l'événement soit incertain. On se décide pour ce qui donne bon espoir. Car qui pourrait, au laboureur qui sème, garantir la récolte ; au navigateur, un bon port ; au combattant, la victoire ; au mari, une femme chaste; au père, des enfants pieux? Nous nous laissons guider par la raison, plutôt que par l'évidence. Si vous attendez pour agir la certitude du succès et l'évidence la plus complète, toute votre vie s'arrêtera dans l'inaction. Mais moi, du moment que je me sentirai poussé d'un côté ou d'un autre par le vraisemblable à défaut du vrai, je ne balancerai pas à faire du bien à celui que je présumerai devoir être reconnaissant. [4,34] XXXIV. "Mais il survient, dit-on, beaucoup de circonstances à la faveur desquelles le méchant se glisse à la place du bon, et où le bon est repoussé comme méchant. Les apparences sont trompeuses, et nous y croyons cependant". Qui prétend le contraire? mais je ne trouve aucun autre moyen de régler ma pensée. Ce sont les seules traces qui puissent me guider vers la vérité ; je n'en ai pas de plus certaines. Je prendrai soin de les examiner avec une attention scrupuleuse, et je ne précipiterai pas mon jugement. De même, dans un combat, il peut arriver que ma main, par l'effet de quelque déception, lance un trait qui perce mon camarade, et que j'épargne un ennemi, le prenant pour un ami. Mais cela n'arrivera que rarement, et jamais par ma faute : mon intention étant de frapper l'ennemi, et de défendre mon concitoyen. Si je connais un homme pour ingrat, je ne lui ferai pas de bien. - Mais il m'a surpris ; il en a imposé. Ici point de reproche à faire au bienfaiteur; c'est à l'homme supposé reconnaissant que j'ai donné. "Si vous avez dit-on, promis un bienfait à quelqu'un dont vous veniez ensuite à découvrir l'ingratitude, tiendrez-vous votre promesse, ou ne la tiendrez-vous pas? Si vous la tenez, vous commettez sciemment une faute, car vous donnez à qui vous ne devez pas; si vous refusez, vous faites encore une faute, parce que vous ne donnez pas à qui vous avez promis. Ici nous voyons changer votre doctrine stoïque, et cette orgueilleuse prétention qui consiste à dire que le sage ne se repent jamais de ses actions, jamais ne les amende, et jamais ne change d'avis". Le sage ne change pas d'avis, toutes choses demeurant comme elles étaient, lorsqu'il s'est déterminé. Ainsi il n'est jamais sujet au repentir, parce qu'alors il ne pouvait rien faire de mieux que ce qu'il a fait, ni rien décider de mieux que ce qu'il a décidé. D'ailleurs, dans toutes ses entreprises il mettra cette restriction : S'il ne survient rien qui empêche. Et voilà pourquoi nous disons que tout advient au gré de ses désirs, et que rien ne trompe son attente, parce qu'il prévoit d'avance qu'une circonstance fortuite peut entraver ses desseins. Les imprudents comptent résolûment sur la fortune; le sage la voit sous ses deux faces: il connait le pouvoir de l'erreur, l'incertitude des choses humaines, et les nombreux obstacles qui s'opposent à nos projets. Il marche avec précaution dans le chemin glissant et douteux du sort : sa résolution certaine tend vers un but incertain; et la restriction sans laquelle il ne projette, il n'entreprend jamais rien, le protége encore ici. [4,35] XXXV. J'ai promis de rendre un service, s'il ne survenait un empêchement légitime. Que sera-ce en effet, si ce que j'ai promis à un tiers la patrie le réclame pour elle ? Si une loi vient défendre à chacun de faire ce à quoi je m'étais engagé pour un ami ? Je vous ai promis ma fille en mariage ; mais depuis j'ai découvert que vous étiez étranger : il ne m'est pas permis de m'allier ainsi avec un étranger ; et je trouve mon excuse dans cet empêchement légal. Je n'aurai manqué à ma parole et encouru le reproche d'inconstance, qu'alors seulement que, toutes choses étant restées les mêmes qu'au moment de ma promesse, je n'accomplirai pas mon engagement. Tout changement me rend libre de faire un nouvel examen, et me dégage de ma promesse. J'ai promis de vous défendre en justice, mais depuis j'ai découvert que l'intérêt de votre cause tendait à porter préjudice à mon père. J'ai promis de vous accompagner en voyage; mais on m'apprend que la route est infestée de voleurs. Je devais vous assister en personne dans une affaire; mais mon fils est malade, mais ma femme est en mal d'enfant. Toutes choses doivent être en même état qu'au moment où je vous ai promis, pour que vous puissiez réclamer cet engagement comme obligatoire. Or, quel plus grand changement peut advenir, que de découvrir que vous êtes un homme méchant et ingrat? Ce que je donnais à un homme digne de mon bienfait, je le refuse à un homme qui en est indigne, et encore j'aurai sujet de me plaindre d'avoir été trompé. [4,36] XXXVI. J'examinerai cependant l'importance de la chose promise, et cette importance me déterminera. S'il s'agit de peu, je donnerai, non parce que vous le méritez, mais parce que j'ai promis. Alors ce ne sera plus un présent que je ferai; mais j'acquitterai ma parole, et en même temps je maudirai ma sottise ; la perte sera la punition de ma téméraire promesse. Voilà, me dirai-je, pour qu'il t'en souvienne, pour qu'à l'avenir tu parles avec plus de réserve et, comme on dit, je serai mis à l'amende pour avoir trop parlé. Si la chose est importante, je dirai avec Mécène : Je ne veux pas que cent mille sesterces viennent me la reprocher: car je comparerai entre elles l'une et l'autre circonstance : c'est quelque chose de tenir ta promesse ; c'est beaucoup de ne pas obliger un homme indigne. Considérons cependant la valeur du bienfait. S'il est léger, fermons les yeux; mais s'il doit tourner à mon détriment ou à ma honte, j'aime bien mieux avoir à m'excuser une seule fois de mon refus que sans cesse de ma condescendance. Tout dépend, je le répète, du prix attaché aux termes de ma promesse. Non seulement je retiendrai ce que j'ai promis imprudemment; mais ce que j'ai donné mal à propos. C'est une folie de se croire lié par une promesse fondée sur une erreur. [4,37] XXXVII. Philippe, roi de Macédoine, avait un soldat plein de valeur et dont en maintes expéditions, il avait éprouvé les utiles services : pour récompenser son courage, il lui avait donné part dans le butin, entretenant ainsi, par de fréquentes gratifications, l'ardeur de cette âme vénale. Dans un naufrage, cet homme fut jeté sur les terres d'un Macédonien : à cette nouvelle, celui-ci s'empresse d'accourir, rappelle chez ce malheureux un dernier souffle de vie, le fait transporter à sa ferme, lui cède son lit, le ranime souffrant et demi-mort, le soigne pendant trente jours à ses frais, le rend à la santé et le renvoie muni de provisions. "Je vous prouverai ma reconnaissance, dit le soldat, pourvu seulement que j'aie le bonheur de voir mon général". Il conte à Philippe son naufrage, mais se tait sur les secours qu'il a reçus, et lui demande aussitôt de lui donner la ferme d'un particulier qu'il désigne. Or, ce particulier était justement l'hôte qui l'avait reçu, qui l'avait rendu à la santé. Souvent les rois, surtout en temps de guerre, donnent, les yeux le fermés : l'équité d'un seul homme est impuissante contre tant de passions armées : il n'est pas possible d'être à la fois homme de bien et bon général. Comment rassasier tant de milliers d'hommes insatiables ? qu'auront-ils pour eux, si on laisse à chacun son bien ? C'est ce que se dit Philippe, en ordonnant que le soldat fùt mis en possession du domaine qu'il demandait. L'homme ainsi chassé de son héritage ne put se taire sur cette injustice et ne la supporta pas en paysan résigné qui se serait cru trop heureux de n'être pas donné lui-même avec sa terre : il adressa à Philippe une épître ferme et pleine de liberté. Après l'avoir lue, Philippe entra dans une si grande colère, qu'il donna ordre aussitôt à Pausanias de réintégrer dans son bien l'ancien propriétaire. Quant à ce soldat si méchant, à cet hôte si ingrat, à ce naufragé si avide, il lui fit tracer sur le front des marques qui devaient attester son ingratitude envers son hôte. Il méritait, certes que ces lettres fussent non pas seulement tracées, mais profondément gravées; pour avoir expulsé son hôte et l'avoir jeté nu et comme un naufragé sur ce rivage où lui-même avait été relevé gisant. Nous verrons plus tard de quel châtiment il était digne; en attendant, il fallait d'abord lui retirer les biens qu'il avait envahis par le plus grand des crimes. Mais qui serait touché du châtiment d'un homme qui avait commis un acte de nature à refouler dans les coeurs tout désir de venir en aide aux malheureux ? [4,38] XXXVIII. Philippe vous fera-t-il un don parce qu'il l'a promis, même s'il ne doit pas le faire, même si c'est une injustice, si c'est un crime, et que, par ce seul acte, il ferme les rivages aux naufragés? Ce n'est point légèreté, de revenir d'une erreur reconnue et condamnée. Faisons cet aveu ingénu: "Je pensais qu'il en était autrement; on m'a trompé". Il n'y a que l'obstination d'une sottise orgueilleuse qui s'exprime ainsi: "Ce que j'ai dit une fois, quoi que ce puisse être, doit demeurer fixe et immuable". Il n'est pas honteux de changer d'avis avec les circonstances. Et si Philippe avait laissé cet homme en possession du rivage dont son naufrage l'avait rendu maître, n'était-ce pas interdire le feu et l'eau à tous les malheureux? Il vaut mieux, dit-il, que, relégué aux confins de mon royaume, tu portes sur ton front criminel ces lettres que je voudrais pouvoir imprimer dans tes yeux. Va publier les droits sacrés de la table hospitalière ; fais lire sur ta face un décret qui porte qu'en recevant des malheureux sous son toit on ne court pas un danger capital. Cette loi sera mieux sanctionnée de la sorte, que si je l'avais gravée sur l'airain. [4,39] XXXIX. "Pourquoi donc, nous dit-on, votre maître Zénon, ayant promis de prêter cinq cents deniers à quelqu'un, et ayant ensuite acquis la certitude que ce prêt était mal placé, persistat-il, malgré l'avis contraire de ses amis, dans sa résolution, parce qu'il avait promis?" Je réponds d'abord qu'un prêt n'a rien de commun avec un bienfait. Il est des moyens de se faire payer d'un mauvais débiteur : je puis l'ajourner; s'il fait faillite, j'en tirerai un dividende. Quant au bienfait, c'est en totalité, c'est tout d'un coup qu'il est perdu. D'ailleurs, cette dernière perte suppose un méchant homme; et l'autre, tout au plus un mauvais ménager. En outre, Zénon lui-même, si la somme eût été plus forte, n'eût point persisté à prêter: Mais cinq cents deniers, ce sont, comme on dit, les frais d'une maladie ; c'était trop peu de chose pour valoir la rétractation d'une promesse. J'irai souper chez vous, parce que je l'ai promis, quand même il ferait froid, mais non pas s'il vient à neiger. Pour aller assister à des fiançailles, je me lèverai, parce que je l'ai promis, quand bien même je serais dans le travail d'une digestion difficile ; mais non pas si j'ai la fièvre. Je vous cautionnerai en justice, parce que je l'ai promis ; mais non pas, s'il faut vous cautionner pour une somme indéterminée ou envers le fisc. Il y a toujours, je le répète, cette restriction tacite, si je le puis, si je le dois, si les circonstances sont les mêmes. Faites en sorte que, quand vous réclamerez l'effet d'une promesse, les choses soient au même état qu'elles étaient lorsque je vous l'ai faite. Il n'y aura pas légèreté de ma part à vous manquer, s'il est survenu quelque chose de nouveau. Quand la condition de la promesse est changée, pourquoi vous étonner qu'on ait changé d'avis? Remettez toutes choses au même état, et vous me trouverez le même. J'ai promis de comparaître pour vous en justice; vous avez fait défaut : il n'y a point d'action contre tous ceux qui font défaut; la force majeure est une excuse. [4,40] XL. Appliquez la même réponse à la question de savoir si, dans tous les cas, il, faut payer la dette de la reconnaissance, et rendre le bienfait qu'on a reçu. Je dois être reconnaissant; mais quelquefois ma mauvaise fortune, quelquefois la situation prospère de mon bienfaiteur, ne me permettent pas de prouver ma gratitude. Que rendrai-je à un roi? pauvre, que rendrai-je à un riche, vu surtout que certaines gens prennent en mauvaise part la restitution d'un bienfait, sur lequel ils ne cessent d'en accumuler d'autres. Que puis-je offrir à de tels hommes, si ce n'est ma bonne volonté? car je ne dois pas repousser un nouveau bienfait, parce que je ne me suis pas encore acquitté de l'ancien. Je recevrai avec autant d'empressement qu'on en aura mis à donner, et je me livrerai à mon ami comme un sujet capable d'exercer sa bienfaisance. Celui qui ne veut pas recevoir de nouveaux bienfaits, est fâché de ceux qu'il a reçus. Je ne me montre point ma reconnaissance par des actes. Qu'importe ? ce n'est pas ma faute, si l'occasion me manque, ou le moyen. Lorsqu'il m'a rendu service, il en avait évidemment le moyen et l'occasion. Mon bienfaiteur est bon ou méchant : s'il est bon, ma cause est bonne; s'il est méchant, je ne la défends pas. Je ne juge même pas convenable de lui restituer en toute hâte le bienfait, et de le poursuivre lorsqu'il se retire. Rendre à celui qui ne veut point ce que vous avez reçu volontairement, ce n'est point là de la reconnaissance. Quelques-uns, dès qu'on leur envoie le plus léger présent, vous en renvoient bien vite un autre mal à propos et protestent qu'ils ne doivent rien. C'est une espèce de refus, que cet échange si prompt; c'est effacer un présent par un présent. Quelquefois même, je ne restituerai pas un bienfait, quoique je le puisse. Dans quel cas? si la restitution m'est plus dommageable qu'elle n'est avantageuse à mon bienfaiteur; s'il ne doit avoir nul profit d'une restitution qui me causerait une perte notable. Celui qui se hâte de rendre, n'a pas le coeur d'un homme reconnaissant, mais d'un débiteur. Et, pour le dire en deux mots, qui veut s'acquitter trop vite, doit à contre-coeur ; et qui doit à contre-coeur, est ingrat. [5,0] Livre V [5,1] 1. Je pensais avoir épuisé mon sujet dans les livres précédents, où j'avais traité de la manière de répandre et de recevoir les bienfaits; car c'est à quoi se borne cette partie de nos devoirs. Maintenant, si je poursuis, c'est moins obéir au sujet, que m'y livrer avec complaisance : car souvent il se présente des questions qui séduisent l'esprit par une sorte de charme attractif, et qui, sans être absolument superflues, ne sont point nécessaires. Mais puisque vous le voulez, continuons, après avoir épuisé le fond même du sujet, à examiner des des questions qui, à dire vrai, s'en rapprochent plutôt qu'elles ne s'y rattachent, et dont la discussion approfondie sans être un travail indispensable n'est cependant pas un travail sans fruit. Pour vous, c'est par suite de votre bonté naturelle et de votre penchant à la bienfaisance, Ébutius Liberalis, que ces deux vertus vous paraissent ne pouvoir jamais être assez louées. Je ne vis jamais homme plus bienveillant dans l'appréciation des plus légers services. Votre bonté va même au point, que vous vous regardez presque comme l'obligé, quand vous voyez rendre service à quelqu'un ; et pour empêcher qu'on ne se repente d'avoir obligé, vous êtes toujours prêt à payer pour les ingrats. Pour votre part, vous êtes si éloigné de toute ostentation, que vous cherchez à décharger vos obligés du poids de la reconnaissance, et les services que vous leur rendez ne sont pas, à vous entendre, des dons, mais l'acquit d'une dette. Aussi vous recueillez avec usure le prix de vos dons : c'est à celui qui ne l'exige point que l'obligation s'attache le plus volontiers. Et comme la gloire suit de préférence ceux qui la fuient, ainsi la reconnaissance récompense plus largement ceux qui souffrent l'ingratitude. Ce n'est pas encore assez pour vous : vos premiers bienfaits sont un titre pour en solliciter de nouveaux: vous êtes toujours prêt à les accorder sans que l'oubli ou le silence gardé sur les premiers vous empêche d'y ajouter. La tâche que se propose votre âme grande et généreuse est de tolérer l'ingrat jusqu'à ce que vous l'ayez fait reconnaissant. Cette façon d'agir ne vous expose à aucune déception; les vertus finissent toujours par triompher des vices, pourvu que ceux-ci ne vous fatiguent pas trop vite. [5,2] II.Une maxime qui vous plait particulièrement, et qui vous parait sublime, c'est qu'il est honteux d'être vaincu en bienfaisance. Toutefois, ce n'est pas sans raison qu'on met en doute la vérité de cette proposition; et, dans le fond, elle est tout autre que vous ne la concevez. Jamais, en effet, dans les combats de vertu, il n'y a de honte à essuyer une défaite, pourvu qu'on n'ait pas jeté ses armes, et que, vaincu; on aspire encore à la victoire. Tous les hommes n'apportent pas à l'exécution d'une bonne oeuvre les mêmes forces, les mêmes facultés, la même fortune : et la fortune influe, au moins pour le succès, sur les entreprises les plus vertueuses. L'intention même de tendre vers le bien mérite des éloges, encore qu'un coureur plus rapide y soit arrivé le premier. Ce n'est point comme dans ces combats offerts à la curiosité du peuple, où la palme constate quel est le plus habile ; bien que là même le sort favorise souvent le moins méritant. Mais lorsqu'il s'agit d'un devoir réciproque, que chacune des deux parties désire remplir le plus complétement possible, si l'une d'elles a eu plus de moyens, si elle a eu à sa disposition des ressources proportionnées à sa bonne intention ; si la fortune a secondé tous ses efforts. Si l'autre, avec des intentions aussi nobles, a rendu moins qu'elle n'a reçu, ou même n'a rien rendu du tout, pourvu seulement qu'elle veuille tendre et qu'elle s'y applique de toutes les forces de son âme, elle n'est pas plus vaincue que le guerrier qui meurt les armes à la main, et qu'il a été plus facile à l'ennemi de tuer que de faire reculer. Cette défaite que vous regardez comme honteuse l'homme de bien n'est pas exposé : jamais il ne succombera ; jamais il ne renoncera: jusqu'au dernier jour de sa vie, il se tiendra sous les armes, et ne mourra qu'à son poste ; avouant hautement ses obligations, comme son intention de s'acquitter. [5,3] III. Les Lacédémoniens interdisent à leurs concitoyens le ceste et le pancrace, parce que, dans ces combats, la victoire dépend de l'aveu du vaincu. Le coureur qui atteint la borne le premier, a dépassé son rival par sa vitesse, non par son courage. Le lutteur trois fois renversé a perdu la palme, mais il ne l'a point livrée au vainqueur. Les Lacédémoniens, qui attachaient un grand prix à ce que leurs concitoyens ne fussent jamais vaincus, leur défendirent ces luttes où le vainqueur n'est point désigné par le juge, ni par l'issue même du combat, mais par la voix du vaincu proclamant lui-même sa défaite. Cette dégradation, dont ils ont voulu préserver leurs concitoyens, tout homme en peut être préservé par sa vertu et par l'énergie de sa volonté : jamais il n'est vaincu, parce que, même dans les défaites, son âme reste invincible. Aussi personne ne dira : les trois cents Fabius ont été vaincus, mais ils ont été tués. Quant à Régulus, il a été pris, mais non vaincu par les Carthaginois : il en est de même de tout homme qui, en butte aux rigueurs, aux coups de la fortune, ne laisse point faiblir son âme. Ainsi pour les bienfaits : tel homme en a reçu de plus nombreux, de plus grands, de plus fréquents ; et pourtant il n'est pas vaincu. Peut-être est-il des bienfaits inférieurs à d'autres si vous voulez calculer la, valeur relative de ce qui fut donné et rendu ; mais à ne comparer le bienfaiteur et l'obligé que sous le rapport de leurs intentions réciproques, la palme n'appartient ni à l'un ni à l'autre. Ainsi, à la suite d'un combat où l'un a été couvert de blessures, et l'autre légèrement atteint, les deux rivaux se retirent, laissant la victoire indécise, quoique l'un d'eux paraisse avoir eu le dessous. [5,4] IV. On ne peut donc être surpassé en bienfaits, si l'on a la volonté de rendre, si l'on supplée par le coeur à ce qu'on ne peut effectuer. Tant qu'on reste dans cette disposition, tant qu'on persiste dans cette volonté, on donne des marques de sa reconnaissance : qu'importe de quel côté on compte le plus de petits cadeaux ? Vous avez le moyen de donner beaucoup ; et moi, je ne puis que recevoir. La fortune est de votre côté, la bonne volonté est du mien : toutefois, vous n'avez sur moi d'autre supériorité que celle qu'un homme couvert d'une armure complète obtient sur un adversaire sans armes ou légèrement armé. Ainsi personne n'est vaincu en bienfaits, parce que la reconnaissance va aussi loin que la volonté. S'il était honteux d'être vaincu en bienfaits, il ne faudrait jamais en recevoir des hommes puissants, auxquels il serait impossible de rendre la pareille ; par exemple des princes et des rois, que la fortune a placés à une hauteur d'où ils peuvent donner beaucoup, sans recevoir que des présents modiques et hors de comparaison avec les leurs. J'ai dit les princes et les rois, non que cependant on ne puisse leur rendre d'importants services; et, après tout, leur pouvoir exorbitant dépend de l'accord et de l'appui de leurs inférieurs. Il y a des hommes placés au-dessus de la sphère des désirs et des besoins de l'humanité, et auxquels la fortune même ne peut rien donner. Il faut bien que je sois vaincu en bienfaisance par Socrate ; il faut bien l'être par Diogène, qui marche tout nu au milieu des trésors de la Macédoine, en foulant aux pieds les richesses des rois. O combien, à ses propres yeux, combien aux yeux de tous ceux à qui un nuage ne dérobait pas la clarté du vrai, ne paraissait-il pas bien au-dessus de celui sous qui tout rampait ! Oui, Diogène était plus puissant et plus riche qu'Alexandre; possesseur du monde ; car il avait encore plus de choses à refuser que l'autre n'en pouvait offrir. [5,5] V. Il n'y a point de honte à être vaincu par des hommes de ce caractère ; car je n'en suis pas moins brave, pour avoir affaire à un adversaire invulnérable. Le feu n'en' est pas moins susceptible de brûler, pour s'attaquer à une matière incombustible ; ni le fer moins tranchant, parce qu'on soumet à son action une pierre à l'épreuve de ses atteintes et qui résiste naturellement aux corps les plus durs. J'en dis autant de l'homme reconnaissant; c'est sans honte qu'il est vaincu en bienfaisance, s'il a contracté des obligations envers ceux que la grandeur de leur fortune on la hauteur de leur vertu met au-dessus de la réciprocité de services. Nous sommes presque toujours vaincus en bienfaits par nos parents : car nous ne les possédons que dans un temps où nous les jugeons incommodes, et où nous n'avons pas l'intelligence de leurs bienfaits. Puis, quand l'âge nous a donné quelque peu de sagesse, et que nous commençons à reconnaître que les motifs pour lesquels nous n'aimions pas nos parents, c'est-à-dire les réprimandes, la sévérité, et la garde attentive de notre jeunesse sans expérience, sont justement leurs titres à notre amour, c'est alors qu'ils nous sont ravis. Il est donné à peu de parents de prolonger leur carrière pour recueillir les véritables fruits de la paternité : les autres n'en sentent que le fardeau. Toutefois, il n'y a aucune honte à être vaincu en bienfaits par un père; et pourquoi y en aurait-il, puisqu'il n'est honteux de l'être par personne ? Car, égaux sous certains rapports, nous sommes inférieurs sous d'autres : égaux par les sentiments du coeur, la seule chose qu'on exige, la seule que nous promettons; inférieurs par la fortune, qui, si elle nous empêche de payer de retour, ne doit pas nous en faire rougir comme si nous étions vaincus. Il n'y a point de déshonneur à ne pas atteindre, pourvu que l'on poursuive. Souvent on se voit dans la nécessité de réclamer de nouveaux services avant de s'être acquitté des premiers. On ne doit pas s'interdire de demander, ou avoir honte de le faire, parce qu'on se voit dans l'impossibilité de rendre: il ne tiendra pas à nous que nous n'en ayons toute la reconnaissance possible : ce n'est que du dehors que viendront les obstacles. Toutefois, nous ne serons point vaincus en bonne volonté; et il n'y a point de honte à l'être dans ce qui ne dépend point de nous. [5,6] VI. Alexandre, roi de Macédoine, aimait à se vanter de n'avoir jamais été vaincu en bienfaits. Sans doute, dans son orgueil, il ne comptait pour rien les Macédoniens, les Grecs, les Cariens, et tant d'autres nations soumises sans combat, et il ne daignait pas leur tenir compte de l'agrandissement d'un royaume, qui d'un coin de la Thrace s'était étendu jusqu'au rivage d'une mer inconnue. Mais d'un tel avantage et Socrate et Diogène purent aussi se glorifier ; Diogène surtout qui vainquit Alexandre lui-même. Oui, sans doute, ce conquérant fut vaincu, en dépit de son orgueil colossal, le jour où il vit un homme à qui il ne pouvait ni rien donner, ni rien ôter. Le roi Archelaüs invita Socrate à venir à sa cour : Socrate, dit-on, lui répondit qu'il ne voulait point se rendre auprès d'un homme qui lui ferait plus de bien qu'il ne pourrait lui en rendre. D'abord, Socrate était tout à fait libre de ne rien recevoir ; en second lieu, c'est lui qui eût accordé le premier bienfait : car il serait venu après avoir été prié, et il donnait ce que le roi n'eût jamais pu rendre à Socrate. Ajoutons qu'Archelaüs lui aurait donné de l'or et de l'argent, pour recevoir en retour le mépris de l'or et de l'argent. Quoi! Socrate n'aurait pu s'acquitter envers Archelaüs? Que pouvait-il recevoir d'aussi grand que ce qu'il donnait, s'il lui eût fait voir un homme également habile dans la science de la vie et de la mort, placé sur les limites de l'une et de l'autre ? si, éclairant ce prince aveugle même en plein jour, il l'eût initié aux mystères de la nature, tellement inconnus pour Archelaüs, qu'un jour d'éclipse de soleil, il fit fermer son palais et raser son fils, ce qui ne se pratique qu'en temps de deuil et pour une grande affliction ? Quel service Socrate ne lui eût-il pas rendu, s'il fût venu le tirer de la retraite où la peur le tenait caché, et que, pour ranimer son courage, il lui eût dit : "Ce n'est point une extinction du soleil; c'est la rencontre des deux astres, au moment où la lune, qui décrit une route moins élevée que le soleil, place son disque au-dessous de lui et nous le cache par son interposition : tantôt elle n'intercepte qu'une petite partie de la surface solaire, si en passant elle ne fait qu'en couvrir l'extrémité; tantôt elle en cache davantage, si son interposition est plus étendue ; enfin, elle nous dérobe complétement la vue de cet astre, si le disque lunaire vient à passer tout entier ou directement entre le soleil et la terre? Mais bientôt le mouvement rapide de ces deux astres va les entraîner chacun de son côté ; bientôt le jour va être rendu à la terre ; et tel sera l'ordre invariable durant des siècles, qui ramèneront des jours déterminés, prévus, où, par l'interposition de la lune, le soleil ne pourra répandre toute sa lumière. Attendez quelques instants, et tout à coup il reparaîtra, et vous allez le voir se dégager du nuage qui le couvre, et délivré de l'obstacle qui les interceptait, il va librement vous lancer ses rayons". Quoi ! Socrate ne se serait pas acquitté pleinement envers Archelaüs, en lui apprenant à régner ! Eût-ce donc été aussi un bienfait modique pour ce prince, que d'être mis à même de donner quelque chose à Socrate? Que signifie donc la réponse de Socrate ? Esprit facétieux, aimant à parler par figures, porté à railler tout le monde, mais surtout les grands, il aima mieux tourner son refus en plaisanterie, que de faire une réponse arrogante et fière : il dit donc qu'il ne voulait pas recevoir de bienfaits d'un homme à qui il ne pourrait rendre la pareille. Peut-être craignit-il d'être forcé d'accepter contre son gré; peut-être craignit-il d'accepter des présents peu dignes de Socrate. On dira : Il eût été libre de refuser. Mais alors il eût indisposé contre lui un roi plein de hauteur, et qui voulait qu'on attachât le plus grand prix à tout ce qui venait de lui. Pour un roi, pas de différence entre lui refuser ce qu'il demande et refuser d'accepter ce qu'il.donne : il met au même rang l'un et l'autre refus; et, pour son orgueil, il est plus humiliant d'essuyer un dédain que de n'être pas redouté. Voulez-vous savoir sur quoi portait réellement le refus de Socrate? Il refusa d'aller chercher une servitude volontaire, lui dont la liberté ne put être soufferte dans une ville libre. [5,7] VII. Nous avons, je pense, assez longuement traité cette question, s'il y a de la honte à être vaincu en bienfaits. Ceux qui la font savent bien que les hommes n'ont pas l'habitude de s'offrir des bienfaits à eux-mêmes; car il eût été manifeste, alors, qu'il n'y a pas de honte à être vaincu par soi-même. Cependant, quelques stoïciens ont mis en problème, si l'on pouvait être son propre bienfaiteur, et si l'on se doit à soi-même de la reconnaissance. Leur motif, pour poser cette question, était puisé dans ces façons habituelles de parler : "Je me sais bon gré, Je ne puis m'en prendre qu'à moi-même, Je m'en veux, Je m'en punirai, Je me hais" ; et une foule d'expressions semblables, par lesquelles on parle de soi-même, comme si l'on parlait d'une autre personne. "Si je puis me faire du mal, ajoute-t-on, pourquoi ne pourrais-je aussi me faire du bien ? D'ailleurs, des services qui, par moi rendus à d'autres, s'appelleraient des bienfaits, pourquoi n'en seraient-ils plus, quand je me les rends à moi-même ? Et ce qui me constituerait débiteur, si je l'avais reçu d'un autre, ne m'imposera donc pas la même obligation, venant de moi ? Pourquoi serais-je ingrat envers moi-même? cela est-il moins honteux que d'être avare, dur, cruel et négligent envers soi? Il n'y a pas moins de honte à prostituer son corps que celui des autres. On blâme avec raison le flatteur qui, se faisant l'écho des paroles d'autrui, est toujours prêt à les louer de mauvaise foi : on ne blâme pas moins l'homme qui, ravi de soi, s'admire et se fait, si j'ose le dire, son propre courtisan. Ce n'est pas seulement quand ils éclatent au dehors, que les vices sont haïssables; c'est aussi quand, dans le for intérieur, ils se replient sur eux-mêmes. Quel est l'homme plus admirable que celui qui sait se commander, et qui se possède toujours lui-même ? Il est plus facile de gouverner des nations barbares et impatientes du joug étranger, que de maîtriser son âme et de la soumettre à sa propre volonté. Platon remercie Socrate de ce qu'il avait appris de lui; pourquoi Socrate ne se remercierait-il pas de ce que lui-même s'est appris ? M. Caton a dit : Ce qui vous manque, empruntez-le à vous-même. Or, si je puis me prêter, ne puis-je me donner? Il est une infinité de circonstances où l'usage nous sépare de nous-mêmes. On dit habituellement : "Souffrez que je me consulte". Puis encore, "Je me tirerais volontiers les oreilles". Si vous approuvez ces façons de parler, on peut tout aussi bien se faire des remerciments, que se courroucer contre soi-même ; on peut tout aussi bien se louer, que se faire des reproches ; on peut tout aussi bien se porter profit que dommage. Le tort et le bienfait sont les contraires : si l'on dit d'un homme : il s'est fait tort, on peut tout aussi bien dire : il s'est rendu service. [5,8] VIII. Est-il naturel de se devoir à soi-même? Il est naturel de devoir avant de marquer sa reconnaissance. Point de débileur sans créancier, pas plus que de mari sans femme, ni de père sans fils. Il faut que quelqu'un donne pour que quelqu'un reçoive : ce n'est ni donner ni recevoir, que de faire passer en la main droite ce qui est dans la gauche. De même qu'on ne se porte pas soi-même, quoiqu'on donne à son corps un mouvement de locomotion; de même qu'un homme qui plaide sa propre cause ne passe pas pour être son avocat, et ne s'érige pas une statue comme à un patron; de même qu'un malade qui, par ses propres soins, est revenu à la santé, n'exige de soi-même aucun salaire - ainsi, en quelque circonstance que ce puisse être, encore qu'on se soit fait quelque bien à soi-même, on ne se doit pas de la reconnaissance, parce qu'on n'a personne à qui la témoigner. J'accorde qu'on puisse recevoir de soi-même un bienfait, mais alors on le rend en le recevant. L'acquit se fait, comme on dit, sans bourse délier: c'est une créance fictive aussitôt payée que contractée. Car celui qui donne n'est autre que celui qui reçoit: il n'y a qu'une personne. Ce mot devoir ne peut s'entendre que de deux parties,: comment pourrait-il s'appliquer à celui qui se libère au même instant qu'il s'oblige ? Dans un globe, dans une boule, il n'y a ni haut ni bas, ni commencement ni fin, ni premier ni dernier point, parce que la rotation a beau en changer l'ordre; mettre devant ce qui était derrière, dessus ce qui était dessous, quelle que soit la direction imprimée, elle ramène tout au même point : croyez-moi, il en est ainsi d'un homme; il a beau cent fois changer de situation, il est toujours un. Il s'est frappé ; il n'a personne contre qui rendre plainte pour sévices : il s'est lié, il s'est lui-même mis en prison ; il ne peut encourir de condamnation pour voies de fait. Il s'est fait du bien . mais il s'est acquitté donnant donnant. On dit que la nature ne peut rien perdre, parce que tout ce qui lui est ôté revient à elle; que rien ne peut périr parce que rien ne peut sortir de l'univers ; et que tout revient à la fin à la masse commune, d'où il est sorti. Quelle analogie, dit-on, cet exemple peut-il avoir avec la question qui nous occupe ? Le voici: Supposez-vous ingrat : le bienfait ne sera pas perdu ; car il est en la possession de celui qui l'a offert. Supposez aussi que vous ne vouliez pas le reprendre : il est en vos mains avant qu'il vous soit rendu. Vous ne pouvez rien perdre; car tout ce qui vous est ôté, vous est néanmoins acquis. En vous-même vous tournez dans un cercle : en recevant vous donnez, en donnant vous recevez. [5,9] IX. On nous dit: "Se faire du bien à soi-même, est un devoir: donc la reconnaissance envers soi-même est un devoir". D'abord, le principe dont on déduit cette conséquence est faux. On ne se fait pas du bien, on suit l'instinct de sa nature, qui porte à s'aimer soi-même : de là ce soin extrême d'éviter ce qui est nuisible, de rechercher ce qui est utile. Aussi n'y a-t-il point de générosité à se faire des présents, ni de clémence à se pardonner, ni de compassion à être touché de ses propres maux. Ce qui s'applique aux autres est générosité, clémence, compassion ; appliqué à soi-même, ce n'est que l'instinct de la nature. Le bienfait est chose volontaire : se faire du bien à soi-même est une nécessité. Plus on a répandu de bienfaits, plus on est réputé bienfaisant. Mais a-t-on jamais loué personne d'avoir été secourable à soi-même? de s'être tiré des mains des voleurs ? On ne s'accorde pas plus un bienfait que l'hospitalité; on ne se donne pas plus qu'on ne se prête. Si l'on se fait quelque bien, c'est toujours, c'est sans interruption : on ne saurait évaluer le nombre des bienfaits envers soi-même. Quand donc se paierait-on de retour, puisque, par cela même que l'on s'acquitte, on reçoit un bienfait de plus? Comment pouvoir distinguer le bienfait accordé du bienfait rendu, puisque l'un et l'autre ont lieu dans la même personne ? Je me suis tiré du péril : voilà un bienfait; derechef je me suis tiré du péril : est-ce un bienfait ou une restitution ? Et même, quand je concéderais ce premier point, qu'on peut s'accorder un bienfait, je n'admettrais pas la conséquence; car, en supposant que nous donnions, nous ne devons rien: pourquoi? parce que nous recouvrons sur-le-champ. Il faut d'abord recevoir un bienfait, puis devoir, puis rendre. Ici il n'y a point lieu à devoir, puisque la restitution s'opère sans aucun délai. On ne peut donner qu'à un autre: on ne peut devoir qu'à un autre : on ne peut rendre qu'à un autre; et ces trois actes, qui tous exigent deux personnes, ne peuvent s'effectuer en une seule. [5,10] X. Un bienfait consiste à procurer une chose utile : or, le mot procurer se rapporte à d'autres. Ne passerait-il pas pour fou, l'homme qui prétendrait s'être fait une vente à lui-même? car une vente est une aliénation, un transport fait à un autre de sa chose et du droit d'en disposer. Or, en donnant aussi bien qu'en vendant, il faut se démettre de sa chose, et livrer à un autre la possession de ce qu'on a. Cela posé, on ne peut se conférer de bienfait, parce qu'on ne peut se faire aucun don. Autrement ce serait confondre en une seule deux choses contraires, donner et recevoir. Y a-t-il donc si grande différence entre donner et recevoir ? Assurément, puisque ces deux mots expriment deux actes bien opposés. Or, si l'on peut se conférer un bienfait, plus de différence entre donner et recevoir. Je disais tout à l'heure qu'il y a des mots qui se rapportent à d'autres, et qui sont de telle nature, qu'ils n'ont de signification que hors de nous. Je suis frère, mais d'un autre : on ne peut être son propre frère. Je suis l'égal, mais de quelqu'un : on ne peut être son égal à soi-même. Ce qui constitue une comparaison ne peut s'entendre sans un autre individu : ce qui indique l'union ne peut exister sans un autre. De même un don ne peut se faire qu'à un autre, et un bienfait ne peut avoir lieu qu'envers un autre. Le mot même l'indique assez; il se compose ainsi: avoir fait du bien. Or, personne ne peut se faire du bien, pas plus que se favoriser, pas plus qu'être de son parti. Je pourrais étendre ce discours et l'appuyer de nombreux exemples, d'autant plus à propos que le bienfait est une des choses qui demandent deux personnes. Il est des actions honnêtes, nobles, empreintes de la plus haute vertu, qui ne peuvent avoir lieu qu'à l'égard d'une autre personne. On vante, on admire, comme un des plus beaux apanages de l'humanité, la bonne foi; avez-vous jamais ouï dire : Cet homme a gardé la bonne foi envers lui-même ? [5,11] XI. Je viens maintenant à la dernière partie. Quand on paie de retour, on doit dépenser quelque chose du sien, comme celui qui paie une dette : or, celui qui se paie de retour, ne dépense pas plus que ne gagne celui qui se donne à lui-même. Le bienfait et le retour doivent aller de l'un à l'autre; et cette réciprocité ne peut avoir lieu dans un seul individu. Celui donc qui paie de retour est utile par réciprocité à celui qui lui a rendu service : celui qui se paie de retour, à qui rend-il service? à lui-même. Et qui n'est convaincu que la reconnaissance est d'un côté, et le bienfait d'un autre ? Celui qui se paie lui-même de retour, se rend à lui-même service. Et quel est l'ingrat qui ne soit pas dans la disposition d'agir de la sorte, ou plutôt qui n'est pas devenu ingrat pour avoir agi de la sorte ? "Si nous devons nous rendre grâces à nous-mêmes, nous nous devons aussi payer de retour; car on dit communément: Je me sais bon gré de n'avoir pas épousé cette femme; de ne m'être pas lié d'intérêt avec cet homme". En parlant ainsi, nous le faisons pour nous louer; et, pour approuver notre action, nous employons mal à propos les termes du remerciement. Un bienfait est ce qui, une fois donné, ne peut pas être rendu; or, celui qui se confère un bienfait, ne peut faire qu'il ne reçoive ce qu'il s'est donné : il n'y a donc point de bienfait. Il est un temps pour recevoir un bienfait, il en est un pour le rendre. Dans un bienfait, ce qu'il y a de digne d'estime et d'approbation, c'est que pour être utile à un autre, on oublie son propre intérêt; que pour donner à un autre, on s'impose un sacrifice : celui qui se donne à lui-même ne fait rien de tout cela. La bienfaisance est le lien de la société, elle fait naître l'attachement, elle oblige les hommes entre eux. La bienfaisance envers soi-même n'est point un lien social ; elle n'attache, elle n'oblige personne; elle ne fait naître chez personne cet espoir qui fait dire : "Voilà un homme bon à cultiver : il a fait du bien à cet autre, il m'en fera aussi à moi". Le bienfait est ce qu'on donne, non pour son utilité, mais pour celle de l'homme qu'on oblige. Celui qui se confère un bienfait n'a en vue que lui-même : dès lors il n'y a plus de bienfait. [5,12] XII. Je dois maintenant vous paraître avoir fait au commencement de ce livre une promesse mensongère: Direz-vous que non seulement je m'écarte du sujet, mais que de bonne foi, je prends une peine perdue ? Attendez : vous le direz encore avec plus de vérité, lorsque je vous aurai conduit au fond de ce labyrinthe ; et, quand vous en serez sorti, vous n'y aurez gagné que de vous échapper d'un défilé où vous étiez libre de ne pas entrer. Car à quoi bon délier péniblement des noeuds que soi-même on a faits pour le seul plaisir de les délier ? Mais de même que par passe-temps on s'amuse quelquefois à les entrelacer de manière à mettre dans l'embarras celui qui n'est pas au fait, tandis que celui qui les a formés les dénoue sans difficulté, parce qu'il en connaît l'enchainement et la liaison, et de même que ce jeu n'est pas sans agrément, parce qu'il exerce la finesse de l'esprit et excite l'attention ; de même ces sophismes qui ne semblent que subtils et captieux, chassent de l'esprit l'indolence et l'engourdissement: car il faut tantôt lui ouvrir un vaste champ, où il se promène à l'aise, tantôt lui opposer un sentier rude et raboteux, où il grimpe en rampant et s'ouvre avec peine un passage. On dit qu'il n'y a pas d'ingrats; et voici comment on le prouve: Le bienfait est chose utile ; or, nul ne peut être utile au méchant, selon vous, stoïciens : donc le méchant ne reçoit pas de bienfait: donc il n'est pas ingrat. Secondement, le bienfait est une chose vertueuse et louable; rien de vertueux, rien de louable n'a lieu à l'égard du méchant: conséquemment ici point de bienfait; et s'il ne peut le recevoir, il ne doit pas non plus le rendre : donc il ne saurait être ingrat. Troisièmement, enfin, vous dites : L'homme vertueux agit toujours bien ; s'il agit toujours bien, il ne peut être ingrat. Le bon s'acquitte du bienfait; le méchant n'en reçoit pas. Or, s'il en est ainsi, on ne peut attribuer l'ingratitude ni au bon, ni au méchant: l'ingrat est donc dans la nature un être chimérique. Mais tout cela est vide de sens. Nous ne connaissons qu'un seul bien, c'est la vertu; ce bien ne peut arriver jusqu'au méchant ; car il cessera d'être méchant, si la vertu trouve accès dans son âme. Or, tant qu'il reste méchant, personne ne peut lui conférer un bienfait, parce que le bien et le mal sont incompatibles et ne peuvent se trouver ensemble. Ainsi personne ne peut lui être utile, parce que tout ce qui lui tombe entre les mains, il le corrompt par un mauvais usage. Comme un estomac vicié, malade, et chargé de bile, corrompt tous les mets qu'il reçoit, et communique à tous les aliments une qualité nuisible; ainsi une âme aveuglée se fait de tout ce que vous lui confiez un fardeau, un objet pernicieux, une cause de malheur. Aussi les gens les plus favorisés du sort et les plus opulents ont toujours l'âme en proie aux orages, et ils se retrouvent d'autant moins, qu'un plus vaste espace est ouvert à leurs fluctuations. Rien d'utile ne peut donc arriver jusqu'aux méchants; je dirai plus, rien qui ne leur soit nuisible. Car tous les avantages qui leur adviennent, ils les assimilent à leur propre nature; et des choses de belle apparence qui deviendraient utiles si on les donnait à des gens meilleurs, sont mortelles pour les méchants. En conséquence, les méchants ne peuvent pas non plus conférer de bienfait, parce que nul ne peut donner ce qu'il n'a pas : or, il manque au méchant la volonté de faire du bien. [5,13] XIII. Mais quoi qu'il en soit, le méchant n'en peut pas moins recevoir des dons qui ressemblent à,des bienfaits ; et s'il ne les rend, il devra être réputé ingrat. Il est des biens de l'âme, il en est du corps, il en est de la fortune. Les biens de l'âme, le sot et le méchant ne peuvent les posséder; mais ceux-là y sont admis, qui peuvent les recevoir, et qui doivent les rendre ; s'ils ne les rendent pas, ils sont ingrats. Et cela n'est pas seulement dans les principes de notre école. Les péripatéticiens, qui reculent bien plus loin que nous les bornes de la félicité humaine, pensent que quelques légers bienfaits peuvent parvenir aux méchants, et que s'ils ne s'acquittent pas, ils sont ingrats. Quant à nous, bien que nous nous refusions à voir des bienfaits dans ce qui ne contribue point à épurer l'âme, nous ne nions pas que ce ne soient des avantages qu'on peut désirer. Ces avantages, le méchant peut les procurer à l'homme de bien, comme il peut les recevoir de celui-ci ; tels sont de l'argent, des habits, des honneurs, la vie; il faut en être reconnaissant, si l'on ne veut passer pour ingrat. "Mais pourquoi appeler ingrat celui qui ne rend pas ce que vous ne voulez point appeler bienfait"? Il est des choses que, bien que non identiques, nous comprenons sous la même dénomination, à cause de leur similitude. C'est ainsi que nous donnons le même nom à une boîte d'or ou à une d'argent; c'est ainsi que nous appelons illettré, non seulement l'homme qui ne sait rien du tout, mais celui qui ne s'est pas élevé jusqu'à la haute littérature; ainsi, quand on a rencontré un homme mal vêtu et couvert de haillons, on dit qu'on l'a vu tout nu. Ainsi, quoique les bienfaits dont nous parlons n'en soient point, ils en ont du moins l'apparence. "Mais comme ces bienfaits-là n'en ont que l'apparence, il n'y a donc là d'ingrat qu'en apparence, et point d'ingrat". Objection mal fondée; attendu que celui qui les accorde, comme celui qui les reçoit, les appelle bienfaits. Ainsi celui qui trompe sous l'apparence d'un véritable bienfait est aussi bien un ingrat qu'on est un empoisonneur, lorsqu'on a donné un poison en croyant donner un soporatif. [5,14] XIV. Cléanthe presse davantage l'argumentation: "Quoique ce ne soit pas un bienfait qu'on ait reçu, dit-il, on n'en est pas moins ingrat, parce qu'on n'aurait pas rendu, quand même on eût reçu un bienfait. Ainsi le brigand est tel, même avant de souiller ses mains, parce qu'il est déjà tout armé pour tuer, et qu'il a l'intention de voler et d'assassiner. La méchanceté s'exerce et se manifeste dans l'acte; elle n'y commence pas. Ce qu'a reçu l'ingrat n'était pas un bienfait; mais on l'appelait ainsi. On punit les sacrilèges, quoique leur personne ne puisse porter la main jusque sur les dieux". Mais, dit-on, comment est-il possible d'être ingrat envers le méchant, puisqu'il ne peut conférer un bienfait? En voici la raison : c'est qu'on a reçu de lui des choses qui, dans l'opinion vulgaire, passent pour des biens: si les méchants en ont la disposition, quiconque les recevra d'eux sera lié par la reconnaissance, et tenu de rendre comme des biens ces choses, quelles qu'elles soient, puisqu'il les a reçues comme des biens. On est également débiteur, soit qu'on doive de l'or, ou du cuir monnayé, comme autrefois à Sparte, où ce cuir remplaçait l'argent. La reconnaissance doit être du même genre que l'obligation. [5,15] XV. Qu'est-ce que les bienfaits ? La grandeur de ce beau nom doit-elle descendre et se ravaler jusqu'à une matière basse et sordide ? Peu vous importe, à vous : sans laisser à d'autres le soin de chercher le vrai, vous réglez votre âme sur l'apparence du vrai, et, sous le nom de vertu, adorez, quoi que ce puisse être, ce que vous prenez pour elle. "Si d'un côté, dit-on, personne ne peut, selon vous, être ingrat, de l'autre, au contraire, tout le monde est ingrat. En effet, à vous entendre, tous les insensés sont méchants, et qui a un seul vice les a tous: or tous les hommes sont sots et méchants; donc tous les hommes sont ingrats". Qu'est-ce à dire? ne le sont-ils pas en effet? n'est-ce pas le reproche qui, de toutes parts, s'adresse au genre humain? n'est-ce pas une plainte générale, que les bienfaits sont en pure perte, et qu'il y a très peu d'hommes qui ne répondent pas aux bienfaits par des offenses? Et ne croyez pas que nous soyons seuls à élever ces murmures, nous qui mettons au rang des actes les plus méchants et les plus dépravés tout ce qui s'écarte de la règle du devoir. Voici je ne sais quelle voix, qui ne sort point de l'asile des philosophes, mais qui s'élève de la foule, pour la condamnation des peuples et des nations en masses: "L'hôte ne peut plus se fier à son hôte, le beau-père à son gendre; l'affection même est rare entre les frères: le mari menace la vie de sa femme; la femme, celle de son mari". C'est bien pis aujourd'hui: les bienfaits sont convertis en crime ; et l'on n'épargne pas le sang de ceux pour qui l'on devrait répandre le sien. Le poignard, le poison, voilà nos moyens pour répondre aux bienfaits : attenter à la patrie, faire servir à son oppression les faisceaux qu'elle confère, voilà pour nous la puissance et la dignité. On croit être dans l'humiliation et dans l'abaissement, si l'on ne s'élève au-dessus de la république. On dirige contre elle, les armées qu'on a reçues d'elle; et voici la harangue familière aux généraux: Combattez contre vos femmes, combattez contre vos enfants. autels, foyers, pénates, que vos armes n'épargnent rien. Vous qui, même pour un triomphe, ne deviez point entrer dans Rome, sans l'ordre du sénat, et à qui, lorsque vous rameniez une armée victorieuse, cette assemblée ne donnait audience que hors des murs; maintenant, après le massacre de tant de citoyens, et tout souillés du sang de vos proches parents, entrez dans Rome, enseignes déployées. Qu'au milieu de l'appareil militaire la liberté se taise; et que ce peuple vainqueur et pacificateur des nations, après avoir si loin refoulé la guerre, après avoir dissipé toutes les terreurs, se voie assiégé dans ses murs, et tremble à la vue de ses aigles. [5,16] XVI. L'ingrat, c'est Coriolan : trop tard, après le repentir du crime, il revint à la piété; il déposa les armes, mais au milieu de son parricide. L'ingrat, c'est Catilina : pour lui c'est peu d'envahir sa patrie, s'il ne la ruine, s'il n'y conduit les cohortes des Allobroges, si l'ennemi, attiré de l'autre côté des Alpes pour assouvir de vieilles haines nationales, ne sacrifie aux mânes des Gaulois les généraux de Rome, victimes longtemps attendues. L'ingrat c'est C. Marius : de soldat devenu consul, s'il n'eût pas égalé aux massacres des Cimbres les funérailles romaines, s'il n'eût pas donné le signal du meurtre et de la mort des citoyens, ou plutôt s'il n'en eût pas été lui-même le signal, il n'eût pas assez senti l'amertume du châtiment que reçut de l'adversité sa fortune ramenée à son premier état. L'ingrat, c'est L. Sylla; lui qui, pour guérir sa patrie, employa des remèdes plus cruels que le mal; lui qui, après avoir marché de la citadelle de Préneste à la porte Colline, les pieds dans le sang humain, renouvela dans Rome les combats et le carnage, fit égorger deux légions entassées dans une étroite enceinte (acte cruel après une victoire, horrible perfidie, après avoir donné sa foi !) et fut, grands dieux! l'inventeur des proscriptions! Celui qui égorgeait un citoyen romain recevait l'impunité et de l'argent, tout enfin, presque la couronne civique. L'ingrat, c'est Cn. Pompée, lui qui, pour prix de ses trois consulats et d'autant de triomphes, pour prix de tant d'honneurs obtenus presque tous avant l'âge légal, non content d'asservir la république, en partagea la possession avec d'autres ambitieux, comme pour rendre sa puissance moins odieuse, en permettant à plusieurs ce qui ne devait être permis à personne. A force de désirer des commandements extraordinaires, de distribuer les provinces afin de s'en attribuer le choix, de partager la république entre les triumvirs, de manière toutefois à en retenir deux parts dans sa famille, il réduisit le peuple romain à la nécessité de chercher un refuge dans l'esclavage. Il n'est pas moins ingrat, l'ennemi, le vainqueur de Pompée, venant des Gaules et de la Germanie apporter la guerre jusque dans Rome. On vit ce courtisan de la multitude, cet homme populaire, camper dans le cirque de Flaminius, plus près que n'avait fait autrefois Porsenna. Sans doute il modéra les droits cruels de la victoire : il tint sa parole, et ne fit jamais périr que des ennemis armés. Qu'importe ? d'autres ont fait couler plus de sang; mais ils se sont enfin rassasiés : ils ont mis bas les armes. Celui-ci remit bientôt le glaive dans le fourreau, mais il ne le quitta jamais. Antoine fut ingrat envers son dictateur, dont il déclara la mort légitime, lorsqu'il partagea les provinces et les commandements entre ses assassins ; la, patrie déchirée par tant de proscriptions, d'incursions, de guerres, après tant de .malheurs, fut par lui destinée à des rois qui n'étaient pas même romains, si bien que Rome, qui venait de rendre aux Achéens, aux Rhodiens, à presque toutes les villes célèbres, la liberté, l'intégrité de leurs droits et leurs immunités, en fut réduite à payer tribut à des eunuques. [5,17] XVII. Le jour entier ne suffirait pas à faire l'énumération de ceux dont l'ingratitude alla jusqu'à vouloir ruiner leur patrie dans ses fondements. Non moins immense serait ma tâche, si j'entreprenais de rappeler combien de fois la patrie elle-même s'est montrée ingrate envers les citoyens les plus vertueux et les plus dévoués, et de prouver que ses torts envers ses citoyens n'ont pas été moins fréquents que les torts de ceux-ci envers elle. Elle envoya Camille en exil ; elle força Scipion à la retraite : après la mort de Catilina, elle bannit Cicéron, dont les pénates furent détruits, les biens mis au pillage ; elle lui fit, en un mot, tout ce que Catilina vainqueur aurait pu faire. Rutilius, pour prix de son intégrité, dut aller se cacher en Asie. A Caton le peuple romain refusa une fois la préture, et toujours le consulat. Les hommes en masse sont ingrats. Que chacun s'interroge; il n'est personne qui n'ait à se plaindre d'un ingrat. Or il ne peut se faire que tout le monde se plaigne, s'il n'y a pas lieu de se plaindre de tout le monde : tous les hommes donc sont ingrats. Ne sont-ils que cela? tous sont cupides, tous méchants, tous poltrons, et surtout ceux qui font le plus les braves. Ajoutez que tous sont ambitieux, tous impies. Mais il ne faut pas s'en irriter. Pardonnez-leur; ce sont tous des fous. Je ne veux point ici me livrer à des accusations vagues, et m'écrier, par exemple : Voyez combien la jeunesse est ingrate ! Qui est assez vertueux pour ne pas souhaiter la mort de son père? assez modéré pour ne pas l'attendre? assez affectionné, pour ne pas y songer? Combien de maris n'appréhendent la mort de la meilleure des épouses, que parce qu'il faudra recompter la dot ! Où est, je le demande, le plaideur défendu par vous, qui soit assez reconnaissant pour conserver la mémoire d'un si grand bienfait au delà des soucis du moment? Chacun l'avoue : quel est l'homme qui meurt sans se plaindre, qui, à son-dernier jour, ose dire: "J'ai vécu, j'ai fourni la carrière que la fortune m'avait tracée"? quel est celui qui sort de cette vie sans murmurer, sans gémir? Or, il y a de l'ingratitude à ne pas être satisfait du temps qui vous a été donné. Toujours le nombre de vos années vous paraîtra petit, si vous les comptez. Persuadez-vous que le souverain bien n'est pas dans la longueur du temps: tel qu'il vous est accordé, sachez en tirer bon parti. Pourvoir reculer le jour de votre mort, vous n'en serez, pas plus heureux ! car ce délai ne rend pas la vie plus heureuse, mais plus longue. Oh! combien il vaut mieux, plein de reconnaissance pour les plaisirs qu'on a goûtés, ne pas s'amuser à compter les années des autres, mais savoir apprécier bénévolement les siennes, et les mettre à profit! Dieu m'a jugé digne de parvenir à tel âge : c'est bien assez. Il aurait pu m'accorder plus; mais ce n'est pas moins un bienfait. Soyons reconnaissants envers les dieux; reconnaissants envers les hommes ; reconnaissants envers ceux qui nous ont fait quelque bien ; reconnaissants même envers ceux qui en ont fait aux nôtres. [5,18] XVIII. "C'est, dites-vous, étendre à l'infini les obligations, que d'ajouter : aux nôtres; posez donc une limite. Vous prétendez que celui qui oblige le fils oblige aussi le père. D'abord, je vous demanderai d'où vient cette obligation, à quel but elle tend? Puis, je vous prierai de déterminer si, le père étant de la sorte obligé, le frère l'est aussi? et l'oncle ? et l'aïeul? et l'épouse? et le beau-père? Dites où je dois m'arrêter, jusqu'où je suivrai la série des individus". - Si j'ai cultivé votre champ, c'est un bienfait; si, quand votre maison brûlait, j'ai éteint l'incendie; si j'en ai prévenu la chute en l'étayant, ne sera-ce pas un bienfait? Si j'ai sauvé votre esclave, je vous tiendrai pour redevable ; et si j'ai sauvé votre fils, vous n'aurez reçu de ma part aucun bienfait? [5,19] XIX. - "Vous supposez des exemples qui n'ont aucun rapport à la question : car celui qui cultive mon champ, ne rend pas service à mon champ, mais à moi ; et celui qui prévient la chute de ma maison en l'étayant, ne rend service qu'à moi, car ma maison n'a point de sentiment. C'est moi seul qui suis son débiteur, autrement il n'en aurait pas. Et celui qui cultive mon champ, ne songe point à lui faire plaisir, mais bien à moi. J'en dirai autant d'un esclave: c'est ma chose, il m'appartient; c'est pour moi qu'on le sauve . c'est donc moi qui suis redevable pour lui. Mais mon fils est apte à recevoir un bienfait: c'est donc lui personnellement qui est obligé; je m'en réjouis : cela me touche de près, mais je ne suis pas lié d'obligation". - Je voudrais bien, vous qui pensez n'être point redevable, que vous me répondissiez. La santé du fils, son bonheur, son patrimoine concernent-ils le père? sera-t-il plus heureux s'il conserve son fils; plus malheureux, s'il vient à le perdre? Eh quoi ! celui qui, devient plus heureux, grâce à moi, et qui, grâce à moi, se voit préservé d'un grand malheur, ne reçoit pas de bienfait ? - "Non, répondrez-vous; parce que certains avantages procurés à d'autres, quoiqu'ils s'étendent jusqu'à nous, ne doivent être imputés qu'à la personne à laquelle ils sont conférés directement: comme on redemande une somme d'argent à celui à qui elle a été prêtée, quoique d'une manière ou d'une autre elle soit venue entre mes mains. Il n'est pas de bienfait dont le profit ne se fasse sentir de proche en proche, et quelquefois même fort loin. On ne recherche pas en quelles mains celui qui a reçu le bienfait a pu le transmettre, mais seulement quelle main l'a reçu en premier lieu. Vous ne pouvez former de demande que contre celui que vous avez directement obligé. - Mais, je vous prie, ne dites-vous pas: Vous m'avez rendu mon fils ; s'il eût péri, je ne lui aurais pas survécu. Ne vous croiriez-vous pas redevable d'un bienfait, pour une vie que vous préférez à la vôtre ? Cependant, quand j'ai sauvé votre fils, vous vous êtes mis à mes genoux, vous avez offert aux dieux des voeux comme pour votre propre conservation; vous disiez: Qu'importe que vous ayez sauvé moi ou les miens: vous avez sauvé deux personnes; et moi plus que mon fils. Pourquoi ce langage, si vous n'avez point reçu un bienfait ? - "Parce que si mon fils fait un emprunt, je paierai le créancier, bien que je ne sois point moi-même débiteur ; parce que si mon fils est surpris en adultère, j'en rougirai, sans être moi-même adultère. Je dis que je vous suis obligé; pour mon fils, non parce que je le suis en effet, mais parce que je m'offre à vous comme débiteur volontaire. Mais la conservation de mon fils m'a causé un suprême plaisir, elle m'est de la plus grande utilité, elle m'épargne la blessure cruelle que m'eût causée sa perte. Il ne s'agit pas ici de savoir si vous m'avez été utile, mais si vous avez mon bienfaiteur. Un animal, une pierre, une plante me sont utiles, et pourtant je n'en reçois pas de bienfaits, ce qui ne peut avoir lieu que par la volonté. Or ce n'est pas au père, mais au fils que vous voulez donner ; quelquefois le père ne vous est pas même connu. Ainsi à ces paroles : Quoi ! je n'ai pas été le bienfaiteur du père, en sauvant son fils ? opposez cette autre question : Je suis donc le bienfaiteur du père que je ne connais pas, à qui je n'ai jamais songé ? Et ne peut-il pas arriver encore que tout en étant l'ennemi du père, vous sauviez le fils : et vous seriez le bienfaiteur de celui dont vous étièz le plus mortel ennemi, lorsque vous l'obligiez"? Mais quittons la discussion en forme de dialogue, pour décider en jurisconsulte; je dirai : il faut considérer l'intention de celui qui donne. Il a obligé celui qu'il a voulu obliger. De même, que si c'est en l'honneur du père qu'il agit, le père a reçu un bienfait : mais le père n'est pas obligé pour un bienfait accordé à son fils, bien qu'il en profite. Toutefois, s'il en trouve l'occasion, il voudra aussi faire quelque chose, non qu'il se croie dans la nécessité de s'acquitter, mais parce qu'il aura un motif pour commencer. Aucun retour ne peut donc être exigé du père, s'il rend quelque service, en considération du bien qu'on a fait à son fils; c'est justice de sa part, et non gratitude. Autrement il n'y aurait plus de terme. Si je faisais quelque bien au père, on pourrait dire que j'en ai fait à la mère, à l'aïeul, à l'oncle, aux enfants, aux parents, aux amis, aux esclaves, à la patrie. Où donc le bienfait s'arrêterait-il enfin ? On tomberait dans le sorite, cet argument insoluble, auquel on ne peut fixer de terme, parce que, se traînant pas à pas, il ne cesse de gagner du terrain. On pose souvent cette question : Deux frères sont en discorde; je sauve la vie à l'un, puis-je être considéré comme le bienfaiteur de l'autre, qui sera fâché qu'on n'ait pas laissé périr un frère qui lui est odieux? Ou ne peut douter que ce ne soit un bienfait de servir quelqu'un malgré lui ; de même que ce n'est point un bienfait de lui être utile malgré soi. [5,20] XX. "Appelez-vous bienfait, dit-on, ce qui blesse et tourmente"? Mais beaucoup de bienfaits ont une apparence triste et dure, tel que celui qui consiste à couper, à brûler, à attacher un malade pour le guérir. Il ne faut pas considérer si le bienfait reçu cause de la douleur, mais s'il doit faire plaisir dans la suite. Un denier n'est pas mauvais parce qu'il est refusé par un barbare ignorant la marque publique. Un bienfait quoique désagréable est reçu, pourvu qu'il soit utile, et que le bienfaiteur ait eu l'intention d'être utile; peu importe, qu'on reçoive avec une mauvaise disposition une chose vraiment bonne. Retournez maintenant la proposition. Un homme déteste son frère ; mais il lui est utile de l'avoir : je tue ce frère ; ce n'est pas un bienfait, quoiqu'il regarde la chose comme telle et qu'il s'en réjouisse. C'est nuire avec un art bien insidieux, que de se faire remercier du mal qu'on a fait. Je comprends. Ce qui est utile est un bienfait ; ce qui est nuisible n'est pas un bienfait. Eh bien, je vais vous citer une chose qui n'est ni nuisible ni utile, et qui pourtant est un bienfait. J'ai trouvé dans un désert le cadavre de votre père, et je l'ai enterré : je n'ai pas été utile à votre père ; que lui importait la manière dont il devait pourrir ? ni à son fils; car quel avantage lui en est-il revenu? Le voici : par mes mains il s'est acquitté d'un devoir solennel et nécessaire. J'ai fait pour son père, ce qu'il aurait voulu faire lui-même, ce que même il aurait dû faire. C'est là cependant un bienfait dans le cas seulement où je n'ai pas écouté un sentiment naturel de pitié, d'humanité, en enterrant un cadavre quelconque, mais où, reconnaissant le corps, je me suis proposé de vous obliger, vous son fils. Mais si j'ai jeté de la terre sur un mort inconnu, personne en particulier ne m'en a d'obligation ; c'est un service rendu au genre humain. Quelqu'un dira: Pourquoi ces questions minutieuses sur la personne que vous voulez obliger, comme si vous songiez à réclamer quelque jour une restitution ? Certains philosophes prétendent qu'on ne doit jamais réclamer, et raisonnent ainsi : L'homme qui était indigne d'un bienfait ne paiera pas de retour, même quand on l'exigerait ;celui qui en était digne vous rendra de lui-même la pareille. D'ailleurs, si vous avez obligé un homme vertueux, attendez, de peur de lui faire injure en réclamant, comme si. vous supposiez que de lui-même il ne se fût pas acquitté; si vous avez obligé un méchant, portez-en la peine. Ne gâtez donc pas le bienfait, en lui donnant le nom de dette. Dans tous les cas où la loi n'ordonne pas de redemander, elle le défend. Oui, tant que rien ne me pressera, tant que la fortune ne m'y obligera pas, je solliciterai plutôt un bienfait, qu'une restitution; mais s'il s'agit du salut de mes enfants, si ma femme est en danger, si la liberté, le salut de ma patrie me forcent d'aller où je ne voudrais pas, je vaincrai ma répugnance, et je prouverai que j'ai tout fait pour n'avoir pas besoin de réclamer le secours d'un homme ingrat ; enfin, la nécessité de la réclamation surmontera la honte de redemander: et puis, lorsque j'oblige un homme vertueux, c'est avec l'intention de ne jamais rien réclamer, sauf le cas de nécessité. [5,21] XXI. "Mais la loi, dira-t-on, en ne permettant pas d'exiger la restitution d'un bienfait, le défend implicitement". Il est mille choses pour lesquelles il n'y a point de loi, point d'action, mais que l'usage, plus puissant qu'aucune loi, autorise. Aucune loi ne défend de révéler les secrets de ses amis, aucune loi ne commande de garder sa foi, même à un ennemi. Quelle loi nous oblige à tenir les promesses que nous avons faites ? Je ne m'en plaindrai pas moins de celui qui n'aura pas su garder un secret confié ; et, si l'on ne m'a pas tenu une promesse donnée, je m'en indignerai. "Mais, dit-on, d'un bienfait vous faites une créance". Nullement : car je ne l'exige point, je le redemande; et même, je ne le redemande pas, je ne fais qu'avertir. La plus urgente nécessité ne pourrait aller jusqu'à me contraindre de m'adresser à celui avec lequel il faudrait engager une longue lutte. L'homme assez ingrat pour ne point se contenter d'un simple avertissement, je le laisserai là, et ne le jugerai pas digne d'être contraint à la reconnaissance. De même qu'un créancier n'appelle pas en justice certains débiteurs qu'il sait avoir fait banqueroute, et qui, à leur honte, n'ont plus rien à perdre : ainsi, moi, je laisserai de côté les ingrats déclarés et opiniâtres, et je ne redemanderai le bienfait qu'à celui qui voudra bien l'accorder, et non pas se le faire arracher. [5,22] XXII.Beaucoup de gens ne savent ni refuser de s'acquitter, ni s'acquitter d'eux-mêmes. Leur bonté ne va pas jusqu'à la gratitude, ni leur méchanceté jusqu'à l'ingratitude ; ils sont mous et engourdis, payeurs tardifs, mais non incapables de s'acquitter. Je ne les sommerai point, je les avertirai, je les ramènerai au devoir qu'ils négligent ; ils me répondront aussitôt : "Pardon, j'ignorais vraiment que vous fussiez dans le cas de réclamer ce service ; autrement je me serais empressé de vous l'offrir. De grâce, ne m'accusez pas d'ingratitude ; je n'ai pas oublié ce que vous avez fait pour moi". Dois-je hésiter à rendre de telles gens meilleurs et pour eux et pour moi-même ? Chaque fois que je le pourrai, j'empêcherai un homme de commettre des fautes ; plus particulièrement encore mon ami.: je tâcherai de faire en sorte qu'il ne se donne pas de torts, et surtout envers moi. Je lui rends un nouveau service en lui faisant éviter l'ingratitude. Je n'irai pas lui reprocher durement ce que j'aurai fait pour lui ; mais, avec tous les ménagements possibles, je lui renouvellerai le souvenir du service rendu, afin de lui donner la faculté de s'acquitter; je lui demanderai un service, et lui-même comprendra ma réclamation. Quelquefois j'emploierai des termes un peu plus sévères, si j'ai conçu l'espoir de l'amender ainsi ; mais si j'en désespère, je ne le persécuterai pas, ne fût-ce que pour éviter de changer son ingratitude en haine. Si nous voulons épargner aux ingrats l'aiguillon d'un avertissement, nous augmenterons leur lenteur à s'acquitter. Quelques-uns sont guérissables et peuvent s'amender, pour peu qu'on les pique; les laisserons-nous périr faute de ces avis? C'est ainsi que parfois un père a corrigé son fils, qu'une épouse a ramené vers elle son époux qui s'égarait, et qu'un ami a ranimé l'affection languissante de son ami. [5,23] XXIII. Il est des gens qu'il n'est pas besoin de frapper, et qu'il suffit de secouer pour les tirer du sommeil : de même, chez quelques-uns, l'intention de payer les bienfaits de retour n'est point anéantie, mais seulement endormie : réveillons-la. Gardez-vous de convertir votre bienfait en injure ; c'est ce que vous feriez en évitant de me redemander, pour me faire devenir ingrat. "Eh quoi ! vous dirai-je, ne puis-je ignorer ce que vous désirez? ne puis-je, accablé d'affaires, et détourné par d'autres objets, avoir laissé échapper l'occasion ? Indiquez-moi ce que je pourrai faire, ce que vous voulez. Pourquoi désespérer avant d'avoir tenté ? Pourquoi vous hâter ainsi de perdre à la fois un bienfaiteur et un ami ? Savez-vous si c'est de ma part refus ou ignorance ? si c'est la volonté ou la puissance qui m'a manqué ? Mettez-moi à l'épreuve". Je l'avertirai donc, mais sans aigreur, sans bruit, sans injures; et de telle façon, qu'il croie se rappeler le bienfait, et non qu'on le lui rappelle. [5,24] XXIV. Un vétéran plaidait devant Jules César, comme accusé d'avoir agi avec quelque violence à l'égard de ses voisins ; et l'affaire tournait mal : "Vous souvenez-vous, dit-il, mon général, de vous être donné une entorse au talon, en Espagne, auprès de Sucrone ? - Oui, dit César. - Vous souvenez-vous aussi, ajouta l'autre, que, voulant vous asseoir au pied d'un arbre qui donnait fort peu d'ombre, comme le soleil était excessivement chaud, le terrain rude, hérissé de rochers aigus entre lesquels aucun autre arbre ne croissait, un de vos compagnons d'armes étendit sous vous son manteau? - Comment, si je m'en souviens! dit César; à telle enseigne que, mourant de soif, et incapable de marcher jusqu'à la fontaine voisine, j'allais m'y traîner sur les mains, lorsqu'un de mes camarades, un brave et bon soldat, m'apporta de l'eau dans son casque. - Eh bien, général, reprit le vétéran, reconnaîtriez-vous maintenant l'homme ou le casque ? - Le casque, non, répliqua le dictateur ; mais l'homme, parfaitement". Puis il ajouta, peut-être piqué de se voir interrompu au milieu de l'information par une vieille anecdote : "Certes, ce n'est pas toi. - Il est tout simple, César, répliqua l'accusé, que vous ne me reconnaissiez pas; car dans ce temps-là mon corps était entier ; depuis, j'ai perdu un oeil à la bataille de Munda, et l'on m'a enlevé quelques os du crâne. Quant an casque, si on vous le présentait à présent, vous ne le reconnaîtriez pas non plus; car il a été coupé en deux par un sabre espagnol". César ne voulut pas qu'on inquiétât plus longtemps son vieux soldat ; il lui donna le champ dans lequel se trouvait le chemin vicinal, cause de la dispute et du procès. [5,25] XXV. Quoi donc ? ce soldat avait-il tort de rappeler ses services à son général, dont la mémoire était surchargée de tant d'objets divers, et à qui sa haute fortune, alors qu'il disposait de tant d'armées, ne permettait pas de songer à chacun de ses soldats? Ce n'est point là redemander un bienfait, mais le retirer d'un lieu sûr où il était déposé et disponible au besoin mais encore, pour le reprendre, faut-il étendre la main. Je redemanderai donc, soit que la nécessité m'y contraigne, soit pour l'honneur de celui à qui je redemande. Quelqu'un s'adressant à Tibère, commença par lui dire : "Vous souvenez-vous, César;" mais Tibère, sans lui laisser le temps de citer quelque marque de leur ancienne intimité : "Je ne me souviens plus, dit-il, de ce que j'ai été". D'un tel homme, loin de demander un bienfait, ne fallait-il pas plutôt réclamer l'oubli ? Il écartait le souvenir de tous ses anciens amis et compagnons; il voulait qu'on n'eût les yeux que sur sa fortune présente, qu'on ne se souvînt, qu'on ne parlât d'autre chose: un ancien ami n'était pour lui qu'un témoin importun. Il faut encore plus saisir l'à-propos pour redemander que pour demander un bienfait ; mais les paroles doivent être si mesurées, qu'elles ne laissent pas de subterfuge à l'ingrat même. Il faudrait se taire et attendre, si nous vivions parmi les sages ; et encore vis-à-vis des sages serait-il mieux de faire connaître les besoins que nous impose l'état de nos affaires. Nous prions bien les dieux, à la connaissance desquels rien n'échappe: et nos voeux les fléchissent moins qu'ils ne les avertissent. Le prêtre d'Homère rappelle aux dieux le culte qu'il leur rend et le soin religieux qu'il a de leurs autels ? Vouloir et souffrir les avis, est une vertu du second ordre, comme aussi de savoir s'y conformer. Deçà, delà, quelques légers mouvements des rênes sont nécessaires à la direction de l'âme : il en est peu dont l'âme soit à elle-même son meilleur guide. Ils forment une seconde classe, ceux qui n'ont besoin que d'être avertis pour rentrer dans la bonne voie. Il ne faut pas les priver de guide. Lors même que les yeux sont fermés, la vue subsiste ; mais elle ne s'exerce pas ; c'est la lumière envoyée du ciel qui rappelle l'organe à ses fonctions. Les outils reposent inutiles, si l'artisan ne les met point en action. De même la bonne volonté subsiste dans les âmes; mais elle demeure engourdie, soit dans la mollesse et l'oisiveté, soit dans l'ignorance de ses devoirs. Nous devons donc en tirer parti, et, au lieu de l'abandonner par humeur à ses vices, imiter les maîtres qui souffrent patiemment dans leurs jeunes élèves les fautes d'une mémoire infidèle. Et de même qu'à l'aide d'un mot ou deux toute la suite du discours leur revient à la mémoire, de même, pour éveiller la reconnaissance, un avertissement suffit. [6,0] Livre VI [6,1] 1. Il y a des questions, mon cher Liberalis, uniquement propres à exercer l'esprit, et qui sont sans application pour la conduite de la vie. Il en est d'autres dont l'examen est agréable, et dont la solution est utile. Je vous en offrirai de toutes les espèces. Selon votre bon plaisir, commandez-leur ou de se montrer sous toutes leurs faces, ou de paraître sur la scène pour y figurer seulement. Celles même que vous renverrez aussitôt ne seront pas sans utilité : car certaines choses inutiles à apprendre n'en sont pas moins bonnes à connaître. Les yeux fixés sur votre visage, selon ce qu'il exprimera, j'insisterai plus longtemps sur les unes, j'écarterai les autres, et les mettrai au néant. [6,2] II. On demande si l'on peut reprendre un bienfait. Quelques philosophes le nient, parce que le bienfait n'est pas une chose, mais une action. Il y a de la différence entre le don et la donation, entre le navigateur et la navigation ; et quoique le malade ne soit jamais sans maladie, on ne confond pourtant pas la maladie avec le malade : de même autre chose est le bienfait, autre chose est l'objet qui nous est acquis par le bienfait. Le premier est incorporel, et ne peut être détruit ; mais la matière du bienfait se transporte de côté et d'autre et change de maître. Aussi vous pouvez la reprendre; mais la nature même ne saurait reprendre ce qu'elle a donné : elle peut discontinuer ses bienfaits, mais non les anéantir. L'homme qui meurt n'en a pas moins vécu : celui qui a perdu les yeux n'en a pas moins joui de la vue. Les biens qui nous furent conférés, on peut faire qu'ils ne soient plus, mais non point qu'ils n'aient pas été: or, la portion du bienfait la plus sûre est ce qui a été. Quelquefois on nous prive d'une plus longue jouissance du bienfait; mais le bienfait lui-même ne s'efface jamais. La nature aurait beau y employer toutes ses forces, elle ne saurait revenir sur ses pas. On peut vous retirer une maison, une somme d'argent, un esclave, et tout ce qui a pu obtenir le nom de bienfait; mais le bienfait lui-même reste stable et immuable. Aucune puissance ne peut faire que l'un n'ait pas donné, et que l'autre n'ait pas reçu. [6,3] III. Le poëte Rabirius fait dire une belle parole à Antoine. Après avoir vu sa fortune passer ailleurs, il ne lui restait plus que le droit de mourir, et encore fallait-il qu'il se hâtât d'en user: «Je n'ai donc, s'écria-t-il, que ce que j'ai donné! » Oh! combien il pouvait être riche, s'il eût voulu! Voilà des trésors vraiment assurés, à l'abri des vicissitudes et de l'inconstance des choses humaines; des trésors qui exposent d'autant moins à l'envie, qu'ils sont plus accumulés. Pourquoi les ménager, comme s'ils vous appartenaient? Vous n'en êtes que l'administrateur. Tous ces biens qui vous gonflent d'orgueil, qui vous élèvent si fort au-dessus de la condition humaine ; qui vous font oublier votre faiblesse; ces biens, que, les armes à la main, vous gardez sous des portes de fer; ces biens, que, ravis au prix du sang d'autrui, vouus défendez aux dépens du vôtre; ces biens, pour lesquels vous équipez des flottes qui vont ensanglanter les mers; pour lesquels vous ébranlez les villes, sans savoir combien de traits meurtriers la fortune apprête contre ceux qu'elle va trahir; ces biens, pour lesquels, rompant tant de fois les liens sacrés de la parenté, de l'amitié, de la confraternité, deux rivaux ont écrasé le monde sous le poids de leurs luttes impies: tous ces biens ne sont pas à vous; ils ne sont qu'un dépôt. Je les vois déjà prêts à passer à un autre maître: un ennemi, ou un héritier animé de sentiments hostiles, va s'en emparer. Voulez-vous savoir le moyen de les rendre vôtres? donnez-les en pur don. Entendez donc bien vos intérêts, et préparez-vous une possession certaine et inattaquable de ces richesses : ainsi elles deviendront à la fois et plus honorables et plus sûres. Ces objets que vous admirez, et avec lesquels vous vous croyez riche et puissant, tant que vous les possédez ne portent qu'un nom abject : c'est une maison, c'est un esclave, ce sont des écus : quand vous les avez donnés, ce sont des bienfaits. [6,4] IV. "Vous avouez, dit-on, que quelquefois nous ne devons rien à celui dont nous avons reçu quelque bienfait: il a donc été repris". Il est beaucoup de cas où nous cessons d'être redevables d'un bienfait; non qu'il nous ait été ravi, mais on l'a gâté. Je suis accusé en justice; un homme me défend; mais il fait violence à ma femme. Il ne m'a pas repris son bienfait; mais, en y opposant un outrage équivalent, il m'a libéré de ma dette : et s'il me fait plus de mal qu'il ne m'avait fait de bien précédemment, non seulement la reconnaissance s'éteint, mais j'acquiers la liberté de me venger et de me plaindre, dès que le poids de l'injure l'emporte, dans la balance, sur celui du bienfait. Ainsi le bienfait n'est pas enlevé, mais surpassé. Eh quoi! n'existe-t-il pas des pères si durs, si criminels, que les lois divines et humaines permettent de les haïr et de les renier? Oui. Mais ont-ils repris ce qu'ils avaient donné? Nullement; mais les procédés, indignes dont ils ont usé depuis ont détruit le mérite de tous leurs services passés. Ce n'est pas le bienfait qui périt, mais la reconnaissance du bienfait; je ne cesse point d'avoir, mais de devoir. Quelqu'un me prête de l'argent, puis met le feu à ma maison. Le dommage compense la dette : sans le payer, je ne lui dois plus rien. Il en est de même ici. Un homme qui d'abord m'a montré de la bienveillance, de la libéralité, ensuite beaucoup d'orgueil, d'insolence, de cruauté, me rend aussi libre envers lui que si je n'avais rien reçu. Il a fait violence à ses propres bienfaits. On n'a point d'action contre son fermier, quoique le bail subsiste, quand on a foulé aux pieds sa moisson et coupé ses arbres : non qu'on ait reçu le prix du bail, mais on a rendu le paiement impossible au fermier. De même on déclare souvent un créancier redevable envers son débiteur, lorsque, sous un autre titre, il a pris plus qu'il ne peut réclamer en vertu du prêt. Ce n'est pas seulement entre le créancier et le débiteur qu'un juge siège pour dire : Vous lui avez prêté de l'argent. Eh bien ! vous lui avez enlevé son troupeau, vous avez tué son esclave, vous possédez un champ que vous n'avez pas acheté : estimation faite, vous vous en retournez débiteur, vous qui étiez venu comme créancier. La même compensation a lieu entre les bienfaits et les injures. Souvent le bienfait subsiste, sans qu'il oblige, si le bienfaiteur se repent, s'il se dit malheureux d'avoir donné, s'il n'a donné qu'en soupirant, en rechignant; s'il a cru perdre plutôt que donner; s'il a donné pour lui-même, plutôt que pour moi; s'il n'a cessé de m'insulter, de se glorifier, de se vanter, de rendre son bienfait amer. Le bienfait subsiste donc, quoiqu'il ne soit pas dû, de même que certaines sommes, pour lesquelles le créancier n'a pas d'action en justice, sont dues, sans pouvoir être exigées. [6,5] V. Vous m'avez rendu service, ensuite vous m'avez fait une injure : au bienfait reconnaissance est due; et vengeance à l'injure. Non : je ne dois marquer ni reconnaissance, ni ressentiment : du bienfait à l'injure, il y a compensation. Quand nous disons : Je lui ai rendu son bienfait, ce n'est pas que je lui aie rendu précisément ce que j'avais reçu, mais un équivalent : car rendre, c'est donner une chose pour une autre. Et en effet, dans tout paiement on ne rend pas la même somme, mais une somme pareille. Nous disons : Je lui ai rendu son argent, encore que je lui aie donné de l'or au lieu d'argent; bien que je l'aie payé, même sans espèces, mais par délégation ; et il ne s'en est pas moins reconnu payé. Il me semble vous entendre dire : Vous perdez vos peines : qu'ai-je affaire de savoir si de ce qui n'est pas dû l'obligation subsiste? Ce sont là de ces niaises subtilités de jurisconsultes, qui soutiennent que l'héritage n'est pas dans le cas de l'usucapion, bien que les choses héréditaires y soient, comme si l'héritage n'était pas la collection des choses héréditaires. Décidez plutôt, ce qui peut rentrer dans la question, si, quand le même homme qui m'a rendu service m'a ensuite fait une injure, je dois acquitter ce service, puis néanmoins me venger de lui, et satisfaire ainsi séparément à deux dettes différentes; ou bien si je dois compenser l'une par l'autre, et me tenir en repos, attendu que le bienfait est effacé par l'injure, et l'injure par le bienfait. Telle est, je le sais, la pratique des tribunaux: quant à la jurisprudence de votre école à cet égard, vous devez la connaître. On sépare les actions, et on les poursuit selon qu'il appartient à chacune. Jamais les formules ne se confondent; si celui qui a déposé de l'argent entre mes mains vient ensuite à me voler, moi, j'aurai contre lui l'action de vol; lui, aura contre moi l'action de dépôt. [6,6] VI. Les exemples que vous proposez, mon cher Liberalis, sont soumis à des lois fixes qu'il est nécessaire d'observer. Ne confondons pas une loi avec une autre. Chacune a sa marche particulière. Le dépôt et le vol ont chacun leur action propre. Le bienfait n'est soumis à aucune loi. J'en suis le seul arbitre: je puis comparer en moi-même le bien et le mal qu'on m'a fait, et prononcer si l'on me doit plus, ou bien si je dois davantage. Dans les exemples que vous citez, tout est indépendant de notre volonté. Il faut aller où l'on nous mène. En matière de bienfait, je suis tout à fait indépendant: je juge, sans disjoindre, sans distraire; je traduis au même tribunal l'injure et le bienfait. Autrement, c'est vouloir qu'en même temps j'aime et je haïsse, que je mêle les plaintes avec les remerciements; ce qui est contre le voeu de la nature. Non : mais plutôt, comparant entre eux le bienfait et l'injure, je verrai s'il ne m'est pas encore dû quelque chose. De même, si quelqu'un sur les lignes de mon manuscrit s'avisait d'écrire d'autres lignes, il n'ôterait pas les premiers caractères, mais il les cacherait : ainsi l'injure subséquente fait disparaître le bienfait qui a précédé. [6,7] VII. Votre visage, sur lequel j'ai promis de me régler, commence à se renfrogner, votre front se plisse, comme pour m'avertir que trop longtemps je divague. Vous semblez me dire : "Pourquoi vas-tu tant vers la droite? dirige ici ta course; préfère le rivage". Je ne puis mieux faire. Et si vous croyez qu'il en soit assez dit sur cette question, passons à cette autre : Est-on redevable envers celui qui nous a été utile contre son gré ? J'aurais pu m'expliquer plus clairement, si l'argument ne devait être un peu général, afin de montrer, par une distinction subséquente, qu'il s'agit de cette double question: "Devons-nous à celui qui nous a été utile sans le vouloir; devons-nous à celui qui nous a été utile sans le savoir"? Quant à celui qui nous a fait du bien par contrainte, il est trop manifeste qu'il ne nous oblige pas, pour que nous perdions nos paroles à le prouver. Cette question sera bien facile à résoudre, ainsi que celles de même nature qu'on pourrait soulever, si nous voulons, une fois pour toutes, nous arrêter à cette idée : point de bienfait, si la pensée du bienfaiteur ne le rapporte à nous, et si ensuite cette pensée n'est amicale et bienveillante. On ne rend point grâces aux fleuves, bien qu'ils portent de grands navires, bien que leur cours abondant et perpétuel opère le transport de nos richesses, et qu'ils promènent à travers nos guérets leurs eaux agréables et poissonneuses. Personne ne se croit redevable envers le Nil, pas plus qu'on ne s'avise de lui en vouloir, si sa crue est trop élevée et s'il rentre trop tard dans son lit. On ne reçoit pas de bienfait des vents, quelque doux et favorable que soit leur souffle, ni des aliments; quelque utiles et salubres qu'ils soient. Car pour être mon bienfaiteur, il faut non-seulement m'être utile, mais le vouloir. Ainsi, l'on ne doit point de reconnaissance aux animaux muets; et cependant combien d'hommes ont été tirés du péril par la vitesse de leur cheval ! ni aux arbres; et cependant combien d'hommes accablés de chaleur ont trouvé sous leur ombrage épais un abri salutaire ! Or, quelle différence y a-t-il entre celui qui m'a été utile sans le savoir, ou sans avoir la faculté de le savoir? Chez l'un et l'autre il y a eu absence de volonté. Quelle différence y a-t-il entre me prescrire d'avoir de la reconnaissance pour un navire, un char, une lance, ou pour un homme qui, sans plus d'intention de m'obliger que ces objets insensibles, ne m'a servi que par hasard? [6,8] VIII. On peut recevoir un bienfait à son insu, mais jamais à l'insu du bienfaiteur. Beaucoup de causes fortuites opèrent des guérisons, et ne sont pas pour cela des remèdes; tel homme, pour être tombé dans une rivière très froide, a recouvré la santé; une flagellation a parfois dissipé la fièvre quarte ; une crainte soudaine, détournant l'attention de l'âme vers un autre objet, a fait passer inaperçus des moments dangereux : toutes ces causes ont pu contribuer au salut, sans être salutaires. De même quelques hommes nous sont utiles sans le vouloir, ou même parce qu'ils ne le veulent pas; nous ne leur devons rien. Et si la fortune a fait tourner à bien leurs desseins pernicieux, pensez-vous que je doive quelque chose à celui qui, voulant me frapper, a frappé mon ennemi? à celui qui m'aurait nui, s'il ne se fût trompé ? Souvent un témoin, en se parjurant ouvertement, empêche qu'on n'ajoute foi même aux témoins véridiques, et fait plaindre l'accusé comme victime d'un complot. Quelques-uns ont été sauvés par la puissance même qui les opprimait; et les juges, disposés à condamner par justice, n'ont pas voulu condamner par faveur. Ne regardons pas cependant l'oppresseur et le faux témoin comme les bienfaiteurs de l'accusé, quoiqu'ils lui aient été utiles, parce que c'est le but où l'on vise, et non le but atteint qu'il faut considérer; et le bienfait diffère de l'injure, non par l'événement, mais par l'intention. Mon adversaire, en tombant dans des contradictions, en offensant le juge par son insolence, en se bornant .à faire entendre un seul témoin, a relevé ma cause. Je ne m'informe pas si son erreur m'est utile ; sa volonté m'était contraire. [6,9] IX. Oui, pour être reconnaissant, je dois vouloir faire tout ce que pour m'obliger on a dû faire. Quoi de plus injuste que de haïr celui qui, dans la foule, vous a marché sur le pied, ou qui vous a éclaboussé ou poussé un peu hors de votre chemin? Toutefois, quel autre motif cet homme allègue-t-il pour prévenir nos plaintes au sujet de ces actes qui sont des injures réelles, sinon qu'il les a faites sans en avoir l'intention ? La même raison empêche qu'il n'y ait bienfait dans un cas, ni injure dans l'autre, parce que c'est l'intention qui fait les amis et les ennemis. Combien en voit-on qu'une maladie a enlevés au service militaire! Quelques-uns ont dû à une assignation de leur ennemi, de ne point se trouver sur les lieux au moment où leur maison s'écroulait : d'autres n'ont échappé que par un naufrage aux mains des pirates. Toutefois nous ne sommes point redevables dans tous ces cas, parce que le hasard n'a pas la conscience des services qu'il rend; pas plus que nous ne devons de reconnaissance à l'ennemi dont les poursuites en justice nous ont sauvés, dors qu'il nous retenait pour nous tourmenter. Point de bienfait, s'il ne provient de bonne intention, s'il n'est avoué par le bienfaiteur. Il m'a servi sans le savoir; je ne lui dois rien: il m'a servi en voulant me nuire; j'en ferai tout autant. [6,10] X. Revenons au premier cas. Pour me montrer reconnaissant, vous voulez que je fasse quelque chose ; lui, pour m'obliger, n'a rien fait. Dans le deuxième cas, vous voulez que je rende volontairement ce que l'on m'a donné sans le vouloir. Que dire du troisième, qui par hasard est tombé de l'injure au bienfait? Pour que je vous sois redevable, c'est peu que vous ayez eu l'intention de m'obliger; pour que je ne vous doive rien, il suffit que vous ayez eu l'intention contraire. Car la volonté toute nue ne fait pas le bienfait : mais ce qui ne serait pas un bienfait si la fortune manquait à l'intention la plus pure, la plus complète, n'est pas un bienfait non plus, si la volonté n'a précédé l'événement. Pour m'obliger, il faut que non-seulement vous me soyez utile, mais utile avec intention. [6,11] XI. Cléanthe cite un exemple à ce propos. "J'envoie deux esclaves chercher Platon à l'Académie : l'un d'eux le cherche avec soin dans tout le Portique, parcourt les lieux où il espèrait pouvoir le trouver, et revient au logis après des courses aussi fatigantes qu'inutiles : l'autre s'est arrêté devant le premier bateleur qu'il a rencontré, puis, lorsque, flânant et baguenaudant, il s'amusait à jouer avec d'autres esclaves, il a vu passer Platon qu'il ne cherchait pas. De ces deux esclaves nous devons louer celui qui a fait de son mieux ce qui lui était commandé; l'autre, heureux fainéant, mérite les étrivières". C'est la volonté qui, à notre égard, caractérise les services; et voyez encore à quelles conditions elle me lie. C'est peu de vouloir, si l'on ne m'est utile; c'est peu de m'être utile, si on ne l'a voulu. Supposez qu'on ait eu l'intention de me faire un don, et qu'on ne l'ait pas fait; j'ai pour moi la bonne intention, mais je n'ai pas le bienfait, qui, pour être accompli, demande à la fois l'effet et la volonté. Si l'on a eu l'intention de me prêter de l'argent, et qu'on ne l'ait pas fait, je ne suis point débiteur. De même si, avec l'intention de me rendre service, quelqu'un ne l'a pas pu, je serai son ami, mais non son obligé. Je voudrai aussi lui être utile, car il en a eu la volonté à mon égard ; et même si ma fortune, plus favorable, me permet de l'obliger, ce sera de ma part un bienfait, et non un acte de réciprocité. Il sera envers moi lié par la reconnaissance; et, par ce premier pas, je commencerai à prendre date avec lui. [6,12] XII. Je pressens ce que vous voulez demander; vous n'avez pas besoin de me le dire, votre visage en dit assez : si quelqu'un, dites-vous, nous oblige pour son propre intérêt, lui devons-nous quelque chose? car souvent je vous entends vous plaindre que les hommes portent au compte d'autrui les services qu'ils se rendent à eux-mêmes. Je vais vous répondre, mon cher Libéralis; mais d'abord je veux scinder cette petite question, et séparer le juste de l'injuste. La différence est grande, entre obliger pour son propre intérêt, et non pour le nôtre, ou pour le sien et le nôtre en même temps. Celui qui, ne regardant que lui-même, nous sert, parce qu'il ne peut se servir lui-même autrement, je le mets au même rang que celui ou qui procure à ses troupeaux les fourrages d'hiver et d'été; qui nourrit ses esclaves, pour qu'ils se vendent mieux; qui engraisse et soigne ses boeufs, ou que le maître d'escrime qui exerce et équipe avec le plus grand soin sa troupe de gladiateurs. Comme dit Cléanthe, il y a loin d'un bienfait à une spéculation. [6,13] XIII. Néanmoins, je ne suis pas assez injuste pour n'avoir aucune obligation à celui qui, en faisant mon bien, a fait le sien. Je n'exige point qu'il s'occupe de moi sans aucun retour sur lui-même; au contraire, je désire que le bien qu'il m'aura fait lui soit plus profitable qu'à moi, pourvu qu'en me le faisant il ait eu deux personnes en vue, et qu'il ait partagé entre nous deux. Quoiqu'il soit en possession de la meilleure part, s'il est vrai qu'il m'ait associé à lui, et qu'il ait songé à nous deux, je suis non seulement injuste, mais encore ingrat, si je ne me réjouis pas de voir que ce qui m'est utile lui est utile en même temps. C'est le comble de la méchanceté, de n'appeler bienfait que ce qui porte préjudice au donateur. Quant à l'homme qui ne rend service que pour son propre intérêt, ma réponse sera toute différente. Après vous être servi de moi, pourquoi vous vanter de m'avoir été plus utile que je ne l'ai été à vous-même? "Supposez, dites-vous, que je ne puisse parvenir à une magistrature qu'en rachetant dix citoyens sur un grand nombre de prisonniers, ne me serez-vous pas redevable, si je vous délivre de l'esclavage et des chaînes? cependant je ne l'ai fait que pour moi". A cela je réponds : Ici, vous faites à la fois quelque chose pour vous et quelque chose pour moi : c'est pour vous que vous rachetez, et c'est pour moi que vous me rachetez : il vous suffisait pour votre intérêt de racheter les premiers venus; aussi je vous suis redevable, non parce que vous me rachetez, mais parce que vous m'avez choisi; car vous pouviez tout aussi bien parvenir à votre but par le rachat d'un autre que par le mien. Vous partagez avec moi le profit de cet acte, et vous m'admettez à la moitié d'un bienfait qui doit profiter à deux personnes. Vous me donnez la préférence sur d'autres; cela, par exemple, vous ne le faites que pour moi. Mais si, pour être élu préteur, il vous fallait racheter dix captifs, et que nous ne fussions que dix prisonniers, personne de nous ne vous serait en rien redevable; car ici vous auriez eu exclusivement votre intérêt en vue. Je ne cherche point à interpréter les bienfaits avec malveillance : je ne veux pas qu'ils tombent uniquement sur moi, je veux aussi que vous en ayez votre part. [6,14] XIV. "Eh quoi! dit-on, si j'avais tiré vos noms au sort, et que le vôtre sortit parmi ceux à racheter, ne me devriez-vous rien"? Oui, je vous devrais quelque chose, mais bien peu. Je m'explique. Vous faites pour moi quelque chose, en me donnant la chance du rachat. Mon nom est sorti, c'est un bienfait de la fortune; il a pu sortir, voilà votre bienfait. Vous m'avez mis sur la voie de ce bienfait, dont je dois la plus grande partie à la fortune; mais à vous je dois le pouvoir même d'être redevable envers elle. J'omettrai tout à fait ceux dont le bienfait est mercenaire, gens calculant non pas à qui, mais pour quel prix ils donnent, et qui, dans le bien qu'ils font, ne tiennent compte que d'eux-mêmes. Quelqu'un me vend du blé : je ne puis vivre, si je n'en achète; mais je ne dois pas la vie, pour en avoir acheté. Je ne considère pas combien était nécessaire une chose sans laquelle je n'aurais pas vécu, mais combien mérite peu de reconnaissance ce que je n'aurais pas eu sans le payer. En apportant son grain, le marchand n'a point songé à m'assister, mais à gagner. Ce que j'ai payé, je ne le dois point. [6,15] XV. "A ce compte, va-t-on me dire, vous prétendez ne devoir à votre médecin qu'une légère récompense; de même qu'à votre instituteur, parce que vous lui avez compté quelque argent, et néanmoins nous leur accordons une vive affection, un profond respect". A cela on répond qu'il est des choses qui valent plus qu'on ne les paie. Vous achetez du médecin une chose inappréciable, la vie et la bonne santé ; du précepteur qui vous enseigne les belles-lettres, vous achetez les connaissances libérales qui ornent votre esprit. Ce n'est donc pas la valeur de la chose, mais leur peine qui se paie, parce qu'ils nous sont utiles, et qu'abandonnant leurs affaires personnelles, ils se consacrent à nous : ils reçoivent non le prix de ce qu'ils méritent, mais la récompense de leur peine. On peut encore faire une autre réponse plus vraie que j'exposerai après vous avoir appris à réfuter celle-ci. "Il est, dit-on, certaines choses qui valent plus qu'on ne les paie, et pour lesquelles, bien qu'on les achète, on est encore redevable au delà de ce qu'on a payé". D'abord, qu'importe leur valeur, du moment qu'entre l'acheteur et le vendeur on est convenu du prix? Ensuite, je n'ai pas acheté la chose à son prix, mais au vôtre. "Elle vaut plus, dit-on, qu'elle ne s'est vendue; mais elle n'a pu être vendue davantage : or, le prix des choses dépend des circonstances". Vous aurez beau faire sonner bien haut leur valeur, elles ont été vendues tout ce qu'elles pouvaient l'être; et d'ailleurs, celui qui achète bon marché n'est point redevable au vendeur. Enfin, quand même elles vaudraient mille fois plus, l'estimation ne se règle pas sur l'avantage et l'utilité réelle, mais sur l'usage et le prix courant. Quel prix mettrez-vous à la peine du pilote qui traverse les mers; qui, après avoir perdu la terre de vue, vous trace une route assurée à travers les flots, et qui, prévoyant les tempêtes, ordonne tout à coup, au milieu de la sécurité générale, de plier les voiles, de. baisser les agrès, et de se tenir prêt contre les coups de la tourmente et contre un ouragan subit? Envers cet homme, cependant, pour un si grand bienfait, le prix du passage vous fait quitte. Combien estimez-vous un abri au milieu d'un désert, un toit pendant la pluie, un bain ou feu pendant le froid? Cependant je sais à quel prix je trouverai tout cela dans une auberge. Quel important service nous rend l'homme qui prévoit la chute de notre maison, qui, lorsque le bâtiment se lézarde et laisse voir des crevasses, en suspend le faite avec un art incroyable! cependant le prix de l'étaiement est fixe et modique. Un mur nous met à l'abri des attaques de l'ennemi et des incursions subites des brigands; et cependant on sait combien, pour élever ces tours qui serviront de remparts à la sûreté publique, un maçon peut gagner par jour. [6,16] XVI. Je ne finirais pas, si j'allais chercher plus loin des exemples pour prouver que de grands bienfaits coûtent peu. Pourquoi donc dois-je au médecin et au précepteur quelque chose de plus, et ne suis-je pas quitte envers eux après les avoir payés? Parce que de médecin et de précepteur ils se transforment en amis; parce qu'ils nous obligent moins par l'art qu'ils nous vendent, que par leur bienveillance et leur attachement. Quant au médecin, qui ne fait que me tâter le pouls, m'inscrire sur la liste de ses visites, me prescrire sans affection ce qu'il faut faire, ce qu'il faut éviter, je ne lui dois rien de plus, parce qu'il ne m'a pas visité comme ami, mais comme un client qui le mande. Je n'ai même aucun sujet d'honorer mon précepteur, s'il m'a laissé confondu dans la foule de ses élèves, s'il ne m'a pas jugé digne d'un soin particulier et personnel, s'il n'a pas fixé sur moi son attention, et si, lorsqu'il laissait tomber sa science sur tout le monde, je l'ai plutôt ramassée que reçue de lui. Pourquoi donc devons-nous beaucoup à ces deux hommes? Ce n'est pas que ce qu'ils nous ont vendu valût plus que nous ne l'avons acheté, c'est qu'ils nous ont obligés personnellement. L'un a fait plus qu'on n'exige d'un médecin; il a craint pour moi plus que pour sa réputation d'habileté : il ne s'est pas contenté d'indiquer les remèdes, il les a lui-même administrés. On l'a vu, parmi mes amis inquiets, accourir dans tous les moments critiques. Aucune fonction servile ne lui a paru pénible, aucune ne l'a rebuté. Mes gémissements ont troublé sa sécurité. Lorsque mille autres l'appelaient, c'est moi qu'il a soigné de préférence. Il n'a donné aux autres que le temps que lui laissait mon état. Ce n'est donc pas au médecin, c'est à l'ami que je suis obligé. Quant à l'autre, pour m'instruire il a supporté l'ennui, la fatigue; outre les leçons données en commun, il m'a transmis, il a infiltré en moi des' instructions particulières; ses exhortations ont éveillé mes dispositions naturelles; ses louanges m'ont encouragé; ses avis ont secoué ma paresse. Il a tiré, pour ainsi dire, par la main mon esprit lent et tardif. Il ne m'a pas versé la science goutte à goutte, pour se rendre plus longtemps nécessaire; au contraire, il aurait voulu pouvoir me l'infuser toute à la fois. Je serais bien ingrat, si je ne le mettais au nombre de mes plus chers amis. [6,17] XVII. Même aux revendeurs des denrées les plus viles on donne quelque chose par-dessus le marché, si l'on voit qu'ils ont mis du zèle à nous satisfaire; au pilote, au-plus vil artisan, au journalier, on alloue aussi quelque gratification. Quant à ces connaissances relevées qui sont le soutien ou l'ornement de la vie, celui qui s'imagine ne rien devoir au delà de ce qu'il a promis de payer est un ingrat. Ajoutez que la communication de ces connaissances fait naître l'amitié : cette union formée, on paie à l'instituteur aussi bien qu'au médecin le prix de sa peine; mais on lui doit toujours le prix du coeur. [6,18] XVIII. Platon avait passé une rivière dans une barque, sans que le batelier demandât rien pour le passage; prenant cela comme une marque de déférence pour sa personne, il dit que Platon s'en tenait pour obligé. Il vit ensuite cet homme transporter de même plusieurs personnes gratuitement; alors il déclara que Platon était dégagé de toute reconnaissance. Car, pour que je vous sois redevable d'un service, il ne suffit pas de me le rendre, il faut qu'il me soit en outre spécialement destiné. Vous ne pouvez réclamer de personne en particulier ce que vous avez répandu sur tout un peuple. Quoi donc! ne doit-on rien pour un bienfait de ce genre? rien individuellement; je vous paierai avec tout le monde ce que je vous dois avec tout le monde. [6,19] XIX. "Vous niez, dit-on, que ce soit un bienfait de me faire passer le Pô sans payer"? Oui, je le nie : on m'a sans doute rendu un léger service; mais je ne vois pas là un bienfait : le batelier a eu son intérêt en vue, et non pas le mien assurément. En somme, lui-même ne songe pas à m'accorder personnellement ce bienfait: il le fait ou pour le peuple romain, ou à cause du voisinage, ou dans des vues d'ambition personnelle, parce qu'il attend en revanche quelque autre avantage d'un tout autre prix que le salaire qu'il aurait reçu de chaque passager. "Mais, dit-on encore, si le souverain donnait le droit de cité à tous les Gaulois, et quelque immunité aux Espagnols, tous les particuliers gaulois ou espagnols ne lui devraient donc rien"? Pourquoi non? seulement ils lui devraient non pas un bienfait personnel, mais leur part d'un bienfait public. "Le prince, dit-on encore, n'a nullement songé à moi. Au moment où il le conférait à la nation il n'a pas eu proprement l'intention de me donner, à moi, le droit de cité, et jamais il n'a pensé à moi. Quelle reconnaissance lui devrais-je donc pour une action dans laquelle il n'a pas eu en vue mon intérêt"? Premièrement, quand il a pensé à faire du bien à tous les Gaulois, il a pensé aussi à m'obliger, car j'étais Gaulois; et bien qu'il n'ait pas été fait mention expresse de moi, j'étais compris sous cette désignation générale. En second lieu, et quoique, à titre particulier, je ne doive rien, je dois néanmoins à titre public; comme individu, je ne paierai pas comme pour mon compte, mais je contribuerai pour celui de la patrie. [6,20] XX. Si quelqu'un prête de l'argent à ma patrie, je ne me dirai point son débiteur; et, candidat ou accusé, je ne reconnaîtrai pas la dette: toutefois, pour la rembourser, je fournirai ma quote-part. De même, un présent fait au public n'engage point ma gratitude : on m'a donné quelque chose, il est vrai, mais sans m'avoir personnellement en vue; on m'a donné quelque chose; mais sans le savoir : je m'avouerai cependant redevable jusqu'à un certain point, parce que, bien que par un long détour, le bienfait est parvenu jusqu'à moi. Pour qu'une action m'oblige il faut qu'elle soit faite à cause de moi. "De cette façon-là, dit-on, vous ne devez rien au soleil ni à la lune; car ce n'est pas pour vous qu'ils se meuvent". Mais comme ils se meuvent pour conserver l'univers, ils se meuvent aussi pour moi, puisque je fais partie de l'univers. Ajoutez maintenant que notre état et celui de ces astres diffèrent essentiellement; car celui qui me fait du bien pour s'en faire aussi à lui-même, n'est pas devenu par là mon bienfaiteur, puisqu'il m'a fait l'instrument de son propre avantage. Mais si la lune et le soleil nous sont utiles, ce n'est pas dans l'intention d'être utiles à eux-mêmes. En effet, que pourrions-nous faire pour eux? [6,21] XXI. "Je croirais, dites-vous, que le soleil et la lune veulent nous être utiles, s'ils pouvaient ne le vouloir pas; or, il n'est point en leur puissance de ne pas se mouvoir; je les défie bien de s'arrêter et de suspendre leurs révolutions". Cette objection, voyez combien de manières on la réfute. On ne veut pas moins, pour être dans l'impossibilité de ne pas vouloir : au contraire, c'est une grande marque d'une ferme et constante volonté, de ne pouvoir même changer. Il est impossible à l'homme de bien de ne pas faire ce qu'il fait; car il cesserait d'être homme de bien, s'il ne le faisait. Ainsi l'homme de bien ne répand de bienfaits, que parce qu'il fait ce qu'il doit, et qu'il lui est impossible de ne pas faire ce qu'il doit. D'ailleurs, il y a bien de la différence entre dire : Il n'a pas le pouvoir de ne pas agir ainsi, parce qu'il y est forcé; ou bien : Il ne peut pas ne pas le vouloir. Car, s'il est contraint de le faire, ce n'est pas à lui que je suis redevable du bienfait, mais à celui qui l'y a contraint. Mais s'il est contraint d'avoir cette volonté, parce qu'il n'a rien de mieux à vouloir, c'est lui-même qui se contraint; et ce dont je ne lui serais pas redevable comme forcé et contraint, je le lui dois comme exerçant cette contrainte. "Que les astres, dites-vous, cessent de vouloir"! Ici, arrêtez-vous sur cette pensée. Quel est l'homme assez dépourvu de raison pour refuser le nom de volonté à celle qui n'a pas à craindre de cesser ni changer jamais ? loin de là, il semble qu'aucun ne doive avoir la volonté plus prononcée, que celui dont la volonté est si constante qu'elle est éternelle? Et si l'on accorde la volonté à celui qui peut ne vouloir pas, refusera-t-on la volonté à celui qui, par sa nature, est dans l'impossibilité de ne pas vouloir ? [6,22] XXII. "Eh bien! dit-on, s'ils le peuvent, qu'ils s'arrêtent"! Cela revient à dire : Que tous ces corps, séparés par d'immenses intervalles, et coordonnés pour le maintien de l'univers, quittent leurs postes; qu'une confusion soudaine dans la nature précipite les astres sur les astres; que, rompant leur harmonie, les corps célestes tombent et s'abîment; que l'action de cette vitesse extrême qui devait transmettre le mouvement à travers tant de siècles, soit tout à coup suspendue; que ces planètes qui vont et reviennent alternativement, et dont les contre-poids tiennent le monde en équilibre, s'embrasent à la fois d'un subit incendie; enfin, que l'infinie variété des êtres se résolve et se confonde en une seule ruine : Que le feu, maître de l'espace, cède ensuite à la nuit inerte, et qu'un abîme sans fond absorbe tant de dieux! Faut-il donc que, pour vous convaincre, tout s'anéantisse? Les mouvements de l'univers vous servent même en dépit de vous; c'est pour vous qu'ils s'opèrent, quoiqu'ils aient encore une cause première et supérieure. [6,23] XXIII. Ajoutez encore qu'aucune cause extérieure ne peut contraindre les dieux; leur immuable volonté leur sert de loi : ils ont établi des règles qu'ils ne changeront jamais. Aussi ne peut-on admettre qu'ils agissent contre leur gré; car ils ont voulu que les choses qu'ils ne pouvaient cesser de faire durassent éternellement; et jamais ils ne se repentent de leur prémière résolution. Sans doute il ne leur est pas permis de s'arrêter et de marcher en sens contraire, mais par la seule raison que leur propre puissance les maintient dans la même résolution; ce n'est point par faiblesse qu'ils y persistent, mais parce qu'ils ne peuvent s'écarter de la meilleure route, et que telle est la direction qu'ils ont déterminée. Dans cette première ordonnance qu'ils suivirent en formant l'univers, ils se sont aussi occupés de nos destinées, et leur providence est descendue jusqu'à l'homme. Aussi ne pouvons-nous supposer que ce soit pour eux-mêmes qu'ils parcourent les espaces et qu'ils déploient leurs magnifiques ouvrages, car nous-mêmes nous faisons partie de leurs oeuvres. Nous devons donc de la reconnaissance au soleil, à la lune et aux autres divinités : car, encore bien que ce ne soit pas exclusivement pour nous qu'ils opèrent leurs révolutions, cependant, en s'élevant à des régions plus élevées, ils ne laissent pas de nous prêter leur assistance. Ajoutez qu'ils le font avec intention : nous leur devons donc de la reconnaissance, puisque ce n'est pas à leur insu que leurs bienfaits nous arrivent, et qu'ils savaient que nous devions recevoir ceux dont nous jouissons. Et encore que leur projet arrêté fût plus vaste et le but de leurs travaux plus élevé que la conservation des choses mortelles, néanmoins, dès le commencement du monde, leur prévoyance s'est étendue jusqu'à nos besoins; et l'ordonnance de l'univers, telle que nous la voyons, fait assez voir que l'avantage des hommes n'a pas été un de leurs derniers soins. On doit une pieuse affection à ses parents et cependant combien en est-il qui ont cherché la jouissance sans avoir l'intention d'engendrer! Pour les dieux, on ne peut supposer qu'ils ignoraient ce qu'ils faisaient, puisque à la fois ils nous ont pourvus d'aliments et de secours : ce ne peut être sans y songer qu'ils ont créé des êtres pour lesquels ils en ont créé tant d'autres. Certainement la nature a pensé à nous avant de nous produire, et nous ne sommes pas une création si chétive, que nous soyons tombés fortuitement de ses mains. Voyez quelle puissance elle nous a confiée; ce n'est pas sur l'homme seulement que s'étend l'empire de l'homme! Voyez jusqu'où nos corps peuvent se porter : les limites des continents ne sauraient nous arrêter; toutes les parties de la nature nous sont ouvertes : Voyez jusqu'où peuvent s'élever nos esprits; comme ils ont seuls la connaissance des dieux; comme ils la cherchent; comme, par un sublime enthousiasme, ils s'élancent au milieu des intelligences célestes! Sachez donc que l'homme n'est pas une oeuvre faite au hasard et sans réflexion. La nature, parmi ses meilleurs ouvrages, n'en a pas dont elle soit plus glorieuse, ou du moins à qui elle fasse plus de gloire. Quelle fureur est-ce donc de contester aux dieux leurs bienfaits! Comment sera-t-on reconnaissant envers les hommes que l'on ne peut payer de retour sans qu'il en coûte, quand on ne se croira pas redevable envers des êtres dont nous avons reçu les plus grands bienfaits, qui nous les continueront sans cesse, et qui ne demanderont jamais de retour? Quelle perversité de ne point se croire redevable envers un bienfaiteur qui se montre libéral même envers celui qui le renie, et de tirer de la continuité même et de l'enchaînement de ses bienfaits la preuve d'une bienfaisance contrainte et forcée ! Je ne veux pas de ses présents; qu'il les garde! qui lui demande rien? Accumulez ces expressions et d'autres semblables, dictées par une impudente effronterie, vous n'en éprouverez pas moins la bienfaisance de celui dont la libéralité vous prévient, lors même que vous osez la nier, et dont le plus grand des bienfaits est de vous en accorder en dépit de vos plaintes. [6,24] XXIV. Ne voyez-vous pas comme les parents contraignent la tendre enfance de leur progéniture à endurer des contrariétés salutaires ? Quoique l'enfant pleure et résiste, on le soigne attentivement ; et de peur qu'une liberté hâtive ne lui déforme les membres, on les assujettit pour qu'ils se développent comme il faut. Bientôt on leur inculque les arts et les sciences, et la crainte triomphe de la mauvaise volonté. Enfin, on façonne la jeunesse fougueuse à la frugalité, à la pudeur, aux bonnes moeurs ; et si elle se montre peu docile, on emploie la contrainte. Lorsque des jeunes gens déjà maitres d'eux-mêmes, par crainte ou par intempérance, repoussent les remèdes nécessaires, on les soumet à la force et même à l'esclavage. Les plus grands bienfaits sont donc ceux que nous recevons de nos parents, sans le savoir ou sans le vouloir. [6,25] XXV. A ces ingrats qui repoussent les bienfaits, non parce qu'ils les dédaignent, mais pour s'affranchir de la reconnaissance, ressemblent ceux qui, au contraire, dans l'exagération de leur gratitude, souhaitent qu'il arrive quelque disgrâce à ceux qui les ont obligés, afin d'avoir occasion de leur faire connaître combien ils se souviennent du bienfait. Est-ce là bien agir ? est-ce de la bienveillance, je le demande? La disposition de ces gens-là rappelle les transports indiscrets de ces amants furieux, qui souhaitent l'exil à leur maîtresse pour l'accompagner dans sa fuite et dans sa retraite : la pauvreté, pour venir, par leurs dons, au-devant de ses besoins : la maladie, pour la soigner au chevet du lit ; leur amour leur inspire les mêmes voeux que la haine pourrait former. Il y a peu de différence entre la haine et un fol amour. On voit tomber dans le même travers ces amis qui désirent malheur à leurs amis, pour les en tirer, et qui vont à la bienfaisance par la voie du mal. Combien ne vaudrait-il pas mieux s'abstenir d'obliger, que de chercher par un crime l'occasion de rendre service ! Que dirait-on d'un pilote qui demanderait aux dieux les tempêtes et les orages les plus affreux, afin de rendre par le péril son habileté plus agréable? Que dirait-on d'un général qui invoquerait les dieux pour voir une nombreuse troupe d'ennemis cerner son camp, franchir ses fossés dans une attaque soudaine, arracher ses retranchements devant son armée tremblante, enfin, planter ses drapeaux aux portes mêmes du camp : le tout pour avoir plus de gloire à remédier aux désastres et à la déroute de son parti ? C'est toujours faire prendre à ses bienfaits une route détestable, que d'invoquer les dieux contre celui qu'on se dispose à secourir, et de vouloir le voir terrassé, avant de le relever. C'est une gratitude perverse et inhumaine, que celle qui forme des voeux contre ceux à qui elle ne peut manquer sans crime. [6,26] XXVI. "Mon voeu, dit-on, ne lui fait aucun mal, parce que je souhaite en même temps le mal et le remède". Vous avouez là un léger tort, moindre pourtant que si vous souhaitiez le péril sans le remède. Il y a de la méchanceté à me plonger dans l'eau pour m'en tirer ; à me renverser pour me relever; à m'emprisonner pour me relâcher. Ce n'est pas un bienfait que la cessation d'une injure; et ce n'est jamais un service, d'ôter le mal que soi-même on avait causé. Ne me blessez pas, cela vaut mieux que de me guérir. Vous pouvez acquérir des droits à ma reconnaissance en guérissant ma blessure, mais non en me blessant pour me guérir. Une cicatrice ne fait plaisir que parce qu'elle vient après la blessure: celle-ci vient-elle à se fermer, nous en sommes fort aises ; mais nous aimerions mieux n'avoir pas été blessés. Un pareil souhait pour celui qui n'aurait rien fait pour vous, serait encore inhumain; combien l'est-il davantage à l'égard de celui qui vous a fait du bien ! [6,27] XXVII. "Je souhaite en même temps, dit-on encore, de lui porter secours". Premièrement, si je vous interromps au milieu de votre voeu, vous êtes déjà ingrat; car je n'ai pas encore entendu ce que vous voulez faire pour lui; je sais seulement le mal que vous lui souhaitez. Ce sont des inquiétudes, des craintes et quelque chose de pire encore que vous appelez sur sa tête : vous souhaitez qu'il implore assistance; voilà qui est contre lui : vous souhaitez qu'il ait besoin de votre aide ; voilà qui est pour vous: vous ne voulez pas le secourir, mais seulement vous acquitter. Se hâter de la sorte, c'est avoir plus envie d'être quitte, que de payer. Ainsi, la seule partie de votre voeu qui pourrait passer pour honnête, celle qui consiste à ne pas vouloir être redevable, est encore une preuve honteuse d'ingratitude: car, ce que vous souhaitez, c'est moins la faculté de rendre la pareille, que pour votre ami la nécessité d'implorer ce retour. Vous voulez acquérir la supériorité sur lui, ce qui est fort mal; vous voulez que celui qui vous a rendu service se jette à vos pieds : combien ne vaut-il pas mieux être de bon coeur redevable, que de s'acquitter par de mauvais moyens ! En niant le bien qu'il vous a fait, vous seriez moins coupable; votre bienfaiteur ne perdrait que ce qu'il vous a donné. Maintenant vous voulez, par la perte de tous ses biens, le faire tomber dans votre dépendance, et, par le renversement de sa fortune, le ravaler au-dessous de ses bienfaits ; et vous prétendez ensuite que je voie en vous un homme reconnaissant? Osez proférer ce voeu devant celui que vous prétendez vouloir servir. Appelez-vous un voeu favorable celui dont une moitié appartient à la reconnaissance, et l'autre à la haine, et qu'on croirait venir d'un adversaire, d'un ennemi, si l'on en supprimait les derniers mots ? On voit aussi des ennemis désirer prendre certaines villes pour les conserver, désirer vaincre pour pardonner aux vaincus ; et ce ne sont pas moins là des souhaits d'ennemis, chez qui la clémence ne vient qu'à la suite de la cruauté. Enfin, que penser d'un voeu dont personne ne désirerait moins l'accomplissement que celui pour qui vous le formez ? Vous êtes très coupable envers celui à qui vous voulez que les dieux fassent du mal, afin que vous puissiez lui faire du bien ; vous n'êtes pas moins criminel envers les dieux. Vous leur assignez un rôle de cruauté, et vous vous attribuez un rôle d'humanité : les dieux feront le mal, et vous ferez le bien? Si vous suscitiez contre lui un accusateur, pour l'écarter ensuite; si vous l'engagiez dans les embarras d'un procès, pour les dissiper ultérieurement, personne n'hésiterait à voir là un crime. Quelle différence entre les voies frauduleuses et le voeu que vous formez, sinon que vous invoquez contre lui des adversaires bien plus puissants Et n'allez pas dire: "Quel tort lui fais-je"? Votre souhait est vain, ou bien il est nuisible, ou plutôt il serait nuisible, quand même il serait vain. Si ce que vous désirez n'arrive point, c'est par le bienfait des dieux ; mais c'est le mal que vous avez désiré. Cela suffit : on doit vous en savoir aussi mauvais gré que si vous l'aviez fait. [6,28] XXVIII. On répond : "Si mes voeux eussent été exaucés, ils l'auraient été aussi quant à votre sûreté". D'abord, vous me souhaitez un péril certain, sujet à un secours incertain; secondement, supposez de part et d'autre une égale certitude : c'est le mal qui vient le premier. En outre, seul vous savez la nature de votre voeu; moi, je suis surpris par la tempête, doutant du port et du secours. Quel tourment ! songez-y vous-même, si je reçois, quel tourment d'avoir eu besoin ! si j'en réchappe, d'avoir tremblé! si l'on m'absout, d'avoir été accusé! La cessation de la crainte n'a jamais autant de charme qu'une sécurité solide et inébranlable. Souhaitez de pouvoir me rendre la pareille, quand j'en aurai besoin; ne me souhaitez pas ce besoin. Si vous en aviez eu le pouvoir, le mal que vous me souhaitez, vous l'eussiez fait vous-même. [6,29] XXIX. Combien est plus honnête cet autre voeu : je souhaite qu'il soit toujours en position d'accorder des bienfaits et jamais d'en avoir besoin! Qu'il soit toujours pourvu des moyens de se montrer bienveillant, libéral, secourable, et que chez lui il n'y ait jamais impossibilité d'accorder des bienfaits, ni sujet de se repentir de les avoir accordés : que son âme, déjà si naturellement portée à l'humanité, à la miséricorde, à la clémence, soit encouragée, provoquée au bien par la foule des hommes reconnaissants : que toujours ceux-ci soient prêts à le payer de retour, mais qu'il ne soit pas, lui, dans la nécessité de les mettre à l'épreuve; qu'envers personne il ne soit dur et insensible, mais qu'il n'ait à réclamer la pitié de personne, que, toujours égale pour lui, la fortune persévère à ne lui faire éprouver la gratitude de personne autrement que de coeur et d'intention. Combien sont plus justes ces voeux qui ne renvoient pas à une occasion, mais te font de suite reconnaissant ! Qui nous empêche, en effet, de témoigner notre reconnaissance à un bienfaiteur fortuné ? combien n'avons-nous pas de moyens de nous acquitter, même envers les plus opulents, du bien que nous avons reçu d'eux ! un conseil sincère, des visites assidues, une conversation douce ou agréable, exempte d'adulation; une attention prompte, si l'on vous consulte; de la discrétion, si l'on vous fait une confidence; de la familiarité dans les procédés. Personne n'est élevé assez haut par la fortune, pour n'avoir pas d'autant plus besoin d'un ami, qu'il a moins besoin de tout le reste. [6,30] XXX. Elle est bien fâcheuse cette occasion; que tous vos voeux l'écartent, la repoussent. Pour que vous puissiez montrer de la reconnaissance, vous faut-il des dieux irrités ? Et ne sentez-vous pas votre faute par cela même qu'il en va mieux pour l'homme envers qui vous êtes ingrat? Figurez-vous la prison, les chaînes, l'infamie, l'esclavage, l'indigence : voilà les occasions prévues par votre voeu; et si l'on a passé avec vous un contrat de bienfaisance, c'est ainsi que l'on s'en tire. Que ne souhaitez-vous plutôt la puissance.et le bonheur à celui qui vous a rendu de grands services ? car, ainsi que je l'ai dit, qui vous empêche de vous montrer reconnaissant même envers les hommes qui sont au comble de la félicité ? Mille moyens divers s'offriront à vous. Quoi donc? ignorez-vous qu'on paie ses dettes même aux riches? Sans vous serrer de trop près malgré vous, admettons que l'opulence et la félicité de votre bienfaiteur aient exclu tout le reste, je vais vous indiquer un genre d'indigence que souffrent les grandeurs, un bien qui manque à ceux qui sont maîtres de tout. C'est un ami qui sache dire la vérité, qui voyant un homme que la foule des imposteurs a conduit jusqu'à l'ignorance du vrai par l'habitude d'entendre l'agréable au lieu de l'honnête, l'arrache à l'harmonieux concert des discours mensongers. Ne voyez-vous pas dans quel précipice le jette la liberté morte autour de lui, le dévoûment soumis à de lâches complaisances, quand nul ne lui dit franchement son avis pour le conseiller ou le dissuader ; c'est un combat d'adulation; et le seul office de tous les amis, leur seul débat, c'est à qui le trompera par de plus lâches flatteries. Aussi les grands, méconnaissant le degré de leurs forces, et se croyant aussi puissants qu'ils l'entendent dire, se sont attiré des guerres inutiles qui doivent mettre toutes choses en question : ils ont rompu une paix utile et nécessaire. Maîtrisés par leur colère, que personne ne retenait, ils ont versé des flots de sang, et ont fini par répandre le leur, en voulant se venger d'offenses chimériques, comme si elles étaient réelles; en se persuadant qu'il n'est pas moins honteux de fléchir, que d'être vaincu; en regardant enfin comme éternel un pouvoir qui n'est jamais plus chancelant que lorsqu'il est à son comble. Ils ont fait écrouler sur eux et sur leurs sujets de grands royaumes, et n'ont pas compris que sur ce théâtre brillant de biens faux et passagers, ils devaient s'attendre à toutes les infortunes, du moment qu'ils n'ont pu entendre un mot de vérité. [6,31] XXXI. Lorsque Xerxès eut déclaré la guerre à la Grèce, il n'y eut pas un courtisan qui ne s'efforçât d'exciter cette âme superbe et oublieuse de la fragilité des grandeurs qui faisaient sa confiance. L'un disait que les ennemis ne pourraient soutenir la nouvelle de cette guerre, et qu'au premier bruit de son arrivée, ils prendraient la fuite ; l'autre ajoutait que, sans aucun doute, la Grèce allait être non seulement vaincue, mais écrasée, par cette masse de combattants; que la seule chose à craindre était qu'on ne trouvât les villes désertes, et, par la fuite de l'ennemi, de vastes solitudes, sans rencontrer personne pour exercer des forces si nombreuses ; un troisième lui disait que la nature suffirait à peine à leur déploiement, que les mers seraient trop étroites pour ses flottes, les campagnes trop peu étendues pour ses soldats, les plaines trop bornées pour les évolutions de sa cavalerie, et que le ciel offrirait à peine assez d'espace pour les javelots lancés par tant de mains. Au milieu de ce concert de bravades trop faites pour exciter la vanité d'un homme déjà plein de lui-même, le Lacédémonien Démarate osa seul dire que ces troupes confuses et pesantes et dont le prince était si fier, n'étaient redoutables que pour celui qui les commandait; qu'elles avaient plus de poids que de force ; que les masses trop nombreuses ne pouvaient jamais être bien dirigées, et qu'une armée sans discipline ne pouvait longtemps subsister. "A la première montagne, ajouta-t-il, les Lacédémoniens s'opposeront à votre passage; et ils vous feront voir ce dont ils sont capables. Tant de milliers de peuples, trois cents Spartiates les arrêteront; ils resteront immobiles à leur poste; ils défendront les défilés confiés à leur garde et les fermeront de leurs corps; toute l'Asie ne leur fera pas quitter la place contre tout cet appareil menaçant, contre ce choc et cette invasion de presque tout le genre humain se ruant sur eux, une poignée d'hommes servira de rempart. Quand la nature, par le bouleversement de ses lois, vous aura laissé franchir les mers, vous serez arrêté dans un défilé, et vous pourrez calculer vos pertes futures, en voyant combien vous aura coûté le pas des Thermopyles. Vous apprendrez que vous pouvez être mïs en fuite, en éprouvant que vous pouvez être arrêté. Les Grecs reculeront peut-être sur plusieurs points comme devant un torrent impétueux, dont la première irruption cause un grand effroi; mais ensuite ils se rallieront de divers côtés, et vous serez accablé sous vos propres forces. On a raison de dire que cet appareil de guerre est trop grand pour le pays que vous voulez envahir. C'est un désavantage de plus; la Grèce vous vaincra par cela même qu'elle ne peut vous contenir; vous ne pourrez faire usage de toutes vos forces. D'ailleurs, vous serez privé du grand moyen de salut pour une armée, lequel consiste .à pouvoir remédier aux premiers revers de la fortune, à porter secours à ses troupes ébranlées, à rallier, à encourager les soldats qui plient ; vous serez vaincu longtemps avant de vous en apercevoir. Au reste, gardez-vous de croire que votre armée soit invincible, parce que son chef lui-même n'en connaît pas le nombre. Rien de si grand qui ne puisse périr ; et quand il n'y aurait pas d'autre cause de destruction, cette grandeur même en est une suffisante". La prédiction de Démarate s'accomplit. Le prince qui croyait disposer à son gré des choses divines et humaines, et qui jusqu'alors avait triomphé de tous les obstacles, trois cents Spartiates l'arrêtèrent : ses débris répandus dans toute la Grèce, lui apprirent la différence entre une foule et une armée. Aussi, plus malheureux de sa honte que de sa perte, il remercia Démarate d'avoir été le seul à lui dire la vérité, et lui permit de demander ce qu'il voulait. Démarate demanda à faire son entrée dans Sardes, grande ville d'Asie, porté sur un char et la tête ceinte de la tiare droite, privilége exclusivement réservé aux rois. Il méritait cette récompense avant de l'avoir demandée; mais qu'il faut plaindre la nation où il n'y eut pour dire la vérité au roi, qu'un homme qui ne savait pas se la dire à lui-même! [6,32] XXXII. Auguste exila sa fille dont les débordements passaient toutes les bornes de l'impudicité; il publia ainsi les infamies de la maison impériale : les amants admis en troupe; les promenades et les orgies nocturnes ; la place publique elle-même et la tribune aux harangues, d'où le père avait publié sa loi sur l'adultère, choisies de préférence par la fille pour ses prostitutions ; le concours journalier à la statue de Marsyas, lorsque, d'adultère changée en courtisane vénale, elle se ménageait, en se livrant à des amants inconnus, le droit de tout oser. Le prince, dans sa colère, fit publier toutes ces turpitudes qu'il aurait dû cacher et punir; car il est des crimes dont la honte retombe sur celui même qui les punit. Quelque temps après, la colère ayant fait place à la honte, il gémit de n'avoir pas enseveli dans le silence des désordres qu'il avait ignorés jusqu'au moment où il ne pouvait plus en parler sans rougir, et s'écria plus d'une fois : "Rien de cela ne me serait arrivé, si Agrippa ou Mécène eussent vécu"! Tellement il est difficile au maître de tant de milliers d'hommes d'en remplacer deux ! Des légions ont été taillées en pièces, et aussitôt on en a levé d'autres ; une flotte a été détruite, une autre flotte a vogué peu de jours après; des monuments publics ont été ravagés par l'incendie ; ils se sont relevés plus beaux qu'auparavant. Mais, durant toute la vie d'Auguste, la place d'Agrippa et de Mécène resta vide. Que faut-il en penser ? Était-il impossible de retrouver deux hommes pareils ? ou n'était-ce pas la faute du prince lui-même, qui aima mieux se plaindre que de chercher? Ne croyons pas toutefois qu'Agrippa et Mécène fussent dans l'habitude de lui dire la vérité : s'ils avaient plus longtemps vécu, ils seraient devenus dissimulés comme les autres. Il est dans le caractère des rois de louer les morts pour faire injure aux vivants, et d'attribuer le mérite de dire la vérité à ceux de qui ils ne risquent plus de l'entendre. [6,33] XXXIII. Mais, pour revenir à mon sujet, vous voyez combien il est facile de témoigner sa reconnaissance aux riches et aux hommes qui sont parvenus au faîte de la grandeur. Dites-leur, non ce qu'ils veulent entendre, mais ce qu'ils voudront avoir toujours entendu; et qu'à leurs oreilles pleines de flatteries une parole sincère parvienne quelquefois: donnez un conseil utile. Vous demandez ce que vous pouvez faire pour un homme heureux? faites qu'il ne se fie pas trop à sa prospérité, et qu'il apprenne de vous qu'il faut un grand nombre de bras fidèles pour la retenir. Est-ce donc un petit service de votre part, que de lui faire perdre une bonne fois la folle assurance que sa grandeur doit toujours durer, et de lui enseigner que les biens donnés par le hasard sont sujets à changer et s'en vont beaucoup plus vite qu'ils ne viennent; que si l'on est parvenu au sommet par degrés, l'on n'en descend point de même; mais que souvent, entre la plus haute et la plus déplorable fortune, il n'y a pas d'intervalle? Vous ne connaissez pas le prix de l'amitié, si vous ne pensez pas donner beaucoup à l'homme auquel vous donnez un ami; chose si rare, je ne dis pas seulement dans les familles, mais dans les siècles, et qui nulle part n'est plus difficile à trouver que là où l'on croit qu'elle abonde. Quoi! vous vous imaginez que ces livres auxquels la mémoire ou la main des nomenclateurs suffit à peine, sont remplis des noms de vos amis? Ce ne sont pas des amis, ceux dont la foule assiège votre porte, qui sont admis aux premières et aux secondes entrées. C'est une vieille coutume des rois et de ceux qui les imitent d'enregistrer tout un peuple d'amis. Il appartient à leur fol orgueil d'attacher un grand prix au droit d'entrer chez eux et même de toucher le seuil de leur maison, et d'accorder comme un honneur la faculté d'être admis, soit le plus près de leur porte, soit le premier dans l'intérieur, où il y a d'ailleurs plusieurs autres portes, que ceux même qui sont entrés par la première ne peuvent franchir. [6,34] XXXIV. Parmi nous, C. Gracchus, et quelque temps après, Livius Drusus, furent les premiers qui partagèrent en différentes classes leurs nombreux partisans, recevant les uns en audience privée, les autres plusieurs à la fois, d'autres enfin avec la foule. De sorte qu'ils avaient des amis du premier ordre, des amis du second ordre, mais jamais de vrais amis. Appelez-vous ami celui dont le salut arrive à tour de rôle? croyez-vous, trouver ouvert le coeur d'un homme qui chez vous, par une porte à peine ouverte, se glisse plutôt qu'il n'entre. Pourra-t-il jamais s'élever à la libre franchise, celui qui ne prononce qu'à son rang un bonjour banal et vulgaire, commun à tous les inconnus? Ainsi, quand vous visiterez quelqu'un de ces personnages dont le lever met la ville en émoi, même quand vous verriez les rues assiégées par la foule, quand vous rencontreriez ce flux et ce reflux d'adulateurs qui se heurtent on sens contraire, sachez bien que vous êtes dans un endroit plein d'hommes et vide d'amis. C'est dans le coeur qu'il faut chercher l'ami, non sous le vestibule; c'est dans le coeur qu'il faut le recevoir, le retenir, lui donner une place intime. Enseignez ces principes, et vous êtes reconnaissant. Vous jugez mal de vous-même, si vous vous croyez utile seulement dans l'affliction, et inutile dans 1a prospérité. De même que, dans les circonstances périlleuses, favorables ou contraires, vous agissez avec sagesse en usant de prudence dans le péril, de courage dans l'adversité, et de modération dans la prospérité; de même, vous pouvez, dans tous les cas, vous rendre utile à votre ami. Sans l'abandonner dans l'adversité, sans la lui souhaiter, beaucoup d'occasions indépendantes de vos voeux viendront, parmi les innombrables vicissitudes de la vie, offrir de l'exercice à votre fidélité. De même que celui qui souhaite à quelque autre l'opulence, afin de la partager, en paraissant faire un voeu pour autrui, pense en effet à lui-même; ainsi celui qui souhaite à son ami quelque malheur pour l'en tirer par son aide et son dévoûment, ce qui est le fait d'un ingrat, se préfère à son ami, et croit que ce n'est pas trop de l'infortune d'un bienfaiteur pour se montrer reconnaissant; il est, par là même, ingrat. Il veut se décharger, se délivrer d'un lourd fardeau. Il y a bien de la différence entre payer de retour pour rendre le bienfait, ou pour en être débarrassé. Celui qui veut rendre s'accommodera aux convenances de son bienfaiteur, et souhaitera l'arrivée d'une occasion favorable; celui qui ne désire que de se libérer trouvera tous les moyens bons pour y parvenir : ce qui indique une disposition très blâmable. [6,35] XXXV. Ce trop grand empressement, je le répète, est d'un ingrat; je ne puis mieux le démontrer qu'en revenant sur ce que j'ai dit. Vous voulez moins rendre le bienfait, que vous y soustraire. C'est comme si vous disiez : "Quand donc serai-je débarrassé de cet homme? employons tous les moyens pour ne plus lui être obligé". Si vous souhaitiez de vous acquitter avec le propre bien de votre bienfaiteur, vous paraîtriez bien éloigné d'être reconnaissant. Ce que. vous désirez est encore plus injuste; car vous le maudissez, et vous frappez d'imprécation sa tête, qui doit être sacrée pour vous. Personne, je pense, n'hésiterait à vous proclamer un homme cruel, si vous appellez sur lui ouvertement la pauvreté, la captivité, la faim et la terreur. Qu'importe que votre voeu soit conçu en termes différents? Oseriez-vous, dans votre bon sens, former pour vous aucun de ces souhaits? Poursuivez, et regardez comme un acte de reconnaissance ce que ne ferait pas même un ingrat, qui pourrait aller jusqu'à nier le bienfait, mais non jusqu'à haïr le bienfaiteur. [6,36] XXXVI. Qui donnerait à Énée le nom de pieux, s'il avait souhaité que sa patrie fût prise pour dérober son père à l'esclavage? De même, qui louerait les jeunes Siciliens, si, pour donner aux fils un bon exemple, ils avaient désiré que l'Etna, vomissant plus que jamais des torrents d'un feu qui dévore, leur fournît une occasion de déployer leur piété filiale, en arrachant leurs pères à l'incendie? Rome ne devrait rien à Scipion, s'il avait entretenu la guerre punique afin de la terminer: elle ne devrait rien aux Decius, pour avoir par leur mort sauvé leur patrie, s'ils avaient d'abord souhaité qu'un extrême malheur rendit leur dévoûment nécessaire. Qu'y aurait-il de plus infàme qu'un médecin qui se taillerait de la besogne! On en a vu beaucoup qui, après avoir augmenté, irrité les maladies, afin de les guérir avec plus d'honneur, n'ont pu les dissiper ensuite, ou n'en sont venus à bout qu'à force de tourmenter le malheureux patient. [6,37] XXXVII. Callistrate, à ce qu'on raconte, d'après le témoignage d'Hécaton, allait en exil avec un grand nombre de citoyens qu'avait bannis une cité livrée à la licence ; l'un d'eux émit le voeu que les Athéniens fussent bientôt dans la nécessité de les rappeler; Callistrate répondit qu'il aurait horreur d'un pareil retour. Notre Rutilius s'exprima avec encore plus d'énergie: quelqu'un, pour le consoler, lui disait que la guerre civile était imminente, et que tous les exilés seraient rappelés. "Quel mal vous ai-je fait, répondit-il, pour me désirer un retour pire que mon départ? J'aime mieux que ma patrie ait à rougir de mon exil, qu'à gémir de mon retour". Est-ce donc un exil que celui qui fait plus de honte à tous les autres qu'au condamné? Si ces hommes illustres se sont montrés fidèles au devoir des bons citoyens, en refusant de revoir leurs pénates au prix d'une calamité publique, parce qu'il vaut mieux que deux individus subissent une injustice, que le corps des citoyens un mal universel, à plus forte raison est-ce montrer les sentiments de la reconnaissance, que de souhaiter à son bienfaiteur des adversités, afin de les écarter de lui? Même avec une bonne intention; un pareil souhait est coupable. Ce n'est pas même un secours, et encore moins un mérite, d'éteindre l'incendie après l'avoir allumé. [6,38] XXXVIII. Dans certains États un voeu impie a tenu lieu de crime. On sait que l'Athénien Démade fit condamner un homme qui vendait les objets nécessaires aux funérailles ; il prouva que cet homme avait souhaité un grand profit, ce qui ne pouvait arriver sans la mort d'un grand nombre d'hommes. On se demande cependant si le jugement fut juste. Peut-être cet homme avait-il désiré, non de vendre beaucoup, mais de vendre bien cher, et d'acheter lui-même à bon marché ce qu'il devait revendre, puisque le commerce consiste dans l'achat et dans la vente. Pourquoi n'appliquez-vous le voeu dont il s'agit qu'à l'une de ces opérations, tandis qu'il peut s'appliquer également à l'autre? D'après le même principe, il faudrait aussi condamner tous ceux qui s'occupent du même commerce; car ils ont tous la même volonté, le même désir dans le coeur. Il faudrait condamner la plus grande partie des hommes ; combien d'entre eux dont le gain n'est fondé que sur le dommage des autres ! Le soldat qui souhaite la gloire souhaite la guerre : la cherté des vivres est l'espoir du laboureur: la multitude des procès fait le prix de l'éloquence : une année malsaine fait le produit du médecin. La corruption de la jeunesse enrichit les marchands d'objets de luxe. Que la tempête et l'incendie cessent d'endommager les maisons, et l'ouvrier sera sans ouvrage. On a puni le voeu d'un seul homme, et tous les hommes font le même voeu. Croyez-vous qu'un Arruntius, un Aterius et les autres qui s'exercent à capter les testaments, ne forment pas les mêmes voeux que les entrepreneurs et les ordonnateurs des funérailles? Ceux-ci du moins ne connaissent pas ceux dont ils souhaitent la mort: les autres, au contraire, désirent le trépas de leurs meilleurs amis, dont ils espèrent le plus en vertu de cette amitié même. Personne ne vit au préjudice des premiers: ceux qui diffèrent de mourir ruinent les derniers. Car ceux-ci souhaitent non-seulement de recevoir ce qu'ils ont gagné par une honteuse servilité, mais de se voir délivrés d'un tribut onéreux. Il n'est donc pas douteux qu'ils ne forment à plus forte raison le voeu puni dans un seul homme : quand la mort de quelqu'un doit leur être profitable, sa vie leur est nuisible. Les voeux de tous ces gens-là sont aussi notoires qu'impunis. Enfin, que chacun s'interroge soi-même, qu'il descende au fond de son coeur, et qu'il approfondisse ses voeux secrets. Que de souhaits qu'on n'ose s'avouer à soi-même ! et qu'il en est peu qu'on puisse faire devant témoins ! [6,39] XXXIX. Néanmoins, tout ce qui est répréhensible n'est pas pour cela condamnable en justice : témoin ce voeu dont il est question entre nous, d'un ami qui, donnant à sa bienveillance une fausse direction, tombe dans le vice qu'il veut éviter; car, en mettant tant d'empressement à montrer sa reconnaissance, il devient ingrat. C'est comme s'il disait : Que mon bienfaiteur tombe à son tour en mon pouvoir! qu'il ait besoin de ma reconnaissance : que de moi seul dépendent sa vie, son honneur, sa sûreté : que sa misère soit telle, qu'il soit forcé d'estimer comme un bienfait tout ce que je lui rendrai! (Et ces voeux, les dieux les entendent! ) Qu'il soit entouré d'embûches domestiques, que seul je puisse déjouer; qu'il se voie en butte à un ennemi puissant et acharné, à une troupe hostile et armée qu'il soit pressé par un créancier ou un accusateur! [6,40] XL. Voyez votre justice! vous ne formeriez aucun de ces souhaits, s'il ne vous avait pas rendu service. Sans parler des autres torts assez graves que vous vous donnez en rendant le mal pour le bien, vous commettez évidemment la faute de ne pas attendre le temps propre à chaque chose. Or, il y a autant de mal à ne pas le saisir qu'à le devancer. De même qu'il ne faut pas toujours recevoir un bienfait, il ne faut pas toujours et nécessairement le rendre. En me le rendant sans que j'en aie besoin, vous seriez ingrat; ne l'êtes-vous pas bien davantage en me forçant d'en avoir besoin? Attendez. Pourquoi ne voulez-vous pas que mon bienfait demeure entre vos mains? Pourquoi supportez-vous avec peine une obligation? Comme si vous aviez affaire à quelque usurier rigoureux, pourquoi vous hâtez-vous d'établir la balance? Pourquoi me cherchez-vous des embarras? Pourquoi déchaînez-vous sur moi la colère des dieux? Comment en userez-vous pour réclamer, si c'est là votre manière de rendre ? [6,41] XLI. Apprenons donc avant tout, mon cher Liberalis, à devoir un bienfait tranquillement, à saisir les occasions de rendre, mais sans les faire naître violemment. Ce désir même de se libérer au premier moment, souvenons-nous que c'est un symptôme d'ingratitude. Car on ne rend pas volontiers ce qu'on doit contre son gré. Ce qu'on ne veut pas garder par devers soi semble un fardeau bien plutôt qu'un bienfait. Ne vaut-il pas mieux et n'est-il pas plus juste d'avoir sous les yeux les services de nos amis? d'offrir, non de jeter à la face, et de ne pas se croire pressé d'une dette ? Un bienfait est un lien commun qui unit deux personnes. Dites: Il ne tiendra pas à moi que votre bienfait ne vous revienne; je souhaite que vous le receviez avec joie. Si le sort menace l'un de nous deux, si le destin vent absolument que vous soyez obligé de reprendre un bienfait, ou que je sois dans la nécessité d'en recevoir un nouveau, que celui-là donne plutôt qui en a l'habitude. J'y suis tout prêt: "Turnus ne restera pas en arrière"! [6,42] XLII. Souvent, mon cher Liberalis, j'ai remarqué en vous et, pour ainsi dire, touché du doigt cette disposition qui consiste dans la crainte, dans l'impatience d'être en retard à l'occasion d'un bienfait. Un pareil sentiment ne convient pas à la reconnaissance, qui doit être au contraire parfaitement confiante en elle-même: la conscience d'une affection véritable repousse tons ces scrupules. C'est presque un outrage de dire : Reprends ce que je te dois. Que le premier droit du bienfait soit de laisser celui qui a donné choisir le moment pour recevoir. - Mais je crains, dites-vous, qu'on ne parle pas bien de moi. - C'est mal agir, que de régler sa reconnaissance sur l'opinion publique et non sur la conscience. Cette affaire a deux juges : vous, que vous ne pouvez tromper; et le public, si facilement dupe. - Mais enfin, si l'occasion ne se présente jamais, serai-je toujours redevable? - Vous le serez, mais ouvertement, mais volontiers, et c'est avec beaucoup de joie que vous verrez un dépôt laissé dans vos mains. On est fâché d'avoir reçu, lorsqu'on s'afflige de n'avoir pas encore rendu. Quoi ! cet homme vous a paru mériter que vous acceptiez ses bienfaits, et il ne mérite pas que vous lui deviez! [6,43] XLIII. C'est une grave erreur que de croire qu'il y a de la grandeur d'âme à offrir, à donner, à remplir les mains, la maison d'un grand nombre de gens ; tout cela provient souvent, non d'une grande âme, mais d'une grande fortune. On ne sait pas combien il est parfois plus grand, plus difficile de recevoir que de répandre. Car, pour ne déprécier ni l'une ni l'autre de ces deux actions, puisque le mérite est égal dans l'une et dans l'autre quand la vertu les inspire, il n'y a pas moins de grandeur d'âme à devoir qu'à donner, et même recevoir est d'autant plus difficile, qu'il faut plus de soin pour garder ce qu'on a reçu, que pour le donner. Il n'est donc pas nécessaire de se tourmenter, afin de rendre au plus vite; il ne faut pas se hâter à contre-temps, parce que c'est une faute égale de manquer l'occasion de la reconnaissance, ou de la brusquer hors de saison. Il a placé sur moi: je ne crains ni pour moi ni pour lui. Il ne court aucun risque; il ne peut perdre ce bienfait qu'avec moi ; et pas même avec moi. Je lui ai témoigné ma reconnaissance ; c'est déjà du retour. Qui pense trop à restituer un bienfait s'imagine que le bienfaiteur pense trop au recouvrement. Celui-ci doit se montrer facile dans l'un et dans l'autre cas. S'il veut que son bienfait lui soit restitué, rapportons-le, rendons-le avec joie. Il aime mieux le laisser en notre garde : pourquoi déterrer son trésor? pourquoi en refuser la garde? Un bienfaiteur mérite que cette option lui soit laissée. Quant à l'opinion, à la renommée, prenons-les pour ce qu'elles valent ; elles ne doivent pas nous guider, mais nous suivre. [7,0] Livre VII [7,1] I. Courage, mon cher Liberalis : "Nous touchons au port; j'abrége mon discours et ne veux point vous retenir dans les détours d'un long préambule". Ce livre renferme ce qui complète mon sujet : après avoir épuisé la matière, je vais examiner, non ce que je dois dire, mais ce que je n'ai pas dit. Prenez pourtant en bonne part ce qui reste, quand même ce serait superflu pour vous. Si j'avais visé à ce qui peut flatter mon amour-propre, l'intérêt de cet ouvrage se serait accru progressivement, et j'aurais gardé pour la conclusion ce qui eût été le plus capable de réveiller la satiété. Mais j'ai d'abord accumulé le plus essentiel; maintenant je m'occupe à recueillir ce qui a pu m'échapper. Et vraiment, si vous m'interrogez, il importe assez peu, lorsque la partie morale est complétement exposée, de traiter les autres questions, qui sont, non pas un remède pour l'âme, mais un exercice pour l'esprit. C'est une belle pensée de Demetrius le Cynique, grand homme, à mon avis, même en le comparant aux plus grands hommes: "Qu'il est plus avantageux de posséder un petit nombre de préceptes de sagesse, à sa portée et à son usage, que d'en avoir appris beaucoup qu'on n'a pas sous la main. De même, ajoutait-il, un bon lutteur n'est pas celui qui connaît à fond toutes les postures et toutes les manières de s'enlacer dont on fait rarement usage contre un adversaire, mais celui qui s'est exercé longtemps et soigneusement sur un ou deux mouvements, et qui attend patiemment l'occasion de les appliquer. Peu importe, en effet, qu'il sache beaucoup, pourvu qu'il en sache assez pour vaincre. Ainsi, dans nos études philosophiques, il est beaucoup de choses de pur agrément, peu qui contribuent à la victoire. Il vous est permis d'ignorer les causes du flux et du reflux de l'Océan; pourquoi chaque septième année imprime à la vie un nouveau caractère: pourquoi, vu de loin, un portique perd la régularité de ses proportions et se rétrécit de manière que les dernières colonnes semblent se toucher; pour quelle raison des jumeaux conçus séparément sont enfantés ensemble; si un seul acte produit deux embryons, ou s'ils sont le résultat de deux actes distincts; pourquoi ces enfants, nés ensemble, ont des destinées diverses, et sont placés par le sort à d'énormes distances, eux qui ont pris naissance presque simultanément. Il n'y a pas grand mal à omettre ce qu'il est également impossible et inutile de savoir. La vérité enveloppée se cache profondément. Et n'accusons pas la nature; car toutes les vérités se découvrent aisément, excepté celles dont le seul avantage est la découverte même. Tout ce qui peut nous rendre meilleurs et plus heureux, la nature l'a mis en évidence ou bien près de nous. Si l'homme sait mépriser les coups du sort, s'il s'élève au-dessus de la crainte, et si d'une avide espérance il n'embrasse pas l'infini, mais cherche en soi-même les richesses; si, bannissant toute frayeur des hommes et des dieux, il sait qu'on n'a presque rien à redouter des hommes, et rien des dieux; si, dédaignant tous les objets qui font aussi bien le tourment que l'ornement de la vie, il est parvenu à voir clairement que la mort n'est point un mal, mais le terme de bien des maux; si son âme s'est consacrée à la vertu, et trouve faciles tous les chemins où la vertu l'appelle; si, animal sociable et né pour le bien général, il considère l'univers comme la demeure commune de tous; si, dévoilant aux dieux sa conscience, il vit toujours comme en public, et se respecte plus que les autres; si, à l'abri des tempêtes, il se fixe en terre ferme et sous un ciel serein, alors, il possède au plus haut degré la science utile et nécessaire. Le reste n'est que l'amusement du loisir. Il est permis, en effet, lorsque l'âme est une fois retirée dans un asile sûr, de se livrer à ces spéculations, qui donnent à l'esprit du poli, sinon de la force". [7,2] II. Tels sont les préceptes auxquels notre Demetrius veut qu'on s'attache pour ainsi dire à deux mains, sans jamais s'en dessaisir, mais en les fixant dans sa mémoire, en se les identifiant, afin que par une méditation de chaque jour les pensées salutaires se présentent au sage, d'elles-mêmes, partout et au moindre signal : de façon que rien n'obscurcisse la distinction du vice et de la vertu, et que le disciple de la sagesse regarde le vice comme le seul mal, la vertu comme le seul bien. Que cette règle dirige toute sa conduite, que cette loi domine et inspire toutes ses actions; qu'il considère comme les plus malheureux des hommes, quelle que soit la splendeur de leur opulence, les esclaves de la sensualité et de la luxure, ceux dont l'âme est engourdie dans une lâche inertie. Qu'il se dise : Le plaisir est fragile, passager, sujet au dégoût; plus on s'en abreuve avidement, plus tôt il se change en poison, et finit toujours par la honte ou le repentir. Dans le plaisir rien de grand, rien de conforme à la nature humaine, qui touche de si près à la nature des dieux. C'est une chose basse, dont les agents sont des membres honteux et vils, et qui se termine d'une manière abjecte. Le vrai plaisir, digne de l'homme et du sage, consiste à ne point emplir et surcharger son corps, à ne point irriter ses passions, dont le repos fait notre sûreté; à vivre exempt de trouble, tant de celui qui agite et met aux prises d'ambitieux rivaux, que de cette intolérable superstition qui nous vient du fond même de l'âme, et nous fait juger des dieux avec le vulgaire, et leur prêter nos vices. Ce plaisir, toujours égal, toujours libre de crainte et qui jamais ne se lasse de lui-même, est le partage de l'homme dont nous aimons surtout à présenter l'image, de l'homme qui, possédant à fond, pour ainsi dire, et la justice divine et la justice humaine, jouit des biens présents sans dépendre de l'avenir : car il n'est rien de ferme pour quiconque se porte vers un avenir incertain. Exempt de ces cruelles inquiétudes qui font le tourment de l'âme, sans espérance, sans désir, il ne s'en remet pour rien au hasard; il se contente de ce qu'il possède en propre. Et ne vous imaginez pas qu'il se contente de peu : il est maître de tout, non comme le fut Alexandre, qui, campé sur les bords de la mer Rouge, avait encore plus de pays à conquérir qu'il n'en avait parcouru. Il ne possédait pas même les provinces qu'il avait envahies et subjuguées, lorsque, sur l'Océan, Onésicrite errait à la découverte et cherchait de nouvelles guerres sur une mer inconnue. N'était-ce pas assez manifester son indigence, que de porter ses armes hors des limites posées par la nature; et, poussé par une aveugle convoitise, de se précipiter au hasard dans des espaces profonds, immenses, inexplorés? Qu'importe le nombre des royaumes qu'il envahit, qu'il donna, et des contrées qu'il accabla de tributs? Tout ce qu'il pouvait désirer lui manquait. [7,3] III. Et ce vice ne fut pas celui d'Alexandre seul, qu'une heureuse témérité jeta sur les traces de Bacchus et d'Hercule; c'est le vice de tous ceux dont la fortune ne fit qu'irriter la soif en les abreuvant: Passez en revue Cyrus, Cambyse et toute la lignée des rois de Perse : lequel de ces monarques trouverez-vous qui se soit contenté des limites de son empire ? qui ait terminé sa vie sans la pensée de les étendre ? Et cela n'est point étonnant : tout ce qu'obtient la cupidité s'engouffre et disparaît. Peu importe la masse que vous accumulez dans un abîme sans fond. Le seul sage possède tout, et n'a pas de peine à le garder. Il n'a pas à expédier des lieutenants au delà des mers, à asseoir sou camp sur des rivages ennemis, à dis- tribuer des garnisons dans les places fortes. Il n'a besoin ni de légions ni de cavalerie. Comme les dieux immortels gouvernent leur empire sans être armés, et veillent paisiblement sur leurs possessions du haut de leur sublime séjour; ainsi le sage remplit sans trouble ses devoirs, quelque étendus qu'ils soient. Il voit, lui, le plus puissant et le plus vertueux des hommes, tout le genre humain à ses pieds. Riez, si bon vous semble c'est le propre d'une grande âme, après avoir parcouru en esprit l'Orient et l'Occident, après avoir pénétré, à travers les obstacles des déserts, jusque dans les lieux les plus reculés; après avoir contemplé ces innombrables animaux, ces productions abondantes que la nature enfante avec tant de profusion, que de se dire, comme un dieu : "Tout cela m'appartient". Que peut-on désirer en ce cas ? qu'y a-t-il au delà du tout? [7,4] IV. "Voilà où je vous attendais, dites-vous. Je vous tiens. Je veux voir comment vous vous dégagez de ces liens, où, de gaieté de coeur, vous vous êtes embarrassé. Dites-moi comment on peut donner au sage, si tout appartient au sage; car enfin tout qu'on lui donne lui appartient. On ne peut donc accorder un bienfait au sage, à qui tout ce qu'on donne est pris sur ce qu'il possédait déjà. Et cependant vous dites qu'on peut donner au sage. Mais sachez que je vous fais la même question à l'égard des amis. Vous dites qu'entre amis tout est commun : donc on ne peut rien donner à son ami, car on lui donne sur le bien commun". Rien n'empêche qu'une chose n'appartienne en même temps au sage et à celui qui la possède, à qui elle a été donnée et adjugée. D'après le droit civil, tout appartient au souverain; et cependant ces biens dont le monarque a la possession universelle sont partagés entre différents maîtres : de sorte que chaque objet a son possesseur particulier. Ainsi nous pouvons donner au roi une maison, un esclave ou de l'argent, sans qu'on dise que nous lui donnons son propre bien. Nous appelons limites des Athéniens ou des Campaniens ce que des voisins divisent entre eux par des limites particulières. Tout le territoire appartient à l'une ou à l'autre république; chaque portion ensuite a son maître particulier. Ainsi nous pouvons donner nos champs à la république, quoiqu'ils soient censés lui appartenir, parce qu'ils lui appartiennent d'une autre façon qu'à nous.Qui doute qu'un esclave avec son pécule n'appartienne à son maître? et cependant il peut faire un présent à son maître: car, de ce que l'esclave ne peut rien posséder, si son maître ne le veut pas, il ne s'ensuit pas qu'en effet il ne possède rien; et ce qu'il a volontairement donné n'en est pas moins un présent, quoiqu'on eût pu le lui prendre de force, s'il eût refusé de le donner. Ayant prouvé que tout appartient au sage (car c'est un point dont nous sommes convenus), établissons, ce qui fait l'objet de la question présente, la possibilité de faire des libéralités à celui que nous reconnaissons comme maître de tout. Tous les biens des enfants appartiennent au père; cependant qui ne sait qu'un fils peut donner à son père ? Tout appartient aux dieux; cependant nous apportons aux dieux des offrandes et des pièces de monnaie. La chose que je possède n'en est pas moins à moi, quoiqu'elle vous appartienne; car la même chose peut en même temps être à vous et à moi. "Celui, dites-vous, qui est le maître des femmes prostituées est un agent de débauche : or, tout appartient au sage, et les prostituées font partie du tout: donc les prostituées appartiennent au sage; or, le maître des prostituées est un agent de débauche : donc le sage est un agent de débauche". C'est encore par le même raisonnement qu'on lui défend d'acheter, en disant : "Nul n'achète ce qui lui appartient or, tout appartient au sage : donc le sage n'achète rien". Par un raisonnement semblable, on lui défend d'emprunter, parce nul ne paie l'intérêt de son propre argent. Ainsi l'on nous oppose des subtilités sans fin, quoiqu'on entende très bien ce que nous disons. [7,5] V. Je dis, en effet, que tout appartient au sage, de telle sorte que chacun ait son droit personnel sur ses biens, comme, sous un bon roi, le prince possède tout à titre de souveraineté quand les individus possèdent à titre de propriété. Le temps viendra de prouver cette proposition; il suffit, pourla question présente, d'avoir prouvé que je puis donner au sage ce qui appartient simultanément au sage et à moi, mais dans des acceptions diverses. Et il n'est pas étonnant que l'on puisse donner une partie à celui qui possède tout. J'ai loué votre maison : il y a là quelque chose à vous et quelque chose à moi ; la maison est à vous, l'usage en est à moi. Ainsi, vous ne toucherez pas, si votre fermier s'y oppose, aux fruits de votre champ; et si les grains sont chers, si la famine survient, "hélas ! vous regarderez en vain les amas de grains d'un autre" produits sur votre domaine, placés dans votre champ et destinés à remplir vos greniers. Et vous n'entrerez point dans la maison que je vous ai louée, quoique vous en soyez le maître; et vous n'emmènerez pas votre esclave, s'il est à mes gages; et, si j'ai pris à loyer votre voiture, ce sera de ma part pure obligeance, si je vous y donne une place. Vous voyez donc que nous pouvons recevoir un présent en recevant ce qui nous appartient. [7,6] VI. Dans tous les exemples que je viens de rapporter, chaque chose a deux maîtres. - comment? l'un est maître de la chose même, et l'autre de l'usufruit. Nous disons les livres de Cicéron; le libraire Dorus dit aussi que ce sont ses livres. Les deux propositions sont également vraies. L'un s'attribue les livres comme auteur, l'autre comme acquéreur, et l'on dit avec raison qu'ils appartiennent à tous deux, car ils sont à l'un et à l'autre, mais non pas au même titre. Ainsi, Tite-Live peut recevoir ou acheter de Doras ses propres livres. Je puis donner au sage ce qui m'appartient en propre, quoique tout soit à lui. Car, bien que le sage possède tout à la manière des rois, les propriétés particulières étant disséminées entre des individus, le sage peut recevoir, peut devoir, acheter et louer. César possède tout; mais le fisc renferme ses possessions privées et personnelles: sa propriété universelle est dans l'empire, sa propriété personnelle dans son patrimoine. Ainsi, l'on peut, sans porter atteinte à sa puissance, examiner ce qui lui appartient, ce qui ne lui appartient pas : car la portion même qu'on sépare comme étrangère est à lui à un autre titre. De même le sage possède tout intérieurement; mais il possède légalement et comme propriétaire ce qui est à lui. [7,7] VII. Bion rassemble force arguments pour démontrer tantôt que tous les hommes sont des sacrilèges, tantôt que personne ne l'est. Quand il veut précipiter tout le monde de la roche Tarpéienne, il dit: "Quiconque prend, consomme et détourne à son usage ce qui appartient aux dieux est un sacrilège; or tout appartient aux dieux : donc tout ce qu'on prend, on le prend aux dieux, à qui tout appartient : quiconque prend quelque chose est donç un sacrilège". Veut-il ensuite qu'on force l'entrée des temples et qu'on pille impunément le Capitole, il dit qu'il n'y a pas de sacrilège, parce que les trésors pris dans un lieu appartenant aux dieux, sont transférés dans un lieu qui appartient également aux dieux. On répond à cela: De fait, tout appartient aux dieux; mais tout ne leur est pas consacré. Le sacrilège concerne les objets que la religion a voués à la divinité. Ainsi, le monde entier est le temple des dieux immortels, le seul qui soit, en effet, digne de leur grandeur et de leur magnificence. Cependant on distingue le sacré du profane, et l'on ne peut se permettre dans ce petit espace appelé temple ce qui est permis à la face du ciel et des astres. Il est vrai que le sacrilège ne peut blesser les dieux, placés par leur divinité même au delà de ses atteintes. On punit néanmoins chez lui l'apparence d'une injure faite à Dieu. Notre opinion, aussi bien que la sienne, le condamne au châtiment. De même donc qu'un homme parait sacrilège quand il prend un objet sacré, bien que le lieu où il transfère le fruit de son vol soit renfermé dans les limites du monde, de même on peut voler le sage : car on lui prend non pas une partie de la possession universelle, mais une chose dont il est le maître légal, le propriétaire particulier. Il reconnaîtra toujours la première de ces possessions, mais il ne réclamera pas l'autre, quoiqu'il le puisse : il dira, comme ce général romain à qui, pour sa valeur et pour des services rendus à la république, on décernait autant de terre qu'il en pourrait un jour environner d'un sillon : "Vous n'avez pas besoin d'un citoyen dont les besoins dépassent ceux de tout autre citoyen". N'était-il pas plus noble, à votre avis, d'avoir rejeté ce don, que de l'avoir mérité? Bien des hommes ont renversé les limites d'autrui; nul ne s'en est imposé à soi-même. [7,8] VIII. Ainsi, lorsque nous contemplons l'âme du sage, maîtresse de toutes choses et dominant sur tout l'univers, nous disons que tout est à lui; mais, d'après le droit usuel, il sera, s'il y a lieu, porté sur le registre des censeurs. La différence est grande, entre ses possessions considérées quant à la grandeur de son âme, ou quant à son revenu. Tous ces objets dont vous nous parlez, il aurait horreur de les posséder en propre. Je ne vous parlerai ni de Socrate, ni de Chrysippe, ni de Zénon, ni de ces autres grands hommes, d'autant plus grands, que l'envie ne s'oppose point à la gloire des anciens. Je viens de vous citer Demetrius, que la nature me paraît avoir fait naître de nos jours, afin de montrer que nous étions incapables de le corrompre, et lui incapable de nous corriger; homme d'une sagesse accomplie, quoiqu'il n'en convienne pas, ferme et constant dans ses principes, d'une éloquence mâle, bien que négligée, et s'inquiétant peu de mots, mais se laissant aller au mouvement de son esprit, et marchant sans relâche vers son but. Sans doute la Providence lui donna tout à la fois et cette vie exemplaire, et ce genre d'éloquence, pour que notre siècle eût en lui un modèle et un censeur. [7,9] IX. A ce Demetrius si quelque dieu voulait livrer la possession de toutes nos propriétes, à la condition expresse qu'il ne pût donner à son gré, j'ose affirmer qu'il les rejetterait en disant : "Non, je ne me chargerai pas d'un fardeau si embarrassant, et je ne plongerai point un homme libre dans cette fange profonde. Pourquoi m'apporter les maux réunis de tous les peuples? Je n'accepterais pas même vos richesses avec la permission de les distribuer, parce que je vois bien des choses qu'il ne me convient pas de donner. Je veux embrasser d'un coup d'oeil ces objets qui éblouissent les yeux des peuples et des rois. Je veux voir les objets que vous achetez au prix de votre sang et de votre existence. Présentez-moi d'abord les dépouilles du luxe étalées méthodiquement, ou, ce qui vaut mieux, accumulées en masse, je vois l'écaille de la tortue artistement découpée en lames déliées ; je vois l'enveloppe des animaux les plus lents et les plus difformes achetée des sommes énormes, et cette bigarrure qu'on admire, imitée au naturel à l'aide de couleurs composées. Je vois plus loin des tables dont la valeur est estimée égale à la fortune d'un sénateur, et faites d'un bois d'autant plus précieux, que l'arbre, plus maltraité de la nature, s'est contourné en un plus grand nombre de noeuds. Je vois des vases de cristal, dont la fragilité augmente le prix car le péril, qui devrait mettre en fuite le plaisir, en est pour les insensés le principal assaisonnement. Je vois des vases murrhins: c'eût été, en effet, trop peu pour la fureur du luxe, si l'on ne se passait à la ronde dans d'immenses pierres précieuses les breuvages qu'on va bientôt vomir. Je vois des perles qui ne sont pas uniques pour chaque oreille; car déjà les oreilles sont accoutumées à porter des fardeaux. On les accouple deux à deux, et, par-dessus, on en met d'autres. Les hommes ne se croiraient pas assez asservis à la folie des femmes, s'ils ne suspendaient deux ou trois de leurs patrimoines à chaque oreille de leur maîtresse. Je vois des vêtements de soie, si l'on doit nommer vêtement ce qui ne protège ni le corps, ni la pudeur; des habillements avec lesquels une femme ne pourrait jurer qu'elle n'est pas nue. Voilà ce qu'on cherche à grand prix, ce qu'on va demander à des nations dont le commerce nous était inconnu, afin que, dans leur chambre à coucher, nos matrones ne puissent pas montrer à leurs amants plus qu'elles ne montrent au public". [7,10] X. "Que fais-tu donc, avarice? que de choses l'emportent en valeur sur ton or! Tous ces objets que je viens de citer sont plus estimés et plus précieux. Mais je veux maintenant passer en revue tes richesses, ces lingots d'or et d'argent qui éblouissent notre cupidité. Et certes, la terre, qui a mis en évidence tout ce qui devait nous être utile, a profondément enfoui ces métaux; et prévoyant combien, par leur découverte, ils devaient être nuisibles et funestes aux nations, elle s'est couchée sur eux de tout son poids. Je vois le fer tiré de ces mêmes ténèbres d'où sortent l'or et l'argent, afin que le meurtre eût à la fois son instrument et sa récompense. Encore ces métaux out-ils quelque chose de matériel, et ici l'esprit peut se laisser entraîner par l'illusion des yeux. Mais que signifient ces titres, ces contrats, ces billets, vains simulacres de propriété, ombres créées par l'avarice en travail pour tromper les esprits avides de chimères? Qu'est-ce en effet que tout cela? que sont les intérêts, et les livres d'échéance, et l'usure? Ce sont des noms de la cupidité humaine, cherchés hors des bornes de la nature. J'accuserais volontiers la nature de n'avoir point caché l'or et l'argent plus profondément encore, de ne les avoir pas surchargés d'un poids trop lourd pour être soulevé. Qu'est-ce que ces registres, ces calculs, ce temps converti en marchandises et ces extorsions sanglantes de l'usure, ces fléaux volontaires nés de nos propres constitutions; fléaux invisibles, impalpables, vains rêves d'une avarice qui se repaît à vide ? O malheureux celui qui voit avec délices le long catalogue de ses domaines, et ces vastes plaines cultivées par des esclaves, et ces immenses troupeaux dont les pâturages couvrent des provinces, des royaumes entiers, et cette troupe d'esclaves, égale en nombre à des nations guerrières, et ces édifices particuliers, surpassant en étendue les plus grandes villes! Quand il aura bien contemplé ces longs espaces où il a distribué et répandu ses richesses ; quand il se sera bien gonflé d'orgueil, s'il compare ce qu'il possède avec ce qu'il désire, il se trouvera pauvre. Laissez-moi, rendez-moi à mes richesses. Pour moi, je connais l'empire de la sagesse, empire immense et tranquille; ainsi je suis maître de tous les biens, en les abandonnant aux autres. [7,11] XI. C'est pourquoi, lorsque l'empereur Caïus offrit à Démétrius deux cent mille sesterces, il les refusa en riant, ne pensant pas même qu'une pareille somme méritât qu'on se fit honneur du refus. Grand dieux! à quel bas prix on voulait honorer ou corrompre cette âme ! Rendons hommage à ce grand homme. Je l'entendis prononcer une belle parole, lorsque, étonné de la folie du prince, qui avait cru pouvoir le gagner à si bon marché, il dit: "Si l'empereur avait résolu de m'éprouver, ce n'eût pas été trop que l'offre de tout son empire". [7,12] XII. On peut donc donner quelque chose au sage, quoique tout lui appartienne. Rien n'empêche non plus qu'on ne puisse donner à son ami, bien que nous disions que tout est commun entre amis. Car la communauté entre amis n'est point comme entre des associés, dont chacun possède une part distincte. Elle ressemble à la communauté qui existe entre le père et la mère à l'égard des enfants. S'il y a deux enfants, le père n'en a pas un, et la mère un autre; mais le père et la mère en ont deux chacun. Avant tout.je m'arrangerai de façon que celui qui s'aviserait de réclamer cette association avec moi, sache bien qu'il n'a rien de commun avec moi. Pourquoi? parce que cette communauté n'a lieu qu'entre les sages, qui seuls connaissent l'amitié. Les autres ne sont pas plus amis que des associés. Ensuite la communauté est de diverses espèces. Les bancs équestres sont communs à tous les chevaliers romains; et pourtant j'y possède en propre la place que j'y occupe. Si je la cède à un autre, quoique je lui cède une propriété commune, je paraîtrai néanmoins lui faire une sorte de don. Il est des choses qu'on ne possède qu'à de certaines conditions. J'ai une place sur les bancs équestres, non pour la vendre, non pour la louer, non pour l'habiter, mais simplement pour voir le spectacle. Je ne mentirai donc pas si je dis que j'ai une place dans les bancs équestres; mais si, lorsque j'arrive au théâtre, je trouve ces bancs remplis, de droit j'y possède une place, puisqu'il m'est permis de m'y asseoir, et je n'en possède pas, puisqu'elle est déjà prise par ceux qui ont un droit égal au mien. Il en est de même entre amis. Tout ce que mon ami possède est commun entre nous; mais la chose appartient en propre à celui qui la tient; et je ne puis, contre son gré en faire usage. "Vous vous moquez de moi, dites-vous : si la propriété de mon ami m'appartient, je puis la vendre". Vous ne le pouvez pas; car vous ne pouvez pas non plus vendre les bancs équestres; et cependant vous les possédez en commun avec les autres chevaliers. Ce n'est pas une preuve qu'une chose n'est pas à vous, parce que vous ne pouvez la vendre, ni la consommer, ni la dénaturer; car elle n'en est pas moins à vous, bien que vous ne la possédiez qu'à certaines conditions. J'ai reçu, mais tous ont reçu de même. [7,13] XIII. Pour ne pas vous retenir plus longtemps, un bienfait ne peut être plus grand qu'un autre; mais les circonstances du bienfait peuvent être plus importantes, plus nombreuses, et présenter un champ plus vaste, lorsque la bienveillance s'épanche et s'épanouit à la manière des amants, dont les baisers, plus nombreux, et les étreintes, plus vives, ne sont pas un surcroit, mais un témoignage d'amour. La question qui se présente a déjà été épuisée dans les livres précédents; aussi la traiterai-je en peu de mots : car les raisonnements appliqués à d'autres points s'appliquent à celui-ci. On demamde si celui qui a tout fait pour s'acquitter d'un bienfait s'en est effectivement acquitté. La preuve qu'il ne s'est point acquitté, objecte-t-on, c'est qu'il a fait tout pour s'acquitter. Il est donc clair que la chose n'a pas été faite, l'occasion ayant manqué; de même qu'on n'a point payé son créancier, lorsqu'on a, pour payer, cherché de l'argent partout sans en trouver. Certains engagements sont de telle sorte, qu'ils exigent un paiement effectif. Il en est d'autres pour lesquels, avoir tout essayé afin de s'acquitter, équivaut au paiement. Ainsi le médecin qui a tout fait pour guérir son malade, a rempli ses devoirs. Malgré la condamnation de l'accusé, l'orateur a fait tout ce qu'on pouvait attendre de son éloquence, s'il a déployé toutes les ressources du droit. On loue les qualités d'un général, même dans un chef vaincu, s'il a fait preuve de prudence, d'habileté, de courage. Votre obligé a tout fait pour vous rendre l'équivalent du service : votre bonheur l'en a empêché ; vous n'avez eu aucun revers qui mît à l'épreuve la sincérité de son amitié. Vous étiez riche, il n'a pu vous donner; bien portant, il n'a pu s'asseoir à votre chevet; heureux, il n'a pu vous secourir. Il s'est acquitté, quoique votre bienfait ne vous ait pas été restitué. De plus, celui qui a toujours été attentif à épier le moment de la reconnaissance, a plus fait par ses soins et sa vigilance que celui qui s'est acquitté sur-le-champ. [7,14] XIV. La comparaison du débiteur est inexacte : il ne lui suffit pas d'avoir cherché de l'argent, s'il ne paie. Le débiteur a sur le dos un créancier rigoureux, qui ne laisse aucune journée s'écouler sans intérêt. L'autre, plein de bonté, en voyant votre empressement, vos soins, votre anxiété, vous dira : "Chassez ces inquiétudes, et cessez de vous tourmenter. J'ai assez reçu de vous ; vous m'outragez de croire que j'en exige davantage; je suis pleinement convaincu de vos sentiments". - "Mais, dira-t-on, répondez-moi : prétendez-vous qu'un homme s'est acquitté, lorsqu'il s'est montré reconnaissant? Alors vous mettez de pair celui qui a rendu et celui qui n'a point rendu". Supposez à la place un homme qui, oubliant un service reçu, n'a pas même tenté d'être reconnaissant; ne l'accuseriez-vous pas d'avoir manqué à la reconnaissance ? Mais l'autre s'est fatigué jour et nuit, renonçant à tout autre devoir, préoccupé, toujours sur ses gardes, de peur de laisser échapper une occasion favorable. Mettrons-nous donc au même rang celui qui a rejeté tous les soins de la reconnaissance et celui qui n'a cessé de s'en occuper? C'est se montrer injuste, que d'exiger de moi des effets, quand vous savez que l'intention ne m'a pas manqué. Enfin admettez cette supposition : vous avez été pris par des pirates; j'ai emprunté de l'argent; j'ai mis mes biens en gage entre les mains d'un créancier; j'ai fait voile au milieu d'une saison rigoureuse, le long de côtes infestées de brigands ; je me suis exposé à tous les dangers que présente la mer même dans le calme; j'ai parcouru tous les déserts; j'ai recherché des hommes que tout le monde fuyait; enfin, je suis parvenu jusqu'aux pirates : en arrivant, je trouve qu'un autre vous a racheté; nierez-vous que je ne me sois acquitté? Supposez encore que, dans ce voyage, j'aie perdu par un naufrage l'argent que j'avais ramassé pour votre rançon; que je sois tombé moi-même dans les fers dont je voulais vous arracher, nierez-vous que je ne me sois acquitté? Ne savez-vous pas que les Athéniens appellent tyrannicides Harmodius et Aristogiton ? et la main de Mucius laissée sur l'autel ennemi fut censée avoir tué Porsenna. La vertu qui lutte contre la fortune brille de tout son éclat, même quand elle n'atteint pas le but qu'elle s'était proposé. Celui qui a poursuivi les occasions fugitives, et cherché sans relâche tous les moyens de témoigner sa gratitude, a plus fait assurément que celui qui, à la première occasion et sans aucune fatigue, a pu se montrer reconnaissant. [7,15] XV. "Mais dit-on, vous avez reçu du bienfaiteur deux choses : la bonne volonté et le don; vous lui devez l'un et l'autre". A bon droit, vous pourriez faire cette objection à celui qui n'aurait eu qu'une volonté oisive; mais à celui qui veut, qui s'évertue, qui n'a rien omis, vous ne pouvez tenir ce langage; car il a satisfait aux deux choses autant qu'il était en lui. D'ailleurs, il ne faut pas toujours comparer les choses numériquement; quelquefois une seule en vaut deux. Ainsi le don est remplacé par cette volonté si active, si désireuse de rendre. Si l'intention sans l'effet ne suffit point à la reconnaissance, nul n'est reconnaissant envers les dieux, que nous ne payons jamais, sinon d'intention. "C'est, dira-ton, tout ce qui est possible envers les dieux". Eh bien ! si je ne puis faire autre chose pour celui à qui je dois de la reconnaissance, pourquoi ne serais-je pas reconnaissant envers cet homme au même prix qu'envers les dieux ? [7,16] XVI. Si pourtant vous me demandez mon opinion, et si vous voulez avoir une réponse précise, la voici : que le bienfaiteur se regarde comme payé ; que l'obligé sache que le bienfait n'a pas été restitué; que l'un affranchisse l'autre; que l'autre continue à se croire lié. Que l'un réponde . "J'ai reçu"; que l'autre dise : "Je dois". En toute question, ayons en vue le bien public. II faut ôter aux ingrats toutes les excuses, tous les subterfuges, tous les prétextes dont ils voudraient couvrir leur mauvaise volonté. J'ai tout fait ! Eh bien ! faites encore. Pensez-vous que nos ancêtres fussent assez insensés pour ne pas comprendre combien il est injuste de mettre au même rang le débiteur qui a dépensé au jeu ou en débauches l'argent qu'il avait emprunté,et celui qui a perdu par un incendie, par un vol, ou par quelque autre accident fâcheux, le bien d'autrui avec le sien? Cependant ils n'ont admis aucune excuse, afin d'apprendre aux hommes à tenir, avant tout, leurs engagements. Car il valait mieux rejeter l'excuse, même légitime, du petit nombre que d'offrir à tous la tentation d'en chercher de mauvaises. Vous avez tout fait pour vous acquitter: que cela suffise à votre bienfaiteur; mais que ce soit peu pour vous. De même qu'il est indigne de reconnaissance, s'il compte pour rien vos efforts pénibles et persévérants, vous êtes ingrat, si, lorsqu'il reçoit en paiement votre bonne intention, vous ne restez d'autant plus volontiers son débiteur, qu'il vous tient quitte. Mais n'allez pas vous emparer de cette quittance et en prendre acte ; n'en cherchez pas moins les occasions de rendre: rendez à l'un, parce qu'il réclame; à l'autre, parce qu'il vous tient quitte : à celui-là, parce qu'il est méchant; à celui-ci, parce qu'il ne l'est pas. Ne considérez donc pas comme vous regardant la question de savoir si un bienfait reçu d'un homme sage doit lui être rendu dans le cas où, cessant d'être sage, il serait devenu méchant. Vous lui rendriez, en effet, un dépôt reçu de lui étant sage, et vous lui paieriez une dette, fût-il même devenu méchant. Pourquoi n'en serait-il pas de même pour un bienfait? Le changement de votre bienfaiteur vous change-t-il? Quoi ! ce que vous auriez reçu d'un homme en bonne santé, ne le lui rendriez-vous pas s'il était malade? Loin de là, nos obligations s'accroissent envers un ami en raison de sa faiblesse. Quant à celui-ci, il est malade d'esprit, prêtons-lui aide et support la folie est une maladie de l'âme. Pour mieux faire entendre ceci, il faut une distinction. [7,17] XVII. Il y a des bienfaits de deux espèces : les uns, que le sage peut seul offrir au sage, c'est le bienfait absolu, véritable; l'autre est le bienfait commun, vulgaire, qui s'échange entre nous autres hommes grossiers. Quant à celui-ci, nul doute que je ne doive le rendre au bienfaiteur, devenu même homicide, voleur ou adultère. Les crimes sont du ressort des lois; ce n'est pas un ingrat, mais un juge, qui peut les punir. Que la méchanceté d'autrui ne vous rende pas méchant. Je jetterai un bienfait au méchant, au bon je le rendrai : à l'un, parce que je dois; à l'autre, polir ne pas devoir. [7,18] XVIII. Quant à l'autre espèce de bienfait, il y a plus de difficulté, parce que, si je n'ai pu recevoir qu'à titre de sage, je ne puis rendre non plus qu'à un sage. Supposez que je le rende, il ne peut le recevoir, il n'y est déjà plus apte; il a perdu le talent d'en user. Me conseillez-vous donc de renvoyer la balle à un manchot? C'est une sottise de donner à quelqu'un ce qu'il ne peut recevoir. Commençant ma réponse par la conclusion, je vous dirai: Non, je ne lui donnerai pas ce qu'il ne pourra recevoir ; mais je lui rendrai, quand même il serait incapable de recevoir. Je ne puis l'obliger que s'il est en état de recevoir; mais, en rendant, du moins je puis me libérer. Il ne pourra faire usage de ce que je lui rends? c'est son affaire; à lui la faute, et non à moi. [7,19] XIX. "Rendre, dit-on, c'est remettre à qui peut recevoir. Si vous devez du vin à quelqu'un, et qu'il ordonne de le verser dans un filet ou dans un crible, direz-vous que vous avez rendu, ou voudrez-vous rendre ce qui, au moment même de la restitution, se, perdait pour l'un et pour l'autre"? Rendre, c'est donner au propriétaire la chose qu'on lui doit, au moment où il veut l'avoir. A cela se borne ce que j'ai à faire. Qu'il conserve ce que je lui ai rendu, c'est un soin qui ne me regarde pas. Je ne suis point son tuteur, mais son débiteur. Il vaut bien mieux qu'il n'ait pas, que si je n'avais pas rendu. Je rendrai à mon créancier, qui va sur-le-champ porter au marché, ce qu'il reçoit.; même quand il aurait délégué sa créance à une femme adultère, je le paierai; et s'il laisse tomber de sa robe détachée l'argent que je lui compte, je donnerai toujours. Mon affaire est de rendre et non de conserver ce que j'aurai rendu, ni de m'en inquiéter. Je suis chargé de garder le bienfait que j'ai reçu, non celui que j'ai rendu. Tant que ce bienfait reste entre mes mains, qu'il soit en sûreté ; mais, quoiqu'il doive échapper à celles de l'homme qui reçoit, il faut donner quand il réclame. Je rendrai à l'homme de bien, quand il conviendra; au méchant, quand il l'exigera. "Mais, dit-on, vous ne pouvez restituer un bienfait tel que vous l'avez reçu ; car vous l'avez reçu d'un sage, et vous le rendez à un insensé". Ce n'est pas cela. Je le lui rends tel qu'il peut maintenant le recevoir : ce n'est pas ma faute, mais la sienne, si le bienfait a perdu de sa valeur ; ce que j'ai reçu, je le rendrai. S'il revient à la sagesse, je le lui rendrai tel que je l'ai reçu; tant qu'il reste parmi les méchants, je le lui rends tel qu'il peut le recevoir. "Quoi! dit-on, s'il est devenu non seulement méchant, mais cruel, mais atroce, tel qu'un Apollodore, un Phalaris, lui rendrez-vous, encore le bienfait que vous aurez reçu"? Un si grand changement du sage n'est point dans la nature. En tombant des hauteurs de la vertu dans l'extrême perversité, il garde nécessairement dans le mal quelques vestiges du bien. La vertu a beau s'éteindre, les traces qu'elle imprime dans l'âme sont trop profondes, pour qu'aucun changement puisse les effacer. Les animaux sauvages élevés parmi nous, en s'échappant dans les bois, conservent encore les traces de leur première douceur, et diffèrent autant des animaux privés, que des bëtes féroces dans l'état de pure nature, et qui n'ont jamais senti la main de l'homme. Nul ne passe à l'excès de la méchanceté, après avoir été une fois attaché à la sagesse. La teinte est trop vive pour pouvoir disparaître entièrement et prendre une autre couleur. D'ailleurs: je vous demanderai si cet homme est seulement féroce de son naturel, ou s'il ne vit que pour être un fléau public. Vous m'avez cité Apollodore et le tyran Phalaris. Si un méchant leur ressemble par ses inclinations, ne lui rendrai-je pas son bienfait, pour ne plus rien avoir à démêler avec lui ? Mais si; non content de verser le sang humain, il s'en abreuve ; si son insatiable cruauté se repaît du supplice de victimes de tout âge ; si, furieux, non de colère, mais du seul plaisir de la destruction, il égorge les fils sous les yeux de leurs pères; si non content d'une simple mort, il y joint la torture ; s'il brûle ou même fait rôtir ses victimes; si son palais est baigné d'un sang toujours nouveau, c'est trop peu de ne pas lui rendre un bienfait: tous les liens qui m'attachaient à lui, il les a brisés avec ceux de la société humaine. S'il m'a rendu quelque service, mais qu'il prenne ensuite les armes contre ma patrie, tous les droits qu'il avait acquis sur moi sont perdus, et la reconnaissance envers lui serait criminelle. Si, sans attaquer ma patrie, il opprime la sienne ; si, éloigné de son pays, il est un fléau pour le sien, cette dépravation rompt encore les noeuds qui nous lient ; si elle n'en fait pas mon ennemi, elle me le rend odieux; et, dans l'ordre des devoirs, je place ce que je dois au genre humain, avant ce que je dois à un seul homme. [7,20] XX. Néanmoins, quoique tout à fait libre envers lui, du moment où, violant toutes les lois, il a rendu contre lui tout légitime, voici la règle que je suivrai à son égard : si mon bienfait ne doit pas, au détriment général, ou lui donner de nouvelles forces, ou affermir celles qu'il a; si ma restitution n'entraîne pas le malheur public, je m'acquitterai. Je sauverai la vie à son fils en bas âge : quel mal cela peut-il faire à ceux que déchire sa cruauté ? mais je ne lui fournirai pas d'argent pour soudoyer ses satellites. S'il désire des marbres, des étoffes précieuses, ces ornements de son luxe ne peuvent nuire à personne mais je ne lui procurerai ni armes ni soldats. S'il demande comme un don fort important des acteurs, des prostituées et autres choses capables d'adoucir sa férocité, je les lui offrirai volontiers. Je ne lui enverrai ni galères, ni vaisseaux de guerre; mais je lui enverrai de ces navires de parade ou d'agrément, dont le luxe des rois s'amuse sur la mer. Et si sa santé est tout à fait désespérée, de la même manière je lui rendrai service, à lui comme à tout le monde; car pour des caractères tels que le sien le trépas est l'unique remède, et la mort seule est souhaitable à celui qui ne doit jamais revenir à lui-même. Cependant une telle perversité est rare; elle a toujours passé pour un phénomène, comme les abîmes de la terre qui s'entr'ouvre et l'éruption des volcans qui jaillissent des cavités de la mer. Ainsi, laissons cette méchanceté, pour parler des. vices que nous détestons, mais sans horreur. A ce méchant tel qu'on en trouve à tous les coins de rue, et qui ne se fait craindre qu'individuellement, je rendrai son bienfait, parce que je l'ai reçu. Je ne dois pas tirer avantage de sa méchanceté : que ce qui n'est pas à moi retourne à son maître, bon ou méchant. Avec quel soin j'examinerais cette dernière alternative, s'il ne s'agissait pas de rendre, mais de donner! Voici un trait d'histoire qui vient ici à propos. [7,21] XXI. Un pythagoricien avait acheté d'un cordonnier des san- dales, grande affaire ! n'ayant pas d'argent comptant. Quelques jours après, il revient à la boutique pour payer. Trouvant la porte ferme, il frappe à plusieurs reprises : "Vous perdez votre temps, lui dit un voisin ; le cordonnier que vous cherchez est mort et déjà réduit en cendres. Ce qui est un malheur pour nous, qui perdons nos amis pour toujours, est la moindre des choses pour vous, puisque vous savez qu'ils doivent renaître". Il raillait le pythagoricien. Cependant, notre philosophe s'en retourna chez lui, remportant assez volontiers trois ou quatre deniers qu'il faisait sonner dans sa main de temps à autre. Bientôt il se reproche ce plaisir secret qu'il avait à ne point payer, et, reconnaissant qu'il avait éte séduit par ce profit misérable, il revient à la boutique et dit : "Pour toi cet homme est vivant, paie ce que tu dois". Puis, à travers une fente que présentaient les ais mal joints, il introduisit et jeta dans la boutique quatre deniers, punissant lui-même sa méchante avarice, de peur de s'accoutumer à retenir le bien d'autrui. [7,22] XXII. Ce que vous devez, cherchez à qui le rendre, et, si nul ne réclame, faites-vous sommation à vous-même. Que votre bienfaiteur soit bon ou méchant, ce n'est pas votre affaire. Rendez, puis accusez-le, n'oubliant pas comment les devoirs sont partagés entre vous. Il lui est prescrit d'oublier, et à vous de vous souvenir. Ce serait se tromper d'ailleurs, que de croire qu'en recommandant au bienfaiteur d'oublier, nous avons prétendu effacer de son âme le souvenir des actions les plus honnêtes. Quelques-uns de nos préceptes passent les justes bornes, pour qu'on les réduise au vrai, qui leur est propre. Quand nous disons: "Il ne doit point se souvenir", nous voulons qu'on entende: Il ne doit point publier, se vanter, devenir importun. Car il y a des gens qui vont raconter dans tous les cercles le service qu'ils ont rendu. Ils en parlent à jeun; ils ne peuvent, étant ivres, s'empêcher d'y revenir. Ils en étourdissent les étrangers, ils le confient à leurs amis. Pour réprimer ces souvenirs trop fréquents, et voisins du reproche, nous avons prescrit au bienfaiteur l'oubli du service par lui rendu, et, en demandant plus qu'il n'était possible d'obtenir, nous avons conseillé le silence. [7,23] XXIII. Toutes les fois qu'on a quelque doute sur l'obéissance de ceux à qui l'on donne quelque ordre, il faut exiger trop, afin d'obtenir assez. L'hyperbole, en exagérant, a pour but d'arriver au vrai par le mensonge. Ainsi, celui qui a dit : "Plus blanc que la neige, plus léger que les vents", a dit une chose impossible, pour qu'on en crût le plus possible. Et celui qui a dit : Plus immobile qu'un rocher, et plus rapide qu'un fleuve", n'a pas même songé à persuader que personne pût être plus immobile qu'un rocher. L'hyperbole n'espère pas tout ce qu'elle ose; mais elle affirme l'incroyable pour arriver su croyable. Quand nous disons qu'un bienfaiteur doit oublier son bienfait, nous voulons dire qu'il doit avoir l'air d'oublier; que sa mémoire ne doit pas laisser apercevoir qu'il s'en souvient et le publier indiscrètement. Quand nous disons qu'on ne doit pas réclamer un service rendu, nous ne voulons pas supprimer toute réclamation : car souvent les méchants ont besoin qu'on exige d'eux; les bons, qu'on les avertisse. Quoi donc! n'indiquerai-je point l'occasion à celui qui l'ignore? ne lui découvrirai-je pas mes besoins? et cela, pour lui donner lieu de se prévaloir de son ignorance, si elle est feinte, ou de la déplorer, si elle est véritable? Il faut parfois avertir, mais avec discrétion, et nullement sous forme de demande ou de sommation. [7,24] XXIV. Socrate dit un jour, en présence de ses amis : "J'aurais acheté un manteau, si j'avais eu de l'argent". C'était ne dernander à personne, en avertissant tout. le monde. On!brigua l'honneur d'offrir. Pouvait-il en être autrement ? En effet c'était une bagatelle que reçut Socrate! mais c'était beaucoup d'avoir mérité que Socrate voulût bien recevoir. Il ne pouvait reprendre ses amis d'une manière plus délicate. J'aurais acheté un manteau, dit-il, si j'avais eu de l'argent. Après cela, quiconque se hâte est en retard ; Socrate avait eu besoin. C'est pour prévenir la dureté des sommations que nous avons défendu de rappeler les bienfaits; non pour qu'on ne le fasse jamais, mais pour qu'on le fasse avec réserve. [7,25] XXV. Aristippe prenant un jour plaisir à respirer un parfum: "Maudits soient ces efféminés, dit-il, qui ont donné un mauvais renom à une si douce chose"! Disons pareillement Maudits soient ces méchants et intolérables usuriers de leurs propres bienfaits, qui ont fait renoncer à une chose aussi bonne que les avertissements entre amis ! Pour moi, j'userai cependant de ce droit de l'amitié, et je demanderai des bienfaits à celui de qui j'en aurais voulu obtenir; et il regardera comme un bienfait nouveau, l'occasion de s'acquitter. Jamais, même au milieu de mes plaintes, je ne dirai : "Je t'ai accueilli, lorsque la mer t'avait jeté tout nu sur ce rivage; j'ai eu la folie de t'admettre au partage de mon empire". Ce n'est point là un avertissement : non, c'est un reproche; c'est rendre un bienfait odieux ; c'est autoriser, ou du moins encourager l'ingratitude. Il est plus que suffisant de dire d'un ton calme et amical, pour réveiller le souvenir : "Si j'ai bien mérité de toi, si quelque chose de moi te fut doux". Que l'autre réponde alors à son tour : "Comment n'aurais-tu pas bien mérité de moi? tu m'as recueilli indigent, naufragé". [7,26] XXVI. «Mais les avis n'ont rien produit, dites-vous : il dissimule, il oublie; que dois-je faire"? Vous recherchez un point très nécessaire et par lequel il convient d'achever ce traité; savoir comment on doit supporter les ingrats? Avec calme, avec douceur, avec magnanimité. Que jamais l'insensibilité et l'oubli de l'ingrat ne vous blessent au point de vous ôter la satisfaction d'avoir rendu service. Que votre dépit ne soit pas assez vif pour vous arracher ces mots : "Je voudrais ne point l'avoir fait"! Que, même dans son insuccès, votre bienfait conserve pour vous ses charmes. L'ingrat se repentira toujours, si vous ne vous repentez pas même à présent. Ne vous indignez pas, comme si c'était là un cas extraordinaire. Vous devriez vous étonner davantage, s'il ne fût point arrivé. L'un est detourné de la reconnaissance par la fatigue, l'autre par la dépense; celui-ci par le danger, celui-là par une mauvaise honte: il craint, en s'acquittant, d'avouer qu'il a reçu. D'autres sont empêchés par l'ignorance du devoir, par la paresse, par les occupations. Voyez l'immense convoitise des hommes toujours insatiables, toujours demandant, et ne vous étonnez pas que personne ne rende, quand nul ne croit avoir assez reçu. Dans cette foule, quelle est l'âme assez ferme, assez solide pour que vous y puissiez en sûreté déposer vos bienfaits? L'un est furieux de débauche, l'autre est esclave de son ventre. Celui-ci est tout au gain; il ne voit que la somme et ne s'embarrasse pas des moyens. Celui-là sèche d'envie; cet autre est travaillé d'une ambition aveugle qui le précipite au milieu des armes. Joignez-y la langueur d'une âme usée par l'âge, et l'état contraire, cette agitation d'un coeur toujours inquiet, toujours en proie aux orages. Joignez-y la trop haute opinion de soi, et cette vanité qui s'enfle insolemment A cause des vices qui font sa honte. Que dirai-je des efforts d'une opiniâtreté perverse? de la légèreté qui saute perpétuellement d'un objet à l'autre ? Ajoutez encore ici la témérité effrénée, et la peur qui jamais ne donne un bon conseil, et ces innombrables erreurs qui nous entraînent; l'audace chez les plus timides, la discorde entre les plus intimes, et ce vice si général, la confiance dans les choses les plus incertaines, le mépris de ce qu'on possède, et le désir d'obtenir ce qu'on ne peut raisonnablement espérer. [7,27] XXVII. Au milieu de tant de passions vous cherchez la plus calme de toutes les vertus, la bonne foi. Si vous vous représentez la véritable image de la vie humaine, vous croirez voir une ville qui vient d'être prise d'assaut, où, sans égard pour la pudeur, pour la justice, la force règle tout, comme si l'on avait donné le signal du désordre. On ne s'abstient ni du feu, ni du fer; les lois ont délié le crime; et la religion même, qui dans la guerre de peuple à peuple protège les suppliants, n'arrête plus ceux qui courent au pillage. Tel saisit sa proie dans une demeure privée, l'autre dans un édifice public; l'un en un lieu sacré; l'autre en un lieu profane; l'un fait effraction, l'autre escalade. Tel autre, non content d'un passage étroit, renverse les obstacles qui l'arrêtent, et les ruines tournent à son profit. Celui-ci pille sans tuer, celui-là porte dans ses mains des dépouilles ensanglantées. Nul n'est pur du bien d'autrui. Dans cette avidité si générale, certes, vous oubliez trop le sort commun, si parmi tant de gens qui pillent vous cherchez un homme qui restitue. Si l'ingratitude vous cause de l'indignation, indignez-vous de la débauche, indignez-vous de l'avarice, indignez-vous de l'impudicité, indignez-vous des maladies qui vous rendent difforme, indignez-vous de la pâle vieillesse. Sans doute c'est un vice terrible, un vice intolérable, qui désunit les hommes; il brise les liens de la concorde qui est l'appui de notre faiblesse; mais il est si commun, que même celui qui s'en plaint n'en est pas exempt. [7,28] XXVIII. Descendez en vous-même: avez-vous toujours été reconnaissant envers vos bienfaiteurs? n'avez-vous jamais laissé tomber aucun bon office? le souvenir des services que vous avez reçus vous accompagne-t-il toujours? Vous verrez que les services rendus à votre enfance ont échappé à votre mémoire avant l'adolescence; et que la mémoire de ceux qu'a reçus votre jeunesse n'a point duré jusqu'à votre vieillesse. Nous avons perdu les uns, nous avons jeté les autres. Ceux-ci ont disparu peu à peu de notre vue et de ceux-là nous avons détourné les yeux. Je veux vous donner une excuse de votre faiblesse : la mémoire est bien frêle et ne suffit pas à la multitude des objets : elle est contrainte à rejeter autant qu'elle reçoit, et à couvrir les anciennes traces par de nouvelles. Ainsi votre nourrice n'a conservé dans votre affection qu'une bien petite place, parce que l'âge suivant a effacé son bienfait. Ainsi vous ne conservez plus pour votre précepteur votre antique respect; ainsi les comices consulaires, ou votre candidature au sacerdoce, vous font oublier ceux dont les suffrages vous valurent la questure. Peut-être, en vous examinant scrupuleusement, découvrirez-vous en vous-même ce vice dont vous vous plaignez. C'est injustice, de vous irriter contre la faute publique, et folie, contre la vôtre. Afin de vous faire absoudre, pardonnez. Vous rendrez un homme meilleur par l'indulgence, et certainement plus mauvais par les reproches. Ne l'endurcissez point; laissez-lui conserver la pudeur qui lui reste peut-être encore. Souvent cette pudeur, prête à s'évanouir, est totalement détruite par la voix trop dure du blâme. Nul ne craint d'être ce qu'il parait déjà; l'homme pris sur le fait perd toute pudeur. [7,29] XXIX. J'ai perdu mon bienfait! et les offrandes que nous avons consacrées aux dieux, disons-nous les avoir perdues? Parmi les choses consacrées est le bienfait : il a beau tourner à mal, il n'en a pas moins été convenablement placé. Cet homme n'est point tel que nous l'avions espéré; mais n'en soyons pas moins tels que nous avons été, et ne lui ressemblons pas. La perte fut faite alors, et ne se manifeste qu'à présent. La honte de l'ingratitude retombe en partie sur le bienfaiteur. Se plaindre d'un bienfait perdu, c'est prouver qu'on ne l'a pas bien placé. Autant que nous le pouvons, plaidons sa cause avec nous-mêmes : peut-être il n'a pas pu, peut-être il n'a pas su, peut-être il s'acquittera. Certaines créances sont améliorées par la sage lenteur d'un créancier qui patiente, qui aide par des délais. Faisons de même : réchauffons une affection languissante. [7,30] XXX. J'ai perdu mon bienfait! Insensé, vous ne savez pas l'époque de votre perte; c'est en donnant que vous avez perdu; mais ce n'est qu'aujourd'hui que vous vous en apercevez. Même dans les choses qui sont comptées comme perdues, la modération est très-utile. Comme les maladies du corps, il faut traiter doucement les maladies de l'âme. Les fils qu'on eût démêlés avec le temps se rompent, si on les tire trop brusquement. Pourquoi des imprécations, des plaintes, des reproches? pourquoi affranchir cet homme et le renvoyer libre de toute obligation? S'il est ingrat, il ne vous doit plus rien. Pourquoi aigrir un homme comblé de vos bienfaits? D'un ami douteux vous en faites un ennemi déclaré : vos outrages lui serviront d'excuse. On ne manquera pas de dire : "Je ne sais d'où vient qu'il ne peut supporter un homme auquel il est si redevable. Il y a quelque chose là-dessous". Quiconque cherche des informations sur un supérieur, parvient toujours, sinon à souiller, du moins à ternir la considération de celui-ci. Et nul ne se contente d'une supposition légère, quand c'est la grossièreté même du mensonge qui fait qu'on y ajoute foi. [7,31] XXXI. Tu suivras une bien meilleure route, en conservant avec l'ingrat l'apparence de l'amitié, ou même l'amitié s'il revient à la vertu. Les méchants sont domptés par une bonté persévérante. Nul n'a le coeur assez dur et assez contraire à l'amitié, pour ne pas être entraîné vers les gens de bien, auxquels il doit jusqu'à la faculté de se dispenser impunément de rendre. Dirigez d'abord vos pensées de ce côté. On a manqué de reconnaissance envers moi : que ferai-je? ce que font les dieux, généreux auteurs de tous les biens. Les dieux commencent par nous accorder des bienfaits à notre insu, et ils continuent malgré notre ingratitude. Celui-ci les accuse de négligence envers nous, celui-là d'injustice. Un autre les rejette hors de son univers, et, les condamnant à une inertie léthargique, les laisse sans lumière et sans emploi. Ce soleil à qui nous devons la division du temps en heures de travail et de repos, qui nous préserve des ténèbres où nous serions plongés, et nous sauve d'une nuit éternelle; qui par son cours tempère les saisons, nourrit les corps, développe les germes, et mûrit les fruits de la terre, on l'appelle une pierre, un globe igné résultant du hasard, enfin tout, excepté Dieu. Et cependant comme de bons parents qui sourient des injures de leurs petits enfants, les dieux ne cessent d'accabler de leurs bienfaits ceux qui révoquent en doute l'existence de leurs auteurs; et d'une main impartiale ils distribuent leurs dons parmi les nations et les peuples : car ils n'ont d'autre pouvoir que celui de faire le bien. En temps opportun ils versent les pluies sur la terre; par le souffle des vents ils mettent les mers en mouvement ; par le cours régulier des astres ils indiquent le cours du temps; ils adoucissent et l'hiver et l'été par l'haleine des doux zéphyrs; paisibles et propices, ils supportent avec calme et bonté l'erreur des esprits qui s'égarent. Imitons-les : donnons, quoique nous ayons souvent donné en vain. Donnons encore à d'autres, donnons à ceux-là même par qui nous avons perdu. La chute d'une maison n'a jamais empêché un homme de la rebâtir; et quand un incendie a consumé nos pénates, nous jetons de nouveaux fondements sur la terre encore tiède, et nous relevons souvent au même lieu des villes englouties : tant l'âme est opiniâtre à conserver bon espoir. Le travail de l'homme cesserait sur terre et sur mer, si les mauvais succès n'étaient suivis de nouvelles tentatives. [7,32] XXXII. C'est un ingrat : il ne m'a point fait de mal; il n'en a fait qu'à lui seul. En accordant mon bienfait, j'en ai joui. Je ne donnerai pas moins volontiers, mais avec plus de soin. Ce que j'ai perdu avec celui-ci, d'autres me le rendront. Mais à celui-ci même je donnerai encore, et, comme un bon laboureur, par les soins et par la culture, je finirai par vaincre la stérilité du sol. Le bienfait est perdu pour moi; mais l'ingrat est perdu pour tout le monde. Le fait d'une grande âme n'est pas de donner et de perdre; c'est de perdre et de donner.