[13a,0] XIII, 1 - La Troade. [13a,1] 1. Nous avons atteint, au point où nous sommes parvenu, la limite extrême de la Phrygie ; revenons maintenant à la Propontide et à la portion du littoral qui fait suite à {l'embouchure de} l'Aesépus, et achevons, toujours dans le même ordre, le périple commencé. Passé l'Aesépus, la Troade se présente à nous la première. Or, malgré l'état de ruine et d'abandon dans lequel elle se trouve aujourd'hui, cette contrée, par les mille souvenirs que son nom éveille, prête à une description particulièrement ample et détaillée. C'est là un avis préliminaire que nous croyons devoir au lecteur pour le désarmer et l'empêcher de mettre à notre charge certaines longueurs, motivées bien plutôt par l'extrême curiosité du public pour tout ce qui est glorieux et ancien. Deux choses d'ailleurs auront encore contribué à allonger outre mesure notre description de la Troade : le grand nombre des nations, d'abord, des nations grecques et barbares, qui s'y sont succédé et y ont formé des établissements ; puis cette autre circonstance, que les historiens non seulement parlent des mêmes faits de manière très différente, mais ne s'expliquent pas toujours clairement, Homère tout le premier, de qui le témoignage, dans la plupart des cas, donne lieu à des interprétations purement conjecturales. Cela étant, commençons par esquisser dans ses traits principaux l'état actuel des lieux ; après quoi, nous devrons discuter en règle tout ce qui a été dit de la Troade et par Homère et par les auteurs qui ont suivi. [13a,2] 2. Une première division, partant des confins de la Cyzicène et du district arrosé par l'Aesépus et le Granique et s'étendant jusqu'à la hauteur d'Abydos et de Sestos, se trouve former la côte même de la Propontide ; puis, entre Abydos et le promontoire Lectum, est comprise une seconde division, de laquelle dépendent Ilion, Ténédos et Alexandria Troas. Juste au-dessus de l'une et de l'autre règne la chaîne de l'Ida, qui finit, comme on sait, au Lectum. Du Lectum, maintenant, part une troisième division, dans laquelle on rencontre successivement Assus, Adramyttium, Atarnée, Pitané et le golfe Elaïtique, et qui se termine au fleuve Caïcus et au {cap} Canées, correspondant exactement, entre ces limites, aux deux extrémités de l'île de Lesbos. Enfin le canton de Cymé, qui suit immédiatement, {forme une dernière division} limitée au cours de l'Hermus et à la ville de Phocée, point extrême où commence l'Ionie, où finit l'Aeolide. [13a,3] 3. Cela dit sur l'état actuel de la Troade, {examinons le témoignage d'Homère} : ce qu'on en peut inférer, c'est que la domination des anciens Troyens, ou Troyens proprement dits, se trouvait resserrée entre les confins de la Cyzicène et du district qu'arrose l'Aesépus, d'une part, et le cours du Caïcus, de l'autre, formant en dedans de ces limites huit ou neuf provinces distinctes, sous autant de dynastes ou de chefs nationaux, qu'il ne faut pas confondre avec les différents princes venus au secours de Troie et que le poète range sous la dénomination commune d'alliés. 3. Quant aux écrivains postérieurs à Homère, ils n'assignent plus les mêmes limites à la Troade : ils la partagent en un plus grand nombre de provinces et naturellement remanient toute la nomenclature homérique. C'est qu'en effet de grands changements avaient eu lieu dans l'intervalle, par suite surtout de l'arrivée des colonies grecques, non pas tant des colonies ioniennes, lesquelles s'étaient toujours tenues plus éloignées de la Troade, que des aeoliennes, lesquelles, en se répandant dans tout l'espace compris entre la Cyzicène et le Caïcus, et en débordant même par de là sur la contrée qui se prolonge du Caïcus à l'Hermus, avaient tout bouleversé dans le pays. Partie quatre générations, dit-on, avant la colonie ionienne, la colonie aeolienne avait, en revanche, éprouvé plus de retards et mis plus de temps à consommer son établissement. Oreste, premier chef de l'expédition, étant mort dès son arrivée en Arcadie, le commandement avait alors passé aux mains de Penthilus, son fils, qui, poussant en avant, atteignit la Thrace précisément comme s'effectuait, soixante ans après la prise de Troie, la rentrée des Héraclides dans le Péloponnèse. Plus tard, Archélaüs fils de Penthilus, fit passer le Détroit à la colonie aeolienne et vint s'établir avec elle dans la partie de la Cyzicène actuelle qui avoisine Dascylium. Le plus jeune des fils de Penthilus, Graüs, s'avança à son tour jusqu'au Granique, et, mieux pourvu de toute chose, transporta la majeure partie de l'armée aeolienne dans l'île de Lesbos, dont il s'empara. Deux autres descendants d'Agamemnon, Cleuas et Malaüs (le premier, fils de Dorus), avaient, dans le même temps que Penthilus rassemblait ses compagnons, entrepris une semblable expédition ; mais ils avaient laissé l'armée de Penthilus prendre les devants et passer la première de Thrace en Asie ; et eux-mêmes, s'attardant en Locride, y étaient restés longtemps campés autour du mont Phricius, jusqu'à ce qu'enfin, passant aussi la mer, ils vinrent fonder en Troade la ville de Cymé dite Phriconide, en souvenir apparemment du Phricius de Locride. [13a,4] 4. Déroutés naturellement par cette dissémination de la nation aeolienne dans toute l'étendue de la contrée qu'Homère appelle, avons-nous dit, le Pays des Troyens, les écrivains postérieurs à Homère donnent le nom d'Aeolide tantôt à l'ensemble, tantôt à une partie seulement de cette contrée ; et le nom de Troade pareillement, tantôt à cette contrée tout entière, tantôt à une partie seulement, les limites assignées à cette partie variant, qui plus est, du tout au tout d'un auteur à l'autre. Car, tandis qu'Homère faisait commencer la Troade, sur le littoral de la Propontide, dès l'embouchure de l'Aesépus, Eudoxe ne la fait plus partir que de Priapus et de la petite localité d'Artacé, sise dans l'île de Cyzique, juste en face de Priapus, resserrant par là sensiblement ses limites, que Damastès resserre encore davantage, puisqu'il fait commencer la Troade à Parium seulement, sans la prolonger, comme d'autres ont fait, au delà du promontoire Lectum. Avec Charon de Lampsaque, la Troade perd encore trois cents stades, car cet auteur ne la fait plus partir que du fleuve Practius, et c'est exactement trois cents stades que l'on compte entre Parium et le Practius ; mais au moins porte-t-il la limite opposée jusqu'à Adramyttium. Enfin, pour Scylax de Caryande, la Troade ne commence plus qu'à Abydos. Et la même diversité s'observe en ce qui concerne l'Aeolide, qu'Ephore, par exemple, fera partir d'Abydos et prolongera jusqu'à Cymé, tandis que d'autres auteurs lui assignent des limites très différentes. [13a,5] 5. Rien du reste n'est plus propre à déterminer ce qu'il faut entendre au vrai sous le nom de Troade que la situation de l'Ida, montagne très haute, et qui, tout en regardant principalement le couchant et la mer occidentale, se replie quelque peu dans la direction du nord et de la côte septentrionale, le nom de côte septentrionale désignant pour nous la portion du littoral de la Propontide qui s'étend du détroit d'Abydos à l'Aesépus et à la Cyzicène, tandis que celui de mer occidentale comprend à la fois l'Hellespont extérieur et la mer Egée. Or l'Ida projette en avant de soi un grand nombre de contreforts, qu'on prendrait pour les pieds d'une immense scolopendre : deux figurent ses extrémités antérieure et postérieure, le promontoire de Zélia, qui vient finir dans l'intérieur des terres un peu au-dessus de la Cyzicène (si même aujourd'hui Zélia ne se trouve comprise dans le territoire des Cyzicéniens) et le promontoire du Lectum, lequel s'avance, au contraire, jusque dans la mer Egée, de manière à se trouver placé sur le passage des navires allant de Ténédos à Lesbos : «Ils eurent bientôt atteint l'Ida aux mille sources, refuge des bêtes féroces ; et, avec l'Ida, le Lectum, où d'abord ils quittèrent la mer» (Il. XIV, 283). Homère parle là du Sommeil et de Junon, et, en ce qui concerne le Lectum, il ne pouvait rien dire de plus conforme à l'état vrai des lieux, car c'était rattacher en fait le Lectum à l'Ida comme en formant une partie intégrante et représenter ce cap au sortir de la mer en quelque sorte comme la première marche de la montée de l'Ida. Ajoutons qu'avec la même exactitude qu'il avait fait du Lectum et du promontoire de Zélia les extrémités antérieure et postérieure de l'Ida (Il. II, 824), Homère en détermine le point culminant, quand il donne au Gargarum le nom de pics (Il. XIV, 292) : il est notoire, en effet, que, même de nos jours, on montre dans la région supérieure de l'Ida un lieu appelé Gargarum, duquel évidemment a dû tirer son nom la ville aeolienne de Gargara, encore debout aujourd'hui. Mais de tout ce qui précède il résulte que, dans l'intervalle compris entre Zélia et le Lectum, on doit distinguer soigneusement deux parties, la première qui borde la Propontide jusqu'au détroit d'Abydos, et l'autre qui s'étend en dehors de la Propontide jusqu'au Lectum. [13a,6] 6. Une fois qu'on a doublé le Lectum, on voit s'ouvrir devant soi un grand golfe que l'Ida, en remontant brusquement depuis le cap Lectum vers l'intérieur des terres, forme avec les Canées, autre cap situé juste à l'opposite du Lectum. Ce golfe est appelé tantôt golfe de l'Ida, tantôt golfe d'Adramytte ; et, comme nous l'avons dit plus haut, c'est sur ses bords surtout qu'on trouve échelonnées les villes des Aeoliens. Une autre remarque faite par nous précédemment, c'est qu'en naviguant toujours au midi, à partir de Byzance, on suit une ligne droite passant par le milieu de la Propontide et aboutissant d'abord à Sestos et à Abydos, pour longer au delà toute la côte de l'Asie jusqu'à la Carie : or c'est là une donnée qu'il importe de ne pas perdre de vue pour bien entendre la suite de notre description ; car, dans le cas où nous aurions à signaler quelques golfes sur cette partie du littoral, il faudrait concevoir que les pointes qui les forment sont situées sur une même ligne et comme qui dirait sous un même méridien. [13a,7] 7. Des paroles d'Homère les auteurs qui se sont plus particulièrement occupés de ces questions infèrent que cette portion du littoral appartenait tout entière aux Troyens : ils la montrent en effet, d'après le poète, bien que divisée en neuf ou dix principautés distinctes, soumise, au temps de la guerre de Troie, à l'autorité de Priam et portant un nom unique, celui de Troia. Et c'est ce qui ressort avec évidence de l'examen de certains passages détachés, de celui-ci, par exemple : Achille, voyant que les habitants d'Ilion, au début de la guerre, se tiennent renfermés au dedans de leurs murailles, a entrepris de ravager les dehors de la place, d'en faire tout le tour et d'en enlever une à une toutes les dépendances : «Monté sur mes vaisseaux, dit-il, j'ai assailli et pillé douze cités populeuses ; j'en ai forcé onze autres à la tête de mes braves fantassins dans les plaines de la fertile Troie» (Il. IX, 328). Mais, ici, sous ce nom de Troie, Achille apparemment désigne toute la partie du continent dévastée par ses armes : or, entre autres lieux, il avait dévasté tout ce qui fait face à Lesbos, et Thébé, et Lyrnesse, et Pédase, l'une des villes des Léléges, voire même tout le pays d'Eurypyle, fils de Télèphe : «Ainsi déjà sous son fer (le fer de Néoptolème) était tombé le Téléphide, le héros Eurypyle» (Od. XI, 519). Tels sont les lieux qu'Homère dit formellement avoir été dévastés par Achille, et auxquels on peut joindre Lesbos même, d'après ce passage : «Quand il eut pris la riche et populeuse Lesbos» (Il. IX, 129). On lit, en effet, dans l'Iliade (XX, 92) : «Il détruisit et Lyrnesse et Pédase», et (ibid., II, 691) : «Ayant saccagé Lyrnesse et forcé l'enceinte de Thébé». Mais c'est dans Lyrnesse que Briséis était tombée au pouvoir d'Achille, Homère le dit expressément (Iliade, II, 690) : «Il l'avait enlevée dans Lyrnesse» ; c'est là aussi, et au même moment, que Mynès trouve la mort, Homère le dit encore, ou du moins l'indique par la bouche de Briséis, quand, parmi les plaintes que lui inspire la mort de Patrocle, celle-ci s'écrie : «Jamais, non, jamais, même au lendemain du jour où le fougueux Achille avait tué mon époux et mis à sac la ville du divin Mynès, tu ne me laissas me noyer dans mes larmes » (Il. XIX, 295) ; car, en appelant Lyrnesse, comme il fait, «la ville du divin Mynés» (ce qui revient à dire apparemment qu'elle avait Mynès pour roi), il donne bien aussi à entendre que c'était dans Lyrnesse, et en voulant la défendre, que Mynès avait succombé. C'est dans Thébé, maintenant, que fut prise Chryséis : témoin cet autre passage de l'Iliade : «Nous allons à Thébé, la ville sacrée d'Eétion» (Il. I, 366), dans lequel Achille, parlant du butin ramené par lui de Thébé, mentionne expressément Chryséis. Or de ce premier passage {et de celui-ci qui se rapporte à Andromaque, «la fille du magnanime Eétion»}, «Eétion habitait au pied des forêts du Placos, dans Thébé Ypoplacie, et de là régnait sur le peuple cilicien» (Il. VI, 396), il résulte que nous avons là un second Etat troyen à ajouter au royaume de Mynès ; et le fait serait encore confirmé par cette exclamation d'Andromaque : «Hector, Hector, que je suis malheureuse ! Ah ! nous sommes nés tous deux pour le même destin : toi dans Troie, en la demeure de Priam ; moi à Thèbes, {au pied des forêts du Placos sous le toit d'Eétion}» (Il. XXII, 477), s'il est vrai, comme certains grammairiens le prétendent, qu'il faille entendre ici les paroles du poète, non pas suivant leur ordre direct ou naturel, mais en les transposant, ce qui donne : «Ah ! nous sommes nés tous deux DANS TROIE pour le même destin, toi en la demeure de Priam, moi à Thèbes, etc». Un troisième Etat, celui des Léléges, dépendait également de la Troade, témoin le passage dans lequel, parlant d'Altée : «D'Altée, qui commande aux valeureux Léléges» (Il. XXI, 86), Homère rappelle que sa fille, unie à Priam par les liens de l'hyménée, en avait eu deux fils, Lycaon et Polydore. Ajoutons que les peuples qui figurent dans le Catalogue comme rangés sous les ordres immédiats d'Hector sont qualifiés de Troyens par le poète : «Les Troyens marchaient sous la conduite du grand Hector au casque étincelant» (Il. II, 316). On ne peut voir aussi que des Troyens dans ceux qui suivent, et que commandait Enée, «Suivaient les Dardaniens aux ordres du bouillant fils d'Anchise» (Il. II, 819) ; d'autant plus qu'ailleurs encore Homère {fait dire à Apollon} : «Enée, toi qui sièges dans le conseil des Troyens» (Il. XX, 83). Puis viennent les Lyciens de Pandarus, à qui Homère donne cette même dénomination de Troyens : «Les Aphnii leur succèdent, les Troyens Aphnii, qui habitent Zélia à l'extrémité la plus reculée de l'Ida et qui boivent l'eau noire de l'Aesépus. Ils ont pour chef le fils illustre de Lycaon, Pandarus» (Il. II, 824). Tel est donc le sixième Etat ou royaume de la Troade. Mais ce ne sont pas là tous les peuples troyens : les populations comprises entre l'Aesépus et la ville d'Abydos avaient droit au même nom ; car, si Asius régnait sur Abydos, comme le prouve ce passage de l'Iliade : «Et les habitants de Percoté, et les riverains de Practius, et ceux qui occupaient Sestos et Abydos et la divine Arisbé, marchaient ensemble sous les ordres d'Asius fils d'Hyrtace» (Il. II, 835), nous savons d'autre part qu'Abydos servait de résidence habituelle à l'un des fils de Priam, préposé là à la garde d'un parc ou d'un troupeau de cavales, dépendant apparemment du domaine de son père : «Le fer du héros atteint Démocoon, fils naturel de Priam, qui, pour venir, avait dû quitter Abydos {et cesser de veiller} sur les rapides cavales {confiées à sa garde}» (Il. IV, 499). Le fils d'Hikétaon, préposé, dans Percoté, à la garde des étables, ne gardait sans doute pas davantage le bien de l'étranger, «Le premier qu'{Hector} appelle à son aide est le fils d'Hikétaon, le vaillant Mélanippe, qui naguère encore faisait paître dans Percoté les belles vaches aux pas lents et contournés» (Il. XV, 546). Il s'ensuit donc que Percoté, elle aussi, dépendait de la Troade ; et non seulement Percoté, mais tout le pays à la suite jusqu'à Adrastée, puisque ce pays reconnaissait pour chefs «Les deux fils de Mérops, de Mérops le Percosien» (Il. II, 831). Le nom de Troyens, on le voit, s'étendait à tous les peuples compris entre Abydos et Adrastée : seulement ces peuples formaient deux Etats distincts, obéissant l'un à Asius, l'autre aux fils de Mérops, tout comme le territoire cilicien se divisait en deux, comprenant d'une part la Thébaïque et de l'autre la Lyrnesside. Enfin l'on peut considérer comme le neuvième Etat troyen le royaume d'Eurypyle, lequel faisait suite immédiatement à la Lyrnesside. Que tous ces Etats, maintenant, aient reconnu l'autorité de Priam, la réponse d'Achille à Priam le donne assez à entendre : «Ton sort est le même, ô vieillard, et nous savons combien naguère tu fus riche et prospère, quand tu possédais tout ce qu'enserrent et la cité de Macar, la haute île de Lesbos, et, derrière Lesbos, la Phrygie et l'immense Hellespont» (Il. XXIV, 543). [13a,8] 8. Telle était la division de la Troade {au temps d'Homère} ; mais plus tard différents événements survinrent, qui changèrent complétement l'état politique du pays. Les Phrygiens envahirent le territoire de Cyzique jusqu'au Practius, et les Thraces le territoire d'Abydos, succédant les uns et les autres à des envahisseurs plus anciens, aux Bébryces, aux Dryopes ; d'autres Thraces, connus sous le nom de Trères, occupèrent de même le pays qui fait suite à Abydos ; enfin la plaine de Thébé reçut des colons lydiens (ou, comme on disait alors, méoniens), joints aux derniers survivants des compagnons mysiens de Télèphe et de Teuthras. Du moment donc qu'Homère n'a fait qu'un seul et même pays de l'Aeolide et de Troie, et que les Aeoliens ont notoirement occupé tout le territoire compris entre l'Hermus et la côte de Cyzique et y ont fondé des villes, on ne saurait trouver étrange qu'à notre tour, dans la présente description, nous ayons réuni l'Aeolide actuelle, comprise entre l'Hermus et le Lectum, au territoire qui lui fait suite jusqu'à l'Aesépus, d'autant qu'il nous sera facile, quand nous en viendrons au détail et que nous comparerons l'état actuel de chaque localité avec ce qu'ont pu dire Homère et les autres écrivains, de rétablir la distinction entre les deux pays. [13a,9] 9. C'est donc immédiatement après Cyzique et après l'Aesépus que commençait la Troade, au jugement d'Homère. Mais reprenons et commentons les propres paroles du poète : «Puis venaient les Aphnii qui habitent Zélia, à l'extrémité la plus reculée de l'Ida, les Troyens Aphnii, qui boivent l'eau noire de l'Aesépus ; ils avaient pour chef le fils illustre de Lycaon, Pandarus» (Il. II, 824). Homère appelle ici Troyens le même peuple qu'il nommera ailleurs «les Lyciens de Pandarus». Quant à cet autre nom d'Aphnii qu'il leur donne, on croit qu'il a trait à leur voisinage du lac Dascylitis, connu pour s'être aussi appelé l'Aphnitis. [13a,10] 10. De Zélia ce qu'il y a à dire, c'est qu'elle est située sur les dernières pentes de l'Ida, tout à l'extrémité de la chaîne, à 190 stades de distance de Cyzique et à {1}80 stades environ de l'embouchure de l'Aesepus, qui est le point de la côte le plus rapproché. Homère, cependant, poursuit son énumération, et, par le fait, il se trouve avoir relevé une à une et dans l'ordre les principales localités de la côte qui succède à l'Aesépus : «Ceux qui habitent Adrastée, ceux du dème d'Apaesos et de la ville de Pitya, ceux qui occupent la montagne escarpée de Térée, marchaient sous les ordres d'Adraste et sous les ordres aussi d'Amphios, bien reconnaissable à sa cuirasse de lin : ces deux chefs sont frères, tous deux ils ont reçu le jour de Mérops le Percosien» (Il. II, 828). Ces différentes localités sont situées, en effet, au-dessous de Zélia, mais dépendent aujourd'hui (côte comprise) du territoire de Cyzique et de celui de Priapus. Dans le voisinage immédiat de Zélia coule une rivière, le Tarsius, que la même route rencontre et franchit vingt fois, ce qui rappelle l'Heptaporos dont parle le poète (Il. XII, 20). [13a,11] 11. Au-dessus des bouches de l'Aesépus, à une distance de {20} stades environ, on rencontre une éminence que couronne le tombeau de Memnon, fils de Tithon, et qu'avoisine un bourg dit aussi de Memnon. Dans l'intervalle qui sépare Priapus de l'Aesépus, coule le Granique. Une bonne partie du cours de ce fleuve se trouve enfermée dans la plaine d'Adrastée, et c'est sur ses bords qu'Alexandre, qui rencontrait pour la première fois les satrapes de Darius, remporta cette pleine et entière victoire qui le rendit maître de toute la portion de l'Asie sise en deçà du Taurus et de l'Euphrate. Sur ses bords également s'élevait la ville de Sidène ; mais cette ville, qui possédait un territoire considérable, appelé de même du nom de Sidène, est aujourd'hui complétement détruite. Plus loin, sur les frontières mêmes de la Cyzicène et de la Priapène, est la localité dite des Harpayia, où eut lieu, suivant la Fable, l'enlèvement de Ganymède. Il faut dire que d'autres mythographes placent cette scène au promontoire Dardanium dans les environs de Dardanus. [13a,12] 12. Priapus a le rang de ville, elle est bâtie sur le bord même de la mer, et possède un port {de même nom}. Fondée, suivant les uns, par les Milésiens, dans le même temps apparemment où ceux-ci bâtissaient et Abydos et Proconnèse, elle l'aurait été, suivant d'autres, par les Cyzicéniens. Quant à son nom, c'est celui même du dieu Priape, lequel est, pour ses habitants, l'objet d'un culte spécial, soit que les Ornéates de la Corinthie l'aient importé parmi eux, soit que la tradition qui nous représente Priape comme né des amours de Bacchus et d'une nymphe ait tout naturellement attiré à ce dieu les hommages des populations, dans un pays où la vigne est d'une richesse incomparable : or tel est le cas, non seulement du territoire de Priapus, mais encore des cantons limitrophes de Parium et de Lampsaque ; et chacun sait que la ville attribuée par Xerxès à Thémistocle pour le vin de sa table n'était autre que Lampsaque. Pour en revenir à Priape, disons qu'il ne compte parmi les dieux que depuis une époque relativement moderne : il n'est point connu d'Hésiode, mais rappelle par certains traits les divinités de l'Attique, telles que Orthanès, Cônisalos, Tychôn, et autres semblables. [13a,13] 13. Les anciens auteurs appellent tout ce canton, indifféremment, Adrastée et plaine d'Adrastée, se conformant en cela à l'usage, qui n'est pas rare, de donner deux noms au même lieu et de dire, par exemple, aussi bien «Thébé» que «plaine de Thébé», aussi bien «Mygdonie» que «plaine de Mygdonie». Callisthène ajoute que ce nom d'Adrastée lui fut donné en l'honneur du roi Adraste, qui le premier érigea un temple à Némésis. La ville même d'Adrastée est située entre Priapus et Parium, au-dessus de la plaine précisément dont elle porte le nom et qui contenait, indépendamment du temple de Némésis, juste en face de Pactyé, un mantéum ou oracle commun à Apollon Actaeus et à Artémis. Le temple de Némésis fut détruit de fond en comble, et tous les matériaux, toutes les pierres, en furent transportés à Parium où ils servirent à bâtir un autel (oeuvre d'Hermocréon), qui, par ses dimensions colossales et sa magnificence, mérite de demeurer à jamais célèbre. Quant à l'oracle, il s'est vu, comme celui de Zélia, délaisser complètement avec le temps. On chercherait donc vainement, dans tout ce canton, un temple, soit d'Adrastée, soit de Némésis ; mais, aux environs de Cyzique, il existe encore un temple ou sanctuaire d'Adrastée, le même apparemment dont il est fait mention dans les vers suivants d'Antimaque : «Il est une puissante déesse, Némésis, qui a reçu tous ces dons de la main des immortels. Adraste le premier lui bâtit un autel sur les bords du fleuve Aesépus. C'est là surtout qu'on l'honore : seulement on ne l'y invoque que sous le nom d'ADRASTEE». [13a,14] 14. Comme Priapus, Parium est bâtie sur le bord de la mer ; mais son port est plus grand. Ajoutons qu'elle s'est accrue aux dépens de Priapus. En faisant la cour habilement aux Attales qui se trouvaient posséder la Priapène, les Pariens réussirent (et du consentement même de ces princes) à empiéter considérablement sur les limites de ladite province. C'est ici, à Parium, que la Fable fait naître la famille des Ophiogènes, ainsi nommée de sa parenté avec les Ophidiens, les Serpents. Dans cette famille, tous les mâles, à ce qu'on assure, guérissent les morsures de vipère par l'apposition prolongée des mains sur la plaie (moyen qu'emploient aussi du reste les enchanteurs ordinaires) : ils commencent ainsi par attirer sur eux-mêmes la tache livide de la piqûre, et arrivent ensuite peu à peu à en calmer l'inflammation et la douleur. Les mythographes ajoutent que la famille avait eu pour auteur ou archégète un héros, de serpent fait homme. Peut-être était-ce simplement un de ces Psylles de Libye, auquel cas son secret aurait pu se conserver aisément parmi ses descendants pendant un certain nombre de générations. Quant à la fondation de Parium, elle fut l'oeuvre commune, paraît-il, des Milésiens, des Erythréens et des Pariens {de l'île de Paros}. [13a,15] 15. Pitya est une ville du canton de Pityûs, lequel dépend du territoire de Parium ; elle renferme dans ses murs une montagne couronnée de pins (pituôdes) et est située entre Parium et Priapus. Linum qui l'avoisine est une petite localité maritime où l'on pêche ces coquillages dits linusiens, les plus friands que l'on connaisse. [13a,16] 16. En rangeant la côte, de Parium à Priapus, on rencontre l'ancienne et la nouvelle Proconnèse, celle-ci avec une ville {de même nom} et une vaste carrière, très renommée pour le marbre blanc qu'on en extrait : naturellement c'est avec ce marbre qu'ont été bâtis les plus beaux édifices des villes de toute la côte, ceux de Cyzique notamment. Proconnèse a donné le jour à Aristée, l'auteur du poème des Arimaspées, et le plus grand charlatan qui ait jamais existé. [13a,17] 17. Pour ce qui est de la montagne de Térée, les uns la reconnaissent dans cette suite de hauteurs du canton de Pirossus, voisines de Zélia, mais dépendantes du territoire de Cyzique, où les rois de Lydie, et plus tard ceux de Perse, entretenaient un parc pour leurs chasses ; suivant d'autres, ce serait plutôt la colline qu'on aperçoit de Lampsaque à une distance de près de 40 stades, et que couronne un temple, dédié à la Mère des dieux, mais connu dans le pays sous le nom de temple de Térée. [13a,18] 18. La ville de Lampsaque, située, comme les précédentés, sur la côte même, possède un port excellent et présente une superficie considérable. Comme Abydos aussi, dont elle n'est guère éloignée que de 170 stades, elle n'a rien perdu de sa prospérité. Primitivement, elle portait le nom de Pityusa, ce qui est aussi le cas, assure-t-on, de l'île de Chios. Sur le rivage opposé de la Chersonnèse s'élève la petite ville de Callipolis : située, comme elle est, à l'extrémité d'un cap, elle semble s'avancer vers la côte d'Asie à la rencontre de Lampsaque. Ajoutons que le trajet entre deux n'excède pas 40 stades. [13a,19] 19. Dans l'intervalle de Lampsaque à Parium, la côte offrait naguère une ville et un fleuve du nom de Paesos ; mais la ville est depuis longtemps détruite, et ses habitants, d'origine milésienne comme les Lampsacéniens, ont transporté leur demeure à Lampsaque. On trouve dans Homère deux formes pour ce même nom, suivant que le poète ajoute une syllabe au commencement du mot, comme dans ce vers : «Et le dème d'Apaesos» (Il. II, 828), soit qu'il la retranche, comme dans cet autre : «Il habitait dans Paesos et y possédait de grands biens» (Il. V, 612). Mais aujourd'hui on n'appelle plus le fleuve autrement que Paesos. Ce sont encore les Milésiens qui ont fondé Colonne au-dessus de Lampsaque dans l'intérieur de la Lampsacène. Une autre ville du même nom se trouve sur les rivages de l'Hellespont, mais en dehors du détroit, à 140 stades d'Ilion : c'est dans cette dernière que la tradition fait naître Cycnus. Anaximène signale plusieurs autres Colone, une dans l'Erythrée, une seconde en Phocide, une troisième en Thessalie. Ajoutons qu'il existe dans le territoire de Parium une localité appelée Iliocoloné. On connaît dans la Lampsacène actuelle le riche vignoble de Gergithium ; mais il s'y trouvait aussi anciennement une ville de Gergithe, laquelle devait son origine à une colonie venue de Gergithes dans le territoire de Cume (car là aussi le même nom se retrouve, seulement sous la l'orme d'un féminin pluriel), et c'est de cette Gergithes cuméenne qu'était originaire Céphalon dit le Gergithien. Aujourd'hui même il existe dans le territoire de Cumes, non loin de Larisse, une localité appelée Gergithium. Si Parium a vu naître un écrivain justement célèbre, Néoptolème dit le Glossographe, Lampsaque, à son tour, peut se glorifier d'avoir donné le jour à l'historien Charon, à Adimante, au rhéteur Anaximène, et à Métrodore, l'ami d'Epicure. A la rigueur même, Epicure peut passer pour un Lampsacénien, vu le long séjour qu'il fit à Lampsaque et l'étroite amitié qui l'unissait aux principaux citoyens de cette ville, Idoménée et Léontée. Enfin c'est de Lampsaque que provient cette belle oeuvre de Lysippe, le Lion abattu, qu'Agrippa a fait transporter à Rome pour l'y placer dans le Bois sacré situé entre la pièce d'eau {qui porte son nom} et le canal ou Euripe. [13a,20] 20. A Lampsaque succèdent Abydos et ces localités intermédiaires qu'Homère a réunies dans l'énumération suivante et qui se trouvent correspondre à la Lampsacène et à une partie du territoire de Parium (ni Lampsaque ni Parium n'existaient encore à l'époque de la guerre de Troie) : «Et les habitants de Percoté et les riverains du Practius ; et ceux qui occupaient Sestos, Abydos et la divine Arisbé, marchaient ensemble sous les ordres d'Asius, fils d'Hyrtace» (Il. II, 835), d'Asius, ajoute Homère, qui arrivait d'Arisbé et qu'un char attelé de grands chevaux noirs avait amené des bords du Selléis (Il. II, 839), ce qui donnerait à croire (disons-le en passant) qu'Homère regardait Arisbé comme la capitale ou la résidence habituelle du héros, autrement l'eût-il fait venir précisément d'Arisbé ? «Il arrivait d'Arisbé : un char attelé de grands chevaux noirs l'avait amené des bords du Selléis». Toutes ces localités, du reste, sont si obscures, que les commentateurs d'Homère qui se sont occupés d'en rechercher les emplacements ne s'accordent qu'en un point, à savoir, qu'elles devaient se trouver dans les environs d'Abydos, de Lampsaque et de Parium, et qu'en ce qui concerne la ville de Percoté il a pu y avoir un léger changement de nom (Palapercoté au lieu de Percoté), mais que la ville, à coup sûr, n'a nullement changé de place. [13a,21] 21. En fait de fleuves, outre le Selléis, qu'il nous montre coulant près d'Arisbé, lorsqu'il fait venir Asius d'Arisbé et des bords du Selléis, Homère nomme aussi le Practius. Ce nom, en effet, ne peut être que celui d'un fleuve, et d'un fleuve coulant, comme le Selléis, entre Abydos et Lampsaque, puisque, en dépit de ce que certains auteurs ont pu dire, on ne trouve nulle part de ville appelée ainsi : il faut donc entendre du voisinage d'un fleuve la phrase g-kai g-Praktion g-amphenemonto, ni plus ni moins que ces autres expressions : «Et ceux qui habitaient auprès des bords du divin Céphise» (Il. II, 522), «Et ceux qui cultivaient d'heureux champs dans le voisinage du fleuve Parthénius» (Il. II, 854). On connaît dans Lesbos une autre ville du nom d'Arisba dont le territoire dépend aujourd'hui de Méthymne ; on connaît de même, en Thrace, un fleuve Arisbus : il en a été parlé plus haut, et les Thraces Cébrènes habitent dans son voisinage. Au surplus, on retrouve fréquemment les mêmes noms en Thrace et en Troade : citons, par exemple, les Scaei, l'un des principaux peuples de la Thrace, le fleuve Scaeus, le Scaeontichos ; et, en Troade, les portes Scées ; de même, en regard des Thraces Xanthii, citons le fleuve Xanthus de la Troade ; en regard de l'Arisbus, affluent de l'Hèbre, la ville d'Arisbé en Troade ; en regard du fleuve Rhésus, qui passe près de Troie, le fameux Rhésus, roi des Thraces. Asius d'Arisbé n'est pas non plus le seul héros de ce nom que mentionne Homère : il parle d'un autre Asius, «oncle maternel du bouillant Hector, frère germain d'Hécube et fils de Dymas, lequel habitait en Phrygie, sur les bords mêmes du Sangarius» (Il. XVI, 717). [13a,22] 22. Abydos fut fondée par les Milésiens avec l'autorisation de Gygès, roi de Lydie. Tout ce canton, en effet, comme le reste de la Troade, était rangé sous la domination de ce prince : le nom de Gygas est même resté attaché à un cap voisin de Dardanus. Abydos commande le détroit qui donne accès, d'une part, dans la Propontide, de l'autre, dans l'Hellespont, et elle se trouve à égale distance (170 stades environ) de Lampsaque et d'Ilion. Ici même est l'Heptastade que Xerxès franchit naguère sur un pont de bateaux et qui sépare l'Europe de l'Asie. L'extrémité du continent d'Europe qui forme l'étroit canal sur lequel fut jeté ce pont a reçu le nom de Chersonnèse à cause de sa configuration. Sestos, la ville la plus forte de ladite Chersonnèse, est située en face d'Abydos, et, par suite de sa proximité, a souvent appartenu au même maître, dans un temps où la délimitation des Etats ne se faisait pas encore d'après la division naturelle des continents. A mesurer le trajet du port d'Abydos à celui de Sestos, la distance entre les deux villes est de 30 stades environ ; quant à la ligne même du Zeugma, elle s'écarte un peu de l'une et de l'autre ville, inclinant plus vers la Propontide du côté d'Abydos, et plus vers l'Hellespont du côté de Sestos. On donne le nom d'Apobathra au lieu voisin d'Abydos où l'une des deux extrémités du pont était attachée. Située comme elle est en deçà d'Abydos par rapport à la Propontide, Sestos se trouve au-dessus du courant qui sort de cette mer ; aussi la traversée est-elle plus facile quand on vient de Sestos : on commence par s'écarter un peu en gouvernant droit sur la tour d'Héro ; puis, à la hauteur de ce point, on abandonne l'embarcation à elle-même, et, avec l'aide du courant, on atteint promptement Abydos. En partant d'Abydos, au contraire, il faut remonter le long de la côte, l'espace de 8 stades, jusqu'à une certaine tour qui fait face juste à Sestos, et, de ce point, traverser, mais en biais, de manière à n'aller jamais droit à l'encontre du courant. Abydos, postérieurement à la guerre de Troie, fut habitée par des Thraces d'abord, puis par des Milésiens. Lors de l'incendie des villes de la Propontide ordonné par Darius, père de Xerxès, Abydos partagea l'infortune commune. Darius avait appris, depuis son retour de l'expédition contre les Scythes, que ces peuples nomades se préparaient à franchir le détroit pour tirer vengeance de tout ce qu'il leur avait fait souffrir, et il avait donné ordre qu'on brûlât les villes de la Propontide, dans la crainte qu'elles ne fournissent aux barbares les moyens de passer la mer. S'ajoutant aux révolutions antérieures et aux effets désastreux du temps, cette catastrophe acheva de porter la confusion dans la géographie de cette contrée. Nous avons déjà parlé de Sestos et du reste de la Chersonnèse dans notre chorographie de la Thrace, rappelons cependant encore, d'après Théopompe, que Sestos, malgré son peu d'étendue, est munie d'une forte enceinte et qu'elle se trouve reliée à son port par un skélos ou long mur de 2 plèthres, et que ce double avantage, joint à ce qu'elle est située juste au-dessus du courant, la rend absolument maîtresse du passage. [13a,23] 23. En arrière du territoire d'Abydos, et en pleine Troade, est la ville d'Astyra : cette ville, aujourd'hui en ruines et dépendante des Abydéniens, jouissait anciennement de son autonomie et possédait de riches mines d'or ; mais celles-ci, avec le temps, sont devenues rares, les gisements s'étant épuisés là, comme dans le Tmolus aux environs du Pactole. - D'Abydos à l'Aesépus on compte environ 700 stades, mais moins, naturellement, si le trajet est direct. [13a,24] 24. Au delà d'Abydos, nous aurons à décrire Ilion et ses environs, la côte jusqu'au Lectum, puis différentes localités de la plaine troyenne et finalement toute la région basse de l'Ida, laquelle formait anciennement le royaume d'Enée. Homère a deux noms pour désigner les habitants de ce dernier canton, tantôt il dira : «A la tête des Dardanii marchait le noble fils d'Anchise» (Il. II, 819), les appelant, comme on le voit, Dardanii ; tantôt c'est le nom de Dardani qu'il leur donne, témoin le vers suivant : «Les Troyens, les Lyciens, joints aux belliqueux Dardani» (Il. XV, 425). Il y a lieu de penser que c'est aussi dans ce canton qu'était située cette Dardanie que mentionne Homère : «Dardanus, le premier-né de Jupiter qui assemble les nuages, et le fondateur de Dardania» (Il. XX, 215). Mais on n'y trouve point trace aujourd'hui de l'antique cité. [13a,25] 25. Platon conjecture qu'après les déluges ou cataclysmes les hommes ont dû passer par trois formes de sociétés très tranchées : une première société, simple et sauvage, composée d'hommes que la peur des eaux qui couvrent encore les plaines a refoulés vers les plus hauts sommets ; une seconde société fixée sur les dernières pentes des montagnes, et qui s'est rassurée peu à peu en voyant que les plaines commençaient à se sécher ; une troisième enfin qui a pris possession des plaines mêmes. A la rigueur, on pourrait supposer une quatrième forme, une cinquième, voire davantage, et, en tout cas, considérer comme la dernière la société que les hommes, une fois délivrés de toute terreur de ce genre, viennent former sur le bord de la mer et dans les îles. Car le plus ou moins de hardiesse que mettent les hommes à s'approcher de la mer semble dénoter parmi eux des différences sensibles sous le rapport des moeurs et du gouvernement ; et, de même qu'il a fallu déjà une certaine gradation pour passer de cette première vie simple et sauvage à la civilisation relative du second état, de même ce second état implique différents genres de vie qu'on peut appeler des noms de vie rustique, de vie semi-rustique et de vie politique, la vie politique n'atteignant pas non plus d'emblée la perfection et cette urbanité suprême à laquelle elle tend, mais n'y arrivant que par de lentes modifications attestées par autant de noms nouveaux, qui correspondent soit au progrès des moeurs, soit aux changements d'habitation et de manière de vivre. Platon ajoute qu'on retrouve dans Homère l'indication expresse de ces différents états : ainsi, suivant lui, la forme primitive de la société humaine serait représentée dans le tableau qu'Homère a tracé de la vie des Cyclopes, lorsqu'il nous montre ceux-ci se nourrissant des produits spontanés de la terre et habitant au sommet des montagnes, dans les creux de quelques rochers : «Tout chez eux, dit Homère, croît sans semence, sans labour» (Od. IX, 109), et ailleurs, «Chez eux, point d'assemblées pour délibérer en commun, point de lois, point de règlements généraux : ils habitent au faite des plus hautes montagnes dans le creux des rochers ; et là chacun à sa guise gouverne ses enfants et ses femmes» (Od. IX, 112). L'établissement de Dardanus à son tour, figurerait le deuxième état : «C'est lui qui édifia Dardanie, et la sacrée Ilios, appelée à devenir la plus populeuse des cités, n'était pas encore bâtie dans la plaine : les hommes n'avaient pas encore dépassé les dernières pentes de l'Ida si abondantes en sources» (Il. XX, 216). Enfin le troisième état serait représenté par l'établissement d'Ilus dans la plaine même ; car c'est bien Ilus que la tradition nous donne pour le fondateur (et le fondateur éponyme) d'Ilion. Il est même probable qu'en ensevelissant, comme on avait fait, ce héros tout au milieu de la plaine, on avait voulu rappeler qu'il avait, lui le premier, osé quitter la montagne pour venir s'établir dans la plaine : «Ils précipitaient leur course à travers la plaine vers l'antique tombeau du Dardanide Ilus, qu'ombrage ce figuier sauvage (Erinée)» (Il. XI, 166). Encore Ilus n'avait-il osé qu'à demi, puisqu'il n'avait point bâti sa ville sur l'emplacement occupé aujourd'hui par la moderne Ilion, mais bien à une trentaine de stades plus à l'est, en remontant vers l'Ida et vers Dardanie, dans le lieu actuellement connu sous le nom d'Iliéôn-Kômé ou de Bourg des Iliéens. Les habitants de la moderne Ilion, à vrai dire, et cela par vanité nationale, veulent à toute force que leur ville soit l'antique Ilion, mais les commentateurs d'Homère en ont pris occasion pour examiner sur ce point le témoignage du poète ; et, d'après Homère, il ne paraît point que ce soit la même ville. Ajoutons qu'au dire de maint historien, Ilion se serait déplacée plus d'une fois avant de se fixer (vers l'époque de Crésus à peu près) dans les lieux qu'elle occupe aujourd'hui. Or, je le répète, à chacun de ces déplacements, qui, partant des lieux hauts, entraînaient les populations vers la plaine, correspondait probablement un changement marqué dans le genre de vie de ces populations et dans leur gouvernement. Mais ces questions demanderaient à être discutées plus longuement ailleurs. [13a,26] 26. La moderne Ilion n'était encore, à ce qu'on assure, qu'un simple bourg, avec un Athenaeum petit et mesquin, lorsque Alexandre, après sa victoire du Granique, voulut monter jusque-là : il décora le temple de pieuses offrandes, et gratifia le bourg lui-même du nom de ville. Puis, ayant chargé les propres intendants de son armée de l'agrandir par de nouvelles constructions, il déclara Ilion autonome et exempte de tout impôt. Il ne s'en tint pas là : mais, plus tard, à ce qu'on assure, quand il eut achevé de détruire l'empire perse, il adressa aux habitants la lettre la plus amicale, leur promettant de faire de leur ville une grande cité et de leur temple un des principaux sanctuaires, voire de fonder chez eux des jeux sacrés. Alexandre mort, Lysimaque prit un soin tout particulier d'Ilion : il l'enrichit d'un second temple, l'entoura d'un mur d'enceinte qui pouvait bien mesurer 40 stades et y réunit les populations des villes environnantes, toutes villes anciennes et déjà à moitié ruinées. Dans le même temps aussi il s'intéressait à la ville d'Alexandria {Troas}, la même qu'Antigone avait récemment fondée, mais fondée sous le nom d'Antigonie, tandis que lui, Lysimaque, voulut changer son nom, jugeant que les successeurs d'Alexandre devaient avoir le pieux scrupule de donner aux villes qu'ils fondaient le nom du héros, avant de leur donner le leur. Et, par le fait, c'est sous ce nom d'Alexandria que la ville a subsisté et grandi ; et aujourd'hui, qu'elle a reçu dans ses murs une colonie romaine, elle figure au nombre des principales villes de l'empire. [13a,27] 27. Quant à la moderne Ilion, elle ne méritait encore qu'à moitié le nom de ville lorsque les Romains mirent le pied pour la première fois en Asie et chassèrent Antiochus le Grand de toute la contrée sise en deçà du Taurus. Cela est si vrai que Démétrius de Scepsis qui, dans sa jeunesse et précisément à cette époque, eut occasion de visiter Ilion, fut frappé de l'état misérable des habitations, lesquelles n'étaient pas même couvertes en tuiles. Hégésianax, à son tour, raconte comment les Galates, après leur passage d'Europe en Asie, montèrent jusqu'à Ilion, dans l'espoir d'y trouver l'abri fortifié dont ils avaient besoin, mais s'en éloignèrent aussitôt, n'y ayant même pas trouvé de mur d'enceinte. Dans la suite, il est vrai, l'état de la ville fut sensiblement changé et amélioré. Cependant elle eut encore beaucoup à souffrir des Romains de Fimbria, qui, dans leur guerre contre Mithridate, en firent le siège et l'enlevèrent de vive force. Fimbria avait accompagné comme questeur en Asie le consul Valerius Flaccus désigné pour combattre Mithridate ; puis, une fois en Bithynie, il avait soulevé l'armée et tué de sa main le consul, s'était ensuite emparé du commandement, avait poussé jusqu'à Ilion, et, sur le refus des habitants de recevoir un brigand tel que lui, avait formé le siège de la ville, et l'avait prise après dix jours. En fanfaron qu'il était, il se glorifiait bien haut qu'une ville, qu'Agamemnon, avec ses mille vaisseaux et le secours de la Grèce entière confédérée, avait eu de la peine à prendre en dix ans, eût été réduite par lui en dix jours ; mais un Iliéen l'interrompant : «Hector n'était plus là, dit-il, pour défendre la ville !» Sur ces entrefaites, Sylla débarqua en Asie ; il fit mettre à mort Fimbria, et, ayant conclu avec Mithridate une convention qui forçait ce prince à rentrer dans ses Etats, il indemnisa les Iliéens en accordant à leur ville d'importantes réparations. On ne s'en tint pas là pourtant, et de nos jours le divin César voulut faire plus encore, par intérêt pour les Iliéens assurément, mais en même temps aussi par émulation à l'endroit d'Alexandre. Alexandre avait eu, pour s'intéresser à ce peuple, un double motif : le désir, d'abord, de renouveler avec lui certain lien d'antique parenté, puis son propre culte pour Homère. On connaît la fameuse diorthose ou révision des poésies d'Homère, dite de la cassette, et due à Alexandre, qui, après avoir lu de suite les poèmes entiers d'Homère en compagnie de Callisthène et d'Anaxarque et avoir consigné par écrit certaines remarques, avait serré le tout dans une cassette d'un travail magnifique trouvée parmi les dépouilles des Perses. C'était donc à la fois, je le répète, et par amour pour le poète et par respect de sa propre parenté avec les Aeacides, anciens rois de ce peuple Molosse sur lequel l'histoire fait aussi régner Andromaque, veuve d'Hector, qu'Alexandre avait voulu donner aux Iliéens des preuves éclatantes de sa bienveillance. Mais César, outre sa passion pour la mémoire d'Alexandre, avait un autre mobile qui le porta, d'une ardeur toute juvénile, à combler les Iliéens de ses bienfaits : il était personnellement uni à ce peuple par des liens de parenté, et d'une parenté même mieux établie, plus notoire, que celle du héros macédonien ; oui certes, plus notoire, car d'abord il était Romain (et les Romains, on le sait, regardent Enée comme l'auteur de leur race) ; puis, il portait le nom de Julius, et ce nom lui venait d'un de ses ancêtres appelé Jule ou Iule apparemment en l'honneur du fils d'Enée, étant du nombre des descendants directs du héros troyen. César attribua donc aux Iliéens tout un territoire, et, non content de cela, il leur assura, avec le maintien de leur autonomie, une exemption pleine et entière de toutes les charges publiques, avantages qu'ils ont conservés jusqu'à présent. Voici maintenant sur quoi se fondent ceux qui nient, Homère en main, que l'antique Ilion ait jamais occupé l'emplacement sur lequel s'élève aujourd'hui la Nouvelle. {Nous allons rappeler leurs principaux arguments}, mais auparavant décrivons l'état actuel des lieux, en commençant par le littoral, que nous reprendrons juste au point où nous nous étions arrêté. [13a,28] 28. Or nous dirons qu'immédiatement après Abydos, on rencontre et la pointe Dardanis, dont nous parlions il n'y a qu'un moment, et la ville de Dardanus, distante d'Abydos de 70 stades. Entre deux est l'embouchure du fleuve Rhodius à laquelle correspond, sur la côte de Chersonnèse, le Cynosséma, monument qu'on dit être le tombeau d'Hécube. D'autres auteurs font du Rhodius un affluent de l'Aesépus. Quoi qu'il en soit, il figure au nombre des cours d'eau mentionnés par Homère : «Et le Rhésus, et l'Heptaporus, et le Carésus et le Rhodius» (Il. XII, 20). La ville de Dardanus, d'origine très ancienne, a toujours été comptée pour si peu, qu'à plusieurs reprises les rois {de Perse} en déplacèrent la population tout entière, la transférant à Abydos pour la ramener plus tard aux lieux qu'elle occupait d'abord. C'est à Dardanus que Cornélius Sylla, le général romain, et Mithridate Eupator, eurent l'entrevue dans laquelle fut conclu le traité qui mettait fin à la guerre. [13a,29] 29. Tout près delà est Ophrynium et tout près d'Ophrynium, dans un lieu bien en vue, est le bois sacré d'Hector, suivi immédiatement d'un port, le port de Ptéléus. [13a,30] 30. La ville de Rhoetéum, qui succède à ces localités, est bâtie sur une éminence, mais touche à une plage très basse, sur laquelle s'élèvent le tombeau, le temple et la statue d'Ajax. La statue avait été enlevée par Antoine et transportée en Egypte ; elle fut restituée parmi d'autres morceaux précieux aux Rhoetéens par César Auguste. Et en effet, tandis qu'Antoine avait partout sur son passage, et à l'intention de son Egyptienne, dépouillé les principaux sanctuaires des chefs-d'oeuvre d'art offerts et consacrés par la piété des populations, partout Auguste rendit aux dieux ce qui leur appartenait. [13a,31] 31. Passé Rhoetéum, la côte présente successivement Sigée, ville aujourd'hui en ruines, le Naustathme, le Port et le Camp des Achéens, le Stomalimné et les Bouches du Scamandre : je dis les bouches, car on sait qu'après s'être réunis dans la plaine, le Simoïs et le Scamandre, qui charrient tous deux une grande masse de limon, vont former en avant du rivage maint atterrissement et sur le rivage même plusieurs fausses embouchures, ainsi que des lagunes et des marécages. A la hauteur du cap Sigée, dans la Chersonnèse, on aperçoit le Protésilaum et la ville d'Eléüssa, dont nous avons parlé dans notre description de la Thrace. [13a,32] 32. Cette partie de la côte, depuis Rhoetéum jusqu'au cap Sigée et jusqu'au tombeau d'Achille, mesure 60 stades en ligne droite. Elle s'étend exactement au-dessous d'Ilion, tant de la Nouvelle Ilion (dont elle n'est distante, au port des Achéens, que de 12 stades environ) que de l'Ilium Vetus, dont 30 stades de plus la séparent, 30 stades à faire en montant dans la direction de l'Ida. Achille a son temple et son tombeau auprès de Sigée, qu'avoisinent également les tombeaux de Patrocle et d'Antiloque. Ces trois héros, ainsi qu'Ajax, sont l'objet d'un véritable culte de la part des Iliéens, qui, en revanche, ne rendent nul honneur à Hercule, lui reprochant le sac de leur ville. Ne pourrait-on pas cependant prendre contre eux la défense d'Hercule et leur dire que, s'il a saccagé Ilion, il a laissé du moins quelque chose à faire aux dévastateurs futurs, la ville étant sortie de ses mains, très maltraitée, il est vrai, mais encore à l'état de ville, comme Homère l'atteste expressément, quand il rappelle que «d'Ilion il dévasta l'enceinte et laissa les rues veuves de leurs habitants» (Il. V, 642). Cette idée de veuvage n'implique en effet qu'une perte d'hommes et nullement l'anéantissement de la ville elle-même, tandis qu'elle fut littéralement anéantie par ces autres héros que les Iliéens se plaisent à honorer de leurs pieux hommages et à adorer comme des dieux. Peut-être bien qu'aussi les Iliéens s'excuseraient en disant que ces derniers faisaient à Troie une guerre juste et Hercule, au contraire, une guerre injuste, dans le but uniquement de se rendre maître des coursiers de Laomédon. Mais à cela même il serait facile d'opposer le témoignage de la Fable ; car, suivant la Fable, les coursiers de Laomédon ne furent pour rien dans les violences d'Hercule, dont le seul motif fut le déni qui lui fut fait de la récompense solennellement promise à l'occasion d'Hésione et du monstre marin. Au surplus laissons ces discussions, qui n'aboutiraient qu'à réfuter la Fable par la Fable elle-même, d'autant qu'il y a eu sans doute d'autres motifs à nous cachés, et beaucoup plus plausibles, pour décider ainsi les Iliéens à honorer certains héros et à en négliger d'autres. Homère, d'ailleurs, nous donne une pauvre idée de l'importance et de l'étendue d'Ilion, dans ce passage relatif à Hercule, puisque, «avec six vaisseaux seulement et un très petit nombre de compagnons, Hercule put dévaster toute la cité d'Ilion» (Il. V, 641). En revanche le même témoignage rehausse singulièrement la gloire de Priam, puisqu'il nous le montre petit à ses débuts et grandissant ensuite rapidement, jusqu'à mériter, avons-nous dit d'être appelé «le roi des rois». Pour peu, maintenant, que l'on s'avance, le long de la mer, au delà des points que nous venons de décrire, on atteint Achadium, qui {n'appartient plus à la même côte}, mais qui dépend déjà de la portion du littoral correspondant à Ténédos. [13a,33] 33. On connaît, par ce que nous venons de dire, tout le détail de la côte qui borde la plaine de Troie ; décrivons à présent la plaine même, laquelle s'étend vers l'est sur un espace de plusieurs stades, de manière à atteindre le pied de l'Ida. La partie de cette plaine qui longe la montagne est étroite et se trouve bornée, au midi par le canton de Scepsis, au nord par le territoire des Lyciens de Zélia. Le poète la range sous l'autorité d'Enée et des fils d'Anténor et lui donne le nom de Dardanie. Au-dessous était la Cébrénie, pays généralement plat et uni, parallèle, ou peu s'en faut, à la Dardanie. Ajoutons qu'il existait anciennement une ville appelée Cébréné. Démétrius soupçonne que le canton voisin d'Ilion sur lequel régnait Hector s'étendait jusque-là, comprenant par conséquent tout l'intervalle du Naustathme à la Cébrénie, et il en donne une double preuve : c'est qu'on y voit le tombeau de Pâris et celui d'Oenone, connue pour avoir été l'épouse de Pâris avant l'enlèvement d'Hélène, et que, comme Homère a nommé, dans l'Iliade (XVI, 738), «Cébrionès l'un des fils naturels de l'illustre Priam», il y a lieu de reconnaître dans ce prince le héros éponyme du canton, ou plus probablement de la ville. Le même auteur ajoute que la Cébrénie s'étendait jusqu'à la Scepsie (le cours du Scamandre formant la limite commune aux deux cantons), et qu'entre Cébréniens et Scepsiens la haine et la guerre n'ont pas cessé d'exister jusqu'au moment où les uns et les autres furent transportés par Antigone dans sa nouvelle ville d'Antigonie, devenue bientôt l'Alexandrie que nous connaissons ; qu'enfin les Cébréniens y sont demeurés confondus pour toujours avec le reste de la population, mais que les Scepsiens obtinrent presque aussitôt de Lysimaque de pouvoir retourner dans leur ancienne patrie. [13a,34] 34. Suivant le même auteur, des parties du mont Ida qui avoisinent la Cébrénie se détachent deux bras {ou contre-forts}, qui descendent vers la mer, l'un droit sur Rhoetéum, et l'autre sur Sigée, en décrivant ensemble comme une demi-circonférence, vu qu'ils se terminent l'un et l'autre dans la plaine à la même distance de la mer où est la Nouvelle Ilion et que celle-ci est située juste à égale distance des extrémités de ces deux bras, tandis que l'Ancienne occupait l'intersection de leurs deux points de départ. Démétrius ajoute que cette demi-circonférence circonscrit à la fois la plaine Simoïsienne où coule le Simoïs, et la Scamandrienne que le Scamandre arrose. Or cette dernière plaine représente proprement la plaine de Troie, théâtre des principaux combats chantés par Homère : d'abord elle est plus large que l'autre, puis nous y retrouvons encore aujourd'hui la plupart des lieux mentionnés dans l'Iliade, l'Erinée, par exemple, et le tombeau d'Aesyétès, Batiéa et le monument d'Ilus. Quant au Scamandre et au Simoïs, après avoir fait mine de s'approcher l'un de Sigée, l'autre de Rhoetéum, ils unissent leurs eaux un peu en avant de la Nouvelle Ilion et vont déboucher dans la mer près de Sigée, en formant le Stomalimné. Les deux plaines Scamandrienne et Simoïsienne sont séparées l'une de l'autre par une longue arête montagneuse, s'étendant perpendiculairement au point d'intersection des deux bras de l'Ida, depuis la Nouvelle Ilion qui semble faire corps avec elle jusqu'à la Cébrénie, et figurant avec les deux mêmes bras exactement la lettre E. [13a,35] 35. Un peu au-dessus est l'Iliéôn-Comé ou bourg des Iliéens, qui occupe, à ce qu'on croit, l'emplacement de l'Ancienne Ilion et qui se trouve être distant de 30 stades de l'Ilion moderne. A 10 stades au-dessus de l'Iliéôn-Comé, on atteint Calli-Coloné, monticule pouvant avoir 5 stades de tour et dont le Simoïs baigne le pied. Cette disposition des lieux rend compte de la façon la plus satisfaisante de plusieurs passages {de l'Iliade}, de celui-ci d'abord qui se rapporte au dieu Mars : «D'autre part, déchaîné comme le sombre ouragan, il encourageait les Troyens, tantôt criant de sa voix perçante du point le plus élevé de la citadelle, tantôt courant tout le long du Simoïs, sur la crête du Calli-Coloné» (Il. XX, 51). Et en effet, le combat, se livrant dans la plaine du Scamandre, le poète a pu, sans invraisemblance, nous montrer Mars excitant les Troyens, tantôt du sommet de l'acropole, tantôt d'autres stations aux environs de la ville, telles que les bords du Simoïs et la crête du Calli-Coloné, jusqu'où le combat apparemment pouvait s'étendre, tandis qu'avec la distance de 40 stades, qui sépare le Calli-Coloné de la Nouvelle Ilion, on se demande à quoi bon avoir fait passer le dieu alternativement du sommet de l'acropole à d'autres points tellement éloignés, qu'il est évident que les combattants n'auraient pu y atteindre. Cet autre détail {de l'Iliade} : «Du côté de Thymbré est le campement échu aux soldats lyciens» (Il. X, 430), convient également mieux au site de l'Ancienne Ilion, site notoirement très rapproché de la plaine de Thymbra et du cours même du Thymbrius, qui au bout de la plaine, tout près du temple d'Apollon Thymbréen, se jette dans le Scamandre, tandis que la même plaine est éloignée de la Nouvelle Ilion au moins de 50 stades. Ajoutons qu'Erinée, lieu âpre, couvert uniquement de figuiers sauvages, est situé de même au-dessous d'{Iliéôn-Comé}, emplacement, avons-nous dit, de l'Ancienne Ilion, ce qui s'adapte au mieux aux paroles d'Andromaque : «Range tes troupes tout auprès d'Erinée, car c'est de ce côté que la ville est le plus accessible et son enceinte le plus menacée d'un assaut» (Il. VI, 433), mais implique en même temps un bien grand éloignement du site de la Nouvelle Ilion. Enfin où peut-on mieux placer qu'à une petite distance au-dessous d'Erinée le Hêtre dont parle Achille dans cet autre passage : «Tant que je combattis mêlé aux autres Grecs, Hector refusa d'engager le combat loin des remparts d'Ilion ; dès les portes Scées, il s'arrêtait et ne dépassait pas l'abri du Hêtre» (Il. IX, 352). [13a,36] 36. Telle est, en outre, la proximité du naustathme (comme on l'appelle encore aujourd'hui) par rapport à la ville actuelle {d'Ilion}, qu'elle donnerait lieu en vérité de se demander comment les Grecs, d'une part, ont pu être si peu sages et les Troyens, de l'autre, si peu hardis : les Grecs, si peu sages d'avoir tant attendu pour fortifier une position pareille à portée de la ville ennemie et de l'immense agglomération de ses défenseurs, indigènes et auxiliaires, puisque Homère confesse que le mur du Naustathme ne fut élevé que très tard, si même il a jamais existé ailleurs que dans l'imagination du poète, qui alors a bien pu se croire en droit, pour nous servir de l'expression d'Aristote, de jeter par terre à un moment donné ce que lui seul avait construit ; - et les Troyens, de leur côté, si peu hardis d'avoir laissé bâtir un mur, qu'il leur fallut plus tard forcer, quand ils se ruèrent enfin sur le Naustathme à l'attaque des vaisseaux, et de n'avoir pas osé s'approcher du Naustathme ni en faire le siége, quand la muraille n'était pas encore construite, bien qu'il y eût pour cela si peu de distance à franchir, vu que le Naustathme touchait à Sigée et à l'embouchure du Scamandre, laquelle n'est qu'à 20 stades d'Ilion. Voulût-on même reconnaître {l'ancien} Naustathme dans ce qu'on appelle aujourd'hui le Port des Achéens, qu'on ne ferait encore que rapprocher la distance, car le Port des Achéens est à 12 stades seulement de la Nouvelle Ilion, sans compter {qu'on se tromperait fort}, si l'on faisait figurer dans cette distance l'étendue de la plaine qui borde aujourd'hui la mer, toute cette plaine maritime située en avant de la ville étant le produit récent des alluvions des deux fleuves, d'où il suit que l'intervalle qui est actuellement de 12 stades était alors moindre de moitié. Non, la distance du Naustathme à la ville était fort considérable, c'est ce que prouvent et ce passage du faux récit que fait Ulysse à Eumée : «Comme en ces jours où nous dressions sous Troie quelque adroite embuscade» (Od. IV, 469), passage qui se termine un peu plus bas par ces mots : «Car nous nous sommes par trop éloignés des vaisseaux» (Od. XIV, 496), et cet autre passage relatif aux espions que les Grecs se proposent d'envoyer à la découverte, pour apprendre d'eux si les Troyens comptent demeurer près des vaisseaux à une si grande distance de leurs propres remparts, «Ou s'ils doivent bientôt se replier sur leur ville » (Il. X, 208) ; voire ce troisième passage dans lequel {le troyen} Polydamas s'écrie : «Hâtez-vous, mes amis, délibérez ; mais moi, je vous invite à regagner la ville... car nous sommes présentement loin, bien loin des remparts de Troie» (Il. XVIII, 254). Démétrius invoque même, à ce propos, le témoignage d'Hestiée, {cette fameuse grammairienne,} native d'Alexandrie, qui, dans son Commentaire de l'Iliade d'Homère, se demande si réellement les environs de la ville actuelle d'Ilion ont pu être le théâtre des hostilités entre les Grecs et les Troyens, et où, dans ce cas, il conviendrait de chercher cette plaine de Troie, que le poète signale entre la ville et la mer, puisqu'il est constant que tout le terrain qu'on voit en avant de la ville actuelle a été formé à une époque postérieure des alluvions des fleuves. [13a,37] 37. Et Polite, «L'éclaireur Troyen, qui, se fiant à son agilité de coureur, était venu se poster au faîte du tombeau du vieil Aesyétès» (Il. II, 792), Polite, par la même raison, n'aurait été qu'un niais. Car, bien qu'il eût choisi là un observatoire à coup sûr très élevé, il aurait pu, en se plaçant simplement sur l'acropole, observer l'ennemi de beaucoup plus haut et presque d'aussi près, et n'aurait pas été réduit à ne compter, pour son salut, que sur l'agilité de ses jambes, le tombeau d'Aesyétès (on peut le voir encore aujourd'hui sur la route d'Alexandrie) n'étant qu'à 5 stades {de l'acropole ou citadelle de la Nouvelle Ilion}. Enfin la {triple} course d'Hector autour de la ville doit nous paraître tout aussi absurde, puisque la crête ou arête montagneuse qui tient à la ville actuelle empêche absolument qu'on n'en fasse le tour. Le circuit de l'Ancienne, au contraire, était parfaitement libre. [13a,38] 38. Mais, dira-t- on, comment ne reste-t-il plus trace de l'Ancienne Ilion ? - Rien de plus naturel, car toutes les villes environnantes n'ayant été que dévastées, sans être complétement détruites, tandis qu'Ilion avait été ruinée de fond en comble, on dut enlever de celle-ci jusqu'à la dernière pierre pour pouvoir réparer les autres. On assure, par exemple, que ce fut d'Ilion qu'Archaeanax de Mitylène tira toutes les pierres dont il avait besoin pour fortifier Sigée, ce qui n'empêcha pas du reste Sigée de tomber plus tard au pouvoir d'une armée athénienne commandée par Phrynon, le même qui remporta le prix {du pancrace} aux jeux olympiques. C'était l'époque où les Lesbiens revendiquaient la possession de presque toute la Troade, dont la plupart des villes, florissantes ou ruinées, se trouvent être effectivement des colonies lesbiennes. Pittacus de Mitylène, l'un des sept sages, vint avec toute une flotte combattre Phrynon, le général athénien, et guerroya contre lui un certain temps avec une alternative de succès et de revers. Pour en finir, Phrynon défia Pittacus en combat singulier, et celui-ci, s'étant porté à sa rencontre dans le costume et avec l'attirail d'un pêcheur, l'enlaça dans les mailles de son filet, le perça de son trident et l'acheva d'un coup de poignard. Cette mort, néanmoins, n'arrêta pas les hostilités, et il fallut que les deux partis s'en remissent à l'arbitrage de Périandre, qui mit fin à la guerre. [13a,39] 39. Démétrius, à ce propos, reproche à Timée d'avoir menti quand il a avancé que Périandre, avec des pierres tirées d'Ilion, avait fortifié Achilléum contre les Athéniens, pour venir en aide à Pittacus. Il soutient que ladite position fut fortifiée par les Mityléniens contre Sigée avec d'autres matériaux que les pierres tirées d'Ilion et sans que Périandre y fût pour rien : si Périandre avait pris part aux hostilités, dit-il, comment l'eût-on choisi pour arbitre entre les deux partis ? Achilléum est la localité où s'élève le tombeau d'Achille : sa population est de peu d'importance, car elle fut ruinée comme le fut Sigée elle-même par les Iliéens pour refus d'obéissance. Les Iliéens, en effet, sont devenus avec le temps les maîtres de toute la côte jusqu'à Dardanus, laquelle aujourd'hui encore demeure en leur possession. Mais anciennement la plus grande partie de cette même côte était au pouvoir des Aeoliens, si bien qu'Ephore ne craint pas d'étendre le nom d'Aeolide à toute la contrée comprise entre Abydos et Cume. Nous lisons, maintenant, dans Thucydide, que, durant la guerre du Péloponnèse, pendant la période du commandement de Pachès, les Athéniens enlevèrent la Troade aux Mityléniens. [13a,40] 40. Les habitants de la Nouvelle Ilion prétendent bien encore que la prise de Troie par les Grecs ne fut pas suivie de la destruction totale de la ville, et que celle-ci ne fut même jamais complètement abandonnée, puisque l'envoi annuel à Ilion de {deux} vierges locriennes commença presque tout de suite. Malheureusement cette dernière tradition n'a rien d'homérique. Homère n'a rien su du viol de Cassandre ; il indique bien qu'elle était restée vierge jusque dans les derniers temps du siège, lorsqu'il dit : «Le héros (Idoménée) immole ensuite Othryonée qui, à peine arrivé de Cabesus pour chercher la gloire dans les combats, avait demandé à Priam d'épouser Cassandre, la plus belle de ses filles, et de l'épouser sans dot» (Il. XIII, 363), mais nulle part il n'a mentionné l'attentat d'Ajax sur sa personne, non plus que la tradition qui fait périr ce héros dans un naufrage par suite du courroux de Minerve ou de toute cause analogue, il se borne à dire en thèse générale qu'Ajax était odieux à la déesse (odieux, ni plus ni moins que les autres Grecs qui, ayant participé tous à la profanation de son temple, se trouvaient confondus par elle sans exception dans un même sentiment de haine), et il le montre succombant sous les coups de Neptune, victime uniquement de sa jactance. Ajoutons qu'il est avéré que, lorsque l'envoi des vierges locriennes commença, les Perses occupaient déjà la Troade. [13a,41] 41. Quant à la destruction totale de l'Ancienne Ilion que nient les Iliéens d'aujourd'hui, Homère l'atteste expressément, {et à plusieurs reprises : témoin les vers suivants} : «Un jour viendra que la ville sacrée d'Ilion périra...» (Il. VI, 448) «Après que nous eûmes détruit de la cité de Priam les hautes et menaçantes murailles ...» (Od. III, 130). «Lorsque, dix ans passés, la ville eut été détruite par les Grecs...» (Il. XII, 15). On peut même en donner d'autres preuves, celle-ci, par exemple, que la statue de Minerve qui se voit aujourd'hui dans Ilion représente la déesse debout, tandis que celle dont parle Homère semble avoir été une figure assise, à en juger par ce vers dans lequel {Hélénus} ordonne qu'un voile précieux soit «Déposé sur les genoux d'Athéné» (Il. VI, 92 et 273), sens bien préférable à celui qu'adoptent certains grammairiens qui traduisent «déposé PRES des genoux d'Athéné», se fondant sur cet autre passage où g-epi a la signification de g-para, «C'est là qu'elle est assise près du foyer à la clarté de la flamme qui rayonne» (Od. VI, 305), car imagine-t-on un voile placé ou déposé auprès des genoux ? Il y a bien encore ceux qui dans le mot g-gounasin déplacent l'accent et le prononcent g-gounasin comme on dit g-thuiasin ; mais, de quelque façon qu'ils interprètent ce mot ainsi formé, qu'ils l'entendent d'une génuflexion proprement dite ou de prières mentales, le résultat est le même, ils parlent pour ne rien dire. Rappelons d'ailleurs qu'on peut voir encore aujourd'hui beaucoup de ces anciennes statues assises de Minerve : à Phocée notamment, à Massilie, à Rome, à Chios et dans maint autre lieu. De leur côté, nombre d'auteurs modernes certifient la destruction totale de l'Ancienne Ilion. L'orateur Lycurgue, par exemple, ayant eu occasion de prononcer le nom d'Ilion, s'écrie : «Quel est celui de nous qui n'a pas entendu dire que, du jour où cette ville avait été détruite par les Grecs, elle avait pour jamais cessé d'être habitée ?» [13a,42] 42. On présume aussi que ceux à qui plus tard la pensée vint de relever Ilion jugèrent que l'ancien site était devenu un lieu d'abomination, soit à cause des malheurs dont il avait été le théâtre, soit par l'effet des imprécations qu'Agamemnon avait lancées contre Troie, obéissant en cela à une très ancienne coutume, que Crésus observait encore quand, après avoir pris et détruit Sidène, dernier refuge du tyran Glaucias, il prononçait de même une malédiction solennelle contre ceux qui tenteraient jamais de relever ses murs. Toujours est-il qu'on crut devoir renoncer à l'emplacement primitif d'Ilion, et qu'on en chercha un autre pour y élever la ville nouvelle. D'abord les Astypaléens de Rhoetéum choisirent un site voisin du Simoïs et y bâtirent Polium (ou, comme on dit aujourd'hui, Polisma) ; mais, la position n'étant pas suffisamment forte, le nouvel établissement ne tarda pas à être ruiné. Plus tard, au temps de la domination lydienne, l'Ilion actuelle avec son temple fut bâtie, sans qu'on pût toutefois lui donner déjà le nom de ville : elle ne mérita ce nom que longtemps après, ne s'étant accrue (nous l'avons déjà dit plus haut) que lentement et par degrés. Hellanicus, lui, affirme que la nouvelle et l'ancienne ville d'Ilion n'ont jamais fait qu'une seule et même cité, mais c'est apparemment pour flatter les Iliéens, ce qu'il a toujours eu à coeur de faire. Quant au territoire que s'étaient partagé, après la destruction de Troie, les Sigéens, les Rhoetéens et les autres peuples circonvoisins, il fut restitué après que la Nouvelle Ilion eut été construite. [13a,43] 43. Appliquée à l'Ida, la qualification de polypidakon (Il. XIV, 283) qu'emploie Homère semble particulièrement juste, à cause du grand nombre de cours d'eau qui descendent de cette montagne et surtout du versant Dardanien, lequel s'étend jusqu'à Scepsis et jusqu'au territoire d'Ilion. Démétrios, qui devait bien connaître tout ce pays, puisqu'il y était né, le décrit en ces termes : «Il y a dans l'Ida une colline appelée Cotylus, située à 120 stades environ au-dessus de Scepsis : de cette colline on voit sortir, non seulement le Scamandre, mais encore le Granique et l'Aesépus, ceux-ci formés chacun de la réunion de plusieurs sources, et prenant leur course au nord pour gagner la Propontide où ils débouchent ; le Scamandre, au contraire, né d'une source unique et s'en éloignant dans la direction du couchant. Toutes ces sources d'ailleurs se trouvent être fort rapprochées les unes des autres, étant comprises toutes dans un espace de 50 stades. Des trois fleuves, l'Aesépus est celui dont le terme est le plus éloigné de son point de départ, car son cours mesure environ 500 stades. Cela étant, une question se présente : comment Homère a-t-il pu dire ce qui suit ? «Ils atteignent les deux belles sources d'où jaillissent par une double ouverture les eaux de l'impétueux Scamandre ; l'une de ces sources est TIEDE» (Il. XXII, 147) (lisez CHAUDE apparemment, puisque le poète ajoute tout aussitôt que «Un nuage de vapeurs s'en dégage semblable à la fumée d'un grand feu, tandis que l'autre, même en été, coule aussi froide, aussi glacée que la grêle ou la neige»). Aujourd'hui, en effet, on ne voit plus trace d'eaux chaudes au lieu indiqué par Homère, et ce n'est pas là non plus que le Scamandre prend naissance, il sort du coeur même de la montagne, formé non par deux sources, mais bien par une source unique. Or il est tout naturel de penser que la source chaude s'est tarie et que la source froide n'était qu'un bras du Scamandre, qui, après s'être dérobé un certain temps au moyen de quelque conduit souterrain, reparaissait à la surface du sol précisément à l'endroit que nous marque le poète ; peut-être même celui-ci n'a-t-il appelé cette eau la source du Scamandre qu'à cause de la proximité où elle était du fleuve, car c'est là le plus souvent l'unique cause qui fait attribuer plusieurs sources à un même fleuve. [13a,44] 44. Dans le Scamandre tombe l'Andirus, qui vient de la Carésène, canton montagneux couvert de nombreux villages et de belles cultures, et dont le cours borde la Dardanie jusqu'aux confins du territoire de Zélia et de Pityéa. On croit généralement que la Carésène a emprunté son nom du fleuve Carésus qu'on trouve mentionné par Homère : «Et le Rhésus, l'Heptaporus, le Carésus et le Rhodius» (Il. XII, 20), mais que la ville qui s'appelait Carésus comme le fleuve a été complètement détruite. Continuons du reste à laisser parler Démétrius : «Le Rhésus d'Homère porte aujourd'hui le nom de Rhoïtès, à moins qu'on n'aime mieux l'identifier avec un affluent du Granique appelé aussi le Rhésus. Quant à l'Heptaporus, connu également sous le nom de Polyporus, il n'est autre que ce cours d'eau qu'on passe sept fois quand on va de Kalé-Peucé ou du Beau Pin au bourg de Mélaenae et à l'Asclépiéum bâti par Lysimaque. Attale, premier du nom, nous a laissé la description du Beau Pin : de son temps le tronc mesurait 25 pieds de tour et 67 pieds de hauteur depuis les racines ; puis il se partageait en trois branches également espacées, qui finissaient par se réunir de nouveau en une seule et même cime, laquelle portait la hauteur totale de l'arbre à 2 plèthres 15 coudées. Ce bel arbre se voit encore aujourd'hui à 180 stades au nord d'Adramyttium. Le Carésus, à son tour, vient de Malûs, lieu situé entre Palaescepsis et Achaeium, petite localité appartenant à la côte qui fait face à Ténédos, et c'est dans l'Aesépus qu'il se jette. Enfin le Rhodius, qui a ses sources dans les bourgs de Cléandria et de Gordus, distants de Kalé-Peucé de 60 stades, va s'unir également à l'Aesépus. [13a,45] 45. Dans la vallée de l'Aesépus, sur la rive gauche du fleuve, la première localité qu'on rencontre est Polichna, petite place défendue par un mur d'enceinte ; puis on arrive à Palaescepsis et à Alazonium (Démétrius forge ce nom pour les besoins de son hypothèse sur les Halizônes, dont nous avons parlé plus haut). Vient ensuite Carésus, lieu aujourd'hui désert, avec la Carésène et un cours d'eau de même nom qui forme, lui aussi, une vallée considérable, de moindre étendue pourtant que la vallée de l'Aesépus. Puis à la Carésène succèdent les plaines et plateaux si bien cultivés de Zélia. Quant à la rive droite de l'Aesépus, elle nous montre entre Polichna et Paliescepsis les localités de Néakômé et d'Argyria». Ce dernier nom, c'est encore Démétrius qui le forge pour les besoins de sa même hypothèse, et pour sauver dans le texte d'Homère la leçon consacrée g-othen g-argurou g-esti g-genethlê (Il. II, 857). Mais Alybé ou Alopé (la forme du nom est indifférente), qu'en fait-on ? Où devons-nous la chercher ? N'aurait-on pas dû pousser l'effronterie jusqu'au bout, et, une fois en train, ne pas craindre d'imaginer aussi un site, un emplacement, pour cette prétendue ville, plutôt que de laisser tout le système clocher et prêter le flanc à la critique ? Sur ce point-là, la chose est sûre, la description de Démétrius est attaquable ; en revanche, le reste (au moins dans sa plus grande partie) nous paraît mériter la plus sérieuse attention, comme émanant d'un homme éclairé, né dans le pays, et tellement consciencieux dans ses recherches, qu'il n'a pas consacré moins de trente livres à commenter les soixante et quelques vers que représente, dans Homère, le Catalogue des vaisseaux troyens. Or Démétrius ajoute que Palaescepsis est à 50 stades de distance de Néa (Kômé} et à 30 stades des bords de l'Aesépus, et que c'est d'elle qu'ont emprunté leurs noms toutes les Palaescepsis qu'on trouve en d'autres lieux. Mais il est temps de reprendre la description du littoral au point où nous l'avons laissée. [13a,46] 46. Au delà du promontoire Sigée et de l'Achilléum, on range la partie de la côte qui fait face à Ténédos en passant successivement devant Achaeium et devant Ténédos elle-même, laquelle n'est qu'à 40 stades de la terre ferme. Cette île peut avoir 80 stades de tour. Elle contient, indépendamment d'une ville d'origine aeolienne, deux ports et un temple d'Apollon Sminthien dont Homère atteste déjà l'existence lorsqu'il dit : «Toi, dont l'arc invincible protège Ténédos, dieu de Sminthe» (Il. I, 38). Plusieurs îlots entourent Ténédos ; les plus remarquables sont les deux Calydnes, qu'on rencontre dans le trajet de Ténédos au Lectum. Quelques auteurs ont prétendu que Ténédos elle-même s'était appelée Calydna ; d'autres l'appellent Leucophrys. La Fable fait de la même île le théâtre des aventures, non seulement de Tennès qui lui aurait donné son nom, mais encore du héros Cycnus, Thrace d'origine, qui passe pour avoir été le père de Tennès et pour avoir régné à Colones. [13a,47] 47. A la suite, immédiatement, d'Achaeium, et, comme autant de dépendances {de Ténédos}, s'élevaient naguère Larisa et Colones, Chrysa, sur un rocher qui domine de très haut la mer, et Hamaxitos, au pied même du Leetutu. Mais aujourd'hui c'est Alexandria qui fait suite et qui confine à Achaeium, toutes les petites localités que nous venons de nommer, plus un certain nombre de postes fortifiés, tels que Cébréné et Néandrie, s'étant en quelque sorte fondus dans Alexandria, qui en a absorbé et qui en détient aujourd'hui tout le territoire. Quant à l'emplacement même occupé par la ville d'Alexandria, il s'appelait autrefois Sigia. [13a,48] 48. Ladite Chrysa possède, non seulement le temple d'Apollon Sminthien, mais aussi le fameux emblème auquel on doit d'avoir conservé le vrai sens de cette qualification ou épithète, à savoir une figure de rat sculptée sous le pied du dieu. La statue est de Scopas le Parien. Quant à l'histoire ou au mythe des rats, voici sous quelle forme la tradition locale se l'est appropriée. Dès en arrivant de Crète, les Teucriens (c'est Callinus, le poète élégiaque, qui le premier a mentionné ce peuple, et les autres auteurs n'ont fait que le suivre en répétant ce nom), les Teucriens furent avertis par un oracle d'avoir à fixer leur demeure dans le lieu où ils auraient été assaillis par les enfants de la terre. Or ils le furent, dit-on, aux environs d'Hamaxitos : la nuit, il y eut comme une irruption de rats des champs, qui, sortant de terre, vinrent dévorer tout le cuir des armes et des ustensiles des Teucriens. Ceux-ci naturellement s'arrêtèrent en ce lieu, et c'est à eux qu'on attribue d'avoir donné à la montagne le nom d'Ida, en souvenir de l'Ida de Crète. Mais Héraclide de Pont prétend qu'à force de voir les rats pulluler aux environs du temple la population en était venue à les considérer comme sacrés, et que c'est pour cela uniquement que la statue du dieu le représente un pied posé sur un rat. D'autres auteurs font venir d'Attique un certain Teucer, originaire du dème Troôn (ou comme on dirait aujourd'hui du dème Xypétéônes), mais ils nient en même temps qu'il soit jamais venu de Teucriens de l'île de Crète. Ils voient d'ailleurs un autre indice des antiques liens de parenté des Troyens avec les populations de l'Attique dans la présence d'un Erichthonius au nombre des auteurs de l'une et de l'autre race.Voilà ce que marquent les témoignages modernes. En revanche, celui d'Homère concorde mieux avec les vestiges que la plaine de Thébé et l'emplacement de l'ancienne Chrysa, bâtie dans cette plaine, ont conservés et que nous décrirons tout à l'heure. Quant au nom de Sminthe, il se rencontre en beaucoup d'autres lieux : dans le canton d'Hamaxitos, par exemple, indépendamment du Sminthium contigu au temple, on connaît deux localités du nom de Sminthies ; on en connaît d'autres aussi non loin de là, dans l'ancien territoire de Larisa. Aux environs de Parium également existe un petit endroit connu sous le nom de Sminthies, et le même nom se retrouve à Rhodes, à Lindos et dans maint autre pays. Ajoutons qu'aujourd'hui le temple de {Chrysa} n'est jamais appelé autrement que le Sminthium. Cela dit, il ne nous reste plus à signaler, en deçà du Lectum, que la petite plaine d'Halésium, et la saline de Tragasaeum, saline naturelle voisine d'Hamaxitos, dans laquelle le sel se forme de lui-même, sous l'influence des vents étésiens. Sur le Lectum même, s'élève l'autel des douze grands dieux, qui passe pour un monument de la piété d'Agamemnon. Toutes ces localités, comprises dans un rayon d'un peu plus de 200 stades, s'aperçoivent d'Ilion, qui, du côté opposé, découvre de même tous les environs d'Abydos : Abydos toutefois est un peu plus rapproché. [13a,49] 49. Le Lectum une fois doublé, on voit se succéder les principales villes de l'Aeolide, et s'ouvrir en même temps le golfe d'Adramyttium, sur les bords duquel Homère paraît avoir placé la plupart des établissements Lélèges et ceux de la nation cilicienne, qu'il nous montre partagée en deux corps. Sur les bords du même golfe est la côte des Mityléniens, ainsi nommée d'un certain nombre de bourgs que les Mityléniens y bâtirent pour avoir un commencement d'établissement sur le continent. Le golfe d'Adramyttium est souvent aussi désigné sous le nom de golfe de l'Ida : ce qui se conçoit, car l'arête montagneuse, qui part du Lectum et remonte vers l'Ida, domine toute la partie antérieure dudit golfe, celle précisément qu'Homère nous signale comme ayant été primitivement occupée par les Lélèges. [13a,50] 50. Nous avons ci-dessus parlé tout au long des Lélèges ; nous n'ajouterons qu'un mot au sujet d'une de leurs villes, Pédase, qu'Homère nous donne pour la résidence du roi Altée : «D'Altée, qui règne sur les hardis Lélèges, et occupe sur le Satnioïs la citadelle élevée de Pédase» (Il. XXI, 86). On peut voir, aujourd'hui encore, l'emplacement de ladite ville, mais devenu complètement désert. C'est bien à tort que, dans ce passage d'Homère, certains grammairiens ont admis la leçon g-upo g-Satnioenti, «sous le Satnioïs», comme si la ville ou citadelle de Pédase eût été adossée à une montagne appelée ainsi ; car il n'existe nulle part, dans le pays, de montagne du nom de Satnioïs ; on n'y connaît sous ce nom qu'un fleuve qui baignait le pied de la ville de Pédase, aujourd'hui déserte. Le poète nomme ce fleuve en plus d'un endroit : «(Ajax) d'un coup de sa lance blesse Satnius l'Enopide, que Naïs, belle entre toutes les nymphes, engendra d'Enops quand celui-ci faisait paître sur les rives du Satnioïs les troupeaux de son père » (Il. XIV, 443); et ailleurs : «Sur les rives du Satnioïs aux eaux vives et limpides se dresse comme un pic la ville de Pédase : c'est là qu'habitait ( Elatus)» (Il. VI, 34). Plus tard le nom de ce cours d'eau s'est altéré, et le Satnioïs n'est plus appelé que le Saphnioïs. Ce n'est qu'un fort torrent, mais le poète l'a rendu à tout jamais illustre en le mentionnant dans ses vers. Tout ce canton confine à la Dardanie et à la Scepsie, et constitue en quelque sorte une seconde Dardanie, plus basse seulement que la première. [13a,51] 51. Sa partie maritime, c'est-à-dire tout ce que baigne la mer de Lesbos, dépend actuellement du territoire des Assiens et des Gargaréens, et se trouve avoir pour ceinture l'Antandrie, la Cébrénie, la Néandrie et l'Hamaxitie. La Néandrie s'étend juste au-dessus d'Hamaxitos, en deçà du Lectum, comme cette ville, mais plus avant dans les terres et plus près d'Ilion, puisqu'elle n'en est plus qu'à 130 stades. Puis la Cébrénie s'étend au-dessus de la Néandrie, et la Dardanie à son tour au-dessus de la Cébrénie jusqu'à Palaescepsis, de manière à comprendre Scepsis elle-même. Quant à Antandros, qu'Alcée qualifie expressément de ville des Lélèges : «Et d'abord Antandros, cette cité des Lélèges», Démétrius se borne à la ranger au nombre des villes limitrophes du territoire Lélège, mais cela équivaut, ce semble, à l'avoir rejetée en dedans du territoire cilicien, car, d'après leur situation sur le versant méridional de l'Ida, les Ciliciens peuvent bien être considérés comme les plus proches voisins des Lélèges : disons seulement que leur territoire était plus bas, se rapprochant davantage du golfe d'Adramyttium. Après le Lectum, on rencontre successivement Polymédium, petite localité à 40 stades dudit promontoire ; 80 stades plus loin et un peu au-dessus de la mer, Assos ; puis, à 140 stades d'Assos, Gargara. Cette dernière ville est située sur la pointe qui forme le golfe proprement dit. A la vérité, on désigne quelquefois sous ce même nom de golfe d'Adramyttium tout l'enfoncement entre le Lectum et les Cana, y compris le golfe Elaïtique, mais cette dénomination s'applique plus particulièrement au golfe formé d'un côté par la pointe sur laquelle est bâtie Gargara, et de l'autre par la pointe de Pyrrha que couronne de même un Aphrodisium, golfe dont l'ouverture, représentée par le trajet d'une pointe à l'autre, peut avoir 120 stades de largeur. En dedans de ce golfe, on rencontre d'abord Antandros au pied d'une montagne que les gens du pays nomment l'Alexandria, parce qu'ils croient qu'elle fut le théâtre du jugement de Pâris entre les trois déesses. Vient ensuite Aspanée, qu'on peut appeler le chantier des forêts de l'Ida, car c'est sur ce point qu'on dirige tout le bois abattu, pour l'y ranger et le débiter au fur et à mesure de la demande ; puis le bourg d'Astyra avec l'enclos sacré de Diane Astyrène ; et, immédiatement après Astyra, la ville d'Adramyttium, colonie athénienne, pourvue d'un port et d'un arsenal maritime. Une fois hors du golfe, après qu'on a doublé la pointe de Pyrrha, on atteint vite le port de Cisthène et l'emplacement d'une ville qui portait le même nom, mais qui est aujourd'hui complétement déserte. Juste au-dessus, dans l'intérieur, on signale, outre la fameuse mine de cuivre, Perpéréné, Trarium et d'autres localités d'aussi mince importance. Puis, en continuant à ranger la côte, on reconnaît successivement les bourgs des Mityléniens, Coryphantis et Héraclée, suivis d'Attée, d'Atarnée, de Pitané et des bouches du Caïcus, tous points compris déjà dans l'intérieur du golfe Elaïtique. De l'autre côté du Caïcus, maintenant, on aperçoit Elea et l'on voit le reste de la côte du golfe se dérouler jusqu'au cap Cane. Mais reprenons chaque localité en particulier et notons ce que nous pouvons avoir omis d'intéressant en commençant par Scepsis. [13a,52] 52. Palaescepsis est située au-dessus de Cébrên, dans la partie la plus haute de l'Ida, tout près de Polichnae. On ne l'appelait dans le principe que Scepsis, soit à cause de sa position élevée qui la faisait apercevoir également de tous les côtés (periskepton), soit pour quelque raison analogue, si tant est qu'il faille expliquer par des étymologies grecques les noms des lieux qu'occupaient anciennement les Barbares. Mais dans la suite les habitants furent transférés 60 stades plus bas, sur l'emplacement de la ville actuelle de Scepsis, par les soins de Scamandrius, fils d'Hector et du fils d'Enée, Ascagne : on assure même que pendant longtemps les descendants de ces deux familles régnèrent concurremment à Scepsis. Mais un jour vint où la cité, changeant la forme de son gouvernement, se constitua en oligarchie ; plus tard encore, elle reçut dans son sein une colonie milésienne et {à l'imitation de Milet} adopta pour elle-même le régime démocratique, sans cesser pour cela d'accorder aux descendants de Scamandrius et d'Ascagne le titre de rois et certaines prérogatives. Enfin, Antigone prétendit réunir les Scepsiens aux habitants d'Alexandria ; mais, Lysimaque n'ayant pas maintenu cette mesure, ils purent regagner leurs foyers. [13a,53] 53. Démétrius croit que Scepsis servait déjà de résidence royale à Enée : il se fonde sur ce qu'elle était située juste entre les Etats de ce prince et cette ville de Lyrnesse où Homère nous montre le héros troyen cherchant un refuge contre la poursuite furieuse d'Achille. Ecoutons les paroles mêmes d'Achille : «Ne te souvient-il plus du jour où, t'apercevant seul et loin de tes troupeaux, je m'élançai à ta poursuite de toute la vitesse de mes jambes et te forçai à te précipiter des hauteurs de l'Ida pour fuir jusque dans Lyrnesse... ? J'y pénétrais bientôt après toi, y portant le deuil et la dévastation» (Il. XX, 188). Malheureusement, il est difficile de concilier ce que nous venons de dire des premiers fondateurs de Scepsis avec les différentes traditions qui ont cours sur Enée. On prétend, en effet, que, si ce prince survécut à la guerre de Troie, il le dut uniquement à la haine ouverte qu'il professait pour le roi Priam. «Car il frémissait, indigné dès longtemps contre le divin Priam, qui ne faisait rien pour honorer sa mâle bravoure dans les combats» (Il. XIII, 460), de même que les Anténorides, qui s'étaient partagé avec Enée la souveraineté de la Dardanie, voire Anténor lui-même, ne durent leur salut, paraît-il, qu'au souvenir de l'hospitalité que Ménélas avait reçue d'Anténor. Sophocle rappelle le fait, dans sa Prise d'Ilion, quand il dit qu'on avait placé la dépouille d'une panthère devant la porte d'Anténor pour indiquer que sa demeure devait être respectée. De Troie, Anténor et ses fils, à la tête des Hénètes qui avaient survécu, se sauvèrent, dit-on, en Thrace, d'où ils finirent par gagner l'Hénétie actuelle, au fond de l'Adriatique. Dans le même temps, Enée, après avoir rallié une petite armée, s'embarquait avec son père Anchise et le jeune Ascagne, son fils, et allait s'établir, suivant les uns, en Macédoine, non loin du mont Olympe ; suivant les autres, en Arcadie, près de Mantinée, où il fondait la petite ville de Capyes, ainsi nommée par lui en l'honneur de Capys {son aïeul} ; et, suivant d'autres encore, en Sicile, aux environs d'Egeste, où il aurait débarqué en compagnie du troyen Elymus, aurait occupé Eryx et Lilybée et donné aux cours d'eau qui arrosent le territoire d'Egeste les noms de Scamandre et de Simoïs, pour passer de là dans le Latium et s'y fixer sur la foi d'un oracle : cet oracle lui avait prescrit de s'arrêter dans sa course errante au lieu où lui et ses compagnons en auraient été réduits à manger leur table : or la chose s'était vérifiée dans le Latium, précisément aux environs de Lavinium, un jour que, faute de mieux, ils s'étaient servis d'un grand pain en guise de table et l'avaient {sans y penser} dévoré du même coup que les viandes posées dessus. Mais Homère, il faut bien le dire, ne s'accorde pas plus avec l'une ou l'autre des deux premières traditions qu'avec ce qu'on rapporte des premiers fondateurs de Scepsis, car il nous montre Enée demeurant à Troie, y succédant au roi Priam, et, par suite de l'extinction de la famille des Priamides, transmettant le pouvoir aux fils de ses fils : «Depuis longtemps déjà Jupiter a pris en haine la race de Priam, et désormais c'est Enée en personne qui régnera sur les Troyens, pour transmettre ensuite le sceptre à ses fils et aux fils de ses fils» (Il. XX, 306). On voit même que le fait de la succession de Scamandrius ne saurait tenir contre ce témoignage d'Homère. Mais la tradition la plus inconciliable de beaucoup avec le témoignage du poète est celle qui conduit Enée à travers les mers jusqu'en Italie et l'y fait terminer ses jours. Aussi quelques grammairiens ont-ils proposé cette variante : «Et désormais c'est Enée en personne qui régnera sur la terre, pour transmettre ensuite aux fils de ses fils le sceptre de l'univers», voulant que la prédiction pût s'appliquer aux Romains. [13a,54] 54. Scepsis a donné naissance à plusieurs philosophes de l'école socratique, notamment à Eraste, à Coriscus et à Nélée, fils de Coriscus, disciple d'Aristote et de Théophraste, et légataire qui plus est de la bibliothèque de Théophraste, laquelle se trouvait comprendre aussi celle d'Aristote. On sait, en effet, qu'Aristote, en laissant à Théophraste son école, lui avait laissé tous ses livres : or il avait été le premier, à notre connaissance, à faire ce qu'on appelle une collection de livres, en même temps qu'il donnait aux rois d'Egypte l'idée de former leur bibliothèque. Des mains de Théophraste, ladite collection passa à celles de Nélée, qui, l'ayant transportée à Scepsis, la laissa à ses héritiers ; mais ceux-ci étaient des gens grossiers, illettrés, qui se contentèrent de la garder enfermée, sans prendre la peine de la ranger. Ils se hâtèrent même, quand ils apprirent avec quel zèle les princes de la famille des Attales, dans le royaume desquels Scepsis était comprise, faisaient chercher les livres de toute nature pour en composer la bibliothèque de Pergame, de creuser un trou en terre et d'y cacher leur trésor. Aussi ces livres étaient-ils tout gâtés par l'humidité et tout mangés aux vers, quand plus tard les descendants de Nélée vendirent à Apellicôn de Téos, pour une somme considérable, la collection d'Aristote, augmentée de celle de Théophraste. Par malheur, cet Apellicôn était lui-même plutôt un bibliophile qu'un philosophe, il chercha à réparer le dommage que les vers et les rats avaient causé et fit faire de ces livres de nouvelles copies, mais les lacunes furent suppléées tout de travers et il n'en donna qu'une édition pleine de fautes. Les premiers péripatéticiens, successeurs immédiats de Théophraste, n'ayant plus à leur disposition les livres mêmes du Maître, à l'exception d'un petit nombre de traités, mais de traités exotériques pour la plupart, s'étaient vus dans l'impossibilité d'aborder aucune question philosophique suivant la vraie méthode d'Aristote et ils avaient été réduits à développer en style ampoulé de simples lieux communs. En revanche, du moment que les livres {d'Aristote} eurent reparu, on put observer chez leurs successeurs un progrès marqué : leur méthode était devenue plus philosophique, plus aristotélique, bien que conjecturale encore sur beaucoup de points, par suite des fautes nombreuses qui s'étaient introduites dans le texte original. Ces fautes, Rome ne contribua pas peu à en accroître le nombre ; car, à peine Apellicôn fut-il mort, que Sylla, qui venait de prendre Athènes, mit la main sur la bibliothèque et la fit transporter ici, à Rome, où le grammairien Tyrannion, péripatéticien passionné, qui avait su gagner les bonnes grâces du bibliothécaire, en disposa tout à son aise. Quelques libraires aussi y eurent accès, mais ils n'employèrent que de mauvais copistes, dont ils ne prirent pas même la peine de collationner le travail, ce qui est le cas, du reste, de toutes les copies qui, se font pour la vente, aussi bien à Alexandrie qu'ici. - Mais nous en avons dit assez sur ce sujet. [13a,55] 55. C'est à Scepsis aussi qu'est né ce grammairien que nous avons eu si souvent l'occasion de citer, Démétrius, auteur du Commentaire sur le Diacosme ou Dénombrement troyen, et contemporain de Cratès et d'Aristarque. La même ville, plus tard, vit naître Métrodore, {personnage singulier,} qui de philosophe se fit homme politique, après avoir écrit presque tous ses ouvrages dans la manière des rhéteurs, mais avec un tour, un cachet de nouveauté, qui fit un moment sensation. Cette célébrité lui fit faire, malgré sa pauvreté, un très brillant mariage à Chalcédoine, et, à partir de ce moment, il se fit appeler le Chalcédonien. Puis, s'étant attaché par ambition à la fortune de Mithridate Eupator, il l'accompagna dans le Pont avec sa femme et s'y vit traiter avec une distinction toute particulière jusqu'à être investi d'un office de judicature jouissant de cette prérogative, qu'on ne pouvait en appeler au Roi des sentences qu'il rendait. Mais cette prospérité n'eut pas de durée : s'étant attiré la haine de personnages violents et injustes, Métrodore voulut quitter le service du Roi pendant une mission dont il avait été chargé à la cour de Tigrane, roi d'Arménie. Tigrane ne tint pas compte de son désir et le renvoya à Eupator, comme ce prince venait de fuir hors de ses Etats héréditaires. Or, en chemin, Métrodore mourut, soit de maladie, soit que Mithridate eût ordonné son supplice, car l'une et l'autre versions ont cours. - Voilà ce que nous avions à dire des célébrités de Scepsis. [13a,56] 56. A cette ville succèdent Andira, Pionies et Gargaris. On trouve aux environs d'Andira une pierre qui, soumise à l'action du feu, se change en fer : mélangé ensuite d'une certaine terre et brûlé dans un fourneau, ce fer se fond en zinc ou pseudargyre ; enfin, pour peu qu'on ajoute à cette terre quelques parties de cuivre, on obtient un nouveau mélange qui est ce que l'on appelle parfois l'orichalque. Mais le pseudargyre se rencontre aussi à l'état natif aux environs du Tmole. Les localités que nous venons de nommer formaient proprement, avec le canton d'Assos, le territoire des Lélèges. [13a,57] 57. Déjà très forte par sa position, Assos est rendue plus forte encore par l'excellence de ses murailles. Elle est séparée de la mer et de son port par une longue rampe très raide qui paraît justifier tout à fait ce jeu de mots de Stratonicus le Cithariste : «Allez à Assos, si vous avez ASSEZ de la vie». Pour former ce port d'Assos, on a dû construire une jetée considérable. Le stoïcien Cléanthe, à qui Zénon de Citium laissa le soin de continuer son enseignement et qui le transmit à son tour à Chrysippe de Soles, était natif d'Assos. Aristote séjourna dans cette même ville par suite de l'alliance de famille qu'il avait contractée avec le tyran Hermias. Celui-ci était eunuque et avait servi un riche banquier. Dans un voyage qu'il avait fait à Athènes, il avait suivi les leçons de Platon et d'Aristote. Puis, de retour à Assos, il s'était vu associer par son maître à ses projets de tyrannie ; il avait pris part à son premier coup de main sur Atarnée et sur Assos et avait fini par hériter de son pouvoir. C'est alors qu'appelant auprès de lui Aristote et Xénocrate, il voulut prendre soin de leur fortune et qu'il maria Aristote à une fille de son frère. Dans ce temps-là Memnon le Rhodien était au service de la Perse et commandait les armées du Grand Roi : il simula pour Hermias une grande amitié et l'invita à venir le trouver sous prétexte de lui faire fête et de se concerter avec lui au sujet d'affaires soi-disant urgentes ; mais, s'étant emparé de sa personne, il l'envoya sous bonne escorte à la cour du Grand Roi qui le fit pendre dès son arrivée. Quant aux deux philosophes {amis d'Hermias}, ils n'eurent d'autre moyen de sauver leur vie que de s'enfuir loin d'Assos, les Perses ayant brusquement occupé la ville. [13a,58] 58. Suivant Myrsile, Assos aurait été fondée par les Méthymnéens. Hellanicus la qualifie en outre de ville aeolienne, au même titre que Gargara et que Lamponia. On sait en effet que Gargara fut fondée par les Assiens, mais que, comme sa population était notoirement insuffisante, les Rois dépeuplèrent Milétopolis pour y envoyer une colonie, ce qui faisait dire à Démétrius de Scepsis que les Gargaréens, d'Aeoliens qu'ils étaient, étaient devenus à moitié barbares. Maintenant, quand on consulte Homère, on voit que tout ce canton avait appartenu aux Lélèges, et que les Lélèges, que certains auteurs identifient avec les Cariens, en sont très nettement séparés par le poète : témoin ce passage de l'Iliade : «Sur le rivage même campent les Cariens, les Paeones à l'arc recourbé, les Lélèges, les Caucones» (Il. X, 428), duquel il résulte clairement que les Lélèges formaient un peuple distinct des Cariens : ils habitaient entre les Etats d'Enée et le territoire attribué par Homère aux Ciliciens. Mais les incursions et dévastations d'Achille les forcèrent d'émigrer en Carie, où ils vinrent occuper tout le canton dépendant aujourd'hui d'Halicarnasse. [13a,59] 59. De la ville de Pédasus qu'ils abandonnèrent à cette occasion, il ne reste plus vestige aujourd'hui ; seulement ils donnèrent le nom de Pédasa à une ville de l'intérieur du canton d'Halicarnasse, et cette partie du canton a continué jusqu'à présent à s'appeler la Pédaside. Ils avaient même, {à côté de Pédala,} bâti, dit-on, huit villes nouvelles, et s'étaient multipliés, au point de se répandre en Carie et de s'y emparer de toutes les terres jusqu'à Myndos et jusqu'à Bargylia, voire d'empiéter sensiblement sur les limites de la Pisidie. Mais plus tard, s'étant laissé entraîner par les Cariens dans des expéditions lointaines, ils se dispersèrent par toute la Grèce, si bien que leur race finit par disparaître complètement. Quant à leurs huit villes, voici, au rapport de Callisthène, quelle fut leur destinée : six furent fondues ensemble par Mausole qui les annexa à Halicarnasse, ne laissant subsister que les deux autres, Syangela et Myndos. C'est aux Pédaséens {du canton d'Halicarnasse} que se rapporte la tradition mentionnée par Hérodote, qu'à la veille d'un danger quelconque qui vient à les menacer, eux et leurs voisins, une barbe épaisse pousse tout à coup au menton de la prêtresse de Minerve. Hérodote ajoute que le phénomène s'était déjà produit trois fois. On connaît aussi dans le canton dépendant aujourd'hui de Stratonicée une petite ville du nom de Pedasum. Enfin on rencontre à chaque pas en Carie et dans le territoire de Milet des tombeaux, des remparts et des ruines d'habitations lélèges. [13a,60] 60. A la suite des Lélèges, sur la côte occupée actuellement par les Adramyttènes, les Atarnites et les Pitanéens, et qui s'étend jusqu'à l'embouchure du Caïcus, habitait, suivant Homère, la nation cilicienne, divisée, avons-nous dit, en deux principautés, celle d'Eétion et celle de Mynès. [13a,61] 61. Homère désigne expressément Thébé comme ayant été la ville ou résidence royale d'Eétion : «Nous partîmes pour Thébé, la ville sacrée d'Eétion» (Il. I, 366). Ajoutons que, par le fait, Homère attribue au même prince la possession de Chrysa, de cette Chrysa qu'embellissait le temple d'Apollon Sminthien, puisque Chryséis fut prise par Achille dans Thébé : «Nous partîmes, fait-il dire à ce héros, nous partîmes pour Thébé, et, l'ayant saccagée, nous amenémes ici tout le butin. Les fils des Grecs, dans un juste partage, choisirent Chryséis et l'assignèrent au fils d'Atrée» (Il. Ibid). Mêmes présomptions pour attribuer, d'après Homère, Lyrnessos à Mynès. On se rappelle, en effet, qu'Achille, «après avoir ravagé Lyrnessos ainsi que Thébé aux fortes murailles» (Il. II, 691), avait tué de sa main Mynès et Epistrophos. Or Briséis s'écrie : «Ô Patrocle... tu sus me consoler et sécher mes pleurs, même en ce jour fatal où l'impétueux Achille, meurtrier de mon époux, ruina pour jamais la ville du divin Mynès» (Il. XIX, 295), et par ces derniers mots il est clair qu'elle n'a pu désigner que Lyrnesse, puisque Thébé appartenait à Eétion. D'ailleurs les deux villes se trouvaient situées dans ce qu'on a appelé plus tard la plaine de Thébé, canton d'une extrême fertilité devenu, à cause de cela, un sujet de querelles continuelles, d'abord entre les Mysiens et les Lydiens, et plus tard entre les colons grecs de l'Aeolide et leurs frères de Lesbos. Aujourd'hui les Adramyttènes en possèdent la plus grande partie, puisque c'est chez eux que se trouvent, mais dans un état complet d'abandon, l'emplacement de Thébé et le site naturellement très fort de Lyrnessos, le premier à 60 stades d'Adramyttium, le second à 88 stades de l'autre côté de la ville. [13a,62] 62. C'est aussi dans l'Adramyttène qu'il faut chercher Chrysa et Cilla. Tout près de Thébé, précisément, on montre une localité portant aujourd'hui encore le nom de Cilla, avec un temple consacré à Apollon Cilléen. Près de cette localité passe le fleuve Cillaeus qui descend de l'Ida. On est là proprement sur la frontière de l'Antandrie. Cillaeum, dans l'île de Lesbos, tire son nom de cette même ville de Cilla. Il y a aussi le mont Cillaeus entre Gargara et Antandros. Suivant Daès de Colones, le premier temple d'Apollon Cilléen aurait été bâti à Colones par les Aeoliens, comme ils arrivaient de Grèce sur leurs vaisseaux. Enfin l'on en signale un autre à Chrysa, mais sans dire clairement s'il faut l'identifier avec le temple d'Apollon Sminthien ou bien l'en distinguer. [13a,63] 63. Chrysa était une petite ville située près de la mer et possédant un port ; dans son voisinage, et juste au-dessus d'elle, était la ville de Thébé. C'est dans Chrysa qu'était le temple d'Apollon Sminthien et qu'habitait Chryséis. Aujourd'hui cette première Chrysa se trouve complétement abandonnée. Quant à son temple, il a été transporté dans la nouvelle ville bâtie auprès d'Hamaxitos, lorsque les Ciliciens émigrèrent, les uns en Pamphylie, les autres à Hamaxitos. Certains grammairiens, trop peu au fait des anciennes traditions, assignent cette nouvelle Chrysa pour demeure à Chrysès et à Chryséis, soutenant qu'elle est la même qu'Homère a eue en vue et dont il a parlé. Malheureusement il ne s'y trouve point de port, et Homère mentionne expressément la présence d'un port à Chrysa : «Lorsqu'ils eurent pénétré dans l'intérieur du port sinueux et profond» (Il. I, 432). Le temple n'y est pas non plus bâti sur le rivage même, contrairement à l'indication du poète qui l'y place formellement : «Chryséis sort alors du vaisseau qui l'a ramenée ; le sage Ulysse la conduit aussitôt jusqu'à l'autel et la remet aux mains de son père» (Il. I, 439) ; et, tandis que la moderne Chrysa est loin de Thébé, Homère nous montre les deux villes, Chrysa et Thébé, comme étant fort rapprochées l'une de l'autre, notamment quand il rappelle que c'est dans le sac de Thébé que Chryséis fut prise. Ajoutons que, dans tout le territoire dépendant aujourd'hui d'Alexandria, il n'y a pas de lieu appelé Cilla ni de temple dédié à Apollon Cilléen, tandis que dans la plaine de Thébé, conformément au témoignage du poète qui unit les deux noms, «Toi qui protèges Chryse et Cilla la divine» (Il. I, 37), on retrouve les deux emplacements attenants pour ainsi dire l'un à l'autre. Enfin le trajet par mer de la Chrysa cilicienne au Naustathme est de 700 stades, ce qui représente à peu de chose près une journée de navigation, juste le temps qu'Ulysse semble avoir employé. Ulysse en effet, dès en débarquant, se met en mesure de sacrifier au dieu, et, comme le jour touche à sa fin, il prend le parti de rester et ne se rembarque que le lendemain matin. Mais d'Hamaxitos la distance étant, tout au plus, le tiers de celle que nous venons d'indiquer, Ulysse, on le voit, aurait eu tout le temps, son sacrifice fini, de regagner le Naustathme le même jour. Dans le voisinage du temple d'Apollon Cilléen il y a encore à signaler un grand tumulus, dit le tombeau de Cillus. On croit que ce Cillus, après avoir été le conducteur du char de Pélops, régna sur tout ce canton : or il pourrait se faire qu'il eût donné son nom à la Cilicie. Peut-être bien aussi est-ce l'inverse qui a eu lieu. [13a,64] 64. C'est donc ici, {dans la plaine de Thébé,} qu'il nous faut transporter l'aventure des Teucri et cette irruption de rats, qui paraît avoir donné lieu au surnom de sminthien, le mot sminthi ayant le sens de rats. Pour excuser cette humble et vile étymologie, les grammairiens invoquent quelques exemples analogues, ils rappellent que les parnopes, ou, comme on dit dans l'Oeta, les cornopes, ont donné lieu au nom de Cornopion, sous lequel les Oetéens honorent Hercule, pour avoir délivré leur pays d'une irruption de sauterelles ; que le même dieu est adoré sous le nom d'ipoctone par les Erythréens du mont Mimas, pour avoir purgé leurs vignes des ipes, ou pucerons, qui les rongeaient (et il est de fait que, de tous les Erythréens, ceux du Mimas sont les seuls chez qui cet insecte ne se montre pas). Les Rhodiens ont aussi chez eux un temple dédié à Apollon Erythibius : car ils nomment érythibé ce qu'on appelle ailleurs la rouille ou érysibé. Enfin les Aeoliens d'Asie ont donné à un de leurs mois le nom de pornopion (en Béotie on dit pornopes au lieu de parnopes), et tous les ans ils offrent un sacrifice solennel à Apollon Pornopion. [13a,65] 65. C'est à la Mysie qu'appartient aujourd'hui le canton d'Adramyttium, mais anciennement il dépendait de la Lydie. L'une des portes d'Adramyttium s'appelle encore actuellement la Porte Lydienne, ce qui semble encore donner raison à ceux qui prétendent qu'Adramyttium fut bâti par les Lydiens. On rattache {également} à la Mysie le bourg d'Astyra, situé non loin d'Adramyttium : c'était autrefois une petite ville dans laquelle s'élevait, à l'ombre d'un bois sacré, le temple de Diane Astyrène, administré et desservi avec piété par les Antandriens, qui en sont les plus proches voisins. D'Astyra à l'ancienne Chrysa qui, elle aussi, avait son temple au fond d'un bois sacré, on compte une distance de 20 stades. Du même côté est le Retranchement ou Fossé d'Achille. Dans l'intérieur des terres, maintenant, à 50 stades, est l'emplacement aujourd'hui désert de Thébé, de Thébé Hypoplacie, comme l'appelle Homère : «Sous les bois ombreux de Placos, dans Thébé Hypoplacie» (Il. VI, 397). Seulement, on ne connaît plus dans le pays de lieu appelé Plax ou Placos, et, malgré le voisinage de l'Ida, il n'y a plus trace de bois ombreux dominant le site en question, lequel est à 70 stades d'Astyra et à 60 d'Andira. Tous ces noms-là, du reste, ne désignent plus que des lieux complètement déserts ou à peine peuplés, que des fleuves réduits à l'état de torrents ; ce qui n'empêche pas qu'ils ne soient encore dans toutes les bouches, à cause des anciennes traditions. [13a,66] 66. Assos et Adramyttium, en revanche, sont présentement des villes considérables. Encore Adramyttium a-t-elle eu beaucoup à souffrir durant la guerre contre Mithridate, ayant vu notamment son sénat égorgé en masse par ordre du stratège Diodore. Diodore avait espéré par là mériter la faveur du roi, lui qui se donnait pour philosophe ! pour philosophe académicien, en même temps qu'il se piquait de briller au barreau et de connaître toutes les ressources, toutes les finesses de la rhétorique ! Il ne s'en tint pas là et voulut suivre Mithridate dans le Pont ; mais, à la chute de celui-ci, il ne tarda pas à porter la peine de ses iniquités, et, mille plaintes ayant été portées contre lui, il ne put supporter l'idée d'avoir à soutenir un procès infamant et par lacheté se laissa mourir de faim. Il habitait alors ma ville natale. Adramyttium a donné le jour à Xénoclès, orateur illustre, {ayant, il est vrai, tous les défauts} de l'école asiatique, mais dialecticien incomparable, comme le prouve le plaidoyer qu'il prononça devant le Sénat pour la province d'Asie accusée de mithridatisme. [13a,67] 67. Astyra a dans son voisinage un lac appelé le Sapra, rempli de trous et de gouffres, et qui se déverse directement dans la mer, mais sur un point de la côte que borde une chaîne de récifs. Il y a de même, au-dessous d'Andira, avec un temple dédié à la Mère des dieux ou {Cybèle} Andirène, une caverne en forme de galerie souterraine, laquelle se prolonge jusqu'à Palau. On nomme ainsi un petit groupe d'habitations éloigné d'Andira de 130 stades. La longueur du souterrain fut révélée par cette circonstance singulière, qu'un bouc, qui était tombé dans l'un des trous qui lui servent d'ouverture, fut retrouvé le lendemain auprès d'Andira par le berger lui-même venu là fortuitement pour assister à un sacrifice. Marnée est l'ancienne résidence du tyran Hermias. Elle précède Pitané, ville eolienne pourvue d'un double port, et l'embouchure du fleuve Evénus, lequel baigne les murs de Pitané et envoie ses eaux à Adramyttium, au moyen d'un aqueduc que les Adramyttènes ont bâti. Pitané a vu naître Arcésilas, philosophe académicien, que Zénon de Citium eut pour condisciple, quand il étudiait sous Polémon. Dans Pitané même, sur la plage, on remarque un endroit appelé Atarnée sous Pitane, qui fait face à l'île d'Eleüssa. Les briques de Pitané passent pour avoir la propriété de flotter sur l'eau, propriété que possède aussi certaine terre de Tyrrhénie, qui, pesant moins que le volume d'eau qu'elle déplace, surnage tout naturellement. En Ibérie aussi Posidonius dit avoir vu des briques faites d'une terre argileuse employée habituellement pour nettoyer l'argenterie et qui dans l'eau surnageaient. - Passé Pitané et 30 stades plus loin, on voit le fleuve Caïcus déboucher dans le golfe Elaïte {ou Elaïtique}. De l'autre côté, maintenant, du Caïcus, à 12 stades de sa rive, est Elea, autre ville éolienne, distante de 120 stades de Pergame à qui elle sert de port et d'arsenal. [13a,68] 68. On atteint ensuite, 100 stades plus loin, le promontoire Cané, qui, placé comme il est, juste à l'opposite du cap Lectum, forme le golfe d'Adramyttium, dont fait partie le golfe Elaïtique. Cane, petite ville fondée par des Locriens de Cynus, se trouve située à la hauteur de la pointe méridionale de Lesbos, dans le canton de Canée, lequel s'étend jusqu'aux Arginusses et jusqu'au cap qui domine ce groupe d'îles. Quelques auteurs appellent ce cap Aega, comme qui dirait la Chèvre, mais c'est une erreur : il faut, en prononçant ce nom, appuyer longuement sur la seconde syllabe, comme dans les mots actân et archân, et dire Aegân. Anciennement on étendait ce nom à toute la montagne appelée aujourd'hui Cané ou Canes. Cette montagne est entourée au midi et au couchant par la mer ; à l'est, elle domine la plaine du Caïcus et au nord toute l'Elaïtide. Bien que passablement ramassée sur sa base, elle incline dans la direction de la mer Egée, et c'est ce qui lui avait valu à l'origine ce nom d'Aegân, que plus tard on paraît avoir restreint au cap ou promontoire, pour donner au reste de la montagne le nom de Cané ou de Canes. [13a,69] 69. Entre Elée, Pitané, Atarnée et Pergame, à 70 stades au plus de chacune de ces villes et en deçà du Caïcus, est Teuthranie, {dont le fondateur} Teuthras passe pour avoir régné sur les Ciliciens et les Mysiens. Euripide raconte qu'Iléus, père d'Augé, ayant découvert que sa fille avait été séduite et mise à mal par Hercule, fit enfermer dans un coffre et jeter à la mer l'infortunée Augé avec Télèphe, l'enfant qu'elle avait eu d'Hercule ; que, grâce à l'intervention providentielle de Minerve, le coffre, après avoir traversé heureusement toute la mer, était venu s'échouer à l'embouchure du Caïcus, où la mère et son enfant avaient été recueillis encore vivants par Teuthras, qui n'avait pas tardé à faire d'Augé sa femme et de Télèphe son fils adoptif. Mais ce n'est là qu'une fable, et il est évident qu'un autre concours de circonstances a dû amener cette union de la fille d'un roi d'Arcadie avec le roi des Mysiens et la transmission du sceptre de celui-ci au fils de cette princesse. Quoi qu'il en soit, s'il est un fait généralement admis, c'est que Teuthras et Télèphe ont régné sur tout le canton qui dépend de Teuthranie et qu'arrose le Caïcus. Quant au témoignage d'Homère sur cette même tradition, il se réduit au peu que voici : «Tel était le fils de Télèphe, le héros Eurypyle ; et quand le fer {de Néoptolème} trancha le fil de ses jours, les Cétéens, ses compagnons, tombèrent en foule autour de lui, victimes eux aussi de la tentation d'une femme» (Od. XI, 519), sans compter qu'en s'exprimant comme il fait le poète nous pose une énigme plutôt qu'il ne nous instruit de rien de positif. Car nous ne savons ni quel peuple il a voulu désigner sous ce nom de Cétéens, ni à quoi font allusion ces derniers mots «victimes de la tentation d'une femme» ; et les grammairiens, de leur côté, en multipliant les citations et les rapprochements, font plutôt étalage d'érudition mythologique qu'ils n'éclaircissent et ne résolvent la question. [13a,70] 70. Laissons donc cela de côté, et, ne prenant du témoignage d'Homère que ce qui est clair et précis, disons que, comme, d'après lui, Eurypyle paraît avoir régné sur toute la contrée qu'arrose le Caïcus, il pourrait se faire qu'une partie aussi du territoire cilicien eût été rangée sous son autorité et que ce territoire eût ainsi formé trois principautés, au lieu de deux. Et ce qui semble autoriser cette supposition, c'est la présence constatée dans l'Elaïtide d'un petit cours d'eau ou torrent portant le nom de Cétéum, lequel se jette dans un autre torrent tout pareil, affluent d'un troisième, qui finit par porter au Caleus toutes ces eaux réunies. Quant au Caïcus, il n'est pas vrai qu'il descende de l'Ida, et Bacchylide, qui avance le fait, se trompe aussi grossièrement qu'Euripide, quand il nous montre Marsyas «Habitant l'illustre Celaenae tout à l'extrémité de l'Ida», car c'est à une très grande distance de l'Ida qu'est située Celaenae, à une très grande distance aussi que se trouvent les sources du Caïcus, puisqu'on voit ces sources jaillir en rase campagne. Ajoutons que la plaine où elles sont est séparée par le mont Temnos d'une autre plaine appelee la plaine d'Apia et située dans l'intérieur des terres au-dessus de celle de Thebé, et que du Temnos descend un cours d'eau, le Mysius, qui se jette dans le Caïcus immédiatement au-dessous des sources de celui-ci, et le même (à ce que prétendent certains grammairiens) que nomme Eschyle tout au début du prologue de sa tragédie des Myrmidons : «Ô divin Caïcus, et vous, eaux du Mysius qui grossissez son cours». Près de ces sources du Caïcus est un bourg appelé Gergitha où le roi Attale transporta les Gergithiens de la Troade, après avoir pris et détruit leur ville.