ACTE III -------- SCENE I - PHEDRE, OENONE PHEDRE Ah ! que l'on porte ailleurs les honneurs qu'on m'envoie. Importune, peux-tu souhaiter qu'on me voie ? De quoi viens-tu flatter mon esprit désolé ? Cache-moi bien plutôt, je n'ai que trop parlé. Mes fureurs au-dehors ont osé se répandre. J'ai dit ce que jamais on ne devait entendre. Ciel ! comme il m'écoutait ! Par combien de détours L'insensible a longtemps éludé mes discours ! Comme il ne respirait qu'une retraite prompte ! Et combien sa rougeur a redoublé ma honte ! Pourquoi détournais-tu mon funeste dessein ? Hélas ! quand son épée allait chercher mon sein, A-t-il pâli pour moi ? me l'a-t-il arrachée ? Il suffit que ma main l'ait une fois touchée, Je l'ai rendue horrible à ses yeux inhumains ; Et ce fer malheureux profanerait ses mains. OENONE Ainsi dans vos malheurs ne songeant qu'à vous plaindre, Vous nourrissez un feu qu'il vous faudrait éteindre. Ne vaudrait-il pas mieux, digne sang de Minos, Dans de plus nobles soins chercher votre repos, Contre un ingrat qui plaît recourir à la fuite, Régner, et de l'Etat embrasser la conduite ? PHEDRE Moi régner ! Moi ranger un Etat sous ma loi, Quand ma faible raison ne règne plus sur moi ! Lorsque j'ai de mes sens abandonné l'empire ! Quand sous un joug honteux à peine je respire ! Quand je me meurs ! OENONE Fuyez. PHEDRE Je ne le puis quitter. OENONE Vous l'osâtes bannir, vous n'osez l'éviter. PHEDRE Il n'est plus temps. Il sait mes ardeurs insensées. De l'austère pudeur les bornes sont passées. J'ai déclaré ma honte aux yeux de mon vainqueur, Et l'espoir, malgré moi, s'est glissé dans mon coeur. Toi-même, rappelant ma force défaillante, Et mon âme déjà sur mes lèvres errante, Par tes conseils flatteurs tu m'as su ranimer. Tu m'as fait entrevoir que je pouvais l'aimer. OENONE Hélas ! de vos malheurs innocente ou coupable, De quoi pour vous sauver n'étais-je point capable ? Mais si jamais l'offense irrita vos esprits, Pouvez-vous d'un superbe oublier les mépris ? Avec quels yeux cruels sa rigueur obstinée Vous laissait à ses pieds peu s'en faut prosternée ! Que son farouche orgueil le rendait odieux ! Que Phèdre en ce moment n'avait-elle mes yeux ! PHEDRE OEnone, il peut quitter cet orgueil qui te blesse. Nourri dans les forêts, il en a la rudesse. Hippolyte, endurci par de sauvages lois, Entend parler d'amour pour la première fois. Peut-être sa surprise a causé son silence, Et nos plaintes peut-être ont trop de violence. OENONE Songez qu'une barbare en son sein l'a formé. PHEDRE Quoique Scythe et barbare, elle a pourtant aimé. OENONE Il a pour tout le sexe une haine fatale. PHEDRE Je ne me verrai point préférer de rivale. Enfin tous tes conseils ne sont plus de saison. Sers ma fureur, OEnone, et non point ma raison. Il oppose à l'amour un coeur inaccessible : Cherchons, pour l'attaquer, quelque endroit plus sensible. Les charmes d'un Empire ont paru le toucher ; Athènes l'attirait, il n'a su s'en cacher ; Déjà de ses vaisseaux la pointe était tournée, Et la voile flottait aux vents abandonnée. Va trouver de ma part ce jeune ambitieux, OEnone. Fais briller la couronne à ses yeux. Qu'il mette sur son front le sacré diadème ; Je ne veux que l'honneur de l'attacher moi-même. Cédons-lui ce pouvoir que je ne puis garder. Il instruira mon fils dans l'art de commander. Peut-être il voudra bien lui tenir lieu de père. Je mets sous son pouvoir et le fils et la mère. Pour le fléchir enfin tente tous les moyens : Tes discours trouveront plus d'accès que les miens. Presse, pleure, gémis, peins-lui Phèdre mourante, Ne rougis point de prendre une voix suppliante. Je t'avoûrai de tout ; je n'espère qu'en toi. Va, j'attends ton retour pour disposer de moi. SCENE II - PHEDRE PHEDRE O toi, qui vois la honte où je suis descendue, Implacable Vénus, suis-je assez confondue ? Tu ne saurais plus loin pousser ta cruauté. Ton triomphe est parfait ; tous tes traits ont porté. Cruelle, si tu veux une gloire; nouvelle, Attaque un ennemi qui te soit plus rebelle. Hippolyte te fuit, et bravant ton courroux, Jamais à tes autels n'a fléchi ses genoux. Ton nom semble offenser ses superbes oreilles. Déesse, venge-toi : nos causes sont pareilles. Qu'il aime. Mais déjà tu reviens sur tes pas, OEnone ? On me déteste, on ne t'écoute pas. SCENE III - PHEDRE, OENONE OENONE Il faut d'un vain amour étouffer la pensée, Madame. Rappelez votre vertu passée. Le Roi, qu'on a cru mort, va paraître à vos yeux ; Thésée est arrivé, Thésée est en ces lieux. Le peuple, pour le voir, court et se précipite. Je sortais par votre ordre, et cherchais Hippolyte , Lorsque jusques au ciel mille cris élancés... PHEDRE Mon époux est vivant, OEnone, c'est assez. J'ai fait l'indigne aveu d'un amour qui l'outrage, Il vit. Je ne veux pas en savoir davantage. OENONE Quoi ? PHEDRE Je te l'ai prédit, mais tu n'as pas voulu. Sur mes justes remords tes pleurs ont prévalu. Je mourais ce matin digne d'être pleurée ; J'ai suivi tes conseils, je meurs déshonorée. OENONE Vous mourez ? PHEDRE Juste ciel ! qu'ai-je fait aujourd'hui ? Mon époux va paraître, et son fils avec lui. Je verrai le témoin de ma flamme adultère Observer de quel front j'ose aborder son père, Le coeur gros de soupirs qu'il n'a point écoutés, L'oeil humide de pleurs par l'ingrat rebutés. Penses-tu que sensible à l'honneur de Thésée, Il lui cache l'ardeur dont je suis embrasée ? Laissera-t-il trahir et son père et son roi ? Pourra-t-il contenir l'horreur qu'il a pour moi ? Il se tairait en vain. Je sais mes perfidies, Oenone, et ne suis point de ces femmes hardies Qui goûtant dans le crime une tranquille paix, Ont su se faire un front qui ne rougit jamais. Je connais mes fureurs, je les rappelle toutes. Il me semble déjà que ces murs, que ces voûtes Vont prendre la parole, et prêts à m'accuser, Attendent mon époux pour le désabuser. Mourons. De tant d'horreurs qu'un trépas me délivre. Est-ce un malheur si grand que de cesser de vivre ? La mort aux malheureux ne cause point d'effroi. Je ne crains que le nom que je laisse après moi. Pour mes tristes enfants quel affreux héritage ! Le sang de Jupiter doit enfler leur courage ; Mais quelque juste orgueil qu'inspire un sang si beau, Le crime d'une mère est un pesant fardeau. Je tremble qu'un discours, hélas ! trop véritable, Un jour ne leur reproche une mère coupable. Je tremble qu'opprimés de ce poids odieux L'un ni l'autre jamais n'ose lever les yeux. OENONE Il n'en faut point douter, je les plains l'un et l'autre ; Jamais crainte ne fut plus juste que la vôtre. Mais à de tels affronts pourquoi les exposer ? Pourquoi contre vous-même allez-vous déposer ? C'en est fait : on dira que Phèdre, trop coupable, De son époux trahi fuit l'aspect redoutable. Hippolyte est heureux qu'aux dépens de vos jours Vous-même en expirant appuyez ses discours. A votre accusateur que pourrai-je répondre ? Je serai devant lui trop facile à confondre. De son triomphe affreux je le verrai jouir, Et conter votre honte à qui voudra l'ouïr. Ah ! que plutôt du ciel la flamme me dévore ! Mais ne me trompez point, vous est-il cher encore ? De quel oeil voyez-vous ce prince audacieux ? PHEDRE Je le vois comme un monstre effroyable à mes yeux. OENONE Pourquoi donc lui céder une victoire entière ? Vous le craignez. Osez l'accuser la première Du crime dont il peut vous charger aujourd'hui. Qui vous démentira ? Tout parle contre lui : Son épée en vos mains heureusement laissée, Votre trouble présent, votre douleur passée, Son père par vos cris dès longtemps prévenu, Et déjà son exil par vous-même obtenu. PHEDRE Moi, que j'ose opprimer et noircir l'innocence ! OENONE Mon zèle n'a besoin que de votre silence. Tremblante comme vous, j'en sens quelque remords. Vous me verriez plus prompte affronter mille morts. Mais puisque je vous perds sans ce triste remède, Votre vie est pour moi d'un prix à qui tout cède. Je parlerai. Thésée, aigri par mes avis, Bornera sa vengeance à l'exil de son fils. Un père en punissant, Madame, est toujours père. Un supplice léger suffit à sa colère. Mais le sang innocent dût-il être versé, Que ne demande point votre honneur menacé ? C'est un trésor trop cher pour oser le commettre. Quelque loi qu'il vous dicte, il faut vous y soumettre, Madame, et pour sauver votre honneur combattu, Il faut imoler tout, et même la vertu. On vient, je vois Thésée. PHEDRE Ah ! je vois Hippolyte, Dans ses yeux insolents, je vois ma perte écrite. Fais ce que tu voudras, je m'abandonne à toi. Dans le trouble où je suis, je ne peux rien pour moi SCENE IV - THESEE, HIPPOLYTE, PHEDRE, OENONE, THERAMENE THESEE La fortune à mes voeux cesse d'être opposée, Madame, et dans vos bras met... PHEDRE Arrêtez, Thésée, Et ne profanez point des transports si charmants. Je ne mérite plus ces doux empressements. Vous êtes offensé. La fortune jalouse N'a pas en votre absence épargné votre épouse. Indigne de vous plaire et de vous approcher, Je ne dois désormais songer qu'à me cacher. SCENE V - THESEE, HIPPOLYTE, THERAMENE THESEE Quel est l'étrange accueil qu'on fait à votre père, Mon fils ? HIPPOLYTE Phèdre peut seule expliquer ce mystère. Mais si mes voeux ardents vous peuvent émouvoir, Permettez-moi, Seigneur, de ne la plus revoir ; Souffrez que pour jamais le tremblant Hippolyte Disparaisse des lieux que votre épouse habite. THESEE Vous, mon fils, me quitter ? HIPPOLYTE Je ne la cherchais pas. C'est vous qui sur ces bords conduisites ses pas. Vous daignâtes, Seigneur, aux rives de Trézène Confier en partant Aricie et la Reine : Je fus même chargé du soin de les garder. Mais quels soins désormais peuvent me retarder ? Assez dans les forêts mon oisive jeunesse Sur de vils ennemis a montré son adresse. Ne pourrai-je, en fuyant un indigne repos, D'un sang plus glorieux teindre mes javelots ? Vous n'aviez pas encore atteint l'âge où je touche, Déjà plus d'un tyran, plus d'un monstre farouche Avait de votre bras senti la pesanteur ; Déjà, de l'insolent heureux persécuteur, Vous aviez des deux mers assuré les rivages, Le libre voyageur ne craignait plus d'outrages, Hercule, respirant sur le bruit de vos coups, Déjà de son travail se reposait sur vous. Et moi, fils inconnu d'un si glorieux père, Je suis même encor loin des traces de ma mère. Souffrez que mon courage ose enfin s'occuper. Souffrez, si quelque monstre a pu vous échapper, Que j'apporte à vos pieds sa dépouille honorable ; Ou que d'un beau trépas la mémoire durable, Eternisant des jours si noblement finis, Prouve à tout l'univers que j'étais votre fils. THESEE Que vois-je ? Quelle horreur dans ces lieux répandue Fait fuir devant mes yeux ma famille éperdue ? Si je reviens si craint et si peu désiré, O ciel ! de ma prison pourquoi m'as-tu tiré ? Je n'avais qu'un ami. Son impudente flamme Du tyran de l'Epire allait ravir la femme ; Je servais à regret ses desseins amoureux ; Mais le sort irrité nous aveuglait tous deux. Le tyran m'a surpris sans défense et sans armes. J'ai vu Pirithoüs, triste objet de mes larmes, Livré par ce barbare à des monstres cruels Qu'il nourrissait du sang des malheureux mortels. Moi-même, il m'enferma dans des cavernes sombres, Lieux profonds, et voisins de l'empire des ombres. Les Dieux, après six mois, enfin m'ont regardé : J'ai su tromper les yeux de qui j'étais gardé. D'un perfide ennemi j'ai purgé la nature ; A ses monstres lui-même a servi de pâture ; Et losrque avec transport je pense m'approcher De tout ce que les Dieux m'ont laissé de plus cher ; Que dis-je ? Quand mon âme, à moi-même rendue, Vient se rassasier d'une si chère vue, Je n'ai pour tout accueil que des frémissements : Tout fuit, tout se refuse à mes embrassements. Et moi-même, éprouvant la terreur que j'inspire, Je voudrais être encor dans les prisons d'Epire. Parlez. Phèdre se plaint que je suis outragé. Qui m'a trahi ? Pourquoi ne suis-je pas vengé ? La Grèce, à qui mon bras fut tant de fois utile, A-t-elle au criminel accordé quelque asile ? Vous ne répondez point. Mon fils, mon propre fils Est-il d'intelligence avec mes ennemis ? Entrons. C'est trop garder un doute qui m'accable. Connaissons à la fois le crime et le coupable. Que Phèdre explique enfin le trouble où je la voi. SCENE VI - HIPPOLYTE, THERAMENE HIPPOLYTE Où tendait ce discours qui m'a glacé d'effroi ? Phèdre, toujours en proie à sa fureur extrême, Veut-elle s'accuser et se perdre elle-même ! Dieux ! que dira le Roi ! Quel funeste poison L'amour a répandu sur toute sa maison ! Moi-même, plein d'un feu que sa haine réprouve, Quel il m'a vu jadis, et quel il me retrouve ! De noirs pressentiments viennent m'épouvanter. Mais l'innocence enfin n'a rien à redouter. Allons, cherchons ailleurs par quelle heureuse adresse Je pourrai de mon père émouvoir la tendresse, Et lui dire un amour qu'il peut vouloir troubler, Mais que tout son pouvoir ne saurait ébranler. ACTE IV ------- SCENE I - THESEE, OENONE THESEE Ah ! qu'est-ce que j'entends ? Un traître, un téméraire Préparait cet outrage à l'honneur de son père ? Avec quelle rigueur, Destin, tu me poursuis ! Je ne sais où je vais, je ne sais où je suis. O tendresse ! ô bonté trop mal récompensée ! Projet audacieux ! détestable pensée ! Pour parvenir au but de ses noires amours, L'insolent de la force empruntait le secours. J'ai reconnu le fer, instrument de sa rage, Ce fer dont je l'armai pour un plus noble usage. Tous les liens du sang n'ont pu le retenir ! Et Phèdre différait à le faire punir ! Le silence de Phèdre épargnait le coupable ! OENONE Phèdre épargnait plutôt un père déplorable. Honteuse du dessein d'un amant furieux Et du feu criminel qu'il a pris dans ses yeux, Phèdre mourait, Seigneur, et sa main meurtière Eteignait de ses yeux l'innocente lumière. J'ai vu lever le bras, j'ai couru la sauver. Moi seule à votre amour j'ai su la conserver ; Et, plaignant à la fois son trouble et vos alarmes, J'ai servi malgré moi d'interprète à ses larmes. THESEE Le perfide ! Il n'a pu s'empêcher de pâlir. De crainte, en m'abordant, je l'ai vu tressaillir. Je me suis étonné de son peu d'allégresse, Ses froids embrassements ont glacé ma tendresse. Mais ce coupable amour dont il est dévoré Dans Athènes déjà s'était-il déclaré ? OENONE Seigneur, souvenez-vous des plaintes de la Reine. Un amour criminel causa toute sa haine. THESEE Et ce feu dans Trézène a donc recommencé ? OENONE Je vous ai dit, Seigneur, tout ce qui s'est passé. C'est trop laisser la Reine à sa douleur mortelle ; Souffrez que je vous quitte et me range auprès d'elle. SCENE II - THESEE, HIPPOLYTE THESEE Ah ! le voici. Grands Dieux ! à ce noble maintien Quel oeil ne serait pas trompé comme le mien ? Faut-il que sur le front d'un profane adultère Brille de la vertu le sacré caractère ? Et ne devrait-on pas à des signes certains Reconnaître le coeur des perfides humains ? HIPPOLYTE Puis-je vous demander quel funeste nuage, Seigneur, a pu troubler votre auguste visage ? N'osez-vous confier ce secret à ma foi ? THESEE Perfide, oses-tu bien te montrer devant moi ? Monstre, qu'a trop longtemps épargné le tonnerre, Reste impur des brigands dont j'ai purgé la terre ! Après que le transport d'un amour plein d'horreur Jusqu'au lit de ton père a porté sa fureur, Tu m'oses présenter une tête ennemie, Tu parais dans des lieux pleins de ton infamie, Et ne vas pas chercher, sous un ciel inconnu, Des pays où mon nom ne soit pas parvenu. Fuis, traître. Ne viens point braver ici ma haine, Et tenter un courroux que je retiens à peine. C'est bien assez pour moi de l'opprobre éternel D'avoir pu mettre au jour un fils si criminel, Sans que ta mort encor, honteuse à ma mémoire, De mes nobles travaux vienne souiller la gloire;. Fuis, et si tu ne veux qu'un chatîment soudain T'ajoute aux scélérats qu'a punis cette main, Prends garde que jamais l'astre qui nous éclaire Ne te voie en ces lieux mettre un pied téméraire. Fuis, dis-je, et sans retour précipitant tes pas, Se ton horrible aspect purge tous mes états. Et toi, Neptune, et toi, si jadis mon courage D'infâmes assassins nettoya ton rivage, Souviens-toi que pour prix de mes efforts heureux, Tu promis d'exercer le premier de mes voeux. Dans les longues rigueurs d'une prison cruelle Je n'ai point imploré ta puissance immortelle. Avare du secours que j'attends de tes soins, Mes voeux t'ont réservé pour de plus grans besoins. Je t'implore aujourd'hui. Venge un malheureux père. J'abandonne ce traître à toute ta colère. Etouffe dans son sang ses désirs effrontés. Thésée à tes fureurs connaîtra tes bontés. HIPPOLYTE D'un amour criminel Phèdre accuse Hippolyte ! Un tel excés d'horreur rend mon âme interdite ; Tant de coups imprévus m'accablent à la fois Qu'ils m'ôtent la parole et m'étouffent la voix. THESEE Traître, tu prétendais qu'en un lâche silence Phèdre ensevelirait ta brutale insolence. Il fallait, en fuyant, ne pas abandonner Le fer qui dans ses mains aide à te condamner ; Ou plutôt il fallait, comblant ta perfidie, Lui ravir tout d'un coup la parole et la vie. HIPPOLYTE D'un mensonge si noir justement irrité, Je devrais faire ici parler la vérité, Seigneur. Mais je supprime un secret qui vous touche. Approuvez le respect qui me ferme la bouche ; Et sans vouloir vous-même augmenter vos ennuis, Examinez ma vie, et songez qui je suis. Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes. Quiconque a pu franchir les bornes légitimes Peut violer enfin les droits les plus sacrés ; Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés, Et jamais on n'a vu la timide innocence Passer subitement à l'extrême licence. Un jour seul ne fait point d'un mortel vertueux Un perfide assassin, un lâche incestueux. Elevé dans le sein d'une chaste héroïne, Je n'ai point de son sang démenti l'origine. Pitthée, estimé sage entre tous les humains, Daigna m'instruire encore au sortir de ses mains. Je ne veux point me peindre avec trop d'avantage ; Mais si quelque vertu m'est tombée en partage, Seigneur, je crois surtout avoir fait éclater La haine des forfaits qu'on ose m'imputer. C'est par là qu'Hippolyte est connu dans la Grèce. J'ai poussé la vertu jusques à la rudesse. On sait de mes chagrins l'inflexible rigueur. Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon coeur. Et l'on veut qu'Hippolyte, épris d'un feu profane... THESEE Oui, c'est ce même orgueil, lâche, qui te condamne. je vois de tes froideurs le principe odieux. Phèdre seule charmait tes impudiques yeux. Et pour tout autre objet ton âme indifférente Dédaignait de brûler d'une flamme innocente. HIPPOLYTE Non, mon père, ce coeur (c'est trop vous le celer) N'a point d'un chaste amour dédaigné de brûler. Je confesse à vos pieds ma véritable offense : J'aime, j'aime, il est vrai, malgré votre défense. Aricie à ses lois tient mes voeux asservis ; La fille de Pallante a vaincu votre fils. Je l'adore, et mon âme, à vos ordres rebelle, Ne peut ni soupirer ni brûler que pour elle. THESEE Tu l'aimes ? Ciel ! Mais non, l'artifice est grossier. Tu te feins criminel pour te justifier. HIPPOLYTE Seigneur, depuis six mois, je l'évite, et je l'aime. Je venais en tremblant vous le dire à vous-même. Hé quoi ! de votre erreur rien ne vous peut tirer ? Par quel affreux serment faut-il vous rassurer ? Que la terre, le ciel, que toute la nature... THESEE Toujours les scélérats ont recours au parjure. Cesse, cesse, et m'épargne un importun discours, Si ta fausse vertu n'a point d'autre recours. HIPPOLYTE Elle vous paraît fausse et pleine d'artifice. Phèdre au fond de son coeur me rend plus de justice. THESEE Ah ! que ton impudence excite mon courroux ! HIPPOLYTE Quel temps à mon exil, quel lieu prescrivez-vous ? THESEE Fusse-tu par-delà les colonnes d'Alcide, Je me croirais encor trop voisin d'un perfide. HIPPOLYTE Chargé du crime affreux dont vous me soupçonnez, Quels amis me plaindront, quand vous m'abandonnez ? THESEE Va chercher des amis dont l'estime funeste Honore l'adultère, applaudisse à l'inceste ; Des traîtres, des ingrats sans honneur et sans loi, Dignes de protéger un méchant tel que toi. HIPPOLYTE Vous me parlez toujours d'inceste et d'adultère ! Je me tais. Cependant Phèdre sort d'une mère, Phèdre est d'un sang, Seigneur, vous le savez trop bien, De toutes ces horreurs plus rempli que le mien. THESEE Quoi ! ta rage à mes yeux perd toute retenue ? Pour la dernière fois, ôte-toi de ma vue. Sors, traître. N'attends pas qu'un père furieux Te fasse avec opprobre arracher de ces lieux. SCENE III - THESEE THESEE Misérable, tu cours à ta perte infaillible. Neptune, par le fleuve aux Dieux mêmes terrible, M'a donné sa parole, et va l'exécuter. Un Dieu vengeur te suit, tu ne peux l'éviter. Je t'aimais ; et je sens que malgré ton offense, Mes entrailles pour toi se troublent par avance. Mais à te condamner tu m'as trop engagé. Jamais père en effet fut-il plus outragé ? Justes Dieux, qui voyez la douleur qui m'accable, Ai-je pu mettre au jour un enfant si coupable ? SCENE IV - PHEDRE, THESEE PHEDRE Seigneur, je viens à vous, pleine d'un juste effroi. Votre voix redoutable a passé jusqu'à moi. Je crains qu'un prompt effet n'ai suivi la menace. S'il en est temps encore, épargnez votre race, Respectez votre sang, j'ose vous en prier. Sauvez-moi de l'horreur de l'entendre crier ; Ne me préparez point la douleur éternelle De l'avoir fait répandre à la main paternelle. THESEE Non, Madame, en mon sang ma main n'a point trempé ; Mais l'ingrat toutefois ne m'est point échappé. Une immortelle main de sa perte est chargée. Neptune me la doit, et vous serez vengée. PHEDRE Neptune vous la doit ! Quoi ? vos voeux irrités... THESEE Quoi ! craignez-vous déjà qu'ils ne soient écoutés ? Joignez-vous bien plutôt à mes voeux légitimes. Dans toute leur noirceur retracez-moi ses crimes ; Echauffez mes transports trop lents, trop retenus. Tous ses crimes encor ne vous sont pas connus ; Sa fureur contre vous se répand en injures ; Votre bouche, dit-il, est pleine d'impostures ; Il soutient qu'Aricie a son coeur, a sa foi, Qu'il aime. PHEDRE Quoi, Seigneur ! THESEE Il l'a dit devant moi. Mais je sais rejeter un frivole artifice. Espérons de Neptune une prompte justice. Je vais moi-même encore, au pied de ses autels, Le presser d'accomplir ses serments immortels. SCENE V - PHEDRE PHEDRE Il sort. Quelle nouvelle a frappé mon oreille ? Quel feu mal étouffé dans mon coeur se réveille ? Quel coup de foudre, ô ciel ! et quel funeste avis ! Je volais toute entière au secours de son fils ; Et m'arrachant des bras d'OEnone épouvantée, Je cédais au remords dont j'étais tourmentée. Qui sait même où m'allait porter ce repentir ? Peut-être à m'accuser j'aurais pu consentir ; Peut-être, si la voix ne m'eût été coupée, L'affreuse vérité me serait échappée. Hippolyte est sensible, et ne sent rien pour moi ! Aricie a son coeur ! Aricie a sa foi Ah, dieux ! Lorsqu'à mes voeux l'ingrat inexorable S'armait d'un oeil si fier, d'un front si redoutable, Je pensais qu'à l'amour son coeur toujours fermé Fût contre tout mon sexe également armé. Une autre cependant a fléchi son audace ; Devant ses yeux cruels une autre a trouvé grâce. Peut-être a-t-il un coeur facile à s'attendrir. Je suis le seul objet qu'il ne saurait souffrir ; Et je me chargerais du soin de le défendre ? SCENE VI - PHEDRE, OENONE PHEDRE Chère OEnone, sais-tu ce que je viens d'apprendre ? OENONE Non ; mais je viens tremblante, à ne vous point mentir. J'ai pâli du dessein qui vous a fait sortir ; J'ai craint une fureur à vous-même fatale. PHEDRE OEnone, qui l'eût cru ? j'avais une rivale. OENONE Comment ? PHEDRE Hippolyte aime, et je n'en puis douter. Ce farouche ennemi qu'on ne pouvait dompter, Qu'offensait le respect, qu'importunait la plainte, Ce tigre, que jamais je n'abordai sans crainte, Soumis, apprivoisé, reconnaît un vainqueur : Aricie a trouvé le chemin de son coeur. OENONE Aricie ? PHEDRE Ah ! douleur non encore éprouvée ! A quel nouveau tourment je me suis réservée ! Tout ce que j'ai souffert, mes craintes, mes transports, La fureur de mes yeux, l'horreur de mes remords, Et d'un refus cruel l'insupportable injure N'était qu'un faible essai du tourment que j'endure. Ils s'aiment ! Par quel charme ont-ils trompé mes yeux ? Comment se sont-ils vus ? Depuis quand ? Dans quels lieux ? Tu le savais. Pourquoi me laissais-tu séduire ? De leur furtive ardeur ne pouvais-tu m'instruire ? Les a-t-on vus souvent se parler, se chercher ? Dans le fond des forêts allaient-ils se cacher ? Hélas ! ils se voyaient avec pleine licence. Le ciel de leurs soupirs approuvait l'innocence ; Ils suivaient sans remords leur penchant amoureux ; Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux. Et moi, triste rebut de la nature entière, Je me cachais au jour, je fuyais la lumière. La mort est le seul Dieu que j'osais implorer. J'attendais le moment où j'allais expirer ; Me nourrissant de fiel, de larmes abreuvée, Encor dans mon malheur de trop près observée, Je n'osais dans mes pleurs me noyer à loisir ; Je goûtais en tremblant ce funeste plaisir, Et sous un front serein déguisant mes alarmes, Il fallait bien souvent me priver de mes larmes. OENONE Quel fruit recevront-ils de leurs vaines amours ? Ils ne se verront plus. PHEDRE Ils s'aimeront toujours. Au moment que je parle, ah ! mortelle pensée ! Ils bravent la fureur d'une amante insensée. Malgré ce même exil qui va les écarter, Ils font mille serments de ne se point quitter. Non, je ne puis souffrir un bonheur qui m'outrage, OEnone. Prends pitié de ma jalouse rage. Il faut perdre Aricie. Il faut de mon époux Contre un sang odieux réveiller les courroux. Qu'il ne se borne pas à des peines légères : Le crime de la soeur passe celui des frères. Dans mes jaloux transports je le veux implorer. Que fais-je ? Où ma raison va-t-elle s'égarer ? Moi jalouse ! Et Thésée est celui que j'implore ! Mon époux est vivant, et moi je brûle encore ! Pour qui ? Quel est le coeur où prétendent mes voeux ? Chaque mot sur mon front fait dresser mes cheveux. Mes crimes désormais ont comblé la mesure. Je respire à la fois l'inceste et l'imposture. Mes homicides mains, promptes à me venger, Dans le sang innocent brûlent de se plonger. Misérable ! et je vis ? et je soutiens la vue De ce sacré Soleil dont je suis descendue ? J'ai pour aïeul le père et le maître des Dieux ; Le ciel, tout l'univers est plein de mes aïeux. Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale. Mais que dis-je ? Mon père y tient l'urne fatale ; Le Sort, dit-on, l'a mise en ses sévères mains : Minos juge aux enfers tous les pâles humains. Ah ! combien frémira son ombre épouvantée, Lorsqu'il verra sa fille à ses yeux présentée, Contrainte d'avouer tant de forfaits divers, Et des crimes peut-être inconnus aux enfers ! Que diras-tu, mon père, à ce spectacle horrible ? Je crois voir de ta main tomber l'urne terrible, Je crois te voir, cherchant un supplice nouveau, Toi-même de ton sang devenir le bourreau. Pardonne. Un Dieu cruel a perdu ta famille : Reconnais sa vengeance aux fureurs de ta fille. Hélas ! du crime affreux dont la honte me suit Jamais mon triste coeur n'a recueilli le fruit. Jusqu'au dernier soupir, de malheurs poursuivie, Je rends dans les tourments une pénible vie. OENONE Hé ! repoussez, Madame, une injuste terreur. Regardez d'un autre oeil une excusable erreur. Vous aimez. On ne peut vaincre sa destinée. Par un charme fatal vous fûtes entraînée. Est-ce donc un prodige inouï parmi nous ? L'amour n'a-t-il encor triomphé que de vous ? La faiblesse aux humains n'est que trop naturelle. Mortelle, subissez le sort d'une mortelle. Vous vous plaignez d'un joug imposé dès longtemps : Les Dieux même, les Dieux, de l'Olympe habitants, Qui d'un bruit si terrible épouvantent les crimes, Ont brûlé quelquefois de feux illégitimes. PHEDRE Qu'entends-je ! Quels conseils ose-t-on me donner ? Ainsi donc jusqu'au bout tu veux m'empoisonner. Malheureuse ! Voilà comme tu m'as perdue. Au jour que je fuyais c'est toi qui m'as rendue. Tes prières m'ont fait oublier mon devoir. J'évitais Hippolyte, et tu me l'as fait voir. De quoi te chargeais-tu ? Pourquoi ta bouche impie A-t-elle, en l'accusant, osé noircir sa vie ? Il en mourra peut-être, et d'un père insensé Le sacrilège voeu peut-être est exaucé. Je ne t'écoute plus. Va-t-en, monstre exécrable, Va, laisse-moi le soin de mon sort déplorable. Puisse le juste ciel dignement te payer ; Et puisse ton supplice à jamais effrayer Tous ceux qui, comme toi, par de lâches adresses, Des princes malheureux nourrissent les faiblesses, Les poussent au penchant où leur coeur est enclin, Et leur osent du crime aplanir le chemin ; Détestables flatteurs, présent le plus funeste Que puisse faire aux rois la colère céleste ! OENONE, seule. Ah, Dieux ! pour la servir j'ai tout fait, tout quitté ; Et j'en reçois ce prix ? Je l'ai bien mérité. ACTE V ------ SCENE I - HIPPOLYTE, ARICIE ARICIE Quoi ! vous pouvez vous taire en ce péril extrême ? Vous laissez dans l'erreur un père qui vous aime ? Cruel, si de mes pleurs méprisant le pouvoir, Vous consentez sans peine à ne plus me revoir, Partez, séparez-vous de la triste Aricie. Mais du moins en partant assurez votre vie. Défendez votre honneur d'un reproche honteux, Et forcez votre père à révoquer ses voeux. Il en est temps encor. Pourquoi, par quel caprice, Laissez-vous le champ libre à votre accusatrice ? Eclaircissez Thésée. HIPPOLYTE Hé ! que n'ai-je point dit ? Ai-je dû mettre au jour l'opprobre de son lit ? Devais-je, en lui faisant un récit trop sincère, D'une indigne rougeur couvrir le front d'un père ? Vous seule avez percé ce mystère odieux. Mon coeur pour s'épancher n'a que vous et les Dieux. Je n'ai pu vous cacher, jugez si je vous aime, Tout ce que je voulais me cacher à moi-même. Mais songez sous quel sceau je vous l'ai révélé. Oubliez, s'il se peut, que je vous ai parlé, Madame. Et que jamais une bouche si pure Ne s'ouvre pour conter cette horrible aventure. Sur l'équité des Dieux osons nous confier : Ils ont trop d'intérêt à me justifier ; Et Phèdre, tôt ou tard de son crime punie, N'en saurait éviter la juste ignominie. C'est l'unique respect que j'exige de vous. Je permets tout le reste à mon libre courroux. Sortez de l'sclavage où vous êtes réduite. Osez me suivre. Osez accompagner ma fuite. Arrachez-vous d'un lieu funeste et profané, Où la vertu respire un air empoisonné ; Profitez, pour cacher votre prompte retraite, De la confusion que ma disgrâce y jette. Je vous puis de la fuite assurer les moyens ; Vous n'avez jusqu'ici de gardes que les miens ; De puissants défenseurs prendront notre querelle ; Argos nous tend les bras, et Sparte nous appelle. A nos amis communs portons nos justes cris ; Ne souffrons pas que Phèdre, assemblant nos débris, Du trône paternel nous chasse l'un et l'autre, Et promette à son fils ma dépouille et la vôtre. L'occasion est belle, il la faut embrasser. Quelle peur vous retient ? Vous semblez balancer ? Votre seul intérêt m'inspire cette audace. Quand je suis tout de feu, d'où vous vient cette glace ? Sur les pas d'un banni craignez-vous de marcher ? ARICIE Hélas ! qu'un tel exil, Seigneur, me serait cher ! Dans quels ravissements, à votre sort liée, Du reste des mortels je vivrais oubliée ! Mais n'étant point liés par un lien si doux, Me puis avec honneur dérober avec vous ? Je sais que sans blesser l'honneur le plus sévère, Je me puis affranchir des mains de votre père : Ce n'est point m'arracher du sein de mes parents, Et la fuite est permise à qui fuit ses tyrans. Mais vous m'aimez, Seigneur ; et ma gloire; alarmée... HIPPOLYTE Non, non, j'ai trop de soin de votre renommée. Un plus noble dessein m'amène devant vous : Fuyez vos ennemis, et suivez votre époux. Libres dans nos malheurs, puisque le ciel l'ordonne, Le don de notre foi ne dépend de personne. L'hymen n'est point toujours entouré de flambeaux. Aux portes de Trézène, et parmi ces tombeaux, Des princes de ma race antiques sépultures, Est un temple sacré formidable aux parjures. C'est là que les mortels n'osent jurer en vain : Le perfide y reçoit un châtiment soudain ; Et craignant d'y trouver la mort inévitable, Le mensonge n'a point de frein plus redoutable. Là, si vous m'en croyez, d'un amour éternel Nous irons confirmer le serment solennel. Nous prendrons à témoin le Dieu qu'on y révère ; Nous le prîrons tous deux de nous servir de père. Des Dieux les plus sacrés j'attesterai le nom. Et la chaste Diane, et l'auguste Junon, Et tous les dieux enfin, témoins de mes tendresses, Garantiront la foi de mes saintes promesses. ARICIE Le Roi vient. Fuyez, Prince, et partez promptement. Pour cacher mon départ je demeure un moment. Allez, et laissez-moi quelque fidèle guide, Qui conduise vers vous ma démarche timide. SCENE II - THESEE, ARICIE, ISMENE THESEE Dieux, éclairez mon trouble, et daignez à mes yeux Montrer la vérité, que je cherche en ces lieux. ARICIE Songe à tout, chère Ismène, et sois prête à la fuite. SCENE III - THESEE, ARICIE THESEE Vous changez de couleur, et semblez interdite. Madame ! que faisait Hippolyte en ce lieu ? ARICIE Seigneur, il me disait un éternel adieu. THESEE Vos yeux ont su dompter ce rebelle courage ; Et ses premiers soupirs sont votre heureux ouvrage. ARICIE Seigneur, je ne vous puis nier la vérité ; De votre injuste haine il n'a pas hérité ; Il ne me traitait point comme une criminelle. THESEE J'entends, il vous jurait une amour éternelle. Ne vous assurez point sur ce coeur inconstant ; Car à d'autres que vous il en jurait autant. ARICIE Lui, Seigneur ? THESEE Vous deviez le rendre moins volage ; Comment souffriez-vous cet horrible partage ? ARICIE Et comment souffrez-vous que d'horribles discours D'une si belle vie osent noircir le cours ? Avez-vous de son coeur si peu de connaissance ? Discernez-vous si mal le crime et l'innocence ? Faut-il qu'à vos yeux seuls un nuage odieux Dérobe sa vertu qui brille à tous les yeux ? Ah ! c'est trop le livrer à des langues perfides. Cessez. Repentez-vous de vos voeux homicides ; Craignez, Seigneur, craignez que le ciel rigoureux Ne vous haïsse assez pour exercer vos voeux. Souvent dans sa colère il reçoit nos victimes ; Ses présents sont souvent la peine de nos crimes. THESEE Non, vous voulez en vain couvrir son attentat. Votre amour vous aveugle en faveur de l'ingrat. Mais j'en crois des témoins certains, irréprochables : J'ai vu, j'ai vu couler des larmes véritables. ARICIE Prenez garde, Seigneur. Vos invincibles mains Ont de monstres sans nombre affranchi les humains ; Mais tout n'est pas détruit, et vous en laissez vivre Un... Votre fils, Seigneur, me défend de poursuivre. Instruite du respect qu'il veut vous conserver, Je l'affligerais trop si j'osais achever. J'imite sa pudeur, et fuis votre présence Pour n'être pas forcée de rompre le silence. SCENE IV - THESEE THESEE Quelle est donc sa pensée ? et que cache un discours Commencé tant de fois, interrompu toujours ? Veulent-ils m'éblouir par une feinte vaine ? Sont-ils d'accord pour me metre à la gêne; ? Mais moi-même, malgré ma sévère rigueur, Quelle plaintive voix crie au fond de mon coeur ? Une pitié secrète et m'afflige et m'étonne. Une seconde fois interrogeons OEnone. Je veux de tout le crime être mieux éclairci. Gardes ! qu'OEnone sorte, et vienne seule ici. SCENE V - THESEE, PANOPE PANOPE J'ignore le projet que la reine médite, Seigneur. Mais je crains tout du transport qui l'agite. Un mortel désespoir sur son visage est peint ; La pâleur de la mort est déjà sur son teint. Déjà, de sa présence avec honte chassée, Dans la profonde mer OEnone s'est lancée. On ne sait point d'où part ce dessein furieux ; Et les flots pour jamais l'ont ravie à nos yeux. THESEE Qu'entends-je ? PANOPE Son trépas n'a point calmé la reine : Le trouble semble croître en son âme incertaine. Quelquefois, pour flatter ses secrètes douleurs, Elle prend ses enfants et les baigne de pleurs ; Et soudain, renonçant à l'amour maternelle, Sa main avec horreur les repousse loin d'elle. Elle porte au hasard ses pas irrésolus ; Son oeil tout égaré ne nous reconnaît plus. Elle a trois fois écrit, et changeant de pensée, Trois fois elle a rompu sa lettre commencée. Daignez la voir, Seigneur, daignez la secourir. THESEE O ciel ! OEnone est morte, et Phèdre veut mourir ? Qu'on rappelle mon fils, qu'il vienne se défendre, Qu'il vienne me parler, je suis prêt de l'entendre. Ne précipite point tes funestes bienfaits, Neptune ; j'aime mieux n'être exaucé jamais. J'ai peut-être trop cru des témoins peu fidèles ; Et j'ai trop tôt vers toi levé mes mains cruelles. Ah ! de quel désespoir mes voeux seraient suivis ! SCENE VI - THESEE, THERAMENE THESEE Théramène, est-ce toi ? Qu'as-tu fait de mon fils ? Je te l'ai confié dès l'âge le plus tendre. Mais d'où naissent les pleurs que je te vois répandre ? Que fait mon fils ? THERAMENE O soins tardifs et superflus ! Inutile tendresse ! Hippolyte n'est plus. THESEE Dieux ! THERAMENE J'ai vu des mortels périr le plus aimable, Et j'ose dire encor, Seigneur, le moins coupable. THESEE Mon fils n'est plus ? Hé quoi ! quand je lui tends les bras, Les Dieux impatients ont hâté son trépas ? Quel coup me l'a ravi ? Quelle foudre soudaine ? THERAMENE A peine nous sortions des portes de Trézène, Il était sur son char. Ses gardes affligés Imitaient son silence, autour de lui rangés ; Il suivait tout pensif le chemin de Mycènes ; Sa main sur ses chevaux laissait flotter les rênes. Ses superbes coursiers, qu'on voyait autrefois Pleins d'une ardeur si noble obéir à sa voix, L'oeil morne maintenant et la tête baissée, Semblaient se conformer à sa triste pensée. Un effroyable cri, sorti du fond des flots, Des airs en ce moment a troublé le repos ; Et du sein de la terre une voix formidable Répond en gémissant à ce cri redoutable. Jusqu'au fond de nos coeurs notre sang s'est glacé ; Des coursiers attentifs le crin s'est hérissé. Cependant sur le dos de la plaine liquide S'élève à gros bouillons une montagne humide ; L'onde approche, se brise, et vomit à nos yeux, Parmi des flots d'écume, un monstre furieux. Son front large est armé de cornes menaçantes, Tout son corps est couvert d'écailles jaunissantes, Indomptable taureau, dragon impétueux, Sa croupe se recourbe en replis tortueux. Ses longs mugissements font trembler le rivage. Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage, La terre s'en émeut, l'air en est infecté, Le flot qui l'apporta recule épouvanté. Tout fuit, et sans s'armer d'un courage inutile, Dans le temple voisin chacun cherche un asile. Hippolyte lui seul, digne fils d'un héros, Arrête ses coursiers, saisit ses javelots, Pousse au monstre, et d'un dard lancé d'une main sûre, Il lui fait dans le flanc une large blessure. De rage et de douleur le monstre bondissant Vient aux pieds des chevaux tomber en mugissant, Se roule, et leur présente une gueule enflammée, Qui les couvre de feu, de sang et de fumée. La fureur les emporte, et sourds à cette fois, Ils ne connaissent plus ni le frein ni la voix. En efforts impuissants leur maître se consume, Ils rougissent le mors d'une sanglante écume. On dit qu'on a vu même, en ce désordre affreux, Un dieu qui d'aiguillons pressait leur flanc poudreux. A travers des rochers la peur les précipite. L'essieu crie et se rompt. L'intrépide Hippolyte Voit voler en éclats tout son char fracassé. Dans les rênes lui-même il tombe embarrassé. Excusez ma douleur. Cette image cruelle Sera pour moi de pleurs une source éternelle. J'ai vu, Seigneur, j'ai vu votre malheureux fils Traîné par les chevaux que sa main a nourris. Il veut les rappeler, et sa voix les effraie ; Ils courent. Tout son corps n'est bientôt qu'une plaie. De nos cris douloureux la plaine retentit. Leur fougue impétueuse enfin se ralentit. Ils s'arrêtent non loin de ces tombeaux antiques Où des Rois nos aïeux sont les froides reliques. J'y cours en soupirant, et sa garde me suit. De son généreux sang la trace nous conduit. Les rochers en sont teints ; les ronces dégouttantes Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes. J'arrive, je l'appelle, et me tendant la main, Il ouvre un oeil mourant qu'il referme soudain. Le ciel, dit-il, m'arrache une innocente vie. Prends soin après ma mort de ma chère Aricie. Cher ami, si mon père un jour désabusé Plaint le malheur d'un fils faussement accusé, Pour apaiser mon sang et mon ombre plaintive, Dis-lui qu'avec douceur il traite sa captive, Qu'il lui rende... A ce mot ce héros expiré N'a laissé dans mes bras qu'un corps défiguré, Triste objet, où des Dieux triomphe la colère, Et que méconnaîtrait l'oeil même de son père. THESEE O mon fils ! cher espoir que je me suis ravi ! Inexorables Dieux, qui m'avez trop servi ! A quels mortels regrets ma vie est réservée ! THERAMENE La timide Aricie est alors arrivée. Elle venait, Seigneur, fuyant votre courroux, A la face des Dieux l'accepter pour époux. Elle approche. Elle voit l'herbe rouge et fumante. Elle voit (quel objet pour les yeux d'une amante !) Hippolyte étendu, sans forme et sans couleur. Elle veut quelque temps douter de son malheur, Et ne connaissant plus ce héros qu'elle adore, Elle voit Hippolyte et le demande encore. Mais trop sûre à la fin qu'il est devant ses yeux, Par un triste regard elle accuse les Dieux, Et froide, gémissante, et presque inanimée, Aux pieds de son amant elle tombe pâmée. Ismène est auprès d'elle; Ismène, tout en pleurs, La rappelle à la vie, ou plutôt aux douleurs. Et moi, je suis venu, détestant la lumière, Vous dire d'un héros la volonté dernière, Et m'acquitter, Seigneur, du malheureux emploi Dont son coeur expirant s'est reposé sur moi. Mais j'aperçois venir sa mortelle ennemie. SCENE DERNIERE - THESEE, PHEDRE, THERAMENE, PANOPE, GARDES THESEE Hé bien ! vous triomphez, et mon fils est sans vie. Ah ! que j'ai lieu de craindre ! et qu'un cruel soupçon, L'excusant dans mon coeur, m'alarme avec raison ! Mais, Madame, il est mort, prenez votre victime : Jouissez de sa perte, injuste ou légitime. Je consens que mes yeux soient toujours abusés. Je le crois criminel puisque vous l'accusez. Son trépas à mes pleurs offre assez de matières, Sans que j'aille chercher d'odieuses lumières, Qui ne pouvant le rendre à ma juste douleur, Peut-être ne feraient qu'accroître mon malheur. Laissez-moi, loin de vous et loin de ce rivage, De mon fils déchiré fuir la sanglante image. Confus, persécuté d'un mortel souvenir, De l'univers entier je voudrais me bannir. Tout semble s'élever contre mon injustice. L'éclat de mon nom même augmente mon supplice. Moins connu des mortels, je me cacherais mieux. Je hais jusques au soin dont m'honorent les Dieux ; Et je m'en vais pleurer leurs faveurs meurtrières, Sans plus les fatiguer d'inutiles prières. Quoi qu'ils fissent pour moi, leur funeste bonté Ne me saurait payer de ce qu'ils m'ont ôté. PHEDRE Non, Thésée, il faut rompre un injuste silence ; Il faut à votre fils rendre son innocence. Il n'était point coupable. THESEE Ah ! père infortuné ! Et c'est sur votre foi que je l'ai condamné ! Cruelle, pensez-vous être assez excusée... PHEDRE Les moments me sont chers, écoutez-moi, Thésée. C'est moi qui sur ce fils chaste et respectueux Osai jeter un oeil profane, incestueux. Le ciel mit dans mon sein une flamme funeste ; La détestable OEnone a conduit tout le reste. Elle a craint qu'Hippolyte, instruit de ma fureur, Ne découvrît un feu qui lui faisait horreur. La perfide, abusant de ma faiblesse extrême, S'est hâtée à vos yeux de l'accuser lui-même. Elle s'en est punie, et fuyant mon courroux, A cherché dans les flots un supplice trop doux. Le fer aurait déjà tranché ma destinée ; Mais je laissais gémir la vertu soupçonnée. J'ai voulu, devant vous exposant mes remords, Par un chemin plus lent descendre chez les morts. J'ai pris, j'ai fait couler dans mes brûlantes veines Un poison que Médée apporta dans Athènes. Déjà jusqu'à mon coeur le venin parvenu Dans ce coeur expirant jette un froid inconnu ; Déjà je ne vois plus qu'à travers un nuage Et le ciel, et l'époux que ma présence outrage ; Et la mort, à mes yeux dérobant la clarté, Rend au jour, qu'ils souillaient, toute sa pureté. PANOPE Elle expire, Seigneur. THESEE D'une action si noire Que ne peut avec elle expirer la mémoire ! Allons, de mon erreur, hélas, trop éclaircis, Mêler nos pleurs au sang de mon malheureux fils. Allons de ce cher fils embrasser ce qui reste, Expier la fureur d'un voeu que je déteste. Rendons-lui les honneurs qu'il a trop mérités ; Et pour mieux apaiser ses mânes irrités, Que malgré les complots d'une injuste famille, Son amante aujourd'hui me tienne lieu de fille.