[5,0] LIVRE CINQUIÈME. [5,1] CHAPITRE Ier. Divers sujets. Au milieu des changements rapides et des événements variés dont la mobilité éblouissait pour ainsi dire les yeux, étonnait et fatiguait l'esprit de presque tous les hommes, les génies du mal firent aussi de fréquentes apparitions. Souvent même des révélations utiles furent le fruit de ces visites inattendues. Un moine vit une nuit, à l'heure où l'on sonnait matines, apparaître une figure hideuse qui s'entretint avec lui, et lui suggéra ces conseils: «Pourquoi, vous autres moines, vous imposez-vous tant de veilles, de jeûnes, d'afflictions, de psalmodies, et une foule d'humiliations, contre l'usage commun du reste des hommes? Croyez-vous que ce nombre infini de séculiers qui persévèrent jusqu'à la fin de leur vie dans tous les genres d'excès en obtiendront moins pour cela le repos éternel auquel vous prétendez? Un jour, une heure suffiraient seuls pour mériter la beatitude que vous croyez le prix de votre vertu. Et toi-même, je ne puis assez admirer avec quel soin inquiet tu te précipites à bas de ton lit au premier signal, avec quel courage tu t'arraches des bras du sommeil, quand tu pourrais savourer encore les douceurs du repos jusqu'au troisième coup de cloche. Je vais donc te communiquer un secret merveilleux. C'est un mauvais service que je rends à notre cause, mais mon indiscrétion ne peut être que salutaire pour toi. Sache donc que tous les ans, au jour où le Christ en ressuscitant des morts a rendu une vie nouvelle au genre humain, il dépeuple le Tartare tout entier des ames qui l'habitaient, et les ramène toutes dans les régions supérieures. Ainsi, vous n'avez rien à craindre: vous pouvez satisfaire en toute sûreté vos goûts, vos passions et vos sens.» Telles étaient les paroles perfides auxquelles ce démon imposteur avait recours pour tromper le bon moine, et il sut si bien le séduire par ses artifices, qu'en effet il manqua le matin à la réunion commune des frères. Quant aux mensonges que le démon de séduction a proférés à propos de la résurrection du Seigneur, nous en trouvons la réfutation dans ces paroles même du saint Évangile. Plusieurs corps des saints qui étaient dans le sommeil de la mort ressuscitèrent. Plusieurs sans doute, mais l'Evangile ne dit pas tous les saints; et c'est aussi le dogme que professe la religion catholique. Mais si les démons les plus imposteurs peuvent quelquefois, par une loi de la sagesse divine, annoncer aux hommes quelques vérités, cependant tout ce qu'ils peuvent y mêler de leur propre science n'est plus que fraude et déception; ou, si leurs prédictions viennent à s'accomplir en partie, c'est que l'événement n'en doit pas être entièrement salutaire au genre humain, à moins que la providence divine ne prenne soin d'empêcher l'effet de leurs artifices. Il n'y a pas très longtemps que j'eus moi-même, grâces à Dieu, des visions pareilles. Du temps que j'habitais le monastère de Saint-Léger martyr, nommé aussi l'abbaye de Champeaux, je vis une nuit, avant matines, paraître devant moi, au pied de mon lit, un petit monstre hideux qui avait à peine figure humaine. Il me semblait avoir, autant que je pus m'en assurer, une taille médiocre, un cou grêle, une figure maigre, les yeux très noirs, le front étroit et ridé, le nez plat, la bouche grande, les lèvres gonflées, le menton court et effilé, une barbe de bouc, les oreilles droites et pointues, les cheveux sales et roides, les dents d'un chien, l'occiput aigu, la poitrine protubérante, une bosse sur le dos, les fesses pendantes, les vêtemens malpropres; enfin tout son corps paraissait d'une activité convulsive et précipitée. Il saisit le bord du lit où j'étais couché, le secoua tout entier avec une violence terrible, et se mit à me dire: «Tu ne resteras pas plus longtemps ici.» Aussitôt je m'éveille épouvanté, et en ouvrant les yeux j'aperçois cette figure que je viens de décrire. Le fourbe grinçait des dents en répétant: «Tu ne resteras pas plus longtemps ici.» Je saute alors à bas du lit; je cours au monastère; je me prosterne au pied de l'autel du saint père Benoît, et j'y reste longtemps étendu, glacé de crainte. Je commençai alors à récapituler scrupuleusement dans ma mémoire toutes les fautes, tous les graves péchés que j'avais commis depuis mon enfance, soit par négligence, soit par perversité. Je me rappelai surtout avec effroi que je n'en avais presque jamais fait pénitence, par amour du Seigneur ou par crainte de sa justice. J'étais donc plein de trouble et de confusion, sans pouvoir adresser à Dieu d'autre prière que ces mots: «Seigneur Jésus, qui êtes venu sauver tous les pécheurs, ayez pitié de moi, selon votre miséricorde infinie!» Cependant je ne crains pas d'avouer ici que non seulement mes parents m'engendrèrent dans le péché, mais encore que mon caractère était intraitable, et que ma conduite fut plus coupable qu'on ne peut dire. J'avais pour oncle un moine qui m'arracha de force aux vanités de cette vie mondaine qui m'avait séduit plus que tout autre. J'avais à peu près vingt ans quand je revêtis l'habit de moine. Hélas! et je n'en pris que l'habit, sans que mon cœur fût changé. Toutes les fois que les pères ou mes frères spirituels me donnaient de sages conseils qui leur étaient inspirés par la sainte charité, un orgueil farouche enflait mon cœur et semblait comme un bouclier qui s'opposait à leurs remontrances salutaires. Indocile avec nos vieillards, importun aux moines de mon âge, à charge à nos jeunes frères, j'étais toujours sûr que ma présence était pour tous une gêne, et mon absence une fête. Toutes ces raisons et d'autres encore déterminèrent les frères du monastère de Saint-Léger à m'expulser de leur communauté, bien assurés pourtant que mes connaissances littéraires me procureraient toujours aisément un autre refuge, car on avait déjà pu en faire souvent l'épreuve. Quand je fus placé ensuite au couvent de Saint-Bénigne, martyr, à Dijon, un diable pareil, ou plutôt c'était encore le même, m'apparut dans le dortoir des frères. C'était au point du jour. Il sortit en courant des latrines, et se mit à crier: «Où est-il, mon bachelier? où est-il, mon bachelier?» Le lendemain, à peu près à la même heure, un jeune frère d'un caractère très léger, nommé Thierri, s'enfuit du couvent, quitta l'habit, et reprit quelque temps la vie séculière. Cependant son cœur s'ouvrit depuis au repentir, et il rentra dans l'ordre saint qu'il avait déserté. La troisième fois, j'étais au couvent de Moûtiers, dédié à la bienheureuse Marie toujours vierge. Une nuit, au moment où l'on sonnait matines, je ne m'éveillai pas d'abord aussitôt que je l'aurais dû, parce que j'étais fatigué de je ne sais quel travail de la veille; mais au moins, quand j'eus entendu le signal, je me levai. Quelques autres frères, qui n'avaient pu se défendre de leur mauvaise habitude, étaient restés avec moi, pendant que tous les autres couraient à l'église. Ces derniers avaient à peine quitté le dortoir, que le démon monta tout haletant l'escalier, et vint s'appuyer au mur en tenant ses mains derrière son dos, et répétant deux ou trois fois, «C'est moi, c'est moi qui reste avec ceux qui restent.» Sa voix me réveilla, je levai la tête, et je reconnus le diable qui qui m'avait déjà apparu deux fois. Trois jours après, un de ces frères qui avait l'habitude de rester secrètement au lit, cédant aux instigations du diable, osa sortir du monastère et rester pendant six jours avec les séculiers, partageant leur vie tumultueuse; mais, au septième, il fut repris et ramené au couvent. Au reste, puisque ces apparitions, selon le témoignage de saint Grégoire, annoncent aux uns leur perte, et servent aux autres d'avertissement pour réformer leur conduite, puissent les visions qui m'ont été envoyées tourner au profit de mon salut! C'est ce que je demande dans mes prières à Jésus notre sauveur et notre rédempteur. Mais une chose qui mérite surtout d'occuper l'attention de la postérité, c'est que toutes les fois que des vivants se sont ainsi trouvés en présence de bons ou de mauvais esprits, cette apparition miraculeuse a toujours été suivie de leur mort prochaine, dont elle était sans doute le présage. Nous pourrions citer à l'appui de ce que nous avançons ici une foule d'exemples, mais il nous suffira d'en raconter quelques-uns, qui feront sentir à ceux qui pourraient se trouver dans ce cas la nécessité de s'observer avec précaution, pour ne pas se laisser abuser. Un bon prêtre, nommé Frettier, vivait pieusement au château de Tonnerre, du temps que Brunon était évêque de Langres. Un dimanche au soir, avant de souper, il alla se recueillir un moment auprès de sa fenêtre. En regardant au loin devant lui, il vit des troupes innombrables de cavaliers qui semblaient marcher au combat, et se dirigeaient du septentrion au midi. Après avoir longtemps contemplé ce spectacle, dans le ravissement où il était, il se mit à appeler ses gens pour leur montrer ce prodige; mais dès qu'il eut crié qu'on vînt à lui, les cavaliers se dispersèrent tout-à-coup, et finirent par disparaître. Il resta saisi d'un si grand effroi que les larmes lui en vinrent aux yeux: bientôt il tomba malade, et la même année il mourut saintement, comme il avait vécu. Il ne put voir lui-même l'accomplissement de ce présage, mais ceux qui lui survécurent en furent bientôt témoins; car l'année suivante, Henri, fils et successeur du roi Robert, vint attaquer avec fureur ce château, où le sang des deux partis coula en abondance. Telles furent, et pour lui-même, et pour les autres, les suites du prodige qui lui avait apparu. Je me rappelle encore une autre vision qui n'est pas du même genre, sans en être moins merveilleuse, et dont le frère Gérard fut témoin dans l'église de Saint-Germain d'Auxerre. Il avait l'habitude de rester dans l'oratoire après la solennité des matines. Un jour il s'y endormit au milieu de ses oraisons. Il tomba dans un profond sommeil, et fut porté presque sans vie hors du monastère. Comment? Par qui? C'est ce qu'on ignore encore. A son réveil, il se trouva jeté dans un cloître, hors du monastère, et bien étonné, comme on pense, du tour qu'on lui avait joué. Un prêtre qui veillait dans la même abbaye vint à s'endormir dans les souterrains où reposent les restes d'un grand nombre de saints, et le lendemain, au chant du coq, il se trouva transporté de la même manière derrière le chœur des moines. On sait encore, par des rapports certains, que quand un luminaire vient à s'éteindre la nuit, les gardiens de cette église ne peuvent plus goûter un moment de repos qu'ils ne l'aient rallumé. Un frère du même lieu allait ordinairement prier avec ferveur au pied de l'autel de Sainte-Marie, qui est en grand honneur, et là il donnait un libre cours à ses gémissemens et à ses larmes. Il avait aussi, comme bien d'autres, l'habitude de cracher souvent en récitant ses prières. Un jour donc il s'endormit, et vit pendant son sommeil une personne vêtue de blanc, qui se tenait devant l'autel, portant dans ses mains un morceau d'étoffe d'une grande blancheur, et qui lui adressa ces paroles. «Pourquoi donc me lances-tu ces crachats dont je suis couvert? C'est moi, comme tu le vois, qui reçois tes prières pour les porter aux pieds du Juge miséricordieux.» Cette vision effraya le frère. Il s'observa depuis scrupuleusement, et conseilla aux autres moines de se retenir de même, autant qu'il leur serait possible; et, quoique ce soit un besoin de la nature, cependant presque chez tous les peuples on s'abstient de cracher dans les églises, à moins qu'il n'y ait des crachoirs disposés à cet effet, dans lesquels on transporte ensuite ces saletés hors des saints lieux. C'est ce qu'on voit surtout chez les Grecs, qui ont toujours observé rigoureusement la règle ecclésiastique. Le bienheureux saint Germain, et les autres saints dont cette église conserve les restes, lui ont souvent donné des marques éclatantes de leur protection, non seulement par une foule de guérisons miraculeuses, mais aussi par la vengeance qu'ils ont toujours tirée de ceux qui avaient osé enlever quelque chose à ce saint lieu. En effet, toutes les fois que des grands du pays ont voulu accroître leur puissance aux dépens des biens de l'abbaye, par l'usurpation ou le pillage, la vengeance divine les a punis dans leurs enfants, en condamnant leur maison à l'ignominie et à la destruction. Nous choisirons dans les exemples dont nous pourrions appuyer cette assertion celui de Bavon et de son fils Alwalon, dont la famille fut ainsi accablée par la vengeance du Seigneur. Nous citerons encore la punition des crimes sacriléges du château de Séligny. Enfin, voici un trait qui m'est personnel. Les frères et les serviteurs du lieu me prièrent un jour de restaurer les inscriptions qui décoraient l'autel de chaque saint. Elles avaient été composées par de doctes maîtres, mais le temps les avait effacées comme le reste, et déjà elles ne paraissaient presque plus. On pense que je ne manquai pas d'accepter volontiers cette commission, et de l'exécuter avec tout le soin que j'y pouvais apporter. Mais je n'avais pas encore mis la dernière main à mon ouvrage, lorsqu'une nuit je fus surpris dans mon lit par une maladie, qui venait sans doute d'être resté trop longtemps debout. Tous mes membres furent tellement roidis par une affection hystérique, qu'il ne m'était plus possible de me lever, ni même de changer de côté. Enfin, trois nuits après, au fort de mes souffrances, je vis en songe un vieillard respectable, qui me prit par le bras, me leva, et me dit: «Achève au plus tôt ton entreprise, et ne crains plus de ressentir aucune douleur.» Je m'éveille en effet, tout étonné de mon nouvel état; je saute à bas du lit, et je cours à l'autel des victorieux martyrs saint Victor, saint Apollinaire et saint George, dont la chapelle touchait à l'infirmerie. Là, je rendis de très-humbles actions de grâces au souverain maître du monde, et j'allai gaîment assister à la solennité de matines. Le jour suivant, j'avais entièrement recouvré la santé, et j'en profitai pour composer aussitôt en l'honneur des saints martyrs une inscription formée de leurs noms. La cathédrale renfermait vingt-deux autels, pour lesquels il fallut composer autant d'inscriptions, toutes en vers hexamètres. Je m'en acquittai avec assez de succès; je réparai aussi les épitaphes des saints; enfin je décorai de même les tombeaux de quelques religieux. Mon ouvrage ne pouvait manquer de plaire à tous les hommes de bon sens. Mais c'est encore ici le cas de répéter avec le père Odilon, qui avait souvent à la bouche cette triste vérité: «Hélas! ô douleur! le poison de l'envie se glisse bien parmi les autres hommes, mais c'est surtout dans le cœur de quelques moines qu'il pénètre plus profondément!» Un moine donc quitta son monastère, où il était détesté de tous les frères, pour venir dans notre abbaye: on l'accueillit, selon l'usage du lieu, à bras ouverts. Mais bientôt il fit passer dans l'ame de l'abbé et de quelques moines le poison de l'envie, dont il était infecté, et leur inspira tant de haine pour moi, qu'ils allèrent détruire toutes les inscriptions dont j'avais orné les autels. Aussitôt Dieu lui-même se déclara mon vengeur, et punit cet artisan de discorde. En effet, il fut privé sur-le-champ de l'usage de la vue, condamné à rester aveugle, et à marcher à tâtons jusqu'à la fin de sa vie. Cet événement merveilleux ne causa pas seulement l'admiration du voisinage: le bruit s'en répandit au loin. Il y eut alors dans le même couvent quelques frères qui sortirent de ce monde; entre autres, Gautier, que sa taille avait fait surnommer Petit: c'était un homme d'un caractère très-simple. Il mourut pendant la nuit du grand sabbat, où l'on célèbre la résurrection du Sauveur. A l'heure de sa mort, un grand nombre d'hommes et de femmes virent une colonne de feu qui s'élevait depuis le faîte du temple jusqu'aux cieux, et ils ne doutèrent pas que ce ne fut un gage de la miséricorde de Dieu, qui, sans doute, avait voulu faire partager à l'ame du frère défunt sa résurrection glorieuse, et montrer en même temps aux vivans le chemin de la vertu. Nous entendons demander tous les jours pourquoi, depuis la loi nouvelle, ou la grâce, Dieu ne se manifeste plus comme autrefois par des apparitions et des miracles. Il suffit du témoignage des saintes Écritures pour répondre à cette question, si toutefois le cœur des hommes qui la font n'est pas déjà sourd à la voix du Saint-Esprit. Le Deutéronome nous fournira notre première réponse. Le peuple des Hébreux fut nourri pendant quarante ans de la manne céleste; mais quand il eut passé le Jourdain et pénétré dans la terre de Chanaan, les pluies du ciel s'arrêtèrent, et les enfans d'Israël ne reçurent plus cette nourriture divine. Que devons-nous entendre par ces paroles, nous Chrétiens, chez qui tout est figure? N'est-ce pas, en effet, nous dire qu'après avoir passé notre Jourdain, c'est-à-dire après le baptême du Christ, nous ne devons plus attendre du ciel les prodiges accoutumés; que ce pain de vie, qui nous est donné, doit nous suffire, et que celui qui s'en nourrira vivra dans l'éternité, pour y posséder la terre des vivans? Moïse, d'après l'ordre du Seigneur, ordonne aussi aux Israélites de purifier tous les vases qu'ils avaient recueillis du butin de l'ennemi, ceux de bois par l'eau, ceux d'airain par le feu. C'est encore une figure qu'il faut expliquer ainsi: ces va- 338 ses, ce sont les hommes que le Sauveur a conquis sur son ancien ennemi, et qui doivent être purifiés par l'eau du baptême et par le feu du martyre. Il en est de même du serpent qui inspira d'abord une telle crainte à Moïse, qu'il se mit à fuir. Mais quand il l'eut pris par la queue, ce n'était plus qu'une verge. Figure nouvelle, dont il faut pénétrer encore le sens mystérieux. Cette verge, changée en serpent, c'est la puissance divine, revêtue de la chair de la bienheureuse vierge Marie. Moïse, c'est le peuple juif, qui, méconnaissant le Dieu véritable sous la forme humaine, fuit le Seigneur Jésus-Christ. avec un cœur incrédule; mais il reviendra se jeter dans ses bras à la fin du monde: c'est ce qu'il faut entendre par la queue du serpent. Et la Mer-Rouge, qui divise ou tarit ses flots pour ouvrir un passage aux Israélites, et les nations exterminées par le glaive, d'après l'ordre de Dieu, tout cela n'annonce-t-il pas avec évidence que le royaume des Juifs, quoique subsistant encore pour un temps, s'épuise et s'anéantit? Enfin, quand nous voyons au commencement de la grâce nouvelle, c'est-à-dire du royaume de Jésus-Christ, le Seigneur se tenir debout, et se promener sur les flots avec Pierre, le chef de son Église, qui se promène aussi comme lui sur la mer, ne devons-nous pas y reconnaître l'amour du pouvoir de Jésus-Christ qui, après avoir subjugué toutes les nations, sans avoir consommé leur destruction et leur ruine, établira sur elles son royaume éternel, car on trouverait souvent dans les saintes Ecritures la mer prise pour l'emblème du monde actuel? Souvent, quand on entreprend d'éclaircir une question importante, on se perd dans la grandeur de son sujet, ou bien on le rabaisse jusqu'à soi, selon cette parole de l'Écriture: Celui qui veut sonder la majesté sera accablé de sa gloire. On va bientôt voir pourquoi nous débutons par ces réflexions. On trouve très-peu de personnes qui comprennent bien le mystère de l'eucharistie: il est même inexplicable pour la plupart des mortels, comme toutes les vérités qui reposent seulement sur la foi, et ne sont pas soumises à l'examen des sens. La première chose dont il faut être convaincu, c'est que dans l'eucharistie, l'image vivifiante du corps et du sang de notre Seigneur Jésus-Christ ne peut jamais souffrir aucune altération, ni être mise en péril par quelque accident que ce soit. Si quelquefois pourtant elle paraît tomber ou courir quelque risque par la négligence de ceux qui en sont chargés, c'est pour eux un jugement de condamnation qu'ils ne peuvent prévenir que par un prompt repentir. Mais quoique le Seigneur ait dit: Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, il faut bien nous garder de croire que tout autre animal que l'homme puisse participer à la résurrection de la chair; il n'y a même que les fidèles qui trouvent dans l'eucharistie un moyen de salut. De notre temps, un clerc accusé de quelque crime reçut hardiment, pour prouver son innocence, l'eucharistie, c'est-à-dire le calice du sang divin. Aussitôt on vit sortir du milieu de son nombril la partie la plus blanche du sacrifice qu'il avait profané, preuve manifeste de son crime. En effet, il avoua aussitôt ce qu'il avait nié jusqu'alors, et subit une pénitence proportionnée à ses fautes. Dans le pays de Châlons-sur-Saône, nous nous sommes trouvé avec une personne qui, dans im danger pressant, vit le pain sacré se changer tout-à-coup en une chair véritable. Dijon fut témoin à la même époque d'un miracle pareil. On portait l'eucharistie à un malade: elle tomba par hasard des mains du prêtre qui la chercha des yeux avec le plus grand soin, mais toujours inutilement. Enfin, un an après, on la retrouva sur la voie publique à l'endroit où elle avait été perdue, et elle était aussi blanche, aussi pure que si elle venait d'y tomber à l'instant même. A Lyon, dans l'abbaye de Sainte-Barbe, quelqu'un voulut prendre, sans doute mal à propos, la boîte où elle était conservée, mais elle s'échappa de ses mains et monta dans les airs, où elle resta suspendue. Quant au chrismal, que d'autres appellent le corporel, on a mille fois éprouvé combien il peut être d'un grand secours pour ceux qui l'emploient avec une foi sincère. Souvent dans les incendies il a suffi de l'élever pour éteindre et pour étouffer les flammes, ou pour les repousser, ou pour leur faire prendre un autre cours. Souvent encore l'imposition du corporel a rendu la vigueur à des membres languissants, et la santé à des malades attaqués de la fièvre. Du temps du vénérable abbé Guillaume, un incendie éclata dans le voisinage du Moûtiers-Saint-Jean. Les frères de l'abbaye prirent le chrismal qu'ils élevèrent au bout d'un pieu pour l'opposer aux ravages effrayants des flammes. Aussitôt elles se replièrent en effet sur elles-mêmes, et ne firent plus aucun progrès. Cependant le linge sacré fut enlevé du pieu par le vent et s'envola deux milles plus loin, où il s'arrêta sur le toit d'une maison dans le village de Tivalgues. C'est là qu'on finit par l'atteindre, et on le rapporta en triomphe au monastère. Le jour de Pâques de la même année, dans une église adjacente au monastère et consacrée au bienheureux saint Paul, le calice qui contenait le sang vivifiant s'échappa des mains du prêtre, et tomba par terre. Aussitôt que l'abbé Guillaume en fut informé, il ordonna, selon sa prudence ordinaire, que trois moines feraient pénitence pour expier cette faute, craignant que la maladresse du prêtre n'enveloppât toute l'abbaye dans la vengeance qui sans doute devait l'atteindre. Et c'est ce qui serait certainement arrivé, comme l'événement l'a bien prouvé depuis, si la sage prévoyance du respectable abbé n'avait détourné la colère du ciel. En citant ces exemples, nous avons voulu donner clairement la preuve que jamais la vengeance divine ne manque de poursuivre et d'atteindre ceux qui ont exposé par leur négligence la sainte eucharistie à quelque accident, et qu'au contraire, le Seigneur prodigue tous ses biens à ceux qui n'oublient jamais le soin et la dignité qu'exige ce divin sacrifice. Nous ne citerons plus qu'un exemple entre mille pour montrer combien la célébration de ce mystère respectable est salutaire aux ames des fidèles trépassés. Dans les régions les plus reculées de l'Afrique vivait un anachorète qui depuis vingt ans s'y tenait, disait-on, loin de la vue des hommes. Il vivait du travail de ses mains et se nourrissait de racines de plantes. Un certain homme de la race des Taifales, un de ces voyageurs perpetuels qui ne se lassent jamais de voir et de parcourir des pays nouveaux, vint par hasard en cet endroit. Il entendit parler de l'anachorète, et s'enfonça dans les déserts brûlants du pays où il voulait, à force de recherches, parvenir à trouver le saint homme. Enfin le solitaire voyant un homme qui le cherchait, l'appela vers lui et lui demanda qui il était, d'où il venait, ce qu'il voulait. Le voyageur répondit aussitôt qu'il était venu pour le voir, que ses vœux étaient remplis, et qu'il ne voulait rien autre chose. «Je vous connais bien, lui dit l'anachorète, vous venez des Gaules. Dites-moi donc, je vous prie, si vous avez jamais vu dans ce pays le couvent du monastère Majeur. — Certainement je l'ai vu, reprit le voyageur, et je le connais parfaitement. — Eh bien! sachez que dans tout le monde romain il n'y a point d'abbaye qui affranchisse un plus grand nombre d'ames chrétiennes de la domination du démon. On y accomplit tant de fois le saint sacrifice de l'immolation divine, qu'il ne se passe guère de jours où une telle exactitude n'arrache quelques ames au pouvoir du malin esprit.» En effet, comme le nombre des frères de ce couvent était très-considérable, on était dans l'usage d'y célébrer des messes sans interruption, depuis le point du jour, jusqu'à l'heure du dîner. Et ce mystère divin y était accompli avec tant de pompe et de dignité, qu'on aurait cru voir des anges plutôt que des hommes rendant hommage au Seigneur. L'an 1041 de l'Incarnation du Seigneur, le temps pascal finit le 21 mars, et le saint jour de Pâques se trouva le 20; nous faisons ici cette remarque, parce qu'il est ordinairement plus reculé, et que pourtant il ne vient jamais plus tard que le 5 avril. C'est dans l'espace de ces trente jours qu'il doit toujours être compris. La même année mourut l'empereur Conrad, qui eut pour successeur Henri son fils, déjà reconnu roi du vivant de son père. On vit bientôt aussi les peuples d'Aquitaine et toutes les provinces des Gaules, à leur exemple, cédant à la crainte ou à l'amour du Seigneur, adopter successivement une mesure qui leur était inspirée par la grâce divine. On ordonna que depuis le mercredi soir jusqu'au matin du lundi suivant, personne n'eût la témérité de rien enlever par la violence, ou de satisfaire quelque vengeance particulière, ou même d'exiger caution; que celui qui oserait violer ce décret public paierait cet attentat de sa vie, ou serait banni de son pays et de la société des Chrétiens. Tout le monde convint aussi de donner à cette loi nouvelle le nom de treugue (trève) de Dieu. En effet, elle n'était pas fondée uniquement sur l'autorité des hommes, et Dieu manifesta plus d'une fois par des exemples terribles qu'il l'avait prise sous sa protection. La plupart des furieux qui osèrent, dans leur folle témérité, désobéir à cette résolution commune tombèrent bientôt sous les courts de la vengeance divine, ou le fer des hommes en fit justice. Ces exemples furent partout si fréquents que leur multitude même nous empêche de les citer. Ces punitions étaient en effet d'une grande justice; car, si l'on croit devoir honorer d'un culte respectueux le jour du dimanche qu'on appelle aussi l'octave, en mémoire de la résurrection du Seigneur, ne doit-on pas aussi, par respect pour la cène et pour la passion du Sauveur, s'abstenir de toute action criminelle le cinquième, le sixième et le septième jour? La trêve de Dieu était déjà reconnue et exécutée dans presque toutes les Gaules; mais la Neustrie s'y refusait encore, par suite des différends et des haines violentes qui divisaient le roi Henri, fils de Robert, et les fils d'Eudes. Ces princes ajoutaient encore le fléau de l'incendie à celui des guerres intestines pour se causer des dommages réciproques. Ils firent de part et d'autre des pertes considérables. Dieu bientôt, dans les secrets de sa justice, fit éclater sa vengeance contre leurs peuples. Un feu mortel qui s'alluma parmi eux emporta beaucoup de grands, des personnes du commun, et du bas peuple. D'autres perdirent seulement quelques membres, et restèrent mutilés, comme si Dieu avait voulu laisser à la terre des exemples vivants de sa vengeance. Le froment et le vin devinrent alors si rares, que presque toutes les nations du monde eurent à souffrir une disette nouvelle. La même année, c'est-à-dire l'an 1045 de l'lncarnation du Seigneur, Henri, fils de Conrad, déjà roi des Saxons, et bientôt après empereur des Romains, épousa une fille de Guillaume, duc de Poitou; elle s'appelait Agnès. Le mariage fut célébré dans la ville de Chrysopolis, que l'on appelle ordinairement Besançon. L'amour et l'affection qu'on portait aux deux époux attirèrent à cette cérémonie la plus grande partie de la noblesse, et jusqu'à vingt-huit évêques. Henri avait hérité des droits de ses parents sur le royaume d'Austrasie; il venait aussi de donner aux Huns un roi de son choix, nommé Abbon; tous les marquis et comtes d'Italie et de Germanie briguaient à l'envi l'honneur d'être soumis à son pouvoir souverain. Il méritait bien cet empressement. En effet, il était d'une affabilité pleine de charmes, d'une libéralité rare, et de la modestie la plus humble. Jamais il ne se laissait emporter par les mouvements d'un fol orgueil. Aussi avait-il su se faire aimer au loin de tout le monde. La même année, les Hongrois se révoltèrent contre son autorité: il les attaqua les armes à la main, remporta sur eux des victoires éclatantes, les subjugua et les rendit tributaires. Cependant (aurons-nous le courage de l'avouer?) il mérita le reproche de déshonorer ses autres vertus par un libertinage effréné; car il n'est pas de vice qui trouble plus souvent la paix de la société humaine. L'année suivante, c'est-à-dire en 1046, il y eut partout une grande abondance de vin et de légumes. Le 8 novembre, la quatorzième lune, il y eut, à huit heures du soir, une éclipse de lune vraiment épouvantable. Est-ce un signe prodigieux que Dieu avait fait éclater entre la lune et le soleil? ou bien ce phénomène fut-il causé par la conversion de l'un de ces astres? c'est un mystère dont le Créateur seul peut pénétrer le secret. La lune, d'abord couverte presque toute entière comme d'un sang noir, finit par décroître progressivement jusqu'à l'aurore du lendemain. Le même mois, on vit en plein jour, au château de Saint-Florentin, sur l'Armançon, tomber du ciel ce que les Grecs appellent selas, chasma ou palmetie, mots par lesquels ils expriment une clarté vive qui semble tomber du haut des airs sur la terre, et que le vulgaire ignorant prend pour une étoile qui tombe du ciel. Le mois de novembre fut remarquable par une maturité si précoce dans quelques contrées des Gaules, que les grains semés en août furent récoltés en octobre, ce qui excita partout une juste admiration. [5,2] CHAPITRE II. Guerre miraculeuse. VERS le même temps, il s'était élevé de sanglantes discordes entre Henri, roi des Français, fils de Robert, et les fils d'Eudes, Thibaut et Etienne. Après un grand carnage et des pertes multipliées de part et d'autre, le roi leur enleva le domaine de la ville de Tours pour le donner à Geoffroi, surnommé Martel, fils de Foulques, comte d'Angers. Celui-ci rassembla une nombreuse armée, et fit pendant plus d'un an le siége de la ville. Enfin les fils d'Eudes se mirent en marche avec leurs troupes pour venir au secours des assiégés, pressés par la famine. Quand Geoffroi sut que les princes venaient le combattre, il implora le secours du bienheureux saint Martin, et promit de restituer humblement toutes les possessions qu'il avait pu enlever à ce grand confesseur et aux autres saints. Après ce vœu, il reçut un drapeau qu'il éleva au bout de sa propre lance, et marcha droit à l'ennemi, à la tête de ses chevaliers et de ses gens de pied qui formaient une troupe nombreuse. Quand les deux partis furent en présence, l'armée des deux frères fut saisie d'une telle terreur, que leurs soldats se laissaient accabler sans se défendre, comme si leurs bras étaient enchaînés. Etienne prit la fuite et échappa au vainqueur avec quelques soldats. Mais Thibaut fut fait prisonnier avec tout le reste de son armée, et emmené dans la ville de Tours, qu'il remit à Geoffroi. Il y resta, en captivité avec tous les siens, qui furent dispersés çà et là. Personne ne doute que Geoffroi n'ait dû la victoire aux prières pieuses dans lesquelles il invoqua le secours de saint Martin. Quelques fuyards, échappés du combat, racontaient qu'au moment d'engager l'action, toute la phalange des guerriers de Geoffroi, chevaliers et gens de pied, paraissaient couverts de vêtements d'une blancheur éblouissante. Il est juste de dire que les fils d'Eudes exerçaient leurs rapines sur les pauvres du saint confesseur, pour enrichir leurs serviteurs. On apprit partout, avec un étonnement mêlé de crainte, que plus de dix-sept cents guerriers avaient été pris sur le champ de bataille, les armes à la main, sans effusion de sang. [5,3] CHAPITRE III. Troisième éclipse de soleil. DANS le mois de novembre de la même année, le Ier de décembre, à trois heures, il y eut une troisième éclipse de soleil dans la vingt-huitième lune; car jamais il ne peut y avoir d'éclipse de soleil qu'à la vingt-huitième lune, ni d'éclipse de lune que dans la quatorzième. On dit aussi que ces éclipses ne viennent pas de ce que l'astre disparaît en effet, mais de ce qu'il est caché seulement à nos yeux par quelque obstacle étranger. Widon, archevêque de Rheims, nous a raconté qu'on avait vu aussi le soir dans son pays, à la même époque, une étoile phosphore (lumineuse) qui s'agitait violemment de haut en bas, et semblait menacer la terre. En effet, plusieurs prodiges effrayants parurent alors dans le ciel pour ramener les hommes de leur iniquité à une vie meilleure par la voie de la pénitence. Plusieurs des productions de la terre manquèrent cette année, et surtout le vin qui devint si cher, qu'il coûtait jusqu'à vingt-quatre sous le muids. [5,4] CHAPITRE IV. Dissensions dans l'évêché de Lyon. APRÈS la mort de Burchard, archevêque de Lyon, quelques années avant l'époque dont nous venons de parler, il y eut des troubles et des divisions pour le choix de son successeur. Un grand nombre de compétiteurs aspiraient à remplir le siége de cette ville, sans avoir d'autre titre légitime pour soutenir leurs prétentions qu'un orgueil et une ambition démesurés. A leur tête se trouvait le neveu de Burchard, qui portait aussi le même nom. C'était le plus audacieux de tous les candidats. Il quitta le siége qu'il occupait dans la cité d'Aost, et vint hardiment usurper celui de Lyon. Là, après avoir donné des preuves multipliées de sa scélératesse, il fut pris par les soldats de l'empereur, et condamné à un exil perpétuel. Un comte eut ensuite l'arrogance de placer sur le siége vacant Girard, son fils, encore dans la plus tendre enfance, sans faire valoir d'autres droits que son audace même. Mais bientôt il fut obligé de fuir son troupeau, n'imitant pas l'exemple du bon pasteur, mais bien celui du pasteur mercenaire, et d'aller cacher sa honte dans l'obscurité. Le pontife romain fut informé de tous ces événements, et des fidèles lui suggérèrent la pensée d'élire de sa propre autorité le père Odilon, abbé du monastère de Cluny, pour ce pontificat; car c'était le vœu général du clergé et du peuple, qui se réunissaient d'une voix commune pour l'appeler au siége de Lyon. Le pape lui envoya aussitôt le pallium et l'anneau, en lui conférant le titre d'archevêque de cette ville; mais le saint homme, fidèle à son humilité accoutumée, refusa toujours avec constance cet honneur. Il consentit seulement à recevoir en dépôt le pallium et l'anneau pour les remettre au prélat que Dieu jugerait digne de remplir cette place. La ville de Lyon passe en effet pour avoir autrefois guidé et précédé la plus grande partie de la Gaule dans la route de lumière et de vérité, parce que c'est elle qui reçut la première les propagateurs de la foi chrétienne, envoyés par saint Polycarpe, disciple de l'apôtre saint Jean, pour éclairer tout le pays. Le roi Henri, devenu maître du royaume d'Austrasie, fut informé de ces divisions déplorables dont il gémit lui-même, et chercha les moyens d'y remédier. Quand il fut à Besancon, les évêques et le peuple tout entier lui désignèrent Odolric, archidiacre de l'église de Langres, comme un homme digne d'être élevé au pontificat de Lyon. Aussitôt il suivit ce conseil, fit présent à ce prélat des plus riches ornements, et le nomma pour remplir le siége vacant. Ce choix judicieux rendit à toute la province la paix si longtemps attendue, la joie et la tranquillité. La nation des Hongrois se révolta pour la seconde fois contre le roi, et se disposa à lui livrer bataille. Le prince marcha contre eux, quoique son armée fût bien inférieure en nombre. Mais comme il avait mis en Dieu toute sa confiance, il ne craignit pas d'en venir aux mains. Toutes ses troupes ne formaient pas plus de six mille hommes, et l'on comptait dans le camp des Hongrois deux cent mille hommes armés. Le roi avait encore avec lui un grand nombre d'évêques et de clercs, qui l'accompagnèrent sur le champ de bataille, par attachement pour lui, mais sans être armés. Quand le combat fut engagé, les Hongrois se trouvèrent enveloppés de ténèbres si épaisses, qu'ils pouvaient à peine reconnaître leurs compagnons qui combattaient à leurs côtés. La troupe du roi était au contraire placée sous le soleil le plus éclatant, qui l'éclairait toute entière, et brillait devant elle. Elle déploya dans cette action un grand courage, fit un carnage effroyable des ennemis, et les mit entièrement en déroute, sans éprouver de perte considérable. Le roi, après avoir enlevé aux ennemis un riche butin, et rétabli l'ordre dans son royaume, revint triomphant dans ses États. Il se trouva que l'abbé d'un monastère distingué fit présent à l'empereur d'un très-beau cheval, pour se concilier l'amitié du prince, et attirer ses libéralités sur le couvent qui lui était confié. Mais l'abbé ignorait que ce cheval, avant de lui être vendu, avait été dérobé à un chevalier. L'empereur le reçut avec reconnaissance, et voulut en faire sa monture ordinaire. Un jour donc qu'il sortait, monté sur ce cheval, le chevalier auquel on l'avait volé se présenta devant lui. Il s'adressa prudemment au prince, et lui dit: «Comment, roi, c'est toi qui dois donner à tous l'exemple d'une justice rigoureuse, et te voilà convaincu de posséder un cheval qu'on m'a dernièrement volé. — S'il est à toi, comme tu le prétends, repartit le roi, prends en même temps le cheval et le cavalier, emmène-les ensemble où tu voudras, et tu les garderas tous deux jusqu'à ce que tu sois dédommagé du tort qu'on t'a fait.» Le chevalier, croyant que le roi voulait plaisanter, restait tout interdit. Mais Henri le força de saisir la bride du cheval, et de l'emmener avec lui dans son domaine. Tous les assistants étaient stupéfaits d'admiration. Quelle récompense, croyez-vous, disait le roi, que je doive à celui qui m'a si traîtreusement fait tomber dans ce piége?» Tout le monde exprima fortement son indignation contre une telle audace. «Qu'on l'amène, dit-il, pour qu'il soit puni selon l'offense qu'il m'a faite.» L'abbé fut donc appelé devant lui. Dépose, dit le roi, ce bâton que tu portes comme un signe de ton autorité pastorale, et que tu crois tenir de la générosité d'un mortel.» L'abbé le jeta par terre. Le roi le ramassa, et le mit dans la main droite d'une image du Sauveur. «Maintenant, dit-il à l'abbé, va le recevoir du Roi tout-puissant, et ne crois plus désormais en devoir hommage à quelque mortel que ce soit. Uses-en librement, et avec la grandeur qui convient à ton titre.» L'abbé le prit avec joie, communiqua à beaucoup d'autres l'admiration que lui causait une telle action, et conserva depuis une pleine liberté. [5,5] CHAPITRE V. Extirpation de la simonie. HENRI voyant qu'une simonie coupable, fruit de la cupidité et de l'envie, envahissait toute la Gaule et la Germanie, convoqua tous les archevêques et autres prélats de son royaume, et leur tint ce discours: «C'est à regret que je m'adresse à vous aujourd'hui, vous tous, représentants du Christ dans l'Église qu'il s'est choisie lui-même pour épouse, et qu'il a rachetée au prix de son sang. Car de même que c'est par un effet gratuit de sa bonté divine qu'il a quitté le sein de Dieu le père, et voulu naître de celui d'une vierge, pour racheter tous les hommes, de même aussi, en envoyant ses apôtres prêcher sa loi dans l'univers, il leur a donné cette leçon de charité: Donnez gratuitement ce que vous avez reçu gratuitement. Mais vous, qui vous laissez corrompre par l'avarice et la cupidité, quand vous ne devriez songer qu'à répandre vos dons; vous, qui violez également les saints canons en recevant comme en ne donnant pas, vous êtes tous maudits. Je sais que mon père s'est trop abandonné lui-même à une avarice condamnable pendant sa vie: aussi je crains bien pour le salut de son ame. Ainsi donc que tous ceux d'entre vous qui se reconnaissent coupables du même vice, soient dépouillés, selon les lois canoniques, de leur ministère sacré, car, nous n'en pouvons plus douter, ce sont là les fautes qui ont appelé sur les enfants des hommes tant de calamités diverses, la famine, la mortalité et les ravages du glaive. Tous les rangs de l'Église, depuis le souverain pontife jusqu'au simple prêtre, sont accablés sous le poids de leur condamnation; et, selon la parole même du Seigneur, un brigandage spirituel s'est emparé de tous les esprits.» A ces paroles sévères de l'empereur, les prélats interdits ne savaient plus que répondre, et ils tremblaient dans leur cœur de se voir enlever leurs siéges et leurs évêchés, pour avoir mérité ces reproches accablants; car cette simonie criminelle n'avait pas seulement corrompu l'église gauloise, l'Italie toute entière en était encore bien plus infectée, et toutes les charges ecclésiastiques étaient alors l'objet d'un trafic aussi vénal que les marchandises exposées en plein marché. Les évêques, se voyant donc enveloppés dans cette condamnation générale, commencèrent à implorer sa miséricorde. Le prince lui-même, ému de pitié, finit par leur adresser ces paroles consolantes: «Allez, et contentez-vous de faire un bon usage des biens illégitimes que vous avez acquis; souvenez-vous de prier avec plus d'exactitude et de zèle pour l'ame de mon père, coupable des mêmes fautes que vous, et tâchez d'obtenir ainsi pour lui, de notre Dieu, le pardon de sa vie.» Alors il publia dans tout son Empire un édit par lequel il déclarait qu'aucune charge du clergé, qu'aucun ministère ecclésiastique ne pourrait s'acheter; que tous ceux qui auraient l'audace d'en trafiquer, pour les conférer à d'autres, ou pour les recevoir eux-mêmes, seraient frappés d'anathème. On y remarquait aussi cette promesse que faisait l'empereur: «De même que le Seigneur m'a accordé cette couronne impériale par un don gratuit de sa miséricorde, je ferai aussi exécuter gratuitement tout ce qui concerne sa religion sainte, et je veux, s'il vous plaît, que vous en fassiez autant de votre côté.» Dans le même temps, le siége de Rome, que l'on honore justement du titre d'universel dans le monde entier, était lui-même en proie à cette maladie contagieuse qui l'avait infecté depuis vingt-cinq ans. Au mépris de tous les droits, un enfant de douze ans avait été nommé pour remplir cette place: et certes, ce n'était ni son âge respectable, ni la sainteté de sa vie, mais ses trésors et sa fortune, qui seuls lui avaient valu cette dignité. Aussi il descendit du Saint-Siége plus tristement encore qu'il n'y était monté. Je rougirais de raconter ici la honte de sa conduite, et l'infamie de ses mœurs. Quoi qu'il en soit, il fut chassé du pontificat par l'accord général du peuple romain, et par l'ordre de l'empereur, qui le remplaça par un homme d'une religion profonde, et d'une vertu remarquable: c'était Grégoire; il était romain de nation. La sainteté de son nom eut bientôt réparé la honte de son prédécesseur.