[1,0] SALVIEN, PRÊTRE, DE LA PROVIDENCE ET DU JUSTE JUGEMENT DE DIEU EN CE MONDE. Préface. AU SAINT ÉVÊQUE SALONIUS, Salut dans le Seigneur. Tous les hommes qui ont cru remplir un devoir envers le public en composant quelques écrits, ont mis un soin tout spécial, quelques sujets qu'ils traitassent, soit utiles et honnêtes, soit inutiles et immoraux, à enrichir d'expressions brillantes leurs matières disposées avec ordre, et à donner par la propriété des termes un nouveau jour aux questions qu'ils voulaient agiter. Ainsi en ont usé la plupart des poètes et des orateurs profanes, se mettant peu en peine de la vraisemblance et de l'utilité des sujets qu'ils traitaient, pourvu que leur poésie offrit des vers élégants et harmonieux, et leur prose un langage riche et éclatant. Car tous dans leurs écrits n'ont songé qu'à eux, et consultant plutôt leur propre renommée que l'intérêt d'autrui, ils se sont moins efforcés d'être utiles et salutaires que de paraître habiles et diserts. Voilà pourquoi leurs ouvrages ou ne présentent qu'une vaine enflure, ou ne respirent que la fausseté et l'infamie, ou souillent le cœur d'expressions dégoûtantes, ou salissent l'imagination par l'obscénité des faits. Ainsi, ces auteurs n'ambitionnant que le titre de beaux génies, et tout occupés de blâmables études, ont moins travaillé, ce semble, à polir qu'à dépraver les esprits. Pour moi, attachant plus de prix aux choses qu'aux paroles, préférant le bien public aux applaudissements, je ne cherche pas à faire louer en moi les vains ornements du siècle, mais des avantages solides et réels. Je ne veux point offrir dans mes faibles écrits de frivoles agréments, mais des remèdes qui aient pour but moins de plaire à des oreilles oisives, que de guérir des cœurs malades. J'espère par là, avec l'aide du ciel, recueillir des fruits abondants. Si mes efforts peuvent détromper quelques personnes des fausses opinions qu'elles se forment de la Providence, ce ne sera pas un petit avantage de leur avoir été utile ; mais si je n'y réussis pas, j'aurai du moins la consolation de l'avoir essayé. Car des intentions droites et de pieux désirs, quand ils n'obtiendraient pas leur but, auraient toujours leur récompensé. D'après cela, je vais donc commencer. [1,1] LIVRE PREMIER. Il est des hommes qui accusent le Ciel de ne point se mêler des affaires humaines, comme ne protégeant pas les bons et ne réprimant pas les méchants. De là vient, disent-ils, que dans ce monde, on voit si souvent les justes dans le malheur et les impies dans la prospérité. Pour réfuter ces blasphèmes, la parole divine seule devrait suffire, puisque c'est à des Chrétiens que nous nous adressons ; mais parce que la plupart d'entre eux conservent encore des restes de l'incrédulité païenne, il pourrait se faire qu'ils préférassent l'autorité de ces sages du paganisme admis peut-être au nombre des élus. Nous allons donc prouver qu'ils n'ont jamais formé ces doutes injurieux à la Providence ; eux cependant qui étrangers à la vraie religion, ne pouvaient connaître Dieu d'aucune manière, parce qu'ils ignoraient la loi qui en donne la connaissance. Pythagore, que la philosophie elle-même a toujours admiré comme son maître, s'exprime ainsi quand il parle de la nature et des bienfaits de Dieu : C’est une âme répandue dans tous les êtres de la nature et dont tous les animaux sont tirés. Comment dire après cela que Dieu néglige le monde ? N'est-ce pas l'aimer assez que de se répandre dans toutes les parties de ce vaste corps ? Platon et ses disciples regardent Dieu comme le modérateur de toutes choses. Les Stoïciens le comparent à un sage pilote veillant sans cesse au vaisseau qu'il dirige. Quelle idée plus juste et plus religieuse pourraient-ils nous donner de l'amour et de la vigilance de Dieu que de l'assimiler à un pilote ? Voulant sans doute nous faire entendre que, semblable au pilote qui sur mer n'abandonne jamais son gouvernail, Dieu de son côté prend un soin continuel des choses de la terre. Le pilote examine les vents, évite les écueils, considère les astres, et consacre à son emploi toutes les puissances de son corps et de son esprit. Tel est le Créateur : jamais il ne détourne-de l'univers ses regards paternels, jamais sa bienveillance ne cesse d'y répandre des bienfaits, jamais on ne voit sa bonté en interrompre le cours. Aussi Virgile, en rappelant à ce sujet les opinions mystérieuses des sages de l'antiquité, se montre non moins philosophe que poète. Dieu remplit, disent-ils, le ciel, la terre et l'onde. Cicéron dit aussi : "Dieu lui-même ne se présente à nous que sous cette idée d’un esprit pur, sans mélange, dégagé de toute matière corruptible, qui connaît tout, qui meut tout". — Et ailleurs : "Rien n'est au dessus de Dieu. Il gouverne donc nécessairement le monde ; il n'est donc ni dépendant de la nature, ni soumis à ses lois ; il en est donc le souverain universel". A moins que nous n'allions croire dans notre orgueilleuse sagesse que celui qui régit toutes choses, les gouverne et les néglige à la fois. Si donc ces sages illustres, sans être éclairés des lumières de la vraie religion, entraînés par je ne sais quelle irrésistible nécessité, n'ont pu s'empêcher d'avouer que Dieu connaît, meut et régit toutes choses, se trouvera-t-il encore des hommes qui l'accusent de ne point se mêler des affaires humaines, lorsqu'il les connaît par sa prescience, les meut par sa force, les régit par sa puissance, et les conserve par sa bonté ? Voilà ce que les princes de la philosophie et de l'éloquence humaine ont pensé de la grandeur et de la providence de Dieu. J'ai cité à dessein ceux qui ont excellé dans ces deux arts sublimes, afin de montrer plus facilement que tous les autres ont été du même sentiment, ou du moins que des opinions contraires ne portent sur aucune autorité. Et certes, il serait difficile de rencontrer des philosophes qui pensent autrement de Dieu, excepté les Épicuriens et leurs sectateurs qui, dans leurs folles rêveries, alliant la volupté avec la vertu, croient pouvoir allier aussi l'incurie et l'indolence avec la Divinité. Il faut, pour penser de la sorte, partager non seulement les idées des Épicuriens, mais encore leurs excès et leurs vices. [1,2] II. Je ne crois pas qu'il soit nécessaire d'employer ici les divins témoignages de l'Ecriture pour prouver une vérité si incontestable ; alors surtout que les pages saintes contredisent manifestement les sacrilèges prétentions des impies ; de sorte qu'en répondant aux calomnies qu'ils avanceront plus tard, nous pouvons réfuter abondamment les erreurs dont il a été parlé déjà. Dieu, disent-ils, laisse aller toutes choses à l'aventure, parce qu'il ne réprime pas les méchants et ne protège pas les bons, et ainsi dans ce monde la condition des gens de bien est la plus déplorable ; car, les bons vivent dans la pauvreté, les méchants dans l'abondance ; les bons, dans la faiblesse, les méchants, dans la force ; les bons, toujours dans le deuil, les méchants, toujours dans la joie ; les bons, dans la misère et l'abjection, les méchants, dans la prospérité et les honneurs. Et d'abord, je demande à ceux qui de là prennent occasion ou de plaindre le sort des gens de bien, ou d'accuser la Providence, si ces plaintes ont pour objet les saints, c'est-à-dire, les vrais et fidèles chrétiens, ou bien les faux chrétiens et les imposteurs. Sont-ce les faux chrétiens ? Vaine compatissance que celle qui déplore l'infortune des méchants ! La prospérité ne fait que les endurcir, ravis qu'ils sont de voir leur malice couronnée d'heureux succès. Ils doivent au contraire être accablés de misères pour cesser d'être méchants, ces hommes qui couvrent de criantes injustices du voile de la religion, et qui cachent les plus infâmes commerces sous des dehors de sainteté. Certes, si l'on veut comparer leurs disgrâces avec leurs crimes, on les trouvera moins malheureux qu'ils ne méritent, parce que, quelque revers qu'ils éprouvent, leur infortune n'approche pas de leur impiété. Pourquoi donc les plaindre s'ils ne sont ni riches ni heureux ? Bien moins encore faut-il plaindre les saints ; quelque affligés qu'ils paraissent à ceux qui ignorent les secrets du ciel, ils ne peuvent cependant qu'être heureux. C'est peine inutile de regarder les maladies, la pauvreté et les autres accidents de la vie comme des maux pour eux, tandis qu'ils y trouvent la source de leur bonheur. C'est le sentiment de notre cœur, et non pas l'opinion d'autrui qui nous rend malheureux. Et voilà pourquoi l'on ne peut être malheureux dans les faux jugements des hommes, quand on est heureux dans sa conscience. Car nul, ce semble, n'est plus heureux que celui qui agit au gré de ses désirs. Les hommes religieux sont humiliés, mais ils aiment les humiliations ; ils sont pauvres, mais ils se complaisent dans la pauvreté ; ils vivent sans ambition, mais ils dédaignent le faste ; ils restent dans l'obscurité, mais ils fuient les honneurs ; ils pleurent, mais les larmes leur semblent douces ; ils sont faibles. Mais ils se réjouissent dans leur faiblesse. Car, dit l'Apôtre, lorsque je suis faible, alors je suis fort. Il a raison de penser ainsi, après avoir entendu ces paroles de la bouche de Dieu même : Ma grâce te suffit, car la force se perfectionne dans la faiblesse. Pourquoi donc plaindre les afflictions, les infirmités, lorsque nous savions qu'elles sont mères des vertus ? Ainsi, quoiqu'il puisse arriver, quiconque est vraiment religieux, doit être regardé comme possédant le bonheur ; car dans la condition la plus dure, la plus pénible, nul n'est plus heureux que celui qui est ce qu'il veut être. Quoiqu'il se rencontre des hommes qui, poursuivant de sales et honteux plaisirs, sont heureux dans leur opinion, parce qu'ils obtiennent ce qu'ils recherchent, cependant ils sont loin de l'être en effet ; ce qu'ils veulent, ils n'auraient jamais dû le vouloir. Or le bonheur dès gens de bien est d'autant plus complet qu'ils ont ce qu'ils souhaitent, et qu'ils ne sauraient rien avoir de meilleur que ce qu'ils ont. Aussi, le travail, le jeune, la pauvreté, les humiliations et les infirmités n'ont rien de si pénible pour ceux, qui les supportent, mais bien pour ceux qui refusent de les supporter Si tous ces maux paraissent légers ou pesants, ce sont les dispositions de l'âme qui les rendent tels. Car, comme il n'est rien de si facile qui ne semble pénible à qui le fait à contrecœur, de même aussi n'est-il rien de si pesant qui ne paraisse léger à qui le fait volontiers. A moins par hasard que ces hommes d'une antique vertu, les Fabius, les Fabricius, les Cincinnatus ne vous semblent avoir été sensibles à l'indigence, eux qui ne voulaient pas être riches, eux qui, consacrant tous leurs soins, tous leurs efforts à l'utilité commune, enrichissaient de leur pauvreté privée les forces naissantes de la république. Est-ce que cette vie sobre et agreste avait des douleurs et des gémissements, alors qu'ils prenaient devant le foyer où ils l'avaient eux-mêmes apprêtée, cette nourriture modeste et rustique dont ils ne pouvaient user que vers le soir ? Est-ce qu'ils déploraient, dans un cœur avare et insatiable, de ne pouvoir entasser des talents d'or, quand, ils réprimaient par des lois jusqu'à l'usage de l'argent ? Est-ce qu'ils-regardaient comme le supplice de l'ambition et de la cupidité de ne point voir leurs coffres regorger de pièces d'or, alors qu'ils jugeaient indignes du sénat un homme de race patricienne, qui avait voulu posséder jusqu'à dix livres d'argent ? Ils ne méprisaient pas, je pense, de pauvres vêtements, lorsqu'ils portaient une robe étroite et rude, lorsqu'ils étaient appelés de la charrue aux faisceaux et que sur le point d'endosser les ornements de consul et de dictateur, ils abattaient peut-être avec ces toges brillantes qu'ils allaient revêtir, la poussière de leur front trempé de sueur. Aussi ces magistrats indigents avaient une république opulente. Aujourd'hui les trésors du pouvoir appauvrissent la république. Eh ! je le demande, quelle folie, quel aveuglement de s'imaginer que des richesses privées puissent exister dans un état pauvre et mendiant ? Tels étaient donc ces vieux Romains ; et sans connaître Dieu, ils dédaignaient les richesses, comme les méprisent à présent ceux qui suivent le Seigneur. Au reste, pourquoi parler de ces hommes qui dans la vue d'agrandir l'empire, contribuaient du mépris de leurs biens à l'accroissement de l'opulence publique ? Quoiqu'ils fussent pauvres en particulier, ils se ressentaient pourtant de l'abondance commune. Quelques Grecs, sectateurs de la sagesse, sans aucun zèle pour la chose publique, ne se sont-ils pas aussi dépouillés de presque tout leur patrimoine, par l'avidité d'une vaine gloire ? Bien plus, n'ont-ils pas porté jusqu'au mépris de la douleur et de la mort la perfection de leur philosophie, prétendant que le sage est heureux même dans les fers et les supplices ? Le pouvoir de la vertu, disaient-ils, est si grand, qu'il est impossible à l'homme de bien de n'être pas toujours dans le bonheur. Si donc quelques personnes faisant profession de sagesse, sont loin de regarder comme malheureux ceux qui ne retiraient de leurs travaux d'autre fruit qu'une gloire passagère, combien moins faut-il appeler malheureux ces hommes saints et religieux qui goûtent les délices de la foi présente, et attendent les récompenses de la béatitude future ? [1,3] III. Un de ces ennemis de la Providence disait à un saint homme qui, dans son opinion conforme aux règles de la vérité, croyait que Dieu régit toutes choses, qu'il exerce un pouvoir nécessaire aux hommes, et qu'il tient en main le gouvernail du monde : « D'où vient que vous êtes si infirme ? » Ce qui signifie en d'autres termes : « Si Dieu, comme vous le pensez, régit tout dans cette vie présente, s'il dispense tout, pourquoi cet homme que je sais être pécheur est-il plein de force et de santé ? pourquoi êtes-vous accablé de faiblesse, vous dont la vie est irréprochable ? » — N'admirez-vous point la profondeur de ce bel esprit qui assigne d'assez hautes récompenses aux mérites et aux vertus des Saints, pour croire que l'embonpoint et la vigueur du corps, dans cette vie présente, doivent être le seul apanage des justes ? Je réponds donc, et ce n'est pas seulement au nom d'un homme religieux, mais au nom de tous : — Vous me demandez, vous, pourquoi les justes sont accablés d'infirmités ? — Je réponds brièvement : Les hommes saints s'affaiblissent eux-mêmes dans la crainte qu'un corps trop robuste ne devienne, pour eux un obstacle à la sainteté. Car tous les hommes, je pense, deviennent forts par l'usage de nourritures délicates et de boissons délicieuses, faibles par l'abstinence, l'aridité des mets et des jeûnes. Rien donc de surprenant si l'on est faible quand on se prive de ce qui donne de la vigueur aux autres. Et la raison pour laquelle ils en agissent ainsi, l'apôtre saint Paul nous l'apprend en disant de lui-même : Je châtie rudement mon corps et le réduis en servitude, de peur qu'après avoir prêché aux autres, je ne sois moi-même réprouvé. Si l'apôtre estime comme si désirable l'infirmité du corps, qui est sage de l'appréhender ? Si l'apôtre redoute la vigueur de la chair, qui est raisonnable de la désirer ? Et voilà pourquoi les hommes dévoués au Christ sont faibles et veulent l'être. Nous lisons que l'apôtre Timothée était d'une complexion très délicate. Etait-il négligé par le Seigneur, ou plaisait-il moins au Christ à cause de son infirmité, lui qui voulait être infirme dans le dessein de lui plaire ? L'apôtre Paul lui-même connaissant bien les maladies qui le travaillaient, ne lui permit cependant de prendre et de goûter, pour ainsi parler, qu'un peu de vin. Je veux dire qu'il lui permit de remédier à son infirmité, sans lui permettre toutefois d'arriver à une santé parfaite. Et pourquoi cette conduite ? Pourquoi ! si ce n'est sans doute, comme il le dit lui-même, parce que la chair s'élève contre l’esprit, et l’esprit contre la chair ; de sorte que vous ne faites pas les choses que vous voudriez. On a donc eu raison de dire à ce sujet que, si la force du corps nous empêche de faire ce que nous désirons, il nous faut abattre cette vigueur pour suivre les mouvements de l'esprit. Car l’affaiblissement de la chair donne à l’âme une force nouvelle, et dans des membres atténués, la vivacité du corps passe à l’intérieur pour la pratique des vertus. Le cœur ne brûle plus de feux impurs, de secrètes étincelles n'y allument plus de désirs insensés, les sens ne folâtrent plus vagabonds, emportés par mille séductions ; mais l’âme seule triomphe, satisfaite de voir le corps abattu, comme un ennemi subjugué. Voilà, comme je l'ai dit, le motif qui porte les Saints à maltraiter leur chair, et vous en conviendrez, je pense. [1,4] IV. Mais, allez-vous m'objecter peut-être, il est d'autres maux bien plus graves. Ils éprouvent dans cette vie mille rigueurs, mille amertumes ; ils sont chargés de fers, ils sont torturés, ils sont livrés à une mort violente. Je l’avoue ; mais les prophètes aussi ont été emmenés en captivité, les apôtres aussi ont passé par les tourments. Et certes, peut-on croire que Dieu les regardât avec indifférence, lorsqu'ils souffraient pour lui ? Mais ce qui vous confirme, dites-vous, dans la pensée que Dieu néglige les choses de ce siècle, et qu'il se réserve pour le jugement futur de faire éclater sa justice, c'est que les bons souffrent toujours, et que les méchants font souffrir. Cette assertion n'est point, il est vrai, d'un incrédule, puisqu'elle renferme l'aveu d'un jugement futur. Pour nous, nous reconnaissons que le Christ jugera le genre humain, sans nier pour cela que, même dès à présent, Dieu, suivant les desseins de sa sagesse, ne soit l'arbitre et le dispensateur souverain. Et si nous confessons qu'il doit juger dans un temps à venir, nous enseignons aussi qu'il n'a pas cessé dans ce monde d'exercer un jugement. Car, en gouvernant toujours, Dieu juge toujours aussi, parce que gouverner, c'est juger. Comment voulez-vous qu'on vous le prouve ? par la raison, ou par des exemples, ou par l'autorité ? Pour commencer par la raison : quel est l'homme assez dépourvu d'intelligence, assez ennemi de la vérité dont je parle, pour ne pas reconnaître et ne pas voir que ce merveilleux ouvrage de l'univers, cette magnificence inappréciable du ciel et de la terre, est conservée par la main qui les créa, que l'auteur des éléments en est aussi le modérateur, et que, s'il forma toutes choses avec pouvoir et majesté, il les soutient aussi avec sagesse et prévoyance. Dans la simple économie humaine, tout porte l'empreinte d'une raison admirable : ainsi tous les êtres reçoivent leur conservation de la Providence, comme le corps reçoit de l’âme le mouvement et la vie. Ainsi, dans ce monde, non seulement les empires et les provinces, la paix, et la guerre, mais encore les moindres emplois, les familles, les troupeaux eux-mêmes et jusqu'aux plus petits animaux domestiques, tout ressent l'action de l'autorité et de la prudence humaine ; tout marche, dirigé, pour ainsi dire, par un bras secret et un gouvernail mystérieux. En cela, Dieu a fait éclater sans doute sa volonté souveraine et ses jugements admirables ; il voulait que l'homme apprît à gouverner les détails, et, pour ainsi parler, les membres du monde, comme il régit lui-même dans sa totalité le corps de l'univers. —A la vérité, direz-vous : Au commencement du monde, Dieu a établi cet ordre de choses, mais après avoir achevé et perfectionné son ouvrage, il a éloigné et repoussé de lui tout soin des affaires humaines ; craignant peut-être le travail, il l'a exilé de sa demeure, s'est dérobé à l'embarras de la fatigue, ou, livré à d'autres occupations, il s'est déchargé d'une partie, dans la crainte de ne pouvoir vaquer au tout. — [1,5] V. —Dieu, selon vous, rejette donc loin de lui le soin des choses d'ici-bas. Quel est alors le fondement d'un culte adressé à Dieu ? quel motif d'adorer le Christ, ou quel espoir de le fléchir ? Car si Dieu, dans le siècle, néglige la race des hommes, pourquoi chaque jour élever nos mains au ciel ? pourquoi, par de fréquentes prières, implorer la divine miséricorde ? pourquoi courir dans les temples ? pourquoi se prosterner devant les autels ? car il ne sert à rien de prier, si l'on nous ôte l'espoir d'obtenir. Vous voyez donc le vide et la folie de cette assertion ; si elle est une fois admise, c'en est fait de la religion. Mais peut-être vous retrancherez-vous dans une nouvelle objection, en disant que nous honorons Dieu par la seule crainte du jugement à venir ; et que tout notre but dans l'accomplissement de nos devoirs présents, c'est de mériter au jour du siècle futur une sentence favorable. Que veut donc l'apôtre Paul, quand il recommande et qu'il ordonne chaque jour dans l'assemblée d'offrir continuellement à notre Dieu des prières, des supplications, des demandes et des actions de grâces ? Et cela pour quel motif ? —Pour quel motif ! pour quel autre, si ce n'est, comme il le dit, afin que nous menions une vie paisible et tranquille en toute piété et honnêteté. Il ordonne, comme on voit, de prier et de supplier le Seigneur pour le temps présent, ce qu'il ne ferait pas sans doute s'il n'avait la confiance d'être exaucé. Comment donc peut-on penser que les oreilles de Dieu seront ouvertes pour accorder les biens à venir, tandis qu'elles sont fermées et sourdes pour refuser les biens présents ? Pourquoi, lorsque nous prions dans l'assemblée, demandons-nous à Dieu les grâces de chaque jour, si nous croyons ne plus devoir être écoutés ? Il est donc inutile de faire des vœux pour notre bonheur et notre sûreté. Au contraire, pour que l'humilité de la prière fît agréer nos demandes, il nous faudrait peut-être parler ainsi : — Seigneur, nous ne te demandons ni les prospérités de cette vie, ni les biens présents ; nous savons que tes oreilles sont fermées à ces demandes, et que tu ne saurais écouter de semblables prières. Nous te supplions seulement de nous accorder ce que tu destines aux hommes après la mort. —Je veux bien qu'une pareille demande ne soit pas sans effet ; mais comment la concilier avec la raison ? Si Dieu ne se mêle pas du soin de ce siècle, s'il ferme ses oreilles aux vœux de ceux qui le prient, comment nous exaucerait-il pour les biens futurs, lorsqu'il ne nous écoute pas pour les biens présents ? A moins peut-être que le Christ ne ferme et n'ouvre ses oreilles selon la diversité des prières, c'est-à-dire les ferme quand on lui demande des faveurs présentes, et les ouvre quand on lui demande les biens à venir. Mais en voilà bien assez sur ce sujet ; car ces attaques sont si frivoles et si peu sensées, qu'il serait à craindre que les raisonnements qui doivent servir à la gloire de Dieu, ne semblent au contraire dégénérer en injure. La majesté divine doit imprimer dans les cœurs une si profonde révérence, que l'on doit non seulement n'entendre qu'avec horreur tout ce que les impies avancent contre la religion, mais encore la défendre soi-même avec une sainte frayeur et une circonspection respectueuse. Donc, si c'est une folie et une impiété de croire que la providence de Dieu abandonne le soin des choses humaines, il faut conclure qu'elle ne les néglige pas ; si elle ne les néglige pas, elle les gouverne ; si elle les gouverne, elle juge par là même ; car il ne saurait exister de gouvernement là où le chef ne juge en aucune manière. [1,6] VI. Mais peut-être pensera-t-on que l'autorité de la raison n'est pas suffisante, si elle n'est confirmée par les exemples ? —Voyons de quelle manière Dieu a gouverné le monde dès le commencement, et nous montrerons qu'il l'a toujours gouverné de même, afin de prouver qu'il y a toujours aussi exercé sa juridiction. Que dit l’Ecriture ? Dieu forma l’homme du limon de la terre, il répandit sur son visage un souffle de vie. Qu'ajoute-t-elle ? Il le plaça dans un Jardin de délices. Que fit-il ensuite ? Il lui donna une loi, lui traça des préceptes, et lui imposa des règles de vie. Qu'arriva-t-il après cela ? L'homme transgressa le commandement sacré, il subit la sentence, il perdit le paradis, il porta la peine de sa désobéissance. Qui ne reconnaît en tout cela un Dieu juge et souverain ? car il établit Adam innocent dans le paradis, il l'en chasse coupable. Dans l'établissement, c'est la sagesse ; dans l'expulsion, c'est la justice. Car, lors qu'il le plaça dans un lieu de délices, il se montra sage ; lorsqu'il le chassa coupable du royaume, il se montra juste. Ainsi se manifesta la Providence à l'égard du premier homme, c'est-à-dire du père. Que fait-elle à l'égard du second, c'est-à-dire du fils ? Il arriva longtemps après que Caïn présenta au Seigneur les prémices des fruits de la terre. — Abel présenta aussi les premiers nés de son troupeau et leur graisse, et le Seigneur regarda Abel et ses dons. — Mais il ne regarda ni Caïn ni ses dons. Avant d'en venir à une explication plus détaillée du jugement de Dieu, je pense qu'il existe un certain caractère de justice dans la simple expression du fait que je viens de rapporter. En agréant le sacrifice de l'un et en repoussant celui de l'autre, Dieu jugea sans doute de la piété de celui-là et de l'impiété de celui-ci. C'est peu encore. Alors donc que préparant les voies au forfait qu'il médite, Caïn entraine son frère dans la solitude, il consomme son crime, favorisé par le secret des lieux, impie à la fois et insensé, de s'imaginer, que pour commettre ce noir fratricide, il lui suffit de se dérober à l'aspect des hommes, lui qui doit immoler son frère en présence de Dieu ! D'où je peux conclure que dès lors Caïn était déjà dans l'erreur, aujourd'hui si commune, de ceux qui prétendent que Dieu détourne ses yeux des choses de la terre, et qu'il ne voit point les crimes des méchants. Et il n'y a pas lieu d'en douter, puisqu'au sortir de son homicide, interpellé de Dieu, il répondit qu'il ne savait rien du meurtre de son frère. Il croyait Dieu assez peu instruit de sa conduite pour oser couvrir d'un mensonge un exécrable attentat. Mais qu'il fut bientôt détrompé de son erreur ! car, en commettant son homicide, il s'imaginait que Dieu ne voit point les crimes ; mais en entendant sa condamnation, il sentit qu'il est présent à tout. Je voudrais ici demander à ceux qui pensent que Dieu ne voit point les choses humaines, qu'il ne les régit point, qu'il ne les juge point, si tout ce que je viens de dire peut prêter à un sens différent. Il est présent, ce me semble, aux actions des hommes, celui qui assiste au sacrifice ; il gouverne celui qui châtie Caïn après une offrande hypocrite ; il étend ses soins sur les créatures, celui qui redemande au meurtrier le sang qu'il vient de répandre ; il juge celui qui inflige au coupable un juste châtiment. Au reste, cessons de nous étonner si les Saints éprouvent aujourd'hui quelques rigueurs, lorsque nous voyons que dès le commencement du monde Dieu laisse immoler le premier des Saints par le plus noir forfait. Il n'appartient point à la faiblesse humaine de pénétrer ce mystère, et ce n'est point ici le lieu de s'en occuper. En attendant, il suffit de prouver que de semblables événements n'arrivent point par je ne sais quelle négligence de Dieu ; mais qu'il les permet dans sa prévoyante sagesse. Et comment qualifier d'injustice ce qui témoigne incontestablement d'un jugement divin ; car la volonté de Dieu, c'est la justice souveraine. La conduite de la divinité n'est point injuste, parce que l'homme ne peut concevoir l'étendue de l'éternelle justice. Revenons à notre sujet, [1,7] VII. Nous voyons donc d'après ce qui a été dit qu'il n'arrive rien sans l'ordre de Dieu, mais que parmi les actions diverses, celles-ci sont réglées par sa sagesse, celles-là tolérées par sa patience, d'autres enfin condamnées par sa justice. Quelques personnes vont penser peut-être que ces preuves sont insuffisantes puisqu'elles ne portent que sur des faits particuliers. Voyons si nous pouvons en tirer des exemples qui s'appliquent à tous les hommes ensemble. Le genre humain s'étant accru et multiplié avec son iniquité, Dieu, dit l'Ecriture sainte, voyant que la malice des hommes se multipliait sur la terre et que toutes les pensées de leurs cœurs étaient tournées au mal en tout temps, —Il se repentit de ce qu'il avait créé l’homme sur la terre ; et, ému de douleur au-dedans de lui-même : — J'exterminerai de la face de la terre, dit-il, l’homme que j’ai créé, depuis l’homme jusqu'aux animaux. Examinons comment, dans toutes ces paroles, se révèlent et la sollicitude et la sévérité du Seigneur. Car elle dit d'abord : Le Seigneur voyant, ensuite ému de douleur au-dedans de lui-même, puis enfin j'exterminerai l'homme que j'ai créé. Dieu voit toutes choses, voilà qui montre sa vigilance ; il éprouve de la douleur, voilà le trouble de la colère ; il punit, voilà la sévérité d'un juge. Il se repentit donc, dit l'Ecriture-Sainte, de ce qu'il avait créé l’homme sur la terre. Non que Dieu soit sujet ou soumis à aucune passion, mas l'écrivain sacré pour nous faciliter l'intelligence des pages saintes, s'accommode en quelque sorte à notre langage, et, sous le nom de repentir, nous dévoile toute l'étendue de la colère divine. La colère est d'un Dieu, le repentir d'un coupable. Qu'arriva-t-il après cela ? Lorsque Dieu eut vu que la terre était corrompue, — Il dit à Noé : La fin de toute chair est venue pour moi ; car la terre est remplie d'iniquité par la présence des hommes, et moi je les perdrai avec la terre. Et qu’ajoute-t-il ensuite ? — Toutes les sources du grand abime furent rompues, et les cataractes du ciel furent ouvertes ; — et la pluie tomba sur la terre durant quarante jours et quarante nuits. Et peu après : Toute chair qui vivait sur la terre fut détruite. Puis ensuite : Noé resta seul, et ceux qui étaient avec lui dans l'arche. Je voudrais demander ici à ceux qui accusent Dieu de ne point se mêler des affaires humaines, s'ils doutent qu'il s'en soit alors occupé ou qu'il en ait jugé ? Car, à mon avis, il n'a pas jugé seulement, mais il a été doublement juge. En conservant les bons, il se montre rémunérateur bienveillant, et juge sévère en condamnant les coupables. Peut-être ces faits pourront-ils sembler moins imposants à des hommes égarés, parce qu'ils se sont passés avant le déluge, et pour ainsi dire, dans une autre ère. Comme si Dieu n'eût pas alors été ce qu'il fut toujours, ou qu'il eût ensuite dédaigné de prendre le même soin de l'univers ! Je pourrais, il est vrai, en parcourant toutes les générations qui ont suivi le déluge, prouver sans peine ce que j'avance ; mais la longueur m'arrête, et d'ailleurs, il suffît de quelques grands événements, puisque Dieu étant l'auteur des plus mémorables comme des plus obscurs, l'on doit nécessairement entendre de ces derniers ce qui s'applique aux premiers. [1,8] VIII. Après le déluge, Dieu bénit le genre humain, et sa bénédiction ayant engendré une immense multitude d'hommes, du haut du ciel Dieu parle à Abraham, lui ordonnant de quitter sa patrie, de chercher une terre étrangère. Il est appelé, il obéit, il se laisse conduire, il s'établit dans le lieu marqué ; pauvre, il devient riche ; inconnu, il devient puissant ; obscur pèlerin, il s'élève à une dignité remarquable. Mais de peur que tous ces dons ne parussent plutôt des faveurs que des récompenses méritées, il est éprouvé par des revers, lui qui ne connaissait que les joies de la prospérité. Les travaux, les dangers et la crainte deviennent dès-lors son partage. Il éprouve les ennuis d'une émigration lointaine, les fatigues de l'exil ; son honneur est attaqué, il est privé de son épouse ; Dieu lui ordonne d'immoler son fils ; malgré la tendresse paternelle, il l'offre et le sacrifie, autant qu'on en peut juger par les dispositions de son cœur. De nouveaux exils, de nouvelles craintes, l'envie des Philistins, l'enlèvement de Sara par Abimélech, de longs chagrins, mais toujours des consolations égales. Car, s'il éprouve la haine de beaucoup d'ennemis, il est vengé de tous. Eh quoi ! dans les faits que nous venons de citer, Dieu ne se montre-t-il pas sous divers caractères ? Il examine, il invite, il conduit, il est plein de sollicitude, il promet, il protège, il récompense, il éprouve, il élève, il venge et il juge. Il examine, quand il choisit seul entre tous l'homme qui lui paraît le plus juste ; il invite, quand il l'appelle ; il conduit, quand il le mène dans des lieux inconnus ; il est plein de sollicitude, quand il le visite au chêne de Mambré ; il promet, quand il lui dévoile ses desseins futurs ; il protège, quand il le garde au milieu de nations barbares ; il récompense, quand il l'enrichit ; il éprouve, quand il le soumet à diverses rigueurs ; il élève, quand il le rend plus puissant que ses voisins ; il venge, quand il châtie ses ennemis ; il juge, car punir, c'est juger. Dieu dit encore à Abraham : Le cri de Sodome et de Gomorrhe s'est multiplié, et leur péché s'est aggravé devant moi. — Le cri de Sodome et de Gomorrhe s'est multiplié ! C'est avec raison qu'il attribue un cri au péché, car le cri des pécheurs est grand, sans doute, puisqu'il monte de la terre au ciel. Mais pourquoi donner des clameurs aux péchés ? N'est-ce pas pour marquer que ses oreilles en sont frappées avec tant de violence, qu'il ne saurait différer plus longtemps le châtiment des coupables ? Ah ! qu'il faut bien que ce cri soit grand, puisque la patience de Dieu en est lassée et forcée d'en venir à la punition ! Le Seigneur nous montre donc combien c'est à regret qu'il punit même les plus grands pécheurs ; et, quand il dit que le cri de Sodome est monté jusqu'à lui, n'est-ce pas dire : Ma miséricorde, il est vrai, me porte à pardonner, mais le cri des coupables me force à punir. Apres ces paroles, qu'arriva-t-il ? Des anges sont envoyés à Sodome ; ils partent, ils entrent, ils sont accueillis favorablement par les gens de bien, outragés par les méchants ; les médians sont frappés d'aveuglement, les justes sauvés. Loth est retiré de la ville avec les tendres objets de ses affections ; Sodome est consumée avec ses habitants criminels. Je le demande, est-ce avec délibération que Dieu a livré ces impies aux flammes, ou sans délibération ? Dire que Dieu a perdu les Sodomites sans jugement, c'est l'accuser d'injustice ; mais si cette punition est un effet de sa justice, il a donc jugé. Oui, il a jugé ; et il nous a donné par cela une image du jugement futur. Comme il est certain que le feu doit servir, dans l'autre vie, de supplice aux méchants, de même Sodome et les villes voisines ont été consumées par la flamme céleste. Dieu a voulu préluder dès ce monde au jugement futur, en faisant tomber le feu du ciel sur un peuple impie. Ainsi l'apôtre dit que Dieu a puni les villes de Sodome et Gomorrhe, en les ruinant de fond en comble, pour les faire servir d'exemple à ceux qui vivraient dans l'impiété. Et cependant cette conduite indique plus de miséricorde que de sévérité. Car différer si longtemps leur châtiment, est un effet de sa miséricorde, et les punir enfin est un acte de sa justice. Ces anges envoyés à Sodome, ne sont-ils pas pour nous une preuve que Dieu ne châtie qu'à regret même les méchants ? Quand nous lisons les outrages qu'ils essuyèrent de la part des Sodomites, quand nous voyons l'énormité de leurs crimes, l'excès de leurs débauches l'infamie de leurs passions, n'est-il pas manifeste que Dieu n'a pas voulu les perdre, mais qu'ils ont eux-mêmes arraché de ses mains la sentence de condamnation ? [1,9] IX. Je pourrais accumuler les exemples, mais je crains qu'en m'efforçant de rendre assez évident ce que j'avance, je ne paraisse composer une histoire. Moïse dans le désert fait paître un troupeau, il aperçoit un buisson enflammé, il entend la voix de Dieu sortir du buisson, il reçoit des ordres, une haute puissance lui est communiquée, il est envoyé à Pharaon, il vient, il lui parle, il en est méprisé, il triomphe, L'Egypte est frappée, la désobéissance de Pharaon est punie, et cela de plusieurs manières, afin que ce prince sacrilège soit plus tourmenté par cette diversité de supplices. Mais qu'arriva-t-il enfin ? Dix fois il se révolte, dix fois il est frappé. Que dirons-nous donc ? Dieu ne semble-t-il pas en tout cela et surveiller et juger les choses humaines ? car on remarque alors en Egypte, non pas un simple jugement, mais bien plusieurs jugements divers. Autant de fois en effet il frappe les Egyptiens rebelles, autant de fois il juge. Mais qu'advient-il après ces événements ? Israël est congédié, il célèbre la Pâque, il dépouille les Egyptiens, il emporte avec lui leurs richesses, Pharaon se repent, il rassemble une armée, il atteint les fugitifs, il campe sous leurs yeux, il n'en est séparé que par les ténèbres, la mer est desséchée, les Israélites s'avancent, les ondes officieuses favorisent leur retraite, Pharaon les poursuit, la mer roule sur ses troupes, il est abîmé dans les flots. La justice de Dieu ne brille-t-elle pas d'une manière visible dans cette suite d'événements, et non seulement sa justice, mais encore sa patience et sa modération ? Sa patience, quand il frappe de plaies réitérées les Egyptiens rebelles ; sa justice, quand il punit de mort l'opiniâtreté de leur révolte. Ainsi délivrés, les Hébreux entrent dans le désert, victorieux sans combats. Ils s'avancent sans route frayée, voyageurs sans voie certaine ; Dieu marche à leur tête ; honorés de la divine alliance, invincibles sous la conduite du ciel, ils suivent la colonne mobile, enveloppée d'un nuage pendant le jour, reluisante de feu pendant la nuit, accommodant ainsi la variété de ses couleurs à la diversité des temps, pour tempérer la lumière du jour par une sorte d'obscurité, et éclairer les ténèbres de la nuit de ses flammes resplendissantes. Ajoutez à cela la rencontre inopinée de sources limpides, des eaux médicinales ou données ou changées par miracle, qui conservent leur apparence extérieure en se dépouillant de leur nature. Ajoutez des rochers qui s'entrouvrent pour faire jaillir de leur sein des ruisseaux rafraîchissants, de nouveaux torrents qui s'échappent à travers les champs poudreux. Ajoutez des nuées d'oiseaux qui tombent dans le camp de ces voyageurs, et qui, par une bonté compatissante de Dieu, ne servent pas moins à apaiser la faim qu'à flatter le goût, une nourriture qui, pendant quarante années, leur est fournie chaque jour par les cieux obéissants, la rosée qui se convertit en aliments délicieux, également propres à nourrir et à plaire par leur délicatesse. Ajoutez que les corps de ces hommes ne connurent ni les accroissements ni les décroissements naturels ; leurs ongles ne grandissent point, leurs dents ne diminuent point en nombre, leurs cheveux se conservent dans le même état, leurs pieds ne se brisent point de fatigue, leurs vêtements ne s'usent point, leurs chaussures ne se rompent point ; la munificence du Seigneur se manifestant à leur égard jusqu'à donner de la dignité aux choses les plus viles qui sont à leur usage. Ajoutez à cela Dieu descendant sur la terre, pour instruire son peuple, Dieu le fils, Raccommodant aux faibles regards des mortels, une multitude sans nombre admise à l'intime familiarité du Seigneur et honorée de cette amitié sublime. Ajoutez les tonnerres, ajoutez les éclairs, les terribles retentissements des trompettes célestes, le fracas redoutable qui ébranle les airs, les mugissements des cieux frappés d'un bruit solennel, les feux perçant les ténèbres, des nuées pleines de Dieu, le Seigneur parlant de près, la loi publiée par sa bouche sacrée, et gravée par son doigt adorable, la pierre qui reçoit des pages, le rocher qui se transforme en livre, le peuple qui écoute, Dieu qui enseigne, les hommes et les anges confondus qui font du ciel et de la terre comme un seul auditoire. Car Moïse ayant rapporté au Seigneur les paroles du peuple, le Seigneur lui dit : Voilà que je viendrai à toi en l’obscurité d'une nuée, afin que le peuple m'entende te parler. Et un peu après : Voilà, dit-il, que les tonnerres commencèrent à se faire entendre, et les éclairs à briller, et une nuée très épaisse à couvrir la montagne. Et encore : Le Seigneur descendit sur le haut de la montagne de Sina. Puis enfin : Et le Seigneur parlait à Moïse. — Tous voyant que la colonne de nuée s'arrêtait à l’entrée du tabernacle, se tenaient debout, et ils se prosternaient ensuite à la porte de leurs tentes. — Or, le Seigneur parlait à Moïse face à face, comme un homme parle à son ami. Or encore une fois, Dieu semble-t-il prendre soin de l'homme, quand il le comble de si hauts bienfaits et de faveurs si éclatantes, quand il daigne converser avec un vil mortel, quand il l'admet à une sorte de fraternité, qu'il lui ouvre ses mains pleines de richesses immortelles, qu'il le désaltère d'un nectar savoureux et lui fournit une nourriture céleste ? Je le demande, quelle preuve plus réelle de sa providence, quel témoignage plus évident de son amour pouvait-il lui donner, que de lui tracer, dès cette vie présente, une image de la béatitude future ? [1,10] X. On va me répondre peut-être ici que Dieu put bien autrefois prendre soin des hommes, mais qu'il ne s'en occupe plus aujourd'hui. Sur quoi serait fondée cette opinion ? Serait-ce, par hasard, sur ce que nous ne mangeons pas la manne chaque jour, comme les Hébreux ? mais nos campagnes sont couvertes de riches moissons. Sur ce que nous ne voyons plus les cailles du désert venir s'offrir à nos mains avides ? mais nous dévorons toutes sortes d'oiseaux, toutes sortes d'animaux. Sur ce que nous ne recevons point dans nos bouches haletantes les eaux jaillissant du rocher ? mais nous enrichissons nos celliers des vins les plus délicats. Je dis plus : nous qui prétendons que Dieu prenait soin de ces hommes et qu'il nous néglige, s'il nous était libre d'échanger nos biens présents contre ces faveurs passées, nous ne balancerions pas à rejeter la condition des Hébreux. Car nous ne voudrions pas nous dépouiller de ce que nous possédons maintenant, pour acquérir ce dont ils jouissaient alors. Ce n'est pas que nous ayons rien de préférable à ce qu'ils avaient en partage, mais ce peuple, nourri chaque jour par le ministère du ciel et de Dieu, préférait aux mets actuels la vile nourriture dont il s'était gorgé naguère, affligé qu'il était du honteux souvenir des viandes, et languissant de désir pour les légumes dégoûtants des Egyptiens. Le présent valait mieux sans doute que le passé, mais nous faisons ce qu'ils faisaient alors. Ils avaient en horreur ce qui existait ; et ce qui n'existait pas, ils le désiraient. Nous louons plus ce qui fut alors que ce qui est aujourd'hui. Ce n'est pas que si le choix nous était donné, nous préférassions posséder toujours ce que nous souhaitons, mais c'est le vice ordinaire du cœur humain d'aspirer à ce qu'il n'a pas. Et, comme a dit quelqu'un : "Nous envions la condition d’autrui, on envie la nôtre". Presque tous les hommes ont cela de commun qu'ils paient toujours Dieu d'ingratitude. Ce travers est inné, pour ainsi dire, en nous, et attaché à notre nature ; chacun s'efforce de renchérir sur ce point, on rabat des bienfaits de Dieu pour ne point se reconnaître débiteurs. Mais je m'arrête. Revenons maintenant à notre premier sujet. Nos preuves, ce semble, doivent être de quelque poids ; mais ajoutons-y encore, car il vaut mieux prouver trop que de ne prouver pas assez. [1,11] XI. Le peuple hébreu délivré enfin du joug de Pharaon prévariqua au pied du mont Sina, et fut aussitôt frappé du Seigneur pour son crime car il est écrit : Le Seigneur frappa donc le peuple parce qu'il avait sacrifié au veau qu’Aaron lui avait fait. Quel jugement plus grand et plus manifeste Dieu pouvait-il exercer sur les pécheurs, que de mettre la punition si près du crime ? Mais puisque tout le peuple était coupable, pourquoi le châtiment ne tombe-t-il pas sur tous ? Parce que le Seigneur dans sa miséricorde frappe du glaive de sa justice une partie des prévaricateurs, pour corriger l'autre par cet exemple, et pour donner à tous en même temps une preuve de sa sévérité par la punition, et de sa bonté par l'indulgence. Il fait éclater sa sévérité quand il châtie, sa bonté quand il pardonne, avec cette différence toutefois qu'il donne plus à la bonté qu'à la sévérité. Ce Dieu compatissant se montre toujours plus enclin à la miséricorde qu'à la rigueur, et s'il accorde quelque chose à la justice et à la sévérité, en frappant de mort une partie de l'armée Israélite, sa bonté cependant réclame la plus grande-portion de ce peuple. En cela, se manifestaient sur ce peuple innombrable des desseins particuliers de miséricorde, afin que le châtiment ne pesât pas sur tous ceux qui avaient pris part à la faute. Au reste, nous lisons que la justice de Dieu est inexorable à l'égard de quelques personnes et de quelques familles, témoin cet homme condamné à être lapidé pour avoir ramassé du bois pendant que le peuple observait le repos du Sabbat. Quoique cette action parût innocente en elle-même, le précepte réel la rendait criminelle ; témoin encore ces deux hommes en contestation, dont l'un fut mis à mort pour avoir blasphémé ; car il est écrit : Or, voilà que le fils d’une femme israélite, quelle avait eu d'un homme égyptien, parmi les enfants d'Israël, étant sorti, eut une querelle dans le camp avec un homme Israélite ; et lorsqu'il eut blasphémé le nom de Dieu, et l’eut maudit, il fut amené devant Moïse. Et un peu après, il dit : — On le mit en prison jusqu'à ce que l'on connût ce que le Seigneur en ordonnerait ; — Lequel parla à Moïse, — disant : Fais sortir du camp le blasphémateur ; que tous ceux qui l'ont entendu mettent leurs mains sur sa tête, et que tout le peuple le lapide. N'y a-t-il pas là un jugement de Dieu présent et manifeste ? n'y a-t-il pas là une sentence débattue et portée par le ciel suivant les formalités des tribunaux humains ? D'abord le criminel est arrêté, en second lieu conduit devant le juge, en troisième lieu accusé, puis jeté en prison, enfin puni par un arrêt d'en haut. Et non seulement il est puni, mais il l'est sur la déposition des témoins, afin, sans doute, que sa condamnation paraisse l'effet de la justice et non de la puissance. Cet exemple devait profiter à tous les autres et les détourner d'un crime dont tout le peuple assemblé avait tiré vengeance sur un seul homme. Telle est, et telle a toujours été la sage conduite de Dieu : il fait servir à la correction de tous le châtiment infligé à quelques particuliers. C'est aussi ce qui arriva lorsqu'Abiu et Nadab, tous deux de race sacerdotale, furent consumés par le feu du ciel. En cela, Dieu voulut montrer non seulement sa justice, mais une justice toujours présente, toujours prête à punir. Car il est écrit : Nadab et Abiu, fils d’Aaron ayant pris leurs encensoirs, y mirent du feu, et de l’encens sur le feu, offrant devant le Seigneur un feu étranger ; ce qui ne leur avait point été ordonné. — Et un feu sortit de devant le Seigneur, les dévora, et ils moururent devant le Seigneur. Quelle autre intention pouvait-il avoir, si ce n'est de nous faire sentir que son bras est toujours étendu sur nous et son glaive toujours suspendu sur nos têtes, lui qui punit aussitôt dans l'acte même le crime des coupables ? car presque avant la consommation du péché, la peine a déjà frappé les pécheurs. Ce n'est pas là le seul exemple, il en existe une foule d'autres. Or, s'il punit en eux moins une impiété ouverte qu'une facilité trop inconsidérée, ne montre-t-il pas quels châtiments méritent ceux qui transgressent la loi par mépris pour la divinité, quand il n'épargne pas même une précipitation peu circonspecte ? Ne montre-t-il pas quel crime c'est d'aller contre les ordres de Dieu, quand il traite aussi sévèrement ceux qui les, méconnaissent ? Dieu a voulu encore par cet exemple d'une rigueur salutaire apprendre aux laïques combien ils doivent redouter son courroux, puisque les fils du grand-prêtre ne peuvent être, ni sauvés de la mort par le mérite de leur père, ni garantis par le privilège du ministère sacré. Mais pourquoi parler de ceux dont l'imprudence a, pour ainsi dire, touché à l'honneur de Dieu, et a semblé comme un outrage fait au ciel ? Marie murmure contre Moïse, elle est punie, son châtiment a lieu dans les formes. D'abord elle est citée, puis convaincue et condamnée. La réprimande lui fait sentir la rigueur de l'arrêt, la lèpre lui fait expier sa faute ; et la peine est d'autant plus grande qu'elle devient une humiliation, non pas pour Marie seulement, mais encore pour Aaron ; car si Aaron dut à sa qualité de grand-prêtre de n'être point déformé par la lèpre, il ne resta pas cependant impuni. Aaron a participé au châtiment de Marie comme ayant participé à sa faute. Le supplice est pour Marie, la confusion pour son frère, afin de nous convaincre que la justice divine est quelquefois inexorable à l'égard de certaines personnes. Dieu ne se laissa pas même fléchir alors par l'entremise de celui qui avait été offensé. Nous lisons que le Seigneur parla ainsi au grand-prêtre et à sa sœur. Pourquoi donc n’avez-vous pas craint de mépriser mon serviteur Moïse ? — Et irrité contre eux, il s'en alla. — Et voilà que Marie fut couverte d’une lèpre semblable à la neige. — Or, Moïse cria vers le Seigneur disant : O Dieu, je vous conjure guérissez-la. — Le Seigneur répondit : Si son père eut craché contre sa face, n’eût-elle pas été dans la confusion au moins durant sept jours ? Quelle soit séparée pendant sept jours hors du camp, et après on la rappellera. En voilà bien sans doute assez sur ce sujet, car on n'en finirait pas si l'on voulait s'étendre sur tous ces points, dont l’énumération seule est déjà trop longue. Ajoutons cependant quelque chose. [1,12] XII. Les Hébreux se repentent d'avoir quitté l'Egypte, ils sont frappés ; ils se plaignent des fatigues du voyage, ils sont châtiés ; ils désirent des viandes, le bras du Seigneur s'appesantit sur eux. Nourris chaque jour de la manne, ils demandent dans leur sensualité des mets plus délicats, ils sont rassasiés selon leurs vœux, mais alors même ils éprouvent la vengeance du Seigneur. Les viandes étaient encore dans leurs bouches, dit l'Ecriture, quand la colère de Dieu éclata contre eux, frappa de mort les plus vigoureux, et abattit l’élite d’Israël. Og se révolte contre Moïse, il périt ; Coré le calomnie, il est abîmé ; Dathan et Abiron murmurent, ils sont dévorés par la terre. La terre s'ouvrit, et engloutit Dathan, et se referma sur les révoltés d'Abiron. Deux cent cinquante Lévites, qui, au temps du conseil, étaient appelés par leur nom, s'élevèrent contre Moïse. — Or, étant assemblés contre Moïse et Aaron, ils dirent : Qu'il vous, suffise que toute rassemblée soit sainte, et que le Seigneur soit au milieu d'elle. Pourquoi vous élevez-vous sur le peuple du Seigneur ? Et après cela : — Le feu du Seigneur sortant fit périr les deux cent cinquante hommes qui offraient l'encens. Malgré des exemples si éclatants, la vengeance de Dieu demeura sans effet. La correction fut souvent employée, mais l’amendement ne s'ensuivit point. Nous-mêmes, pour être tant de fois châtiés, nous n'en devenons pas meilleurs, comme aussi ils ne retiraient aucun fruit de leurs nombreuses punitions. Car il est écrit : Or, te lendemain toute la multitude des enfants d'Israël murmura contre Moïse et Aaron, disant : Vous avez fait mourir le peuple du Seigneur. Qu'arriva-t-il ? quatorze mille sept cents hommes furent frappés et consumés par le feu divin. Si tout le peuple avait péché, pourquoi la vengeance ne fut-elle pas exercée sur tous ; d'autant plus que dans la sédition de Goré dont j'ai parlé plus haut, personne n'avait échappé ? Pourquoi Dieu fait-il périr là tous les coupables, et ici seulement une portion ? C'est que le Seigneur, plein de justice et de miséricorde, donne beaucoup à sa bonté par l'indulgence, et ne punit dans sa sévérité que pour nous ramener à la vertu. Là il s'abandonne à sa sévérité pour faire servir à l’amendement de tous le châtiment des coupables ; ici, il suit le mouvement de sa miséricorde pour ne pas faire périr tout le peuple. Et pourtant, après avoir si souvent fait éclater sa bonté, il les enveloppe tous à la fin dans la même sentence de mort, parce que le châtiment exercé tant de fois sur une portion du peuple était demeuré sans effet. Cet événement doit porter la crainte dans nos âmes et la réforme dans nos mœurs. Car si nous ne sommes instruits par leur exemple, nous pourrions peut-être partager leur sort infortuné. Nous savons tous quelle fut la fin malheureuse des Hébreux, lis sortirent d'Egypte pour habiter la terre de promission, et deux justes seulement purent y entrer. Il est écrit : — Le Seigneur parla à Moïse et à Aaron, disant : — Jusqu’à quand cette multitude perverse murmurera-t-elle contre moi ? Moi je vis, dit le Seigneur y comme vous avez parlé aujourd'hui en ma présence, ainsi, j’agirai envers vous. — Vos corps seront gisons dans le désert. Et que dit-il ensuite ? — J’introduirai vos enfants, dont vous avez dit qu'ils seraient en proie aux ennemis, afin qu’ils voient la terre que vous avez méprisée. — Vos cadavres resteront étendus dans cette solitude. Et quoi encore ? Tous furent frappés et moururent devant le Seigneur. Que ne trouve-t-on pas dans tout cela ? Voulez-vous voir un Dieu maître du monde ? Voilà qu'il réforme le présent et règle l'avenir. Voulez-vous voir un juge sévère ? Voilà qu'il punit les coupables. Voulez-vous voir un Dieu juste et miséricordieux ? Voilà qu'il pardonne aux innocents. Voulez-vous voir un juge universel ? Voilà que le jugement éclate partout. Comme juge, il condamne ; comme juge, il régit. Juge, il pardonne ; juge, il anéantit les prévaricateurs ; juge, il récompense ceux qui sont exempts de crimes.