[5,0] Livre V [5,1] 1. Je pensais avoir épuisé mon sujet dans les livres précédents, où j'avais traité de la manière de répandre et de recevoir les bienfaits; car c'est à quoi se borne cette partie de nos devoirs. Maintenant, si je poursuis, c'est moins obéir au sujet, que m'y livrer avec complaisance : car souvent il se présente des questions qui séduisent l'esprit par une sorte de charme attractif, et qui, sans être absolument superflues, ne sont point nécessaires. Mais puisque vous le voulez, continuons, après avoir épuisé le fond même du sujet, à examiner des des questions qui, à dire vrai, s'en rapprochent plutôt qu'elles ne s'y rattachent, et dont la discussion approfondie sans être un travail indispensable n'est cependant pas un travail sans fruit. Pour vous, c'est par suite de votre bonté naturelle et de votre penchant à la bienfaisance, Ébutius Liberalis, que ces deux vertus vous paraissent ne pouvoir jamais être assez louées. Je ne vis jamais homme plus bienveillant dans l'appréciation des plus légers services. Votre bonté va même au point, que vous vous regardez presque comme l'obligé, quand vous voyez rendre service à quelqu'un ; et pour empêcher qu'on ne se repente d'avoir obligé, vous êtes toujours prêt à payer pour les ingrats. Pour votre part, vous êtes si éloigné de toute ostentation, que vous cherchez à décharger vos obligés du poids de la reconnaissance, et les services que vous leur rendez ne sont pas, à vous entendre, des dons, mais l'acquit d'une dette. Aussi vous recueillez avec usure le prix de vos dons : c'est à celui qui ne l'exige point que l'obligation s'attache le plus volontiers. Et comme la gloire suit de préférence ceux qui la fuient, ainsi la reconnaissance récompense plus largement ceux qui souffrent l'ingratitude. Ce n'est pas encore assez pour vous : vos premiers bienfaits sont un titre pour en solliciter de nouveaux: vous êtes toujours prêt à les accorder sans que l'oubli ou le silence gardé sur les premiers vous empêche d'y ajouter. La tâche que se propose votre âme grande et généreuse est de tolérer l'ingrat jusqu'à ce que vous l'ayez fait reconnaissant. Cette façon d'agir ne vous expose à aucune déception; les vertus finissent toujours par triompher des vices, pourvu que ceux-ci ne vous fatiguent pas trop vite. [5,2] II.Une maxime qui vous plait particulièrement, et qui vous parait sublime, c'est qu'il est honteux d'être vaincu en bienfaisance. Toutefois, ce n'est pas sans raison qu'on met en doute la vérité de cette proposition; et, dans le fond, elle est tout autre que vous ne la concevez. Jamais, en effet, dans les combats de vertu, il n'y a de honte à essuyer une défaite, pourvu qu'on n'ait pas jeté ses armes, et que, vaincu; on aspire encore à la victoire. Tous les hommes n'apportent pas à l'exécution d'une bonne oeuvre les mêmes forces, les mêmes facultés, la même fortune : et la fortune influe, au moins pour le succès, sur les entreprises les plus vertueuses. L'intention même de tendre vers le bien mérite des éloges, encore qu'un coureur plus rapide y soit arrivé le premier. Ce n'est point comme dans ces combats offerts à la curiosité du peuple, où la palme constate quel est le plus habile ; bien que là même le sort favorise souvent le moins méritant. Mais lorsqu'il s'agit d'un devoir réciproque, que chacune des deux parties désire remplir le plus complétement possible, si l'une d'elles a eu plus de moyens, si elle a eu à sa disposition des ressources proportionnées à sa bonne intention ; si la fortune a secondé tous ses efforts. Si l'autre, avec des intentions aussi nobles, a rendu moins qu'elle n'a reçu, ou même n'a rien rendu du tout, pourvu seulement qu'elle veuille tendre et qu'elle s'y applique de toutes les forces de son âme, elle n'est pas plus vaincue que le guerrier qui meurt les armes à la main, et qu'il a été plus facile à l'ennemi de tuer que de faire reculer. Cette défaite que vous regardez comme honteuse l'homme de bien n'est pas exposé : jamais il ne succombera ; jamais il ne renoncera: jusqu'au dernier jour de sa vie, il se tiendra sous les armes, et ne mourra qu'à son poste ; avouant hautement ses obligations, comme son intention de s'acquitter. [5,3] III. Les Lacédémoniens interdisent à leurs concitoyens le ceste et le pancrace, parce que, dans ces combats, la victoire dépend de l'aveu du vaincu. Le coureur qui atteint la borne le premier, a dépassé son rival par sa vitesse, non par son courage. Le lutteur trois fois renversé a perdu la palme, mais il ne l'a point livrée au vainqueur. Les Lacédémoniens, qui attachaient un grand prix à ce que leurs concitoyens ne fussent jamais vaincus, leur défendirent ces luttes où le vainqueur n'est point désigné par le juge, ni par l'issue même du combat, mais par la voix du vaincu proclamant lui-même sa défaite. Cette dégradation, dont ils ont voulu préserver leurs concitoyens, tout homme en peut être préservé par sa vertu et par l'énergie de sa volonté : jamais il n'est vaincu, parce que, même dans les défaites, son âme reste invincible. Aussi personne ne dira : les trois cents Fabius ont été vaincus, mais ils ont été tués. Quant à Régulus, il a été pris, mais non vaincu par les Carthaginois : il en est de même de tout homme qui, en butte aux rigueurs, aux coups de la fortune, ne laisse point faiblir son âme. Ainsi pour les bienfaits : tel homme en a reçu de plus nombreux, de plus grands, de plus fréquents ; et pourtant il n'est pas vaincu. Peut-être est-il des bienfaits inférieurs à d'autres si vous voulez calculer la, valeur relative de ce qui fut donné et rendu ; mais à ne comparer le bienfaiteur et l'obligé que sous le rapport de leurs intentions réciproques, la palme n'appartient ni à l'un ni à l'autre. Ainsi, à la suite d'un combat où l'un a été couvert de blessures, et l'autre légèrement atteint, les deux rivaux se retirent, laissant la victoire indécise, quoique l'un d'eux paraisse avoir eu le dessous. [5,4] IV. On ne peut donc être surpassé en bienfaits, si l'on a la volonté de rendre, si l'on supplée par le coeur à ce qu'on ne peut effectuer. Tant qu'on reste dans cette disposition, tant qu'on persiste dans cette volonté, on donne des marques de sa reconnaissance : qu'importe de quel côté on compte le plus de petits cadeaux ? Vous avez le moyen de donner beaucoup ; et moi, je ne puis que recevoir. La fortune est de votre côté, la bonne volonté est du mien : toutefois, vous n'avez sur moi d'autre supériorité que celle qu'un homme couvert d'une armure complète obtient sur un adversaire sans armes ou légèrement armé. Ainsi personne n'est vaincu en bienfaits, parce que la reconnaissance va aussi loin que la volonté. S'il était honteux d'être vaincu en bienfaits, il ne faudrait jamais en recevoir des hommes puissants, auxquels il serait impossible de rendre la pareille ; par exemple des princes et des rois, que la fortune a placés à une hauteur d'où ils peuvent donner beaucoup, sans recevoir que des présents modiques et hors de comparaison avec les leurs. J'ai dit les princes et les rois, non que cependant on ne puisse leur rendre d'importants services; et, après tout, leur pouvoir exorbitant dépend de l'accord et de l'appui de leurs inférieurs. Il y a des hommes placés au-dessus de la sphère des désirs et des besoins de l'humanité, et auxquels la fortune même ne peut rien donner. Il faut bien que je sois vaincu en bienfaisance par Socrate ; il faut bien l'être par Diogène, qui marche tout nu au milieu des trésors de la Macédoine, en foulant aux pieds les richesses des rois. O combien, à ses propres yeux, combien aux yeux de tous ceux à qui un nuage ne dérobait pas la clarté du vrai, ne paraissait-il pas bien au-dessus de celui sous qui tout rampait ! Oui, Diogène était plus puissant et plus riche qu'Alexandre; possesseur du monde ; car il avait encore plus de choses à refuser que l'autre n'en pouvait offrir. [5,5] V. Il n'y a point de honte à être vaincu par des hommes de ce caractère ; car je n'en suis pas moins brave, pour avoir affaire à un adversaire invulnérable. Le feu n'en' est pas moins susceptible de brûler, pour s'attaquer à une matière incombustible ; ni le fer moins tranchant, parce qu'on soumet à son action une pierre à l'épreuve de ses atteintes et qui résiste naturellement aux corps les plus durs. J'en dis autant de l'homme reconnaissant; c'est sans honte qu'il est vaincu en bienfaisance, s'il a contracté des obligations envers ceux que la grandeur de leur fortune on la hauteur de leur vertu met au-dessus de la réciprocité de services. Nous sommes presque toujours vaincus en bienfaits par nos parents : car nous ne les possédons que dans un temps où nous les jugeons incommodes, et où nous n'avons pas l'intelligence de leurs bienfaits. Puis, quand l'âge nous a donné quelque peu de sagesse, et que nous commençons à reconnaître que les motifs pour lesquels nous n'aimions pas nos parents, c'est-à-dire les réprimandes, la sévérité, et la garde attentive de notre jeunesse sans expérience, sont justement leurs titres à notre amour, c'est alors qu'ils nous sont ravis. Il est donné à peu de parents de prolonger leur carrière pour recueillir les véritables fruits de la paternité : les autres n'en sentent que le fardeau. Toutefois, il n'y a aucune honte à être vaincu en bienfaits par un père; et pourquoi y en aurait-il, puisqu'il n'est honteux de l'être par personne ? Car, égaux sous certains rapports, nous sommes inférieurs sous d'autres : égaux par les sentiments du coeur, la seule chose qu'on exige, la seule que nous promettons; inférieurs par la fortune, qui, si elle nous empêche de payer de retour, ne doit pas nous en faire rougir comme si nous étions vaincus. Il n'y a point de déshonneur à ne pas atteindre, pourvu que l'on poursuive. Souvent on se voit dans la nécessité de réclamer de nouveaux services avant de s'être acquitté des premiers. On ne doit pas s'interdire de demander, ou avoir honte de le faire, parce qu'on se voit dans l'impossibilité de rendre: il ne tiendra pas à nous que nous n'en ayons toute la reconnaissance possible : ce n'est que du dehors que viendront les obstacles. Toutefois, nous ne serons point vaincus en bonne volonté; et il n'y a point de honte à l'être dans ce qui ne dépend point de nous. [5,6] VI. Alexandre, roi de Macédoine, aimait à se vanter de n'avoir jamais été vaincu en bienfaits. Sans doute, dans son orgueil, il ne comptait pour rien les Macédoniens, les Grecs, les Cariens, et tant d'autres nations soumises sans combat, et il ne daignait pas leur tenir compte de l'agrandissement d'un royaume, qui d'un coin de la Thrace s'était étendu jusqu'au rivage d'une mer inconnue. Mais d'un tel avantage et Socrate et Diogène purent aussi se glorifier ; Diogène surtout qui vainquit Alexandre lui-même. Oui, sans doute, ce conquérant fut vaincu, en dépit de son orgueil colossal, le jour où il vit un homme à qui il ne pouvait ni rien donner, ni rien ôter. Le roi Archelaüs invita Socrate à venir à sa cour : Socrate, dit-on, lui répondit qu'il ne voulait point se rendre auprès d'un homme qui lui ferait plus de bien qu'il ne pourrait lui en rendre. D'abord, Socrate était tout à fait libre de ne rien recevoir ; en second lieu, c'est lui qui eût accordé le premier bienfait : car il serait venu après avoir été prié, et il donnait ce que le roi n'eût jamais pu rendre à Socrate. Ajoutons qu'Archelaüs lui aurait donné de l'or et de l'argent, pour recevoir en retour le mépris de l'or et de l'argent. Quoi! Socrate n'aurait pu s'acquitter envers Archelaüs? Que pouvait-il recevoir d'aussi grand que ce qu'il donnait, s'il lui eût fait voir un homme également habile dans la science de la vie et de la mort, placé sur les limites de l'une et de l'autre ? si, éclairant ce prince aveugle même en plein jour, il l'eût initié aux mystères de la nature, tellement inconnus pour Archelaüs, qu'un jour d'éclipse de soleil, il fit fermer son palais et raser son fils, ce qui ne se pratique qu'en temps de deuil et pour une grande affliction ? Quel service Socrate ne lui eût-il pas rendu, s'il fût venu le tirer de la retraite où la peur le tenait caché, et que, pour ranimer son courage, il lui eût dit : "Ce n'est point une extinction du soleil; c'est la rencontre des deux astres, au moment où la lune, qui décrit une route moins élevée que le soleil, place son disque au-dessous de lui et nous le cache par son interposition : tantôt elle n'intercepte qu'une petite partie de la surface solaire, si en passant elle ne fait qu'en couvrir l'extrémité; tantôt elle en cache davantage, si son interposition est plus étendue ; enfin, elle nous dérobe complétement la vue de cet astre, si le disque lunaire vient à passer tout entier ou directement entre le soleil et la terre? Mais bientôt le mouvement rapide de ces deux astres va les entraîner chacun de son côté ; bientôt le jour va être rendu à la terre ; et tel sera l'ordre invariable durant des siècles, qui ramèneront des jours déterminés, prévus, où, par l'interposition de la lune, le soleil ne pourra répandre toute sa lumière. Attendez quelques instants, et tout à coup il reparaîtra, et vous allez le voir se dégager du nuage qui le couvre, et délivré de l'obstacle qui les interceptait, il va librement vous lancer ses rayons". Quoi ! Socrate ne se serait pas acquitté pleinement envers Archelaüs, en lui apprenant à régner ! Eût-ce donc été aussi un bienfait modique pour ce prince, que d'être mis à même de donner quelque chose à Socrate? Que signifie donc la réponse de Socrate ? Esprit facétieux, aimant à parler par figures, porté à railler tout le monde, mais surtout les grands, il aima mieux tourner son refus en plaisanterie, que de faire une réponse arrogante et fière : il dit donc qu'il ne voulait pas recevoir de bienfaits d'un homme à qui il ne pourrait rendre la pareille. Peut-être craignit-il d'être forcé d'accepter contre son gré; peut-être craignit-il d'accepter des présents peu dignes de Socrate. On dira : Il eût été libre de refuser. Mais alors il eût indisposé contre lui un roi plein de hauteur, et qui voulait qu'on attachât le plus grand prix à tout ce qui venait de lui. Pour un roi, pas de différence entre lui refuser ce qu'il demande et refuser d'accepter ce qu'il.donne : il met au même rang l'un et l'autre refus; et, pour son orgueil, il est plus humiliant d'essuyer un dédain que de n'être pas redouté. Voulez-vous savoir sur quoi portait réellement le refus de Socrate? Il refusa d'aller chercher une servitude volontaire, lui dont la liberté ne put être soufferte dans une ville libre. [5,7] VII. Nous avons, je pense, assez longuement traité cette question, s'il y a de la honte à être vaincu en bienfaits. Ceux qui la font savent bien que les hommes n'ont pas l'habitude de s'offrir des bienfaits à eux-mêmes; car il eût été manifeste, alors, qu'il n'y a pas de honte à être vaincu par soi-même. Cependant, quelques stoïciens ont mis en problème, si l'on pouvait être son propre bienfaiteur, et si l'on se doit à soi-même de la reconnaissance. Leur motif, pour poser cette question, était puisé dans ces façons habituelles de parler : "Je me sais bon gré, Je ne puis m'en prendre qu'à moi-même, Je m'en veux, Je m'en punirai, Je me hais" ; et une foule d'expressions semblables, par lesquelles on parle de soi-même, comme si l'on parlait d'une autre personne. "Si je puis me faire du mal, ajoute-t-on, pourquoi ne pourrais-je aussi me faire du bien ? D'ailleurs, des services qui, par moi rendus à d'autres, s'appelleraient des bienfaits, pourquoi n'en seraient-ils plus, quand je me les rends à moi-même ? Et ce qui me constituerait débiteur, si je l'avais reçu d'un autre, ne m'imposera donc pas la même obligation, venant de moi ? Pourquoi serais-je ingrat envers moi-même? cela est-il moins honteux que d'être avare, dur, cruel et négligent envers soi? Il n'y a pas moins de honte à prostituer son corps que celui des autres. On blâme avec raison le flatteur qui, se faisant l'écho des paroles d'autrui, est toujours prêt à les louer de mauvaise foi : on ne blâme pas moins l'homme qui, ravi de soi, s'admire et se fait, si j'ose le dire, son propre courtisan. Ce n'est pas seulement quand ils éclatent au dehors, que les vices sont haïssables; c'est aussi quand, dans le for intérieur, ils se replient sur eux-mêmes. Quel est l'homme plus admirable que celui qui sait se commander, et qui se possède toujours lui-même ? Il est plus facile de gouverner des nations barbares et impatientes du joug étranger, que de maîtriser son âme et de la soumettre à sa propre volonté. Platon remercie Socrate de ce qu'il avait appris de lui; pourquoi Socrate ne se remercierait-il pas de ce que lui-même s'est appris ? M. Caton a dit : Ce qui vous manque, empruntez-le à vous-même. Or, si je puis me prêter, ne puis-je me donner? Il est une infinité de circonstances où l'usage nous sépare de nous-mêmes. On dit habituellement : "Souffrez que je me consulte". Puis encore, "Je me tirerais volontiers les oreilles". Si vous approuvez ces façons de parler, on peut tout aussi bien se faire des remerciments, que se courroucer contre soi-même ; on peut tout aussi bien se louer, que se faire des reproches ; on peut tout aussi bien se porter profit que dommage. Le tort et le bienfait sont les contraires : si l'on dit d'un homme : il s'est fait tort, on peut tout aussi bien dire : il s'est rendu service. [5,8] VIII. Est-il naturel de se devoir à soi-même? Il est naturel de devoir avant de marquer sa reconnaissance. Point de débileur sans créancier, pas plus que de mari sans femme, ni de père sans fils. Il faut que quelqu'un donne pour que quelqu'un reçoive : ce n'est ni donner ni recevoir, que de faire passer en la main droite ce qui est dans la gauche. De même qu'on ne se porte pas soi-même, quoiqu'on donne à son corps un mouvement de locomotion; de même qu'un homme qui plaide sa propre cause ne passe pas pour être son avocat, et ne s'érige pas une statue comme à un patron; de même qu'un malade qui, par ses propres soins, est revenu à la santé, n'exige de soi-même aucun salaire - ainsi, en quelque circonstance que ce puisse être, encore qu'on se soit fait quelque bien à soi-même, on ne se doit pas de la reconnaissance, parce qu'on n'a personne à qui la témoigner. J'accorde qu'on puisse recevoir de soi-même un bienfait, mais alors on le rend en le recevant. L'acquit se fait, comme on dit, sans bourse délier: c'est une créance fictive aussitôt payée que contractée. Car celui qui donne n'est autre que celui qui reçoit: il n'y a qu'une personne. Ce mot devoir ne peut s'entendre que de deux parties,: comment pourrait-il s'appliquer à celui qui se libère au même instant qu'il s'oblige ? Dans un globe, dans une boule, il n'y a ni haut ni bas, ni commencement ni fin, ni premier ni dernier point, parce que la rotation a beau en changer l'ordre; mettre devant ce qui était derrière, dessus ce qui était dessous, quelle que soit la direction imprimée, elle ramène tout au même point : croyez-moi, il en est ainsi d'un homme; il a beau cent fois changer de situation, il est toujours un. Il s'est frappé ; il n'a personne contre qui rendre plainte pour sévices : il s'est lié, il s'est lui-même mis en prison ; il ne peut encourir de condamnation pour voies de fait. Il s'est fait du bien . mais il s'est acquitté donnant donnant. On dit que la nature ne peut rien perdre, parce que tout ce qui lui est ôté revient à elle; que rien ne peut périr parce que rien ne peut sortir de l'univers ; et que tout revient à la fin à la masse commune, d'où il est sorti. Quelle analogie, dit-on, cet exemple peut-il avoir avec la question qui nous occupe ? Le voici: Supposez-vous ingrat : le bienfait ne sera pas perdu ; car il est en la possession de celui qui l'a offert. Supposez aussi que vous ne vouliez pas le reprendre : il est en vos mains avant qu'il vous soit rendu. Vous ne pouvez rien perdre; car tout ce qui vous est ôté, vous est néanmoins acquis. En vous-même vous tournez dans un cercle : en recevant vous donnez, en donnant vous recevez. [5,9] IX. On nous dit: "Se faire du bien à soi-même, est un devoir: donc la reconnaissance envers soi-même est un devoir". D'abord, le principe dont on déduit cette conséquence est faux. On ne se fait pas du bien, on suit l'instinct de sa nature, qui porte à s'aimer soi-même : de là ce soin extrême d'éviter ce qui est nuisible, de rechercher ce qui est utile. Aussi n'y a-t-il point de générosité à se faire des présents, ni de clémence à se pardonner, ni de compassion à être touché de ses propres maux. Ce qui s'applique aux autres est générosité, clémence, compassion ; appliqué à soi-même, ce n'est que l'instinct de la nature. Le bienfait est chose volontaire : se faire du bien à soi-même est une nécessité. Plus on a répandu de bienfaits, plus on est réputé bienfaisant. Mais a-t-on jamais loué personne d'avoir été secourable à soi-même? de s'être tiré des mains des voleurs ? On ne s'accorde pas plus un bienfait que l'hospitalité; on ne se donne pas plus qu'on ne se prête. Si l'on se fait quelque bien, c'est toujours, c'est sans interruption : on ne saurait évaluer le nombre des bienfaits envers soi-même. Quand donc se paierait-on de retour, puisque, par cela même que l'on s'acquitte, on reçoit un bienfait de plus? Comment pouvoir distinguer le bienfait accordé du bienfait rendu, puisque l'un et l'autre ont lieu dans la même personne ? Je me suis tiré du péril : voilà un bienfait; derechef je me suis tiré du péril : est-ce un bienfait ou une restitution ? Et même, quand je concéderais ce premier point, qu'on peut s'accorder un bienfait, je n'admettrais pas la conséquence; car, en supposant que nous donnions, nous ne devons rien: pourquoi? parce que nous recouvrons sur-le-champ. Il faut d'abord recevoir un bienfait, puis devoir, puis rendre. Ici il n'y a point lieu à devoir, puisque la restitution s'opère sans aucun délai. On ne peut donner qu'à un autre: on ne peut devoir qu'à un autre : on ne peut rendre qu'à un autre; et ces trois actes, qui tous exigent deux personnes, ne peuvent s'effectuer en une seule. [5,10] X. Un bienfait consiste à procurer une chose utile : or, le mot procurer se rapporte à d'autres. Ne passerait-il pas pour fou, l'homme qui prétendrait s'être fait une vente à lui-même? car une vente est une aliénation, un transport fait à un autre de sa chose et du droit d'en disposer. Or, en donnant aussi bien qu'en vendant, il faut se démettre de sa chose, et livrer à un autre la possession de ce qu'on a. Cela posé, on ne peut se conférer de bienfait, parce qu'on ne peut se faire aucun don. Autrement ce serait confondre en une seule deux choses contraires, donner et recevoir. Y a-t-il donc si grande différence entre donner et recevoir ? Assurément, puisque ces deux mots expriment deux actes bien opposés. Or, si l'on peut se conférer un bienfait, plus de différence entre donner et recevoir. Je disais tout à l'heure qu'il y a des mots qui se rapportent à d'autres, et qui sont de telle nature, qu'ils n'ont de signification que hors de nous. Je suis frère, mais d'un autre : on ne peut être son propre frère. Je suis l'égal, mais de quelqu'un : on ne peut être son égal à soi-même. Ce qui constitue une comparaison ne peut s'entendre sans un autre individu : ce qui indique l'union ne peut exister sans un autre. De même un don ne peut se faire qu'à un autre, et un bienfait ne peut avoir lieu qu'envers un autre. Le mot même l'indique assez; il se compose ainsi: avoir fait du bien. Or, personne ne peut se faire du bien, pas plus que se favoriser, pas plus qu'être de son parti. Je pourrais étendre ce discours et l'appuyer de nombreux exemples, d'autant plus à propos que le bienfait est une des choses qui demandent deux personnes. Il est des actions honnêtes, nobles, empreintes de la plus haute vertu, qui ne peuvent avoir lieu qu'à l'égard d'une autre personne. On vante, on admire, comme un des plus beaux apanages de l'humanité, la bonne foi; avez-vous jamais ouï dire : Cet homme a gardé la bonne foi envers lui-même ? [5,11] XI. Je viens maintenant à la dernière partie. Quand on paie de retour, on doit dépenser quelque chose du sien, comme celui qui paie une dette : or, celui qui se paie de retour, ne dépense pas plus que ne gagne celui qui se donne à lui-même. Le bienfait et le retour doivent aller de l'un à l'autre; et cette réciprocité ne peut avoir lieu dans un seul individu. Celui donc qui paie de retour est utile par réciprocité à celui qui lui a rendu service : celui qui se paie de retour, à qui rend-il service? à lui-même. Et qui n'est convaincu que la reconnaissance est d'un côté, et le bienfait d'un autre ? Celui qui se paie lui-même de retour, se rend à lui-même service. Et quel est l'ingrat qui ne soit pas dans la disposition d'agir de la sorte, ou plutôt qui n'est pas devenu ingrat pour avoir agi de la sorte ? "Si nous devons nous rendre grâces à nous-mêmes, nous nous devons aussi payer de retour; car on dit communément: Je me sais bon gré de n'avoir pas épousé cette femme; de ne m'être pas lié d'intérêt avec cet homme". En parlant ainsi, nous le faisons pour nous louer; et, pour approuver notre action, nous employons mal à propos les termes du remerciement. Un bienfait est ce qui, une fois donné, ne peut pas être rendu; or, celui qui se confère un bienfait, ne peut faire qu'il ne reçoive ce qu'il s'est donné : il n'y a donc point de bienfait. Il est un temps pour recevoir un bienfait, il en est un pour le rendre. Dans un bienfait, ce qu'il y a de digne d'estime et d'approbation, c'est que pour être utile à un autre, on oublie son propre intérêt; que pour donner à un autre, on s'impose un sacrifice : celui qui se donne à lui-même ne fait rien de tout cela. La bienfaisance est le lien de la société, elle fait naître l'attachement, elle oblige les hommes entre eux. La bienfaisance envers soi-même n'est point un lien social ; elle n'attache, elle n'oblige personne; elle ne fait naître chez personne cet espoir qui fait dire : "Voilà un homme bon à cultiver : il a fait du bien à cet autre, il m'en fera aussi à moi". Le bienfait est ce qu'on donne, non pour son utilité, mais pour celle de l'homme qu'on oblige. Celui qui se confère un bienfait n'a en vue que lui-même : dès lors il n'y a plus de bienfait. [5,12] XII. Je dois maintenant vous paraître avoir fait au commencement de ce livre une promesse mensongère: Direz-vous que non seulement je m'écarte du sujet, mais que de bonne foi, je prends une peine perdue ? Attendez : vous le direz encore avec plus de vérité, lorsque je vous aurai conduit au fond de ce labyrinthe ; et, quand vous en serez sorti, vous n'y aurez gagné que de vous échapper d'un défilé où vous étiez libre de ne pas entrer. Car à quoi bon délier péniblement des noeuds que soi-même on a faits pour le seul plaisir de les délier ? Mais de même que par passe-temps on s'amuse quelquefois à les entrelacer de manière à mettre dans l'embarras celui qui n'est pas au fait, tandis que celui qui les a formés les dénoue sans difficulté, parce qu'il en connaît l'enchainement et la liaison, et de même que ce jeu n'est pas sans agrément, parce qu'il exerce la finesse de l'esprit et excite l'attention ; de même ces sophismes qui ne semblent que subtils et captieux, chassent de l'esprit l'indolence et l'engourdissement: car il faut tantôt lui ouvrir un vaste champ, où il se promène à l'aise, tantôt lui opposer un sentier rude et raboteux, où il grimpe en rampant et s'ouvre avec peine un passage. On dit qu'il n'y a pas d'ingrats; et voici comment on le prouve: Le bienfait est chose utile ; or, nul ne peut être utile au méchant, selon vous, stoïciens : donc le méchant ne reçoit pas de bienfait: donc il n'est pas ingrat. Secondement, le bienfait est une chose vertueuse et louable; rien de vertueux, rien de louable n'a lieu à l'égard du méchant: conséquemment ici point de bienfait; et s'il ne peut le recevoir, il ne doit pas non plus le rendre : donc il ne saurait être ingrat. Troisièmement, enfin, vous dites : L'homme vertueux agit toujours bien ; s'il agit toujours bien, il ne peut être ingrat. Le bon s'acquitte du bienfait; le méchant n'en reçoit pas. Or, s'il en est ainsi, on ne peut attribuer l'ingratitude ni au bon, ni au méchant: l'ingrat est donc dans la nature un être chimérique. Mais tout cela est vide de sens. Nous ne connaissons qu'un seul bien, c'est la vertu; ce bien ne peut arriver jusqu'au méchant ; car il cessera d'être méchant, si la vertu trouve accès dans son âme. Or, tant qu'il reste méchant, personne ne peut lui conférer un bienfait, parce que le bien et le mal sont incompatibles et ne peuvent se trouver ensemble. Ainsi personne ne peut lui être utile, parce que tout ce qui lui tombe entre les mains, il le corrompt par un mauvais usage. Comme un estomac vicié, malade, et chargé de bile, corrompt tous les mets qu'il reçoit, et communique à tous les aliments une qualité nuisible; ainsi une âme aveuglée se fait de tout ce que vous lui confiez un fardeau, un objet pernicieux, une cause de malheur. Aussi les gens les plus favorisés du sort et les plus opulents ont toujours l'âme en proie aux orages, et ils se retrouvent d'autant moins, qu'un plus vaste espace est ouvert à leurs fluctuations. Rien d'utile ne peut donc arriver jusqu'aux méchants; je dirai plus, rien qui ne leur soit nuisible. Car tous les avantages qui leur adviennent, ils les assimilent à leur propre nature; et des choses de belle apparence qui deviendraient utiles si on les donnait à des gens meilleurs, sont mortelles pour les méchants. En conséquence, les méchants ne peuvent pas non plus conférer de bienfait, parce que nul ne peut donner ce qu'il n'a pas : or, il manque au méchant la volonté de faire du bien. [5,13] XIII. Mais quoi qu'il en soit, le méchant n'en peut pas moins recevoir des dons qui ressemblent à,des bienfaits ; et s'il ne les rend, il devra être réputé ingrat. Il est des biens de l'âme, il en est du corps, il en est de la fortune. Les biens de l'âme, le sot et le méchant ne peuvent les posséder; mais ceux-là y sont admis, qui peuvent les recevoir, et qui doivent les rendre ; s'ils ne les rendent pas, ils sont ingrats. Et cela n'est pas seulement dans les principes de notre école. Les péripatéticiens, qui reculent bien plus loin que nous les bornes de la félicité humaine, pensent que quelques légers bienfaits peuvent parvenir aux méchants, et que s'ils ne s'acquittent pas, ils sont ingrats. Quant à nous, bien que nous nous refusions à voir des bienfaits dans ce qui ne contribue point à épurer l'âme, nous ne nions pas que ce ne soient des avantages qu'on peut désirer. Ces avantages, le méchant peut les procurer à l'homme de bien, comme il peut les recevoir de celui-ci ; tels sont de l'argent, des habits, des honneurs, la vie; il faut en être reconnaissant, si l'on ne veut passer pour ingrat. "Mais pourquoi appeler ingrat celui qui ne rend pas ce que vous ne voulez point appeler bienfait"? Il est des choses que, bien que non identiques, nous comprenons sous la même dénomination, à cause de leur similitude. C'est ainsi que nous donnons le même nom à une boîte d'or ou à une d'argent; c'est ainsi que nous appelons illettré, non seulement l'homme qui ne sait rien du tout, mais celui qui ne s'est pas élevé jusqu'à la haute littérature; ainsi, quand on a rencontré un homme mal vêtu et couvert de haillons, on dit qu'on l'a vu tout nu. Ainsi, quoique les bienfaits dont nous parlons n'en soient point, ils en ont du moins l'apparence. "Mais comme ces bienfaits-là n'en ont que l'apparence, il n'y a donc là d'ingrat qu'en apparence, et point d'ingrat". Objection mal fondée; attendu que celui qui les accorde, comme celui qui les reçoit, les appelle bienfaits. Ainsi celui qui trompe sous l'apparence d'un véritable bienfait est aussi bien un ingrat qu'on est un empoisonneur, lorsqu'on a donné un poison en croyant donner un soporatif. [5,14] XIV. Cléanthe presse davantage l'argumentation: "Quoique ce ne soit pas un bienfait qu'on ait reçu, dit-il, on n'en est pas moins ingrat, parce qu'on n'aurait pas rendu, quand même on eût reçu un bienfait. Ainsi le brigand est tel, même avant de souiller ses mains, parce qu'il est déjà tout armé pour tuer, et qu'il a l'intention de voler et d'assassiner. La méchanceté s'exerce et se manifeste dans l'acte; elle n'y commence pas. Ce qu'a reçu l'ingrat n'était pas un bienfait; mais on l'appelait ainsi. On punit les sacrilèges, quoique leur personne ne puisse porter la main jusque sur les dieux". Mais, dit-on, comment est-il possible d'être ingrat envers le méchant, puisqu'il ne peut conférer un bienfait? En voici la raison : c'est qu'on a reçu de lui des choses qui, dans l'opinion vulgaire, passent pour des biens: si les méchants en ont la disposition, quiconque les recevra d'eux sera lié par la reconnaissance, et tenu de rendre comme des biens ces choses, quelles qu'elles soient, puisqu'il les a reçues comme des biens. On est également débiteur, soit qu'on doive de l'or, ou du cuir monnayé, comme autrefois à Sparte, où ce cuir remplaçait l'argent. La reconnaissance doit être du même genre que l'obligation. [5,15] XV. Qu'est-ce que les bienfaits ? La grandeur de ce beau nom doit-elle descendre et se ravaler jusqu'à une matière basse et sordide ? Peu vous importe, à vous : sans laisser à d'autres le soin de chercher le vrai, vous réglez votre âme sur l'apparence du vrai, et, sous le nom de vertu, adorez, quoi que ce puisse être, ce que vous prenez pour elle. "Si d'un côté, dit-on, personne ne peut, selon vous, être ingrat, de l'autre, au contraire, tout le monde est ingrat. En effet, à vous entendre, tous les insensés sont méchants, et qui a un seul vice les a tous: or tous les hommes sont sots et méchants; donc tous les hommes sont ingrats". Qu'est-ce à dire? ne le sont-ils pas en effet? n'est-ce pas le reproche qui, de toutes parts, s'adresse au genre humain? n'est-ce pas une plainte générale, que les bienfaits sont en pure perte, et qu'il y a très peu d'hommes qui ne répondent pas aux bienfaits par des offenses? Et ne croyez pas que nous soyons seuls à élever ces murmures, nous qui mettons au rang des actes les plus méchants et les plus dépravés tout ce qui s'écarte de la règle du devoir. Voici je ne sais quelle voix, qui ne sort point de l'asile des philosophes, mais qui s'élève de la foule, pour la condamnation des peuples et des nations en masses: "L'hôte ne peut plus se fier à son hôte, le beau-père à son gendre; l'affection même est rare entre les frères: le mari menace la vie de sa femme; la femme, celle de son mari". C'est bien pis aujourd'hui: les bienfaits sont convertis en crime ; et l'on n'épargne pas le sang de ceux pour qui l'on devrait répandre le sien. Le poignard, le poison, voilà nos moyens pour répondre aux bienfaits : attenter à la patrie, faire servir à son oppression les faisceaux qu'elle confère, voilà pour nous la puissance et la dignité. On croit être dans l'humiliation et dans l'abaissement, si l'on ne s'élève au-dessus de la république. On dirige contre elle, les armées qu'on a reçues d'elle; et voici la harangue familière aux généraux: Combattez contre vos femmes, combattez contre vos enfants. autels, foyers, pénates, que vos armes n'épargnent rien. Vous qui, même pour un triomphe, ne deviez point entrer dans Rome, sans l'ordre du sénat, et à qui, lorsque vous rameniez une armée victorieuse, cette assemblée ne donnait audience que hors des murs; maintenant, après le massacre de tant de citoyens, et tout souillés du sang de vos proches parents, entrez dans Rome, enseignes déployées. Qu'au milieu de l'appareil militaire la liberté se taise; et que ce peuple vainqueur et pacificateur des nations, après avoir si loin refoulé la guerre, après avoir dissipé toutes les terreurs, se voie assiégé dans ses murs, et tremble à la vue de ses aigles. [5,16] XVI. L'ingrat, c'est Coriolan : trop tard, après le repentir du crime, il revint à la piété; il déposa les armes, mais au milieu de son parricide. L'ingrat, c'est Catilina : pour lui c'est peu d'envahir sa patrie, s'il ne la ruine, s'il n'y conduit les cohortes des Allobroges, si l'ennemi, attiré de l'autre côté des Alpes pour assouvir de vieilles haines nationales, ne sacrifie aux mânes des Gaulois les généraux de Rome, victimes longtemps attendues. L'ingrat c'est C. Marius : de soldat devenu consul, s'il n'eût pas égalé aux massacres des Cimbres les funérailles romaines, s'il n'eût pas donné le signal du meurtre et de la mort des citoyens, ou plutôt s'il n'en eût pas été lui-même le signal, il n'eût pas assez senti l'amertume du châtiment que reçut de l'adversité sa fortune ramenée à son premier état. L'ingrat, c'est L. Sylla; lui qui, pour guérir sa patrie, employa des remèdes plus cruels que le mal; lui qui, après avoir marché de la citadelle de Préneste à la porte Colline, les pieds dans le sang humain, renouvela dans Rome les combats et le carnage, fit égorger deux légions entassées dans une étroite enceinte (acte cruel après une victoire, horrible perfidie, après avoir donné sa foi !) et fut, grands dieux! l'inventeur des proscriptions! Celui qui égorgeait un citoyen romain recevait l'impunité et de l'argent, tout enfin, presque la couronne civique. L'ingrat, c'est Cn. Pompée, lui qui, pour prix de ses trois consulats et d'autant de triomphes, pour prix de tant d'honneurs obtenus presque tous avant l'âge légal, non content d'asservir la république, en partagea la possession avec d'autres ambitieux, comme pour rendre sa puissance moins odieuse, en permettant à plusieurs ce qui ne devait être permis à personne. A force de désirer des commandements extraordinaires, de distribuer les provinces afin de s'en attribuer le choix, de partager la république entre les triumvirs, de manière toutefois à en retenir deux parts dans sa famille, il réduisit le peuple romain à la nécessité de chercher un refuge dans l'esclavage. Il n'est pas moins ingrat, l'ennemi, le vainqueur de Pompée, venant des Gaules et de la Germanie apporter la guerre jusque dans Rome. On vit ce courtisan de la multitude, cet homme populaire, camper dans le cirque de Flaminius, plus près que n'avait fait autrefois Porsenna. Sans doute il modéra les droits cruels de la victoire : il tint sa parole, et ne fit jamais périr que des ennemis armés. Qu'importe ? d'autres ont fait couler plus de sang; mais ils se sont enfin rassasiés : ils ont mis bas les armes. Celui-ci remit bientôt le glaive dans le fourreau, mais il ne le quitta jamais. Antoine fut ingrat envers son dictateur, dont il déclara la mort légitime, lorsqu'il partagea les provinces et les commandements entre ses assassins ; la, patrie déchirée par tant de proscriptions, d'incursions, de guerres, après tant de .malheurs, fut par lui destinée à des rois qui n'étaient pas même romains, si bien que Rome, qui venait de rendre aux Achéens, aux Rhodiens, à presque toutes les villes célèbres, la liberté, l'intégrité de leurs droits et leurs immunités, en fut réduite à payer tribut à des eunuques. [5,17] XVII. Le jour entier ne suffirait pas à faire l'énumération de ceux dont l'ingratitude alla jusqu'à vouloir ruiner leur patrie dans ses fondements. Non moins immense serait ma tâche, si j'entreprenais de rappeler combien de fois la patrie elle-même s'est montrée ingrate envers les citoyens les plus vertueux et les plus dévoués, et de prouver que ses torts envers ses citoyens n'ont pas été moins fréquents que les torts de ceux-ci envers elle. Elle envoya Camille en exil ; elle força Scipion à la retraite : après la mort de Catilina, elle bannit Cicéron, dont les pénates furent détruits, les biens mis au pillage ; elle lui fit, en un mot, tout ce que Catilina vainqueur aurait pu faire. Rutilius, pour prix de son intégrité, dut aller se cacher en Asie. A Caton le peuple romain refusa une fois la préture, et toujours le consulat. Les hommes en masse sont ingrats. Que chacun s'interroge; il n'est personne qui n'ait à se plaindre d'un ingrat. Or il ne peut se faire que tout le monde se plaigne, s'il n'y a pas lieu de se plaindre de tout le monde : tous les hommes donc sont ingrats. Ne sont-ils que cela? tous sont cupides, tous méchants, tous poltrons, et surtout ceux qui font le plus les braves. Ajoutez que tous sont ambitieux, tous impies. Mais il ne faut pas s'en irriter. Pardonnez-leur; ce sont tous des fous. Je ne veux point ici me livrer à des accusations vagues, et m'écrier, par exemple : Voyez combien la jeunesse est ingrate ! Qui est assez vertueux pour ne pas souhaiter la mort de son père? assez modéré pour ne pas l'attendre? assez affectionné, pour ne pas y songer? Combien de maris n'appréhendent la mort de la meilleure des épouses, que parce qu'il faudra recompter la dot ! Où est, je le demande, le plaideur défendu par vous, qui soit assez reconnaissant pour conserver la mémoire d'un si grand bienfait au delà des soucis du moment? Chacun l'avoue : quel est l'homme qui meurt sans se plaindre, qui, à son-dernier jour, ose dire: "J'ai vécu, j'ai fourni la carrière que la fortune m'avait tracée"? quel est celui qui sort de cette vie sans murmurer, sans gémir? Or, il y a de l'ingratitude à ne pas être satisfait du temps qui vous a été donné. Toujours le nombre de vos années vous paraîtra petit, si vous les comptez. Persuadez-vous que le souverain bien n'est pas dans la longueur du temps: tel qu'il vous est accordé, sachez en tirer bon parti. Pourvoir reculer le jour de votre mort, vous n'en serez, pas plus heureux ! car ce délai ne rend pas la vie plus heureuse, mais plus longue. Oh! combien il vaut mieux, plein de reconnaissance pour les plaisirs qu'on a goûtés, ne pas s'amuser à compter les années des autres, mais savoir apprécier bénévolement les siennes, et les mettre à profit! Dieu m'a jugé digne de parvenir à tel âge : c'est bien assez. Il aurait pu m'accorder plus; mais ce n'est pas moins un bienfait. Soyons reconnaissants envers les dieux; reconnaissants envers les hommes ; reconnaissants envers ceux qui nous ont fait quelque bien ; reconnaissants même envers ceux qui en ont fait aux nôtres. [5,18] XVIII. "C'est, dites-vous, étendre à l'infini les obligations, que d'ajouter : aux nôtres; posez donc une limite. Vous prétendez que celui qui oblige le fils oblige aussi le père. D'abord, je vous demanderai d'où vient cette obligation, à quel but elle tend? Puis, je vous prierai de déterminer si, le père étant de la sorte obligé, le frère l'est aussi? et l'oncle ? et l'aïeul? et l'épouse? et le beau-père? Dites où je dois m'arrêter, jusqu'où je suivrai la série des individus". - Si j'ai cultivé votre champ, c'est un bienfait; si, quand votre maison brûlait, j'ai éteint l'incendie; si j'en ai prévenu la chute en l'étayant, ne sera-ce pas un bienfait? Si j'ai sauvé votre esclave, je vous tiendrai pour redevable ; et si j'ai sauvé votre fils, vous n'aurez reçu de ma part aucun bienfait? [5,19] XIX. - "Vous supposez des exemples qui n'ont aucun rapport à la question : car celui qui cultive mon champ, ne rend pas service à mon champ, mais à moi ; et celui qui prévient la chute de ma maison en l'étayant, ne rend service qu'à moi, car ma maison n'a point de sentiment. C'est moi seul qui suis son débiteur, autrement il n'en aurait pas. Et celui qui cultive mon champ, ne songe point à lui faire plaisir, mais bien à moi. J'en dirai autant d'un esclave: c'est ma chose, il m'appartient; c'est pour moi qu'on le sauve . c'est donc moi qui suis redevable pour lui. Mais mon fils est apte à recevoir un bienfait: c'est donc lui personnellement qui est obligé; je m'en réjouis : cela me touche de près, mais je ne suis pas lié d'obligation". - Je voudrais bien, vous qui pensez n'être point redevable, que vous me répondissiez. La santé du fils, son bonheur, son patrimoine concernent-ils le père? sera-t-il plus heureux s'il conserve son fils; plus malheureux, s'il vient à le perdre? Eh quoi ! celui qui, devient plus heureux, grâce à moi, et qui, grâce à moi, se voit préservé d'un grand malheur, ne reçoit pas de bienfait ? - "Non, répondrez-vous; parce que certains avantages procurés à d'autres, quoiqu'ils s'étendent jusqu'à nous, ne doivent être imputés qu'à la personne à laquelle ils sont conférés directement: comme on redemande une somme d'argent à celui à qui elle a été prêtée, quoique d'une manière ou d'une autre elle soit venue entre mes mains. Il n'est pas de bienfait dont le profit ne se fasse sentir de proche en proche, et quelquefois même fort loin. On ne recherche pas en quelles mains celui qui a reçu le bienfait a pu le transmettre, mais seulement quelle main l'a reçu en premier lieu. Vous ne pouvez former de demande que contre celui que vous avez directement obligé. - Mais, je vous prie, ne dites-vous pas: Vous m'avez rendu mon fils ; s'il eût péri, je ne lui aurais pas survécu. Ne vous croiriez-vous pas redevable d'un bienfait, pour une vie que vous préférez à la vôtre ? Cependant, quand j'ai sauvé votre fils, vous vous êtes mis à mes genoux, vous avez offert aux dieux des voeux comme pour votre propre conservation; vous disiez: Qu'importe que vous ayez sauvé moi ou les miens: vous avez sauvé deux personnes; et moi plus que mon fils. Pourquoi ce langage, si vous n'avez point reçu un bienfait ? - "Parce que si mon fils fait un emprunt, je paierai le créancier, bien que je ne sois point moi-même débiteur ; parce que si mon fils est surpris en adultère, j'en rougirai, sans être moi-même adultère. Je dis que je vous suis obligé; pour mon fils, non parce que je le suis en effet, mais parce que je m'offre à vous comme débiteur volontaire. Mais la conservation de mon fils m'a causé un suprême plaisir, elle m'est de la plus grande utilité, elle m'épargne la blessure cruelle que m'eût causée sa perte. Il ne s'agit pas ici de savoir si vous m'avez été utile, mais si vous avez mon bienfaiteur. Un animal, une pierre, une plante me sont utiles, et pourtant je n'en reçois pas de bienfaits, ce qui ne peut avoir lieu que par la volonté. Or ce n'est pas au père, mais au fils que vous voulez donner ; quelquefois le père ne vous est pas même connu. Ainsi à ces paroles : Quoi ! je n'ai pas été le bienfaiteur du père, en sauvant son fils ? opposez cette autre question : Je suis donc le bienfaiteur du père que je ne connais pas, à qui je n'ai jamais songé ? Et ne peut-il pas arriver encore que tout en étant l'ennemi du père, vous sauviez le fils : et vous seriez le bienfaiteur de celui dont vous étièz le plus mortel ennemi, lorsque vous l'obligiez"? Mais quittons la discussion en forme de dialogue, pour décider en jurisconsulte; je dirai : il faut considérer l'intention de celui qui donne. Il a obligé celui qu'il a voulu obliger. De même, que si c'est en l'honneur du père qu'il agit, le père a reçu un bienfait : mais le père n'est pas obligé pour un bienfait accordé à son fils, bien qu'il en profite. Toutefois, s'il en trouve l'occasion, il voudra aussi faire quelque chose, non qu'il se croie dans la nécessité de s'acquitter, mais parce qu'il aura un motif pour commencer. Aucun retour ne peut donc être exigé du père, s'il rend quelque service, en considération du bien qu'on a fait à son fils; c'est justice de sa part, et non gratitude. Autrement il n'y aurait plus de terme. Si je faisais quelque bien au père, on pourrait dire que j'en ai fait à la mère, à l'aïeul, à l'oncle, aux enfants, aux parents, aux amis, aux esclaves, à la patrie. Où donc le bienfait s'arrêterait-il enfin ? On tomberait dans le sorite, cet argument insoluble, auquel on ne peut fixer de terme, parce que, se traînant pas à pas, il ne cesse de gagner du terrain. On pose souvent cette question : Deux frères sont en discorde; je sauve la vie à l'un, puis-je être considéré comme le bienfaiteur de l'autre, qui sera fâché qu'on n'ait pas laissé périr un frère qui lui est odieux? Ou ne peut douter que ce ne soit un bienfait de servir quelqu'un malgré lui ; de même que ce n'est point un bienfait de lui être utile malgré soi. [5,20] XX. "Appelez-vous bienfait, dit-on, ce qui blesse et tourmente"? Mais beaucoup de bienfaits ont une apparence triste et dure, tel que celui qui consiste à couper, à brûler, à attacher un malade pour le guérir. Il ne faut pas considérer si le bienfait reçu cause de la douleur, mais s'il doit faire plaisir dans la suite. Un denier n'est pas mauvais parce qu'il est refusé par un barbare ignorant la marque publique. Un bienfait quoique désagréable est reçu, pourvu qu'il soit utile, et que le bienfaiteur ait eu l'intention d'être utile; peu importe, qu'on reçoive avec une mauvaise disposition une chose vraiment bonne. Retournez maintenant la proposition. Un homme déteste son frère ; mais il lui est utile de l'avoir : je tue ce frère ; ce n'est pas un bienfait, quoiqu'il regarde la chose comme telle et qu'il s'en réjouisse. C'est nuire avec un art bien insidieux, que de se faire remercier du mal qu'on a fait. Je comprends. Ce qui est utile est un bienfait ; ce qui est nuisible n'est pas un bienfait. Eh bien, je vais vous citer une chose qui n'est ni nuisible ni utile, et qui pourtant est un bienfait. J'ai trouvé dans un désert le cadavre de votre père, et je l'ai enterré : je n'ai pas été utile à votre père ; que lui importait la manière dont il devait pourrir ? ni à son fils; car quel avantage lui en est-il revenu? Le voici : par mes mains il s'est acquitté d'un devoir solennel et nécessaire. J'ai fait pour son père, ce qu'il aurait voulu faire lui-même, ce que même il aurait dû faire. C'est là cependant un bienfait dans le cas seulement où je n'ai pas écouté un sentiment naturel de pitié, d'humanité, en enterrant un cadavre quelconque, mais où, reconnaissant le corps, je me suis proposé de vous obliger, vous son fils. Mais si j'ai jeté de la terre sur un mort inconnu, personne en particulier ne m'en a d'obligation ; c'est un service rendu au genre humain. Quelqu'un dira: Pourquoi ces questions minutieuses sur la personne que vous voulez obliger, comme si vous songiez à réclamer quelque jour une restitution ? Certains philosophes prétendent qu'on ne doit jamais réclamer, et raisonnent ainsi : L'homme qui était indigne d'un bienfait ne paiera pas de retour, même quand on l'exigerait ;celui qui en était digne vous rendra de lui-même la pareille. D'ailleurs, si vous avez obligé un homme vertueux, attendez, de peur de lui faire injure en réclamant, comme si. vous supposiez que de lui-même il ne se fût pas acquitté; si vous avez obligé un méchant, portez-en la peine. Ne gâtez donc pas le bienfait, en lui donnant le nom de dette. Dans tous les cas où la loi n'ordonne pas de redemander, elle le défend. Oui, tant que rien ne me pressera, tant que la fortune ne m'y obligera pas, je solliciterai plutôt un bienfait, qu'une restitution; mais s'il s'agit du salut de mes enfants, si ma femme est en danger, si la liberté, le salut de ma patrie me forcent d'aller où je ne voudrais pas, je vaincrai ma répugnance, et je prouverai que j'ai tout fait pour n'avoir pas besoin de réclamer le secours d'un homme ingrat ; enfin, la nécessité de la réclamation surmontera la honte de redemander: et puis, lorsque j'oblige un homme vertueux, c'est avec l'intention de ne jamais rien réclamer, sauf le cas de nécessité. [5,21] XXI. "Mais la loi, dira-t-on, en ne permettant pas d'exiger la restitution d'un bienfait, le défend implicitement". Il est mille choses pour lesquelles il n'y a point de loi, point d'action, mais que l'usage, plus puissant qu'aucune loi, autorise. Aucune loi ne défend de révéler les secrets de ses amis, aucune loi ne commande de garder sa foi, même à un ennemi. Quelle loi nous oblige à tenir les promesses que nous avons faites ? Je ne m'en plaindrai pas moins de celui qui n'aura pas su garder un secret confié ; et, si l'on ne m'a pas tenu une promesse donnée, je m'en indignerai. "Mais, dit-on, d'un bienfait vous faites une créance". Nullement : car je ne l'exige point, je le redemande; et même, je ne le redemande pas, je ne fais qu'avertir. La plus urgente nécessité ne pourrait aller jusqu'à me contraindre de m'adresser à celui avec lequel il faudrait engager une longue lutte. L'homme assez ingrat pour ne point se contenter d'un simple avertissement, je le laisserai là, et ne le jugerai pas digne d'être contraint à la reconnaissance. De même qu'un créancier n'appelle pas en justice certains débiteurs qu'il sait avoir fait banqueroute, et qui, à leur honte, n'ont plus rien à perdre : ainsi, moi, je laisserai de côté les ingrats déclarés et opiniâtres, et je ne redemanderai le bienfait qu'à celui qui voudra bien l'accorder, et non pas se le faire arracher. [5,22] XXII.Beaucoup de gens ne savent ni refuser de s'acquitter, ni s'acquitter d'eux-mêmes. Leur bonté ne va pas jusqu'à la gratitude, ni leur méchanceté jusqu'à l'ingratitude ; ils sont mous et engourdis, payeurs tardifs, mais non incapables de s'acquitter. Je ne les sommerai point, je les avertirai, je les ramènerai au devoir qu'ils négligent ; ils me répondront aussitôt : "Pardon, j'ignorais vraiment que vous fussiez dans le cas de réclamer ce service ; autrement je me serais empressé de vous l'offrir. De grâce, ne m'accusez pas d'ingratitude ; je n'ai pas oublié ce que vous avez fait pour moi". Dois-je hésiter à rendre de telles gens meilleurs et pour eux et pour moi-même ? Chaque fois que je le pourrai, j'empêcherai un homme de commettre des fautes ; plus particulièrement encore mon ami.: je tâcherai de faire en sorte qu'il ne se donne pas de torts, et surtout envers moi. Je lui rends un nouveau service en lui faisant éviter l'ingratitude. Je n'irai pas lui reprocher durement ce que j'aurai fait pour lui ; mais, avec tous les ménagements possibles, je lui renouvellerai le souvenir du service rendu, afin de lui donner la faculté de s'acquitter; je lui demanderai un service, et lui-même comprendra ma réclamation. Quelquefois j'emploierai des termes un peu plus sévères, si j'ai conçu l'espoir de l'amender ainsi ; mais si j'en désespère, je ne le persécuterai pas, ne fût-ce que pour éviter de changer son ingratitude en haine. Si nous voulons épargner aux ingrats l'aiguillon d'un avertissement, nous augmenterons leur lenteur à s'acquitter. Quelques-uns sont guérissables et peuvent s'amender, pour peu qu'on les pique; les laisserons-nous périr faute de ces avis? C'est ainsi que parfois un père a corrigé son fils, qu'une épouse a ramené vers elle son époux qui s'égarait, et qu'un ami a ranimé l'affection languissante de son ami. [5,23] XXIII. Il est des gens qu'il n'est pas besoin de frapper, et qu'il suffit de secouer pour les tirer du sommeil : de même, chez quelques-uns, l'intention de payer les bienfaits de retour n'est point anéantie, mais seulement endormie : réveillons-la. Gardez-vous de convertir votre bienfait en injure ; c'est ce que vous feriez en évitant de me redemander, pour me faire devenir ingrat. "Eh quoi ! vous dirai-je, ne puis-je ignorer ce que vous désirez? ne puis-je, accablé d'affaires, et détourné par d'autres objets, avoir laissé échapper l'occasion ? Indiquez-moi ce que je pourrai faire, ce que vous voulez. Pourquoi désespérer avant d'avoir tenté ? Pourquoi vous hâter ainsi de perdre à la fois un bienfaiteur et un ami ? Savez-vous si c'est de ma part refus ou ignorance ? si c'est la volonté ou la puissance qui m'a manqué ? Mettez-moi à l'épreuve". Je l'avertirai donc, mais sans aigreur, sans bruit, sans injures; et de telle façon, qu'il croie se rappeler le bienfait, et non qu'on le lui rappelle. [5,24] XXIV. Un vétéran plaidait devant Jules César, comme accusé d'avoir agi avec quelque violence à l'égard de ses voisins ; et l'affaire tournait mal : "Vous souvenez-vous, dit-il, mon général, de vous être donné une entorse au talon, en Espagne, auprès de Sucrone ? - Oui, dit César. - Vous souvenez-vous aussi, ajouta l'autre, que, voulant vous asseoir au pied d'un arbre qui donnait fort peu d'ombre, comme le soleil était excessivement chaud, le terrain rude, hérissé de rochers aigus entre lesquels aucun autre arbre ne croissait, un de vos compagnons d'armes étendit sous vous son manteau? - Comment, si je m'en souviens! dit César; à telle enseigne que, mourant de soif, et incapable de marcher jusqu'à la fontaine voisine, j'allais m'y traîner sur les mains, lorsqu'un de mes camarades, un brave et bon soldat, m'apporta de l'eau dans son casque. - Eh bien, général, reprit le vétéran, reconnaîtriez-vous maintenant l'homme ou le casque ? - Le casque, non, répliqua le dictateur ; mais l'homme, parfaitement". Puis il ajouta, peut-être piqué de se voir interrompu au milieu de l'information par une vieille anecdote : "Certes, ce n'est pas toi. - Il est tout simple, César, répliqua l'accusé, que vous ne me reconnaissiez pas; car dans ce temps-là mon corps était entier ; depuis, j'ai perdu un oeil à la bataille de Munda, et l'on m'a enlevé quelques os du crâne. Quant an casque, si on vous le présentait à présent, vous ne le reconnaîtriez pas non plus; car il a été coupé en deux par un sabre espagnol". César ne voulut pas qu'on inquiétât plus longtemps son vieux soldat ; il lui donna le champ dans lequel se trouvait le chemin vicinal, cause de la dispute et du procès. [5,25] XXV. Quoi donc ? ce soldat avait-il tort de rappeler ses services à son général, dont la mémoire était surchargée de tant d'objets divers, et à qui sa haute fortune, alors qu'il disposait de tant d'armées, ne permettait pas de songer à chacun de ses soldats? Ce n'est point là redemander un bienfait, mais le retirer d'un lieu sûr où il était déposé et disponible au besoin mais encore, pour le reprendre, faut-il étendre la main. Je redemanderai donc, soit que la nécessité m'y contraigne, soit pour l'honneur de celui à qui je redemande. Quelqu'un s'adressant à Tibère, commença par lui dire : "Vous souvenez-vous, César;" mais Tibère, sans lui laisser le temps de citer quelque marque de leur ancienne intimité : "Je ne me souviens plus, dit-il, de ce que j'ai été". D'un tel homme, loin de demander un bienfait, ne fallait-il pas plutôt réclamer l'oubli ? Il écartait le souvenir de tous ses anciens amis et compagnons; il voulait qu'on n'eût les yeux que sur sa fortune présente, qu'on ne se souvînt, qu'on ne parlât d'autre chose: un ancien ami n'était pour lui qu'un témoin importun. Il faut encore plus saisir l'à-propos pour redemander que pour demander un bienfait ; mais les paroles doivent être si mesurées, qu'elles ne laissent pas de subterfuge à l'ingrat même. Il faudrait se taire et attendre, si nous vivions parmi les sages ; et encore vis-à-vis des sages serait-il mieux de faire connaître les besoins que nous impose l'état de nos affaires. Nous prions bien les dieux, à la connaissance desquels rien n'échappe: et nos voeux les fléchissent moins qu'ils ne les avertissent. Le prêtre d'Homère rappelle aux dieux le culte qu'il leur rend et le soin religieux qu'il a de leurs autels ? Vouloir et souffrir les avis, est une vertu du second ordre, comme aussi de savoir s'y conformer. Deçà, delà, quelques légers mouvements des rênes sont nécessaires à la direction de l'âme : il en est peu dont l'âme soit à elle-même son meilleur guide. Ils forment une seconde classe, ceux qui n'ont besoin que d'être avertis pour rentrer dans la bonne voie. Il ne faut pas les priver de guide. Lors même que les yeux sont fermés, la vue subsiste ; mais elle ne s'exerce pas ; c'est la lumière envoyée du ciel qui rappelle l'organe à ses fonctions. Les outils reposent inutiles, si l'artisan ne les met point en action. De même la bonne volonté subsiste dans les âmes; mais elle demeure engourdie, soit dans la mollesse et l'oisiveté, soit dans l'ignorance de ses devoirs. Nous devons donc en tirer parti, et, au lieu de l'abandonner par humeur à ses vices, imiter les maîtres qui souffrent patiemment dans leurs jeunes élèves les fautes d'une mémoire infidèle. Et de même qu'à l'aide d'un mot ou deux toute la suite du discours leur revient à la mémoire, de même, pour éveiller la reconnaissance, un avertissement suffit.