[0] PHILOBIBLION. EXCELLENT TRAITE SUR L'AMOUR DES LIVRES. PROLOGUE. A tous les fidèles du Christ à qui la teneur du présent écrit parviendra, Richard de Bury, par la miséricorde divine, évêque de Durham, salut éternel dans le Seigneur et prière de se souvenir de lui pieusement devant Dieu pendant sa vie et après sa mort. « Que rendrai-je au Seigneur pour tous les biens qu'il m'a faits ? » s'écriait dévotement le psalmiste, le roi invincible, le plus grand des prophètes. Dans cette invocation, pleine du sentiment de la reconnaissance, il montrait en même temps qu'il désirait s'acquitter de ses nombreuses dettes envers le Seigneur, et trouver un saint conseiller. En cela, il pensait comme Aristote, le prince des philosophes, qui, dans les IIIe et VIe livres de ses Ethiques, est d'avis que, sur tout ce qu'on doit faire, il est nécessaire de prendre conseil. Certes quand un aussi admirable prophète, instruit par avance des secrets divins, cherche si ardemment à savoir comment il pourra reconnaître les dons qu'il a reçus, que pourrions-nous faire dignement, nous, grossiers débiteurs, receveurs avides, comblés des bienfaits infinis de la Divinité ? Nous avons dû chercher par une réflexion attentive et une grande circonspection, après avoir invoqué l'esprit aux sept dons, afin que de son feu brillant il enflammât notre méditation, un moyen facile pour remercier le dispensateur de toutes choses des bienfaits qu'il nous avait accordés, décharger le prochain de son fardeau, et racheter par le remède des aumônes les fautes contractées par ceux qui pèchent chaque jour. Averti par celui qui prévient et accomplit la bonne volonté de l'homme, sans qui nous n'avons même pas le pouvoir de penser, de qui nous recevons certainement en présent tout le bien que nous faisons, nous avons recherché avec ardeur, et non sans avoir pris conseil de nos amis et de nous-même, ce qui, entre les différents buts que la piété peut atteindre, plairait davantage au Très-Haut, et servirait le plus à l'Église militante. Bientôt le troupeau des pauvres écoliers, que ne sont-ils plutôt heureux ! se présenta aux regards de notre réflexion. En eux le créateur du monde et la nature, son esclave, ont enraciné les bonnes mœurs et les sciences les plus variées. Malheureusement l'extrême disette de leur patrimoine les opprime à un tel point que, dans ce champ inculte de la jeunesse, les semences fécondes des vertus, privées de la faveur d'une rosée qui leur est due, sont, par la fortune ennemie, forcées de se dessécher. D'où il arrive, pour nous servir des paroles de Boèce, que la vertu éclatante gît cachée dans l'obscurité ; c'est ainsi que les lampes ardentes sont mises maintenant sous le boisseau, et que, faute d'huile, elles s'éteignent complètement. Ainsi le champ couvert de fleurs à l'époque du printemps se dessèche avant la moisson ; ainsi le grain se change en ivraie ; la vigne se transforme en lambruche ; l'olivier devient sauvage, les tendres arbrisseaux dépérissent ; et ceux qui, doués d'une rare capacité d'esprit, pourraient devenir, grâce à leurs talents, de fortes colonnes de l'Église, abandonnent le collège et ses études. Ceux qui sont propres aux arts libéraux, ceux qui sont le mieux préparés à la contemplation des saintes Écritures sont repoussés violemment, par la seule envie, de la coupe remplie du nectar de la philosophie, coupe qu'ils avaient cependant portée à leurs lèvres, et dont le goût les avait ardemment altérés ; privés de ressources, ils se vouent, pour vivre, aux arts mécaniques, comme par une sorte d'apostasie non moins préjudiciable à l'Église qu'avilissante pour le clergé. C'est ainsi que l'Église, notre mère, avorte en engendrant ses enfants, qu'il sort de son sein des fruits informes, et qu'elle perd des nourrissons remarquables qui plus tard, seraient devenus les défenseurs et les athlètes de la foi. C'est ainsi, hélas ! que tout à coup le fil du tisserand se rompt au milieu de la trame ! C'est ainsi que le soleil se trouve éclipsé à l'aurore la plus pure ! que la planète qui s'avance est tout à coup relancée en arrière, et que, prenant la nature et la forme d'une étoile, elle s'éteint subitement et disparaît ! Un homme pieux pourrait-il considérer quelque chose de plus lamentable ? Quelle chose pénétrera plus profondément les entrailles de la miséricorde ? Et quel est le cœur assez glacé pour ne pas, à cet aspect, se dissoudre en gouttes brûlantes ? Raisonnant en sens contraire, souvenons-nous, d'après des faits qui se sont passés, que pour le profit de la république chrétienne tout entière, il serait convenable d'entourer les étudiants, non des délices de Sardanapale ou des richesses de Crésus, mais de les faire jouir d'une médiocrité scolastique. Combien, en effet, en voyons-nous par nos yeux, combien les livres nous en font-ils connaître qui, ne brillant point par l'éclat de leurs ancêtres, n'ayant à se réjouir d'aucun héritage, soutenus par la piété de tant d'hommes vertueux, méritent d'obtenir des chaires apostoliques, commandent dignement leur fidèle troupeau, soumettent au joug ecclésiastique les humbles et les superbes et procurent à l'Église une plus grande liberté. C'est pourquoi, obéissant à une attention charitable, après avoir passé en revue sous toutes les faces les besoins de l'humanité, la volonté de notre compassion préféra spécialement porter un pieux secours à cette race d'hommes si calamiteuse, sur laquelle l'Église fonde un si grand espoir, non seulement en pourvoyant aux nécessités de leur vie, mais surtout à celles de leur intelligence, en leur fournissant pour l'étude les livres les plus utiles. C'est à ce point de vue, très admissible devant Dieu, que depuis longtemps notre intention veille infatigable. A la vérité, cet amour qui tient de l'extase, nous dominait si puissamment, que méprisant les autres biens terrestres, nous n'étions sensible qu'à la passion d'acquérir des livres. Aussi, pour que notre intention soit appréciée par nos contemporains et par ceux qui les suivront, et qu'autant qu'il est en notre pouvoir nous puissions fermer pour toujours les bouches perfides des bavards, nous publions ce petit traité que nous avons écrit à la manière facile des modernes, car il est ridicule aux rhétoriciens d'employer le style sublime, quand le sujet est léger. Ce traité purgera de son excès l'amour que nous ressentons pour les livres, propagera le but de nos soins assidus, et éclaircira les particularités de notre œuvre divisée en vingt chapitres. Comme il parle principalement de l'amour des livres, il nous a plu de lui donner agréablement, à l'exemple des anciens latins, le titre grec de Philobiblion.