[17b,0] XVII, 2 - L'Egypte et l'Ethiopie. [17b,1] Nous avons déjà beaucoup parlé de l'Ethiopie dans les pages qui précèdent, et l'on pourrait à la rigueur considérer ce que nous en avons dit en parcourant l'Egypte comme une description complète et méthodique du pays. {Ajoutons cependant encore quelques traits généraux.} On sait que toute contrée reléguée aux extrémités de la terre habitée, par cela seul qu'elle touche à cette zone inclémente que l'excès de la chaleur ou du froid rend inhabitable, se trouve vis-à-vis de la zone tempérée dans un état de désavantage et d'infériorité marquée. Or cette infériorité ressort avec la dernière évidence des conditions d'existence de la nation éthiopienne et du dénuement dans lequel elle est pour toutes les choses nécessaires à la vie de l'homme. La plupart des Ethiopiens, en effet, mènent une vie misérable ; ils vont nus et en sont réduits à errer de place en place à la suite de leurs troupeaux. Le bétail qui compose ces troupeaux est lui-même de très petite taille, et cela est vrai des boeufs aussi bien que des brebis et des chèvres. Les chiens aussi sont très petits, mais rachètent ce défaut par leur vitesse et leur ardeur belliqueuse. A la rigueur on pourrait croire que c'est ce rapetissement, propre aux races de l'Ethiopie, qui a donné l'idée de la fable des Pygmées, car il est notoire qu'aucun voyageur digne de foi n'a parlé de ce peuple comme l'ayant vu. [17b,2] Le mil et l'orge qui forment le fond de la nourriture des Ethiopiens leur fournissent en outre leur boisson habituelle. Ils n'ont point d'huile et se servent de beurre et de graisse à la place. Leurs seuls arbres fruitiers sont quelques palmiers qui ornent les jardins de leurs rois. Pour une partie de la population le fond de la nourriture consiste en herbes, en jeunes pousses d'arbres, en lotus ou en racines de calamus, mais comporte aussi l'usage de la viande, du sang, du lait et du fromage. Tous révèrent à l'égal des dieux la personne de leurs rois, lesquels vivent enfermés et comme invisibles au fond de leurs palais. La plus grande des villes ou résidences royales s'appelle Méroé, comme l'île elle-même. L'île a, dit-on, la forme d'un bouclier, mais peut-être exagère-t-on ses dimensions, quand on lui attribue 3000 stades de longueur sur 1000 de largeur. Elle est couverte de montagnes et de grandes forêts et compte pour habitants à la fois des nomades, des chasseurs et des cultivateurs. Elle possède aussi des mines de cuivre, de fer et d'or, ainsi que des gisements importants de diverses pierres précieuses. Bornée du côté de la Libye par de hautes dunes et du côté de l'Arabie par une chaîne d'escarpements, limitée dans sa partie supérieure, c'est-à-dire au midi, par les confluents de l'Astaboras, de l'Astapus et de l'Astasobas, elle a pour limite septentrionale la suite du cours du Nil et les innombrables détours que fait ce fleuve jusqu'à la frontière d'Egypte, détours dont nous avons déjà eu occasion de parler. Les maisons dans les villes sont faites de petites lattes de palmier assemblées en manière de treillis ou bâties en briques. Ici comme en Arabie se trouvent quelques mines de sel gemme. Les arbres ou arbrisseaux qu'on rencontre le plus sont le palmier, le persea, l'ébénier et le cératia. On chasse surtout l'éléphant, le lion et le léopard, mais le pays est infesté en outre de serpents assez forts pour s'attaquer à l'éléphant lui-même et de beaucoup d'autres bêtes féroces, qui toutes fuient les régions trop desséchées, trop brûlées par le soleil, pour chercher les terrains humides et marécageux. [17b,3] Au-dessus de Méroé se déploie le grand lac Psébo, dont une île encore assez peuplée occupe le milieu. Le voisinage des Libyens et des Ethiopiens, placés comme ils sont des deux côtés du Nil en regard les uns des autres, fait que la possession des îles et de la vallée du fleuve passe tour à tour aux mains de chacun de ces deux peuples : dès que l'un se sent le plus fort, il chasse l'autre et le force à reculer devant lui. Les Ethiopiens se servent d'arcs hauts de 4 coudées {et d'épieux} en bois durci au feu. Leurs femmes portent les mêmes armes et ont presque toutes la lèvre percée pour y passer un anneau de cuivre. Les Ethiopiens s'habillent de peaux de bêtes, faute de pouvoir utiliser la laine de leurs brebis, qui est aussi dure, aussi rude, que du poil de chèvre. Quelques-uns même vont nus, ou peu s'en faut, ayant pour unique vêtement une ceinture faite de peaux étroites ou d'une étoffe de poil artistement tissue. Indépendamment d'un dieu immortel, cause et principe de toutes choses, ils reconnaissent un dieu mortel, mais sans le désigner par un nom particulier et sans définir nettement sa nature. Généralement aussi, ils rendent les honneurs divins à la personne de leurs bienfaiteurs et de leurs rois, attribuant à la protection et à la tutelle des rois un caractère plus général et à celle des évergètes ou bienfaiteurs un caractère plus particulier, plus domestique. Il y a aussi parmi les Ethiopiens qui touchent à la zone torride quelques tribus qui passent pour athées : du moins professent-elles pour le Soleil une véritable haine, maudissant chaque jour, quand il se lève, ses feux dévorants et malfaisants, et, pour le fuir, allant se cacher tout au fond des marais. A Méroé, c'est Hercule qu'on adore en compagnie de Pan, d'Isis, et d'une autre divinité d'importation barbare. Pour ce qui est des morts {l'usage varie} : ici on les jette dans le Nil, ailleurs on les garde dans les maisons sous des carreaux de pierre spéculaire ajustés à leur taille ; ailleurs encore on les inhume autour des temples après les avoir mis dans des cercueils de terre cuite. Quand il s'agit de faire jurer quelqu'un, on l'amène là au-dessus des tombeaux : cette forme de serment est la plus sacrée aux yeux des Ethiopiens. On choisit de préférence pour rois les hommes les plus beaux, les pasteurs les plus exercés, ou ceux que désigne la plus grande réputation de bravoure ou de richesse. A Méroé, anciennement, le premier rang appartenait aux prêtres, et telle était leur autorité qu'il leur arrivait parfois de signifier au roi par messager qu'il eût à mourir et à céder la place à un autre qu'ils proclamaient du même coup. Mais plus tard un roi vint qui abolit pour toujours cette coutume; suivi d'une bande d'hommes armés, il assaillit l'enceinte sacrée où s'élève le Temple d'or, et égorgea tous les prêtres jusqu'au dernier. Il est encore d'usage en Ethiopie, que, quand le roi, par accident ou autrement, a perdu l'usage d'un membre ou ce membre lui-même, tous ceux qui composent son cortège habituel (et qui sont destinés d'ailleurs à mourir en même temps que lui) s'infligent une mutilation semblable. Et c'est ce qui explique le soin extrême avec lequel ils veillent sur la personne du roi. - Nous n'en dirons pas davantage au sujet des Ethiopiens. [17b,4] Mais nous ferons pour l'Egypte ce que nous venons de faire pour l'Ethiopie, afin de compléter ce que nous avons dit précédemment de cette contrée, nous énumérerons {tout ce qui n'appartient qu'à elle}, tout ce qui constitue son originalité : en premier lieu la fève d'Egypte, qui donne les vases appelés ciboires ; le byblus aussi, qui ne croît qu'ici et dans l'Inde ; le perséa, arbre de haute taille aux fruits charnus et succulents ; le sycaminus, dont le fruit appelé sycomorus ressemble effectivement à la figue (sykê), mais a un goût et une saveur qui ne sont pas autrement estimés ; enfin le corsium joint à certain condiment qu'on prendrait pour du poivre, si ce n'est qu'il est un peu plus gros. Les nombreuses espèces de poissons que nourrit le Nil ont également un caractère particulier et pour ainsi dire local ; les plus connues sont : l'oxyrhynque, le lépidote, le latus, l'alabès, le coracinus, le chorus, le phagrorius (ou comme on l'appelle aussi le phagrus), le silurus, le citharus, le thrissa, le cestreus, le lychnus, le physa, le boeuf. En fait de coquilles, nous citerons ces énormes conques sonores d'où semblent sortir des cris, des hurlements plaintifs ; et, en fait d'animaux terrestres, l'ichneumon, et l'aspic d'Egypte ainsi nommé parce que, comparé aux aspics des autres pays, il offre quelque chose de particulier : on en compte deux espèces, la petite, qui n'a pas plus d'une spithame de long, mais de qui la morsure tue plus vite ; et la grande, qui, ainsi que le marque déjà Nicandre, l'auteur des Thériaques, mesure près d'une orgye. En fait d'oiseaux, maintenant, il y a l'ibis et l'hiérax ou épervier d'Egypte, distinct des autres espèces en ce que, comme le chat, il se laisse ici quasi apprivoiser. Le nycticorax a de même en Egypte un type à part : celui de nos pays est grand comme un aigle et a un son de voix grave et rauque ; celui d'Egypte, au contraire, n'est pas plus grand qu'un geai et a un son de voix fort éclatant. Quant à l'ibis, on peut l'appeler ici l'oiseau domestique par excellence. Sa figure et sa taille sont celles de la cigogne, et il forme deux espèces distinctes, reconnaissables à leur couleur, l'une ayant le plumage absolument pareil à celui de la cigogne l'autre l'ayant tout noir. Il n'y a pas un carrefour d'Alexandrie qui ne soit rempli de ces oiseaux, utiles peut-être à certains égards, mais parfaitement inutiles pour tout le reste : s'ils servent en effet jusqu'à un certain point, en ce qu'ils donnent la chasse à toute espèce de bête ou de reptile immonde et en ce qu'ils se nourrissent de tous les détritus des boucheries et des marchés aux poissons, ils sont d'autre part extrêmement incommodes par leur voracité et leur malpropreté et par la peine qu'on a à les écarter des objets qu'on voudrait tenir propres et préserver de toute souillure. [17b,5] Cet autre détail que donne Hérodote est bien exact et bien particulier à l'Egypte, oui, «les Egyptiens pétrissent la boue avec les mains et la pâte à faire le pain avec les pieds». Ils font aussi une espèce de pain appelé caces, qui a la propriété d'arrêter la diarrhée, et appellent cici le fruit d'une plante qu'ils sèment beaucoup dans leurs champs, parce qu'en l'écrasant ils en extraient une huile qui est à peu près la seule qui se brûle dans les lampes et qui en même temps serve aux petites gens, aux gens de métier, hommes et femmes, à se frotter, à s'oindre le corps. Le nom de koïkina, maintenant, désigne certains tissus, propres à l'Egypte, que l'on confectionne avec les fibres d'une plante particulière, mais qui ressemblent assez en somme aux tissus fabriqués ailleurs avec les fibres du jonc ou l'écorce de palmier. La manière dont les Egyptiens préparent la bière n'appartient aussi qu'à eux, mais la bière est une boisson commune à beaucoup de peuples, et naturellement chacun d'eux a une façon différente de la préparer. Un autre usage spécial aux Egyptiens, et l'un de ceux auxquels ils tiennent le plus, consiste à élever scrupuleusement tous les enfants qui leur naissent et à pratiquer la circoncision sur les garçons et l'excision sur les filles. Il est vrai que cette double coutume se retrouve aussi chez les Juifs ; mais, ainsi que nous l'avons dit plus haut, en décrivant leur pays actuel, les Juifs sont originaires d'Egypte. Aristobule prétend qu'aucun poisson de mer ne remonte le Nil à cause des crocodiles, qu'il en est trois pourtant qu'on y rencontre, à savoir le dauphin, le cestreus et le thrissa, le dauphin parce qu'il est plus fort que le crocodile, et le cestreus parce qu'il range la terre de très près toujours escorté par le choerus, qui obéit en cela à une sorte d'affinité ou de sympathie naturelle : or le crocodile ne touche jamais au choerus, à cause de sa forme ronde et des forts piquants qui lui garnissent la tête et qui risqueraient de blesser le vorace animal. C'est au printemps pour frayer que les cestreus remontent ainsi le fleuve ; puis on les voit, un peu avant le coucher des Pléiades, redescendre en bancs serrés pour la ponte des oeufs ; et rien n'est plus facile alors que de les prendre, car ils se précipitent en masse dans les parcs ou enclos ménagés à cet effet. Il est naturel de penser qu'une cause analogue pousse le thrissa à remonter le Nil. - Voilà ce que nous avions encore à dire au sujet de l'Egypte.