[6,0] LIVRE SIXIÈME. [6,1] I. Fidèles, comptez sur la fidélité de ce Pyrrhus, et en attendant observez, sans y manquer en rien, la foi que vous lui avez promise pour sa foi. Ni le souvenir de la mort de ses frères, ni la force de sa douleur, ni les instigations de son chagrin ne purent ébranler en lui la fermeté de la foi promise, et les conventions qu'il avait jugées eurent sur lui plus de force que la cruelle mort de ses deux frères ; et si nous voulons rappeler l’énigme proposée anciennement par Samson, nous en pourrons ici opposer une du même genre. Samson avait dit : « La nourriture est sortie de celui qui mangeait et la douceur est sortie du fort. » Maintenant d'un Infidèle est sortie la foi, et d'un étranger une affection intime et sincère ; mais pour ne pas nous égarer en de fastidieuses digressions, nous allons revenir à notre propos. Le deuxième jour de juin les Chrétiens entrèrent dans la ville d'Antioche et vengèrent la mort de leurs compagnons par le tranchant de l'épée. Foucher et ceux qui avec lui étaient montés sur les murs et s'étaient rendus maîtres des tours, percèrent de leurs épées les gardes imprudentes qu'ils trouvèrent livrées au sommeil, et les jetèrent du haut des tours en bas: ceux de la ville qui dormaient dans leurs maisons, éveillés par le bruit, sortirent pour savoir ce qui se passait, et ne rentrèrent pas chez eux, mais se trouvèrent pris au dépourvu par le glaive tout prêt à les percer. Les habitants chrétiens faisaient entendre le Kyrie eleison et d'autres louanges de Dieu, afin que les nôtres connussent par là qu'ils étaient chrétiens et non Turcs. Les places de la cité étaient jonchées çà et là des corps des mourants, car nul ne résistait plus, tous cherchaient des asiles cachés ou la fuite; on n'avait égard à personne : les jeunes garçons étaient tués avec les jeunes filles, les vieux comme les jeunes, les mères avec leurs filles; ceux qui pouvaient fuir sortaient par les portes, sans pour cela échapper à la mort, car ils tombaient entre les mains de ceux qui venaient du camp. Il arriva cependant que Cassien, seigneur et roi de la ville, se sauva parmi les fuyards, caché sous de vils habits, et parvint en fuyant sur les terres de Tancrède; mais pour son malheur, des Arméniens le reconnurent; ils lui coupèrent aussitôt la tête, et la portèrent au chef de l'armée avec son baudrier, qu'ils évaluèrent quarante byzantins. Une grande partie des habitants se réfugia dans le château qui domine la ville, et est tellement fortifié par sa position et la nature des lieux, qu'ils ne craignaient aucune machine; le mont sur lequel il est situé, contigu à la ville, porte son sommet jusqu'aux astres, en sorte qu'à peine les yeux fixés sur le faîte le peuvent apercevoir : on voit de là tout le pays d'alentour ; dans ce château se réfugia une multitude de Turcs qui n'avaient plus d'autre asile. Près de là était une tour, dont Boémond s'était déjà emparé à la tête des siens, et de laquelle il se préparait à attaquer le château, mais les assiégés ayant repris courage, lancèrent sur les nôtres, d'une tour du château beaucoup plus haute, des flèches et des traits pressés comme la grêle, en sorte que les nôtres ne purent songer à les attaquer, mais seulement à se couvrir de leurs boucliers et à s'efforcer de se défendre par les armes : gênés dans un lieu étroit, les nôtres étaient accablés d'en haut par l'ennemi, les combattants n'avaient d'autre route que l'espace que leur fournissait la largeur d'un mur; il arriva donc que les Turcs. se précipitant contre la tour, se poussaient l'un l'autre sans avoir la faculté de retourner en arrière, ni de s'écarter à droite ni à gauche, et l'impulsion de la foule les poussant sur les nôtres, ceux-ci les recevaient sur la pointe de leurs lances, de leurs épieux, de leurs épées, et les jetaient en bas blessés; les blessés en tombant écrasaient ceux qui s'efforçaient de saper la tour par le bas, en sorte que le mort portait la mort au vivant et que ceux à qui manquait la vie de l'âme offraient une image corporelle de la mort. Dans ce combat, Boémond fut grièvement blessé d'une flèche dans la cuisse, en sorte qu'il ne pouvait plus marcher qu'en boitant, et le sang commençant à couler en abondance de sa blessure, le cœur de ce noble chevalier commença à défaillir de sa vertu première; sans le vouloir et malgré lui, il se retira dans une autre tour. Sa faiblesse fut la chute du courage de tout le reste, car chacun s'affligea grandement de la malheureuse aventure du chef; tous quittèrent le combat, laissant les Turcs et la tour: un seul demeura sur le haut de cette tour, et fit pleurer à toute l'armée son illustre mort; se voyant laissé seul, mais portant en lui un courage invincible, il commença à se défendre de côté et d'autre, comme l’ours entre les chiens Molosses; il arrachait les pierres et le ciment de la tour, et les jetait sur les assaillants; cependant accablé de mille flèches, et voyant qu'il ne pouvait éviter la mort, il en hâta le moment, se jeta couvert de ses armes et de son bouclier au plus épais des ennemis, et fit payer cher sa vie à ceux qui le tuèrent. Il n'est pas de langue mortelle capable de raconter ce que le bras des Francs fit périr dans ce combat ; et si les remparts du château n'eussent pas été si forts, le Seigneur en ce jour les mettait à l'abri de la plupart des calamités qu'ils avaient encore à subir; mais Dieu voulut que la ville d'Antioche leur fût difficile à acquérir, afin qu'une fois prise, elle leur devînt plus chère, car les choses promptement obtenues perdent de leur prix, et nous embrassons avec plus d'ardeur celles que nous avons longtemps désirées. La nuit survenant interrompit le combat et apporta du relâche au travail du jour; mais la nécessité qui avait forcé de suspendre ne donna pas aux combattants fatigués la liberté de se livrer au sommeil, car l’ennemi était encore dans les murs, on ne pouvait songer, à prendre de repos : le lendemain, vendredi, comme les uns s'occupaient à traîner hors des murs les cadavres de ceux qui avaient été tués, les autres à combattre du haut de la tour, à coups de flèches et de traits, ceux qui étaient dans le château. [6,2] II. Voilà que du haut des tours et des murs quelques-uns voient de loin s'élever un immense nuage de poussière, et, jugeant diversement de ce qui le causait, les uns disaient que c'était l'empereur de Constantinople qui venait à leur secours ; les autres pensaient avec plus de vérité que c'était l'armée des Persans; ceux qui s'avançaient les premiers, dès qu'ils furent en vue d'Antioche, se réunirent en un corps, attendant le gros de leur armée qui venait derrière eux : c'était Corbahan, chef de l'armée du roi des Persans, qui depuis longtemps s'était occupé à rassembler cette troupe formée de diverses nations ; il y avait des Persans et des Mèdes, des Arabes et des Turcs, des Azimites et des Sarrasins, des Curdes et des Publicains et beaucoup d'autres peuples ; il y avait trois mille Agoulans qui ne portaient d'autre arme offensive que leur seule épée; entièrement couverts de fer, ils ne craignaient aucune des armes de leurs adversaires ; leurs chevaux ne s'effrayaient ni de la vue des lances, ni de celle des enseignes, et se jetaient avec fureur sur ceux qui les portaient. Lorsque toute l'armée se fut réunie, des coureurs se dirigèrent vers la ville provoquant les nôtres au combat et les excitant à sortir, mais ceux-ci, fatigués de la bataille de la veille, jugèrent qu'il valait mieux pour eux demeurer entre les remparts que d'aller combattre au dehors; les ennemis parcouraient les champs et la plaine, nous défiant et nous accablant d'injures outrageantes; ils jetaient dans l'air leurs lances et leurs glaives, et les recevaient dans leurs mains en riant et se jouant; mais voyant qu'ils ne pouvaient attirer au dehors aucun des nôtres, ils se décidèrent à retourner dans leur camp ; comme ils s'en allaient, un des nôtres, Roger de Barneville, les suivit avec trois autres hommes d'armes, espérant en attirer quelques-uns au combat ; mais ils ne voulaient pas se mesurer à égalité avec les Francs dont ils avaient déjà entendu raconter beaucoup de faits d'armes ; ils se mirent donc en embuscade sous le creux d'une roche, et envoyèrent quelques-uns des leurs harceler Roger pour l'attirer. Lorsque les nôtres passèrent devant le lieu où ils étaient ainsi en embuscade, ces brigands sortirent de leur caverne et les attaquèrent par derrière; les nôtres se retournèrent pour leur faire tête et se dirigèrent contre eux d'une course rapide, mais, voyant qu'ils étaient entourés, ils tournèrent bride cherchant leur salut dans la fuite, mais ils ne purent trouver aucune issue : Roger fît passer les siens devant lui, et rejetant en arrière son bouclier, soutint une multitude de coups: déjà il était presque parvenu à s'échapper, déjà il se voyait presque en lieu de sûreté, lorsque son cheval tomba et l'entraîna dans sa chute sans qu'il lui fût possible de se relever, parce qu'il était tombé dessous. Hélas! quelle douleur, quels grincements de dents n'y eut-il pas alors sur les murs d'Antioche, lorsque toute cette généreuse jeunesse des Francs vit ces chiens furieux tuer avec atrocité cet excellent chevalier et le mettre en pièces ; tous détournaient les yeux, et ne pouvaient supporter de le voir ainsi déchiré par morceaux : enfin, ils lui coupèrent la tête, et l'ayant placée sur un pieu, l'emportèrent à leur camp comme une enseigne triomphale. Leur camp était assez près du pont de fer; Samsadol, fils du roi d'Antioche tué récemment, était allé trouver Corbahan, et se jetant à ses pieds en suppliant, l'avait conjuré d'avoir pitié de lui, et de lui prêter secours contre les Francs qui avaient tué son père et l'avaient dépouillé de la noble ville qui était son héritage : il n'avait d'autre refuge que la citadelle, toute la ville étant soumise à la domination des Francs: « Mon père, dit-il, lorsqu'il était encore vivant, t'avait envoyé un messager pour te prier de le secourir, promettant, ou de t'enrichir par de grands présents, ou de tenir de toi comme vassal la ville d'Antioche et tout le royaume : je te promets de même, si tu peux recouvrer Antioche, de la tenir de toi en vasselage, et de te faire serment de fidélité: si tu ne le peux, il faut que tu fuies, et avec toi tous les gens de notre nation, car il ne suffit pas aux Francs de la Romanie, de la Syrie et de Césarée, ils disent que Jérusalem leur appartient, ainsi que le royaume de Damas. » Là étaient présents les rois de ces provinces qui entendaient les paroles de Samsadol ; Corbahan lui répondit: « Si tu veux que je te secoure et te rétablisse dans ton royaume, remets entre mes mains la citadelle que tu possèdes encore, afin que par son moyen je reprenne Antioche. » Samsadol répliqua : « Si tu parviens à chasser les Francs de la ville et à me livrer leurs têtes coupées, je te remettrai la citadelle et te rendrai hommage. » Ils s'accommodèrent, et Samsadol remit la citadelle ; Corbahan la donna en garde à un de ses fidèles, avec cette convention que, si les Francs étaient vaincus, il y demeurerait, et, s'ils étaient vainqueurs, il fuirait avec les autres et laisserait le fort, car, disait Corbahan, si nous sommes vaincus que ferions-nous du fort ? il est convenable qu'il appartienne aux vainqueurs, étant le plus beau fruit de la victoire. Cela fait, Corbahan termina la conférence et alla s'occuper d'autres choses. Tandis qu'il était assis à terre, on lui apporta une épée franque, tout-à-fait mauvaise et émoussée, et couverte d'une affreuse rouille, on lui apporta en même temps une lance en aussi mauvais état, si même à force d'être gâtée elle ne faisait paraître l'épée meilleure. Corbahan l'ayant vue, dit : « Qui nous apprendra où l'on a trouvé ces armes, et pourquoi on les vient apporter en notre présence? » A quoi ceux qui les apportaient répondirent : « Glorieux prince, honneur du royaume des Persans, nous avons dérobé ces armes aux Francs, et nous te les apportons, afin que tu voies et connaisses avec quelles armes ces déguenillés prétendent nous dépouiller, nous et notre pays, et veulent même dévaster toute l'Asie. » Alors Corbahan souriant dit : « Il est clair que ces gens sont insensés, et font peu d'usage de leur raison, puisqu'ils s'imaginent avec de telles armes pouvoir subjuguer le royaume des Persans ; cette nation est présomptueuse et grandement ambitieuse de s'approprier le bien des autres; elle se fie en son courage, mais, par Mahomet, à la malheure est-elle entrée dans les frontières de la Syrie, et dans les murs de la royale ville d'Antioche. » Après avoir ainsi parlé, il ordonna qu'on fit venir son secrétaire. Celui-ci venu, il lui dit : « Prends plusieurs cédules, et écris à notre saint pape le calife et au roi des Persans, soudan glorieux par dessus tous les autres, et aussi aux principaux grands du royaume des Persans ; souhaite-leur une longue vie, une paix continuelle, et la santé du corps longtemps maintenue : dis-leur : La fortune nous sourit et tout nous prospère ; d'heureux succès nous favorisent; je tiens l'armée des Francs renfermée dans les murs d'Antioche, et j'ai entre les mains le château qui commande la ville; soyez donc assurés, quelque bruit que vous en ayez entendu, que ce ne sont pas des gens tels qu'on vous l'a dit, car jamais le loup n'a fait autant de mal qu'il y a de cris après lui. Ainsi que vous me l'avez ordonné, je les effacerai de dessus la terre, mon glaive les privera de la vie: mais ne vous irritez pas contre moi, si je vous envoie quelques-uns des principaux entre les vaincus, car ce sera alors à vous à décider s'il vous convient de les faire mourir ou de les laisser vivre; il me paraît convenable que ceux qui venaient pour nous mettre en captivité demeurent captifs et souffrent près de nous une dure servitude, car il sera très honorable au royaume des Persans que le frère du roi des Francs y vive exilé. Cependant vivez en paix et parfaite tranquillité, livrez-vous à toutes les voluptés corporelles; ne cessez d'engendrer sans relâche des fils qui résistent un jour, s'il est nécessaire, à d'autres Francs et nous remplacent lorsque les forces viendront à nous manquer; je ne verrai point votre face que je n'aie soumis à votre domination toute la Syrie, la Romanie et la Bulgarie. » Ainsi parlait Corbahan dans son orgueil et son illusion, qui se tournèrent ensuite en ignominie et en confusion. Alors vint vers lui sa mère, triste et dolente et portant un visage consterné; lorsqu'ils furent retirés seuls dans sa chambre, elle lui dit : « Mon fils, consolation de ma vieillesse et unique gage de mes affections, je viens à toi en hâte et fatiguée d'une longue route. J'étais dans Alep, la grande ville, lorsque mes oreilles ont été frappées de fâcheux discours sur ton compte, et qui m'ont atteint le cœur d'une grande douleur : on a dit que tu rangeais tes troupes et voulais combattre les Chrétiens; je suis donc venue en hâte vers toi, voulant savoir de toi-même si cela était véritable ou non. » Le fils dit à sa mère : « Ma mère, on ne vous a jamais rien dit de plus vrai. » Et la mère répondit à son fils : « Mon fils, qui t'a donné ce conseil plein d'iniquité? tu n'as pas encore éprouvé le courage des Chrétiens, et surtout de la nation des Francs; si tu avais lu les écrits des prophètes et des antiques sages, tu n'ignorerais pas que leur Dieu est le Tout-Puissant et le Dieu de tous les dieux. Si tu combats contre les Chrétiens, tu auras à combattre lui-même et ses anges ; mais c'est être hors de sens que de se vouloir attaquer au Tout-Puissant lui-même, car c'est chercher sa propre perte. C'est de ce Dieu invincible que le Prophète a dit : Je tue et je fais vivre, je frappe et je guéris, il n'est personne qui puisse échapper à ma main. J'aiguiserai mon glaive comme la faux, et ma main exécutera le jugement. Je prendrai vengeance de mes ennemis, et je rendrai la pareille à ceux qui m'ont haï. Je marquerai mes flèches de sang, et mon glaive dévorera les chairs. Il est terrible d'entrer en guerre contre celui qui sait ainsi affiler son glaive et lorsqu'il l'a affilé l'enivrer de sang, et lorsqu'il l'a enivré macérer les chairs. O mon fils! qui a renversé Pharaon, avec son armée, dans la mer Rouge ? qui a chassé Séon, roi des Amorrhéens, Og, roi de Basam et de tous les royaumes de Chanaan, et a donné leurs terres en héritage aux siens ? Ce même Dieu a montré de quel amour il chérit son peuple, et de quelle protection il l'environne lorsqu'il a dit : Et voilà que j'enverrai mon ange pour vous prendre et vous garder sans cesse ; observez et écoutez ma voix, et je serai l'ennemi de vos ennemis, et j'affligerai ceux qui vous haïssent, et mon ange: marchera devant vous. Ce Dieu est irrité contre notre nation, parce que nous n'écoutons pas sa voix et ne faisons pas sa volonté : il a donc envoyé contre nous son peuple des pays les plus éloignés de l'Occident, et lui a donné en propre tout ce pays ; nul n'est en état de repousser cette nation, personne n'est assez fort pour l'exterminer. » Alors le fils dit à sa mère : « Je crois, ma mère, que tu as perdu la raison, ou que les furies d'enfer t'agitent; qui t'a dit qu'on ne pouvait exterminer ce peuple? ce que j'ai avec moi de grands et d'émirs surpasse en nombre tous les Chrétiens réunis ensemble; dis-moi, ma mère, Hugues leur porte-enseigne, et Boémond de la Pouille, et Godefroi porte-glaive, sont-ils donc leurs dieux ? ne se nourrissent-ils pas comme nous d'aliments terrestres ? leur chair n'est-elle pas, comme la nôtre, susceptible d'être entamée par le fer ? » A quoi la mère répondit : » Ceux que tu nommes ne sont pas des dieux, mais des hommes, et les champions du Dieu très haut, qui leur donne le courage, exalte leurs forces, et les rend magnanimes, comme il le dit lui-même par la bouche du Prophète : Un de vous en poursuivra mille, et deux en mettront en fuite dix mille; ce qui a déjà été éprouvé lorsqu'ils ont chassé les nôtres de toute la Romanie. C'est pourquoi, mon fils, je t'en conjure, au nom de tous nos dieux, évite leur présence et ne leur livre point combat; il est insensé, comme je te l'ai déjà dit, de s'élever contre le Tout-Puissant, et de s'attaquer violemment aux siens. » Et le fils répondit à sa mère : « Mère très chérie, ne pleure pas, ne t'épuise pas en gémissements multipliés, car quand même je saurais que je dois périr dans le combat, tu ne pourrais par adresse, ni inventions quelconques, me faire changer de dessein. » Alors la mère encore plus affligée répliqua à son fils: « Je sais que tu combattras et ne mourras pas encore, mais avant que l'année soit écoulée tu quitteras cette vie; tu jouis maintenant dans tous les pays de l'Orient d'une honorable renommée, tu n'as point d'égal à la cour du roi des Persans; mais lorsque tu auras été vaincu, autant ta gloire est maintenant élevée, autant sera grande ton ignominie; car celui qui a surpassé les autres en grandeur n'en est que plus méprisé lorsqu'il tombe dans la honte; maintenant qu'abondent autour de toi la fleur et les richesses de l'Orient, et que tu te vois environné des innombrables bataillons de tes satellites, si tu es vaincu, comment pourras-tu ensuite hasarder le combat à nombre égal ou même supérieur? toi qui autrefois avais coutume de mettre en fuite un grand nombre d'hommes avec peu de guerriers, apprends maintenant à fuir à la tête des forces d'une armée nombreuse, et prends ta course avec tant de guerriers devant un petit nombre, comme les lièvres devant un chien ! » Alors le fils irrité de colère, et ne pouvant supporter plus longtemps les paroles de sa mère, l'interrompit en lui disant : « Pourquoi, ma mère, frapper l'air de vaines paroles, et m’ennuyer de discours absurdes? aucun courage ne saurait nous résister, aucune armée n'est en état de l'emporter sur la nôtre ; mais dis-moi, ma mère, d'où sais-tu que nous devons être vaincus dans ce combat, et que je ne périrai pas ici, mais que je mourrai de mort subite avant l'année révolue, et que les Chrétiens deviendront les maîtres de notre pays ? » A quoi sa mère répondit : « Depuis cent ans nos pères ont appris par les oracles sacrés de nos dieux, par les sorts, la divination et les entrailles des animaux, que la nation des Chrétiens devait venir nous attaquer et nous vaincrait; les aruspices, les mages, les devins et les oracles de nos dieux s'accolent tous en ceci, avec les paroles des prophètes qui ont dit : Du lever du soleil et du couchant, du nord et de la mer méridionale, vos frontières s'étendront et nul ne pourra tenir contre vous. Nous y croyons parce que nous avons vu arriver toutes ces choses, mais nous ne savons pas si l'événement est prochain, cependant quelques-uns des nôtres pensent qu'il n'est pas éloigné, parce que ces prédictions et les signes observés dans les astres annoncent la ruine prochaine des choses de ce monde : quant au combat que tu vas livrer et à l'époque de ta mort, ce que je te dis est la vérité, telle que j’en ai eu connaissance ; car dès le moment que tu as commencé à assembler des troupes pour la guerre, j'ai recherché avec une inquiète sollicitude tout ce qui pouvait m'instruire de l'avenir. Tout s'est accordé à me prédire que tu ne pourrais en aucune manière remporter la victoire sur les Chrétiens; j'ai contemplé, avec les astrologues et les secours de la science, le cours des astres, c'est à savoir les sept planètes et les douze signes; et tout ce qui pouvait être consulté selon les lois de la physique, je l'ai examiné avec les aruspices, et recherché dans les entrailles et les mouvements des animaux, j'ai pratiqué les sortilèges, et tout ce que j'ai vu s'unir pour promettre aux Francs tous les honneurs de la victoire, et t'annoncer la mort, comme je te l'ai dit. » Alors il lui dit : « Ma mère, n’en parlons plus, je combattrai les Francs le plus tôt qu'il me sera possible. » Voyant qu'elle ne pouvait rien gagner sur lui, elle s'en retourna au lieu d'où elle était venue, et emporta avec elle tout ce qu'elle put enlever de dépouilles. [6,3] III. Nous rapporterons maintenant ce qui s'était passé à la ville dans ces entrefaites. Les Turcs pouvaient librement entrer dans le château et en sortir, ils défiaient jour et nuit les nôtres au combat, à coups de traits et de flèches et lorsque les forces manquaient à leurs combattants, ils en faisaient approcher de nouveaux, en sorte que ces survenants augmentaient sans cesse le courage des autres, tandis que les Francs succombaient sous les fatigues de chaque jour; ils ne pouvaient prendre aucun repos, ne déposaient point leurs armes, et demeuraient toujours en attirail de combat : les places de la ville étaient obstruées de traits et de flèches, et les toits des maisons en étaient chargés; chaque jour, il y avait devant le château un nouveau combat, et les nôtres se mêlaient souvent avec les ennemis ; cependant, par la protection de Dieu, peu des nôtres mouraient et il en tombait une foule des leurs. Avec le temps, la faim, le plus cruel de tous les ennemis, vint attaquer les Francs, et de jour en jour exténuer leurs forces: leurs visages s'amaigrissaient, leurs bras perdaient leur vigueur, et. leurs mains tremblantes avaient à peine la force d'arracher les herbes de la terre, les feuilles des arbres et les racines qui croissent dans l'humidité des bois; ils faisaient cuire et mangeaient toutes ces choses, une jambe d'âne se vendait soixante sols, et celui qui l’achetait n'était point réputé dissipateur de son bien ; un petit pain coûtait un byzantin; on mangeait la chair des ânes, des chevaux, des chameaux, des bœufs, des buffles, et on les cuisait sans leur ôter la peau ; les mères suspendaient à leurs mamelles leurs enfants mourant de faim, mais les enfants n'y trouvaient rien; et on les voyait, faute de lait, haleter les yeux fermés. Un jour, Corbahan attira les nôtres au combat hors de la ville, du côté du château; mais chevaliers et chevaux, épuisés de faim, ne purent longtemps soutenir l'impétueuse attaque des ennemis réunis en un seul corps; ils jugèrent plus sûr de regagner la ville; mais pressés comme ils l'étaient par les Turcs, la porte se trouva trop étroite, en sorte que plusieurs y périrent écrasés par la foule; ainsi l'on combattait et dedans et dehors, et les nôtres, mourant de faim, ne pouvaient trouver aucun repos. Plusieurs de nos chevaliers, abattus outre mesure de tout ceci, s'échappèrent de nuit par la fuite en attachant, au haut des remparts, des cordes le long desquelles ils descendirent en s'arrachant toute la peau des mains, et gagnèrent à pied le rivage de la mer: en y arrivant, ils dirent à ceux qui étaient sur les navires de fuir, parce que tous les Chrétiens étaient morts ou vaincus : ceux-ci se mirent en mer pleins de douleur pour se soustraire à la puissance des Turcs. Etienne, comte de Chartres, estimé grand entre les autres chefs, sage en ses conseils et illustre par l'honnêteté de sa vie, s'était trouvé, avant la prise d'Antioche, retenu par une grave maladie, et s'était retiré à un château qui lui appartenait, nommé Alexandrette; lorsqu'il eut entendu de ceux qui fuyaient le récit de la situation des nôtres, il monta sur une montagne fort élevée pour reconnaître ce qui en était, et savoir si la relation était véritable. Lorsqu'il eut vu de loin les innombrables troupes des Turcs et compris que les nôtres étaient enfermés dans la ville, saisi de crainte il s'enfuit, et retournant à son château, le dépouilla de fond en comble, et commença à chevaucher vers Constantinople. Cependant, les assiégés de la ville désiraient avec ardeur son arrivée, pensant qu'il amènerait avec lui l'empereur et en même temps les secours dont ils avaient besoin ; mais lui, conduit par un tout autre dessein, étant arrivé à Philomène, il y trouva l'empereur, et lui dit en secret : « Seigneur empereur, les nôtres sont effectivement maîtres d'Antioche, mais les Turcs possèdent encore le château qui commande la ville ; leurs innombrables troupes assiègent les Francs au dehors, et ils ont à soutenir les attaques de ceux qui sont dans le château. Qu'ai-je à te dire de plus, si ce n'est ou qu'ils ne sont déjà plus ou qu'ils vont tous bientôt périr: ainsi, vénérable empereur, si tu crois mon conseil, tu ne passeras pas plus avant, mais retourneras dans ta ville; aucune puissance humaine ne peut plus les secourir et si tu avances, tu cours le risque d'y demeurer avec ton armée. » Après avoir ouï ces paroles, l'empereur devint fort triste et déclara ouvertement à ses grands et à ses magistrats ce que le comte de Chartres lui avait dit en secret : tous s'affligèrent et pleurèrent le trépas des nôtres. Là était un chevalier nommé Gui, qui s'était fait à la guerre un nom célèbre, et grand ami de Boémond, lorsqu'il eut ouï ces choses, il fut saisi d'une telle douleur qu'il tomba à terre comme s'il était mort, et lorsque reprenant ses sens il revint de l'égarement de son esprit, il commença à pleurer immodérément, se déchirant le visage avec ses ongles, s'arrachant les cheveux, tellement qu'il forçait tout le monde à partager son deuil, et il disait : « O Dieu tout-puissant, où est ta vertu? Si tu es le Tout-Puissant, comment as-tu consenti à cela? n'étaient-ils pas tes champions et tes pèlerins? quel roi, quel empereur ou puissant seigneur a jamais permis que l'on tuât ainsi ses gens, lorsqu'il était le moins du monde en son pouvoir de les secourir? qui voudra désormais être ton chevalier ou ton pèlerin? O Boémond! honneur des autres chefs, couronne des sages, gloire des chevaliers, recours des affligés, force de l'armée et insigne ornement du monde, pourquoi es-tu tombé en un tel malheur, que les Turcs aient fait de toi à leur plaisir? Hélas ! hélas! pourquoi m'est-il accordé de vivre après toi ? car quelque peu que je survive, quelle lumière du jour pourra m'être agréable, quelle beauté pourra me plaire, quelle gloire me charmer? Qui me rendra la vie joyeuse? O Dieu ! si cela est vrai ce que nous rapporte ce comte sot et fuyard, qu'adviendra-t-il des voyages à ton sépulcre, puisque c'est pour y avoir été que tes serviteurs ont été tués comme s'ils n'avaient pas de maître? O Boémond! qu'est-il arrivé de cette foi que tu as toujours eue en ton Sauveur, notre Seigneur Jésus-Christ? empereur, illustres chevaliers, qui pleurez avec moi tant et de telles morts, pouvez-vous bien croire qu'une telle armée ait ainsi péri? certes quand tous les peuples de l'Orient les eussent cernés en rase campagne, avant d'être tous tués, ils eussent été tous vengés ; et maintenant qu'ils avaient une ville où ils pouvaient se défendre, on a les aura ainsi exterminés ! O empereur! aie pour certain que si les Turcs ont tué les nôtres, il doit rester peu de Turcs ; ne crains donc pas d'aller en avant, car tu pourras reprendre Antioche. » L'empereur prêtant grande foi aux vaines paroles du comte fugitif, ne voulut pas suivre le conseil de Gui, et se résolut de retourner sur ses pas. Il ordonna de ravager la Bulgarie, afin que, si les Turcs y arrivaient, ils ne trouvassent rien ; Gui lui-même et tous ceux qui accompagnaient l'empereur s'en retournèrent avec lui, car ils n'osèrent aller en avant; les nôtres demeurèrent donc destitués de tout secours humain, et pendant vingt jours entiers ils eurent à combattre l'ennemi et la faim, le glaive et la disette.