LIVRE QUATRIÈME. PROLOGUE. QUELS que soient les prodiges infinis dont l'univers entier fut témoin vers l'an 1000 de l'Incarnation du Seigneur, soit un peu plus tôt, soit un peu plus tard, il est reconnu que des hommes d'un esprit profond et pénétrant prédirent alors des merveilles non moins surprenantes pour la millième année après la passion du Sauveur, et leurs prédictions furent bientôt accomplies d'une manière évidente. L'empereur Henri, prince très-pieux, étant mort, comme nous l'avons dit, sans laisser d'enfant qui pût succéder à sa puissance, plusieurs prétendants se mirent sur les rangs, séduits plutôt par l'éclat d'une couronne, qu'animés par le desir de faire prospérer la république, et régner avec eux la justice. A leur tête se trouvait Conrad, dont nous avons déjà parlé, prince d'un esprit hardi et d'une grande vigueur de corps, mais qui n'avait pas une foi très-solide. Après qu'on eut longtemps et mûrement délibéré, surtout parmi les prélats, sur le choix du successeur d'Henri, on se décida à élire Conrad. Sa conduite n'était pas cependant à l'abri de tout reproche; il avait même encouru la disgrâce d'Henri, qui ne lui avait jamais pardonné d'avoir épousé une femme alliée à sa famille, et veuve d'un de ses parents. Les pontifes voulurent donc savoir de Conrad s'il était décidé à conserver sa femme, au mépris de l'autorité divine qui réprouvait une telle union, ou s'il préférait la répudier pour obtenir l'Empire. Aussitôt il promit de renoncer à ce mariage incestueux, de se soumettre humblement à la volonté des évêques, et d'obéîr à leurs conseils. Ils envoyèrent alors au pape pour obtenir son agrément, qu'il accorda volontiers. Il invita même le nouveau roi à prendre au plus tôt le sceptre de la Germanie pour venir recevoir à Rome la couronne de toute l'Italie. Cependant Conrad monta en effet sur le trône et se rendit en Italie, emmenant avec lui sa femme illégitime. A la descente des Alpes, du côté que l'on nomme la cour des Gaulois dans la langue corrompue du pays, il trouva le pape qui, selon sa promesse, était venu à sa rencontre dans la ville de Cumes avec un brillant appareil. Il y eut quelques marquis d'Italie qui refusèrent de reconnaître Conrad. Nous avons déjà pu voir que c'est chez eux une pratique constante à la mort des empereurs. Ceux de Pavie, les plus orgueilleux de tous, renversèrent et rasèrent le palais du roi, élevé à grands frais dans leur ville. A cette nouvelle, Conrad furieux se met en marche, commence par prendre Yvrée, et soumet ensuite à sa puissance les autres villes et tous les châteaux. Il arriva ainsi jusqu'à Rome, où il reçut, selon l'usage, la couronne impériale. Les évêques lui conseillèrent ensuite de recourir à l'autorité du pontife romain pour répudier sa femme illégitime, selon la promesse qu'il leur en avait faite; mais il reçut très-mal leurs remontrances, disant qu'il n'était pas créé empereur pour être veuf, et il persévéra dans cette union illicite. [4,1] CHAPITRE Ier. Universalité de l'Église injustement réclamée par les Chrétiens de Constantinople. VERS l'an 1024, le prélat de Constantinople, de concert avec son prince Basile et quelques antres Grecs, voulut obtenir le consentement du pape pour faire donner à son Église le titre d'universelle dans l'empire d'Orient, comme l’Église romaine prenait aussi le titre d'universelle dans l'univers. Des envoyés vinrent aussitôt à Rome apporter de riches présents au pontife et à tous ceux dont l'Église de Constantinople espérait la protection. A leur arrivée, ils exposèrent au pape l'objet de leur demande. Dans quels excès l'aveugle soif de l'or ne peut-elle pas entraîner l'homme? Le proverbe n'est que trop vrai: Un poignard d'or brise un mur de fer. Mais, quoique la cupidité soit devenue aujourd'hui la reine du monde, c'est surtout à Rome qu'elle a établi le siége de son empire insatiable. Quand les Romains eurent vu l'or des Grecs à leurs pieds, leurs yeux furent éblouis par l'éclat de ces dons qui séduisaient aussi leurs cœurs; ils eurent recours aux détours de la fraude, et essayèrent d'accorder secrètement la faveur qu'on leur demandait; mais ils n'y réussirent pas; car on ne peut jamais étouffer la vérité, et les portes de l'enfer ne prévaudront point contre elle. Au moment même où ces malheureux murmuraient à voix basse dans leur conclave mystérieux des machinations qu'ils croyaient secrètes, déjà le bruit s'en était répandu dans toute l'Italie. Cette nouvelle fut accueillie avec un trouble, avec des alarmes plus vives qu'on ne peut dire. Le père Guillaume surtout, cet homme dont nous avons déjà vanté la rare prudence, écrivit au pape à ce sujet une lettre qui contenait un grand sens dans un petit nombre de mots écrits d'un style sévère. En voici la teneur: «Au pape Jean, élevé par la grâce de Dieu et la protection de saint Pierre, prince des apôtres, sur le siége le plus illustre de l'univers, Guillaume, serviteur de la croix de Dieu, en lui souhaitant une place auprès des apôtres avec la couronne du royaume éternel. «Le maître des nations nous apprend qu'il ne faut pas réprimander un vieillard, mais il dit aussi quelque part: J'ai été imprudent, c'est vous qui m'y avez contraint. L'amour de vos enfants invite donc par ma bouche leur père commun à suivre une fois l'exemple du Sauveur, quand il s'informait de l'opinion des hommes. Vous aussi, demandez à quelqu'un des vôtres, comme il demandait à saint Pierre: Que disent les hommes qu'est le fils de l'homme? Si la réponse est fidèle, méditez-en le sens; si elle est claire, prenez garde qu'elle ne soit obscurcie; si elle est obscure, il faut prier la lumière souveraine du monde de vous rendre assez éclatant pour que vous puissiez éclairer, dans la voie des commandements de Dieu, tous les fidèles réunis dans le giron de la sainte Église. La renommée vient d'apporter jusqu'à nous une étrange nouvelle, et tout homme qui n'en serait pas scandalisé montrerait par là qu'il est entièrement insensible à l'amour du ciel. En effet, si la puissance de l'empire romain, qui régnait seul autrefois sur tout l'univers, se trouve aujourd'hui partagée entre une foule de couronnes diverses, le pouvoir de lier et de délier les péchés sur la terre et dans le ciel n'en est pas moins un privilége inviolable, uniquement attaché au ministère de saint Pierre. Nous vous avons écrit ces choses, pour que vous songiez à ne point accorder aux prétentions des Grecs les demandes qu'ils sont venus vous faire. Au reste, nous souhaitons aussi que l'on puisse toujours reconnaître en vous le chef universel des Chrétiens, à la vigilance que vous déploierez pour corriger et gouverner la sainte Église apostolique, et que vous jouissiez éternellement d'une félicité inaltérable.» Ce pape Jean, surnommé Romain, était frère de Benoît. Il avait acheté à prix d'argent le droit de succéder à son frère. C'était un néophyte élevé de l'ordre des laïques à la dignité de prélat. Les Romains ont en effet trouvé un singulier moyen pour pallier leur trafic insolent dans l'élection des papes. Sitôt qu'ils ont fait choix du pontife qu'il leur plaît d'élever au saint Siége, ils le dépouillent de son premier nom pour lui donner celui de quelque pape célèbre, comme s'ils voulaient honorer du moins, par ce nom emprunté, un homme que son mérite n'honore pas assez. Au reste, les envoyés de Constantinople retournèrent dans leur pays; et leur orgueilleuse présomption fut quelque temps abattue par cet échec humiliant. [4,2] CHAPITRE II. Hérésie découverte en Italie. IL y avait alors en Lombardie un château nommé Montferrat, occupé par de nobles seigneurs du pays. Le poison de l'hérésie avait tellement infecté leurs cœurs, qu'ils enduraient volontiers la mort la plus cruelle, plutôt que de renoncer à leurs erreurs pour retourner à la foi salutaire du Christ. Ils adoraient des idoles comme les païens, et s'associaient aux sacrifices absurdes des Juifs. Souvent Mainfroi, le plus sage des marquis du pays, et son frère Alric, prélat de la ville d'Asti, dans le diocèse duquel se trouvait ce château, vinrent avec les autres marquis et les autres prélats, livrer des assauts à ces hérétiques. Ils en prirent quelques-uns, qu'ils essayèrent en vain de ramener à Dieu, et qu'ils finirent par jeter dans les flammes. Il y avait dans le voisinage un autre château fidèle à notre religion et à notre culte. Un soldat y tomba malade, et bientôt on craignit pour sa vie. Une des femmes les plus honorées dans le château des hérétiques vint rendre visite au malade, selon l'usage, ou plutôt sans doute parce que Dieu voulut dévoiler en ce jour toute la honte de cette secte impie. Aussitôt qu'elle entra dans la maison du moribond, il vit entrer avec elle une troupe innombrable de gens de sa suite, tous habillés de noir, avec des figures hideuses. Quand elle fut près du malade, elle lui passa la main sur le front, puis sur la poitrine pour observer les battements de son pouls. Après toutes les autres simagrées d'usage, elle déclara qu'il serait bientôt guéri, et sortit de la maison avec tout son cortége, laissant le malade entièrement seul. Aussitôt la bande noire qu'il avait vue se présente encore à ses yeux, et celui que les autres paraissaient regarder comme leur chef lui adresse ces paroles: «Me reconnais-tu, Hugues? (c'était le nom du malade.) — Qui es-tu? répondit-il. — Je suis le plus puissant de tous les puissants, le plus riche de tous les riches. Si tu veux seulement croire que j'aie le pouvoir de t'arracher à la mort qui te menace, tu vivras longtemps encore; et pour t'inspirer plus de confiance dans mes promesses, sache que c'est grâces à mon industrie que Conrad vient d'être créé empereur. Aussi tu as pu voir que jamais empereur n'a soumis si rapidement à son autorité la Germanie et l'Italie toute entière. — Je le sais, dit le malade, et je m'en étais même souvent étonné comme les autres. — N'est-ce pas encore moi, reprit le fourbe, qui ai livré dans les provinces d'outre-mer la couronne de Basile à mon serviteur Michel? Crois donc en moi, et mes bienfaits passeront tes espérances. Je vais te rendre la santé.» Le bruit courait alors en effet que ce Michel avait été chambellan de Basile, et qu'il avait fait périr l'empereur en lui présentant un breuvage empoisonné. Ce qu'il y a de plus certain, c'est qu'il monta sur le trône après lui, et que son gouvernement ne justifia que trop l'opinion qu'on avait dû s'en former d'avance. Cependant Hugues, revenant à lui, essaya de faire avec la main droite le signe respectable de la croix, en disant: «Au nom de Jésus, fils de Dieu, que j'adore, que je reconnais et que je confesse, je ne vois en toi que ce que tu es et ce que tu as toujours été, un démon imposteur.» Le diable aussitôt se mit à crier: «Je t'en prie, ne lève pas la main sur moi;» et à l'instant toute la troupe disparut comme une ombre. En entendant le malade crier à haute voix, les domestiques accoururent près de lui, et il leur raconta en détail tout ce qu'il avait vu, tout ce qu'il avait entendu. Après ce récit, il mourut le jour même avant le coucher du soleil. Personne ne douta que cette vision ne lui eût été envoyée pour son instruction et pour la nôtre. [4,3] CHAPITRE III. Que les malins esprits peuvent quelquefois opérer des miracles, quand Dieu le permet, pour punir les péchés des hommes. MOÏSE, chargé d'annoncer aux Juifs les leçons de la sagesse divine, leur disait: S'il s'élève au milieu de vous quelque prophète ou quelqu'un... qu'il préside quelque chose d'extraordinaire et de prodigieux; que ce qu'il avait prédit soit arrivé, et qu'il vous dise en même temps: Allons, suivons des dieux étrangers...., vous n'écouterez point les paroles de ce prophète...., parce que le Seigneur votre Dieu vous éprouve, afin qu'il paraisse clairement si vous l'aimez de toute votre âme. Nous allons citer un exemple qui se rapporte à ce précepte, quoique dans un cas différent. Il y avait alors parmi le peuple un magicien des plus habiles, dont on ignorait pourtant le nom et le pays, parce que dans les différents lieux où il se réfugiait, pour éviter d'être reconnu, il prenait des noms supposés, et cachait avec soin sa patrie. Il allait fouiller en secret dans la tombe des morts, enlevait leurs ossements de leurs cendres encore tièdes, puis il les plaçait dans des urnes qu'il vendait à plusieurs personnes, comme contenant des reliques de saints confesseurs et de martyrs. Après avoir fait un grand nombre de dupes dans les Gaules, il se retira dans les Alpes, parmi les peuples sauvages qui habitent ordinairement le haut de ces montagnes. Là, quittant le nom de Pierre et de Jean qu'il avait pris ailleurs, il se donna celui d’Étienne. Il alla recueillir encore pendant la nuit, dans les lieux les plus abjects, les ossements de quelque mort obscur, les plaça dans un vase, et prétendit qu'un ange lui avait apparu pour lui révéler les restes de saint Just, martyr. Bientôt le vulgaire grossier et la populace des campagnes ne manquèrent pas d'accourir en foule à cette nouvelle, selon leur habitude, regrettant seulement de n'avoir pas quelque maladie pour en obtenir la guérison. Ils amènent des malades, apportent des présents, et veillent toute la nuit dans l'attente de quelque miracle soudain. Car, nous le répétons, Dieu permet quelquefois aux malins esprits d'opérer des prodiges pour tenter les hommes, en punition de leurs péchés, et nous en avons ici une preuve bien claire, puisqu'en cette occasion beaucoup de personnes mal conformées eurent les membres redressés, et suspendirent en témoignage de leur guérison des figures de toute espèce. Il est vrai que les prélats de la Maurienne, d'Asti et de Grenoble voyaient toutes ces profanations se commettre dans leurs diocèses, sans montrer beaucoup d'empressement à examiner cette affaire, ou plutôt ils ne s'occupaient dans leurs conciliabules que des moyens de gagner l'argent du peuple, en accréditant eux-mêmes cette imposture. Cependant Mainfroi, le plus riche des marquis du pays, ayant entendu parler de cette découverte, fit enlever de vive force par quelques-uns des siens, et transporter dans ses États ce vain simulacre honoré sous le nom d'un vénérable martyr. Ce seigneur avait fait construire à Suze, place antique, un monastère en l'honneur de Dieu tout-puissant et de sa bienheureuse mère, Marie, toujours vierge, et il avait formé le projet d'y placer ces reliques avec celles de beaucoup d'autres saints, quand tous les travaux seraient terminés. L'église étant donc achevée, au jour désigné pour la dédicace, les évêques des provinces voisines s'y rendirent avec l'illustre Guillaume et quelques autres abbés. On voyait aussi ce magicien fameux, qui avait déjà su s'insinuer dans les bonnes grâces du marquis. Il lui promettait de lui révéler bientôt des reliques infiniment plus précieuses. C'étaient les restes d'autant de saints prétendus, dont la vie, les souffrances, les combats, le nom même étaient autant d'impostures qu'il avait fabriquées. Toutes les fois que les savants personnages réunis à Suze lui demandaient comment il savait tout cela, il se mettait à débiter des contes dépourvus de toute vraisemblance. J'en fus témoin moi-même, car j'avais accompagné le respectable abbé tant de fois cité. «Un ange, disait donc le sorcier, m'apparaît pendant la nuit; il me raconte et m'enseigne tout ce qu'il sait que je desire apprendre, et il reste constamment près de moi, jusqu'à ce que je l'invite à se retirer.» Nous lui demandâmes alors s'il avait ces visions tout éveillé, ou si c'était dans ses songes. «Toutes les nuits, reprit-il, l'ange m'emporte de mon lit, sans que ma femme s'en aperçoive; et après de longs entretiens, il me salue, m'embrasse, et se retire.» Il ne nous fut pas difficile de reconnaître l'imposture à travers toutes ces finesses, et nous vîmes bien que cet homme angélique n'était autre chose qu'un artisan de fourbe et de mensonge. Au reste, les évêques procédèrent avec toutes les cérémonies d'usage à la consécration de l'église pour laquelle on les avait appelés. Les os profanes découverts par ce misérable furent introduits avec les reliques saintes au milieu de la joie tumultueuse de l'un et l'autre peuple qui assistait en foule à cette solennité. On avait choisi pour là dédicace le 17 octobre parce que les partisans des reliques de saint Just prétendaient que c'était le jour où ce respectable martyr avait souffert la mort à Beauvais, dans les Gaules, d'où l'on a rapporté sa tête à Auxerre, sa patrie, qui la conserve encore. Pour moi, qui connaissais le fond de l'affaire, je traitais ces récits de contes puérils; et des personnages distingués, initiés comme moi au secret de ces fables mensongères, partageaient mon opinion. La nuit suivante, quelques moines et d'autres religieux virent dans cette église des fantômes monstrueux, des Éthiopiens, avec leur figure noire, sortir de l'endroit où l'on avait renfermé ces os, et s'éloigner ensuite de l'église. Cependant les hommes d'un esprit éclairé eurent beau crier à l'abomination et à l'imposture, la populace grossière des campagnes continua d'honorer, sous le nom de saint Just, le protégé du sorcier, qui méritait plutôt le nom d'injuste, et persévéra dans son erreur. Nous avons donné ici tous ces détails, pour que les malades se gardent d'accorder trop légèrement leur vénération et leur confiance aux ruses ou aux sortiléges multipliés des démons qui revêtent toutes les formes en ce monde, et se rencontrent surtout dans les arbres et dans les fontaines. [4,4] CHAPITRE IV. Famine terrible dans l'univers. Aux approches de l'an 1033 de l'Incarnation, qui répond à l'an 1000 de la Passion du Sauveur, le monde romain perdit un grand nombre de personnages fameux, et la religion ses plus fermes appuis, Benoît, pape de l'Église universelle, et Robert, roi des Français; l'évêque de Chartres, Fulbert, prélat incomparable, le plus sage des hommes; enfin le père des moines, le fondateur de tant de couvents, l'illustre abbé Guillaume. Nous pourrions raconter de ce saint personnage bien des choses qui ne seraient pas inutiles, mais on sait qu'elles ont été depuis longtemps recueillies dans le livre que nous avons écrit sur l'histoire de sa vie et de ses vertus. Je dirai pourtant un fait seulement, qu'on ne trouverait pas dans cet ouvrage. Lorsque l'abbé Guillaume quitta ce monde pour le séjour des bienheureux, il était en Neustrie, dans l'abbaye de Fécamp, située sur le bord de l'Océan, à près de quarante milles de Rouen, et il y fut enseveli, comme le méritait un si grand homme, dans le meilleur endroit de l'église. Quelques jours après on amena sur son tombeau un jeune enfant de dix ans, dangereusement malade, dont on espérait obtenir la guérison. Ses parents le laissèrent étendu en ce lieu; il y devait passer la nuit entièrement seul. En jetant les yeux derrière lui, il vit tout-à-coup un oiseau, dont la forme ressemblait à celle d'une colombe, perché sur le tombeau du père. Il le considéra longtemps avant de s'endormir. Enfin un doux sommeil vint fermer ses yeux, et à son réveil il se trouva en pleine santé, comme s'il n'avait jamais été malade. Les parents vinrent reprendre leur enfant; et la joie qu'ils ressentaient de cet heureux événement fut bientôt une joie générale. Dans la suite des temps, la famine commença à désoler l'univers, et le genre humain fut menacé d'une destruction prochaine. La température devint si contraire que l'on ne put trouver aucun temps convenable pour ensemencer les terres, ou favorable à la moisson, surtout à cause des eaux dont les champs étaient inondés. On eût dit que les éléments furieux s'étaient déclaré la guerre, quand ils ne faisaient en effet qu'obéir à la vengeance divine, en punissant l'insolence des hommes. Toute la terre fut tellement inondée par des pluies continuelles que, durant trois ans, on ne trouva pas un sillon bon à ensemencer. Au temps de la récolte, les herbes parasites et l'ivraie couvraient toute la campagne. Le boisseau de grains, dans les terres où il avait le mieux profité, ne rendait qu'un sixième de sa mesure au moment de la moisson, et ce sixième en rapportait à peine une poignée. Ce fléau vengeur avait d'abord commencé en Orient. Après avoir ravagé la Grèce, il passa en Italie, se répandit dans les Gaules, et n'épargna pas davantage les peuples de l'Angleterre. Tous les hommes en ressentaient également les atteintes. Les grands, les gens de condition moyenne et les pauvres, tous avaient la bouche également affamée et la pâleur sur le front, car la violence des grands avait enfin cédé aussi à la disette commune. Tout homme qui avait à vendre quelque aliment pouvait en demander le prix le plus excessif, il était toujours sûr de le recevoir sans contradiction. Chez presque tous les peuples, le boisseau de grains se vendait soixante sous; quelquefois même, le sixième de boisseau en coûtait quinze. Cependant, quand on se fut nourri de bêtes et d'oiseaux, cette ressource une fois épuisée, la faim ne s'en fit pas sentir moins vivement, et il fallut, pour l'apaiser, se résoudre à dévorer des cadavres, ou toute autre nourriture aussi horrible; ou bien encore, pour échapper à la mort, on déracinait les arbres dans les bois, on arrachait l'herbe des ruisseaux; mais tout était inutile, car il n'est d'autre refuge contre la colère de Dieu que Dieu même. Enfin, la mémoire se refuse à rappeler toutes les horreurs de cette déplorable époque. Hélas! devons-nous le croire? les fureurs de la faim renouvelèrent ces exemples d'atrocité si rares dans l'histoire, et les hommes dévorèrent la chair des hommes. Le voyageur, assailli sur la route, succombait sous les coups de ses agresseurs; ses membres étaient déchirés, grillés au feu, et dévorés. D'autres, fuyant leur pays pour fuir aussi la famine, recevaient l'hospitalité sur les chemins, et leurs hôtes les égorgeaient la nuit pour en faire leur nourriture. Quelques autres présentaient à des enfants un œuf ou une pomme, pour les attirer à l'écart, et ils les immolaient à leur faim. Les cadavres furent déterrés en beaucoup d'endroits pour servir à ces tristes repas. Enfin ce délire, ou plutôt cette rage, s'accrut d'une manière si effrayante, que les animaux mêmes étaient plus sûrs que l'homme d'échapper aux mains des ravisseurs, car il semblait que ce fût un usage désormais consacré, que de se nourrir de chair humaine: et un misérable osa même en porter au marché de Tournus, pour la vendre cuite, comme celle des animaux. Il fut arrêté, et ne chercha pas à nier son crime; on le garotta, on le jeta dans les flammes. Un autre alla dérober pendant la nuit cette chair qu'on avait enfouie dans la terre; il la mangea, et fut brûlé de même. On trouve, à trois milles de Mâcon, dans la forêt de Chatenay, une église isolée, consacrée à saint Jean. Un scélérat s'était construit, non loin de là, une cabane où il égorgeait les passants et les voyageurs qui s'arrêtaient chez lui. Le monstre se nourrissait ensuite de leurs cadavres. Un homme vint un jour y demander l'hospitalité avec sa femme, et se reposa quelques instants. Mais en jetant les yeux sur tous les coins de la cabane, il y vit des têtes d'hommes, de femmes et d'enfants. Aussitôt il se trouble, il pâlit; il veut sortir, mais son hôte cruel s'y oppose, et prétend le retenir malgré lui. La crainte de la mort double les forces du voyageur, il finit par s'échapper avec sa femme, et court en toute hâte à la ville. Là, il s'empresse de communiquer au comte Othon et à tous les autres habitants cette affreuse découverte. On envoie à l'instant un grand nombre d'hommes pour vérifier le fait; ils pressent leur marche, et trouvent à leur arrivée cette bête féroce dans son repaire avec quarante-huit têtes d'hommes qu'il avait égorgés, et dont il avait déjà dévoré la chair. On l'emmène à la ville, on l'attache à une poutre dans un cellier, puis on le jette au feu. Nous avons assisté nous-même à son exécution. On essaya, dans la même province, un moyen dont nous ne croyons pas qu'on se fût jamais avisé ailleurs. Beaucoup de personnes mêlaient une terre blanche, semblable à l'argile, avec ce qu'elles avaient de farine ou de son, et elles en formaient des pains pour satisfaire leur faim cruelle. C'était le seul espoir qui leur restât d'échapper à la mort, et le succès ne répondit pas à leurs vœux. Tous les visages étaient pâles et décharnés, la peau tendue et enflée, la voix grêle, et imitant le cri plaintif des oiseaux expirants. Le grand nombre de morts ne permettait pas de songer à leur sépulture; et les loups, attirés depuis longtemps par l'odeur des cadavres, venaient enfin déchirer leur proie. Comme on ne pouvait donner à tous les morts une sépulture particulière, à cause de leur grand nombre, des hommes pleins de la grâce de Dieu creusèrent dans quelques endroits des fosses, communément nommées charniers, où l'on jetait cinq cents corps, et quelquefois plus quand ils pouvaient en contenir davantage. Ils gissaient là, confondus pêle-mêle, demi-nus, souvent même sans aucun vêtement. Les carrefours, les fossés dans les champs, servaient aussi de cimetières. D'autres fois, des malheureux entendaient dire que certaines provinces étaient traitées moins rigoureusement; ils abandonnaient donc leur pays, mais ils défaillaient en chemin, et mouraient sur les routes. Ce fléau redoutable exerça pendant trois ans ses ravages, en punition des péchés des hommes. Les ornements des églises furent sacrifiés aux besoins des pauvres. On consacra au même usage les trésors qui avaient été depuis long-temps destinés à cet emploi, comme nous le trouvons écrit dans les décrets des Pères. Mais la juste vengeance du ciel n'était point satisfaite encore; et dans beaucoup d'endroits, les trésors des églises ne purent suffire aux nécessités des pauvres. Souvent même, quand ces malheureux, depuis longtemps consumés par la faim, trouvaient le moyen de la satisfaire, ils enflaient aussitôt, et mouraient. D'autres tenaient dans leurs mains la nourriture qu'ils voulaient approcher de leurs lèvres, mais ce dernier effort leur coûtait la vie, et ils périssaient sans avoir pu jouir de ce triste plaisir. Il n'est pas de paroles capables d'exprimer la douleur, la tristesse, les sanglots, les plaintes, les larmes des malheureux témoins de ces scènes désastreuses, surtout parmi les hommes d'église, les évêques, les abbés, les moines et les religieux. On croyait que l'ordre des saisons et les lois des éléments, qui jusqu'alors avaient gouverné le monde, étaient retombés dans un éternel chaos, et l'on craignait la fin du genre humain. Mais ce qu'il y a de plus prodigieux, de plus monstrueux, au milieu de ces maux, c'est qu'on rencontrait rarement des hommes qui se résignassent, comme ils le devaient, à subir cette vengeance secrète de la Divinité avec un cœur humble et contrit, et qui cherchassent à mériter le secours du Seigneur, en élevant vers lui leurs mains et leurs prières. On vit donc s'accomplir alors cette parole d'Isaïe: Le peuple n'est point retourné vers celui qui le frappait. C'est qu'il y avait dans les hommes une dureté de cœur égale à l'aveuglement de leur esprit, et que Dieu, le souverain juge des hommes, l'auteur de toute bonté, n'accorde la volonté de le prier qu'à ceux qu'il a crus dignes de sa miséricorde. [4,5] CHAPITRE V. Paix et abondance l'an 1000 après la Passion du Sauveur. EN l'an 1000 de la Passion du Christ, qui suivit ces années de désolation et de misère, la bonté et la miséricorde du Seigneur ayant tari la source des pluies et dissipé les nuages, le ciel commença à s'éclaircir et à prendre une face plus riante. Le souffle des vents devint plus propice, le calme et la paix, rétablis dans toute la nature, annoncèrent aussi le retour de la clémence divine. Aussitôt on vit en Aquitaine les évêques, les abbés, et des personnes de tous les rangs, dévouées au bien de notre sainte religion, former des assemblées et des conciles. On y porta le corps d'un grand nombre de bienheureux, et une quantité prodigieuse de châsses contenant de saintes reliques. La province d'Arles, de Lyon, et la Bourgogne toute entière, jusqu'aux extrémités de la France, suivirent cet exemple. On fit savoir dans tous les évêchés que les prélats et les grands du royaume tiendraient en certains lieux des conciles pour le rétablissement de la paix et le maintien de la foi. Tout le peuple accueillit avec joie cette heureuse nouvelle; grands et petits, tous attendaient la décision des pasteurs de l'Église, pour s'y soumettre avec la même obéissance que si Dieu lui-même faisait entendre sa voix sur la terre; car le souvenir de leurs derniers malheurs, et la crainte de ne pouvoir profiter de l'abondance que semblait leur promettre l'apparente fécondité des campagnes, avaient effrayé tous les esprits. Les décrets des conciles, divisés par chapitres, contenaient la réforme des abus, et réglaient les offrandes pieuses qu'on avait résolu de consacrer au Seigneur tout-puissant. Un des points les plus importans était la conservation d'une paix inviolable: on y avait pourvu, en ordonnant à tout particulier des deux classes, quelle que fût sa conduite antérieure, de sortir sans armes, avec une entière sécurité. Le ravisseur ou l'usurpateur des biens d'autrui, .atteint par l'autorité des lois, devait être dépouillé de ses biens, ou subir les peines corporelles les plus rigoureuses. Les saints lieux, dans toutes les églises, jouissaient d'honneurs et de priviléges particuliers; quand un coupable y cherchait un refuge, il pouvait en sortir sans crainte, excepté toutefois celui qui aurait violé les lois relatives au maintien de la paix, car celui-là, eût-il été trouvé au pied même de l'autel, ne pouvait échapper à la punition de son crime. On avait encore institué que ceux qui voyageraient dans la compagnie d'un clerc, d'un moine ou d'un religieux, seraient à l'abri de toute violence. Les mêmes conciles firent encore une foule d'autres statuts, qu'il serait trop long d'énumérer ici; mais il est remarquable qu'ils s'accordèrent tous à décider que le sixième jour de la semaine il faudrait faire abstinence de vin, et le septième, abstinence de viande, à moins qu'on n'en fût empêché par quelque maladie grave, ou dispensé par quelque fête solennelle. Lorsqu'on avait eu des raisons pour se relâcher un peu de cet usage, on était obligé de nourrir trois pauvres à ses frais. On vit aussi guérir alors une infinité de malades dans les couvents des saints, et pour que personne ne pût élever de doutes, on vit, chez beaucoup d'entre eux, du sang s'écouler en abondance par des fentes à la peau, ou même des entailles dans la chair; au moment, les bras ou les jambes, auparavant recourbés, se redressaient miraculeusement, pour revenir à leur état naturel. Cette preuve convaincante servit aussi à lever beaucoup d'autres doutes non moins injustes. Tous les assistants en conçurent un tel enthousiasme, que les évêques levaient leur bâton vers le ciel, et que, les mains étendues vers le Seigneur, ils s'écriaient d'une commune voix: Paix! paix! paix! en signe de l'éternelle alliance qu'ils venaient de contracter avec Dieu, alliance qui devait cimenter pendant cinq ans la paix entre tous les peuples de l'univers. La même année, il y eut une si grande abondance de vin, de froment et de productions de toute espèce, que c'eût été folie d'en espérer une pareille pendant les cinq années suivantes. A l'exception des viandes et des mets recherchés, tout ce qui peut servir à la nourriture de l'homme était au plus vil prix. C'était le retour du grand jubilé de Moïse. Cependant l'année suivante, la troisième, la quatrième, ne furent pas moins heureuse. Mais hélas! ô douleur! la race humaine oublia bientôt les bienfaits du Seigneur; attiré au mal par sa nature, comme le chien à son vomissement, comme le porc à se salir dans la fange où il se vautre, l'homme viola plusieurs des engagements qu'il avait pris lui-même envers Dieu, et comme s'exprime l'Écriture, étant devenu tout chargé de graisse et d'embonpoint il a abandonné... son créateur. Les grands de l'un et de l'autre ordre s'abandonnèrent les premiers à l'avarice, et comme auparavant, quelque-fois même avec une licence plus effrénée, recommencèrent leurs rapines pour satisfaire leur cupidité. Les hommes de moyenne classe, puis ceux du dernier rang, suivirent leur exemple, et se précipitèrent dans les excès les plus honteux. Non, jamais auparavant on n'entendit parler d'autant d'incestes, d'adultères, d'unions illicites entre les parents, de concubinages, en un mot, d'une émulation si active pour le mal parmi tous les hommes. Pour comble de misère, malgré les remontrances sévères et répétées de quelques hommes pour s'opposer à de pareils abus, la prédiction du prophète fut remplie, alors le prêtre sera comme le peuple; car les personnes qu'on voyait alors à la tête des églises, comme à la tête des affaires, étaient toutes encore dans l'enfance. Malheur à toi, ô terre, disait Salomon, parole terrible, dont les péchés des hommes avaient hâté l'accomplissement. Le pape de l'Église universelle lui-même, neveu des deux papes Benoît et Jean, ses prédécesseurs, avait à peine dix ans, lorsqu'il fut élu par les Romains, grâce à l'usage libéral qu'il fit de ses trésors. Son expulsion répétée, ses retours plus ignominieux encore, prouvent assez combien il avait peu de pouvoir; et, quant aux autres prélats des églises, nous avons déjà dit qu'ils devaient leur élévation à leurs richesses plutôt qu'à leur mérite. Quelle infamie! Et n'est-ce pas évidemment de ceux-là que l'Écriture, ou plutôt que la bouche même du Seigneur a dit: Ils ont été princes, et je ne l'ai point su. [4,6] CHAPITRE VI. Affluence des peuples de tout l'univers au saint sépulcre de Jérusalem. DANS le même temps, une foule innombrable venait des extrémités du monde visiter le saint sépulcre du Sauveur à Jérusalem. Jamais on n'aurait cru qu'il pût attirer une affluence si prodigieuse. D'abord la basse classe du peuple, puis la classe moyenne, puis les rois les plus puissants, les comtes, les marquis, les prélats; enfin, ce qui ne s'était jamais vu, beaucoup de femmes nobles ou pauvres entreprirent ce pélerinage; il y en eut même plusieurs qui témoignèrent le plus ardent desir d'y mourir plutôt que de rentrer dans leur pays. Un Bourguignon, nommé Lethbaud, du territoire d'Autun, fit ce voyage avec plusieurs autres. Quand il vit les saints lieux et qu'il fut au haut du mont des Oliviers, d'où le Seigneur s'éleva aux cieux à la vue d'un grand nombre de témoins irrécusables, en promettant qu'il viendrait de là juger les vivants et les morts, il se prosterna la face contre terre, les bras étendus en forme de croix. Il versa un torrent de larmes et sentit son ame pleine d'une extase ineffable qui l'élevait à Dieu. Il se releva quelque temps après, étendit les mains vers le ciel, faisant tous ses efforts pour se soulever et se soutenir dans les airs, et exprima en ces mots les desirs de son cœur: «Seigneur Jésus, disait-il, vous qui avez daigné descendre du trône de votre majesté sur la terre, pour sauver les hommes; vous qui, de ces lieux présents à mes regards, avez quitté le monde sous une forme humaine pour retourner dans les cieux d'où vous étiez venu, je vous en supplie, au nom de votre bonté toute-puissante, si mon ame doit se séparer cette année de mon corps, faites-moi la grâce de ne pas m'éloigner d'ici, pour que je puisse mourir à la vue des lieux qui furent témoins de votre ascension: car, de même que mon corps a voulu vous suivre en venant visiter votre tombeau, mon ame serait peut-être assez heureuse à son tour pour vous suivre sans obstacle dans le paradis.» Après cette prière, il revint avec ses compagnons chez leur hôte. On allait dîner. Les autres se mirent à table; pour lui, il alla gaîment se mettre au lit pour prendre quelque repos, car il paraissait accablé par le sommeil. Il ne tarda pas à dormir en effet. On ignore ce qui lui apparut alors, mais il s'écria aussitôt: «Gloire à vous, Seigneur! gloire à vous!» Ses compagnons l'entendirent et voulurent le faire lever pour manger avec eux; mais il s'y refusa, se tourna de l'autre côté, et commença à se plaindre de quelque indisposition. Il resta ainsi couché jusqu'au soir. Il1 fit appeler alors ses compagnons de voyage, reçut en leur présence le saint viatique de l'eucharistie vivifiante, salua doucement les assistans, et rendit l'ame. Certes celui-là n'avait pas fait le voyage de Jérusalem par vanité comme tant d'autres qui ne l'entreprennent que pour s'en faire honneur à leur retour; aussi Dieu le père ne lui refusat-il pas la grâce qu'il lui demandait au nom de Jésus son fils. Nous avons recueilli ces détails de la bouche même des compagnons de Lethbaud, qui nous les ont racontés quand nous étions au monastère de Bèze. Dans le même temps encore, Odolric, prélat d'Orléans, qui se trouvait à Jérusalem, y fut témoin d'un miracle qu'il nous a communiqué, et qui mérite de trouver place ici. Le jour du grand sabbat, où tout le peuple assemblé attend le feu qui paraît tout-à-coup par un effet admirable de la puissance divine, il se trouvait présent à la solennité avec tous les autres. Déjà le jour était sur son déclin; tout-à-coup, à l'heure où l'on espérait voir bientôt le feu paraître, un Sarrasin, du milieu des infidèles qui viennent tous les ans assister en foule à ce spectacle, s'écria: Agios, kyrie eleison (c'est le chant que les Chrétiens entonnent aussitôt qu'ils aperçoivent le feu). Cet impudent bouffon se mit ensuite à rire aux éclats, arracha des mains d'un Chrétien le cierge qu'il tenait, et se mit à fuir. Mais aussitôt il fut saisi par le démon, et commença à souffrir des tourments inouïs. Le Chrétien le poursuivit et lui reprit son cierge; le Sarrasin, en proie aux tourments les plus cruels, expira aussitôt dans les bras de ses frères. Cet exemple inspira une juste terreur aux infidèles, et fut pour les Chrétiens un grand sujet de joie. A l'instant même, la puissance divine éclata comme à l'ordinaire; le feu sortit d'une des sept lampes suspendues en ce lieu, et courut enflammer toutes les autres. L'évêque Odolric acheta de Jordanus, patriarche de Jérusalem, cette lampe, avec l'huile sainte, pour une livre d'or. Il l'apporta avec lui à Orléans, pour en faire un des ornements de son église, où elle fit un bien infini aux malades. Il apporta aussi au roi Robert un fragment considérable de la vénérable croix du Sauveur. C'était Constantin, empereur des Grecs, qui envoyait ce présent, avec un grand nombre de manteaux, tous de soie, au roi des Français, dont il avait reçu, par l'entremise du même évêque, une épée avec la garde en or, et une boîte du même métal, renfermant les plus riches pierreries. Parmi les pélerins de Jérusalem, il faut compter Robert, duc de Normandie, qui s'y rendit avec un grand nombre de ses sujets, emportant des présents magnifiques, en or et en argent, qu'il voulait distribuer dans son voyage. A son retour, il mourut dans la ville de Nicée, où il fut enseveli. Sa mort causa parmi ses peuples un deuil inexprimable. On regrettait surtout qu'il n'eût point laissé d'enfant légitime pour gouverner la province après lui. Il avait pourtant épousé une sœur de Canut, roi des Anglais, mais elle lui était devenue tellement odieuse, qu'il l'avait répudiée. Cependant il avait eu d'une concubine un fils, qu'il appela Guillaume, du nom de son aïeul. Avant de partir pour son pélerinage, il fit prêter à tous les princes de son duché le serment militaire par lequel ils s'engageaient à reconnaître pour chef son fils illégitime, si la mort venait à le surprendre dans ce voyage. Ils accomplirent en effet leur parole d'un accord unanime, avec l'agrément d'Henri, roi des Français. Nous avons déjà remarqué plus haut que dès leur arrivée dans les Gaules, les Normands eurent presque toujours des princes nés, comme Guillaume, d'un commerce illégitime. Mais on ne trouvera rien de trop répréhensible dans cet usage, si l'on veut se rappeler les fils des concubines de Jacob qui, malgré leur naissance, n'en héritèrent pas moins de toute la dignité de leur père, comme leurs autres frères, et reçurent le titre de patriarches. Il ne faut pas oublier non plus que sous l'Empire, Hélène, la mère du premier empereur romain, n'était aussi qu'une concubine. Quelques personnes conçurent alors des alarmes de ce concours prodigieux des peuples au saint sépulcre de Jérusalem; et toutes les fois qu'on leur demandait leur avis sur cet empressement jusqu'alors inouï, elles répondaient sagement que c'était le signe avant-coureur de l'infâme Antéchrist que les hommes attendent en effet vers la fin des siècles, sur la foi des divines Écritures, et que toutes les nations s'ouvraient un passage vers l'Orient, qui devait être sa patrie, pour marcher bientôt à sa rencontre. C'est ainsi que devait s'accomplir cette prophétie du Seigneur: Alors les élus eux-mêmes, s'il est possible, seront séduits. Au reste, nous ne prétendons pas nier pour cela que les fidèles ne doivent recevoir du souverain juge le prix et la récompense de ce pieux pèlerinage. [4,7] CHAPITRE VII. Combat des Sarrasins contre les Chrétiens en Afrique. VERS le même temps, la haine perfide des Sarrasins en Afrique contre les Chrétiens se réveilla avec une nouvelle force. Ils renouvelèrent leurs persécutions sur terre et sur mer. Tous les fidèles qui tombaient entre leurs mains étaient égorgés, quelquefois même on les écorchait vifs. Le sang des deux partis coula en abondance dans plus d'une rencontre, et les succès furent longtemps balancés, jusqu'à ce qu'enfin il fut décidé que les deux armées seraient mises en présence pour en venir aux mains. Les infidèles, comptant dans leur folle présomption sur la rage cruelle et le nombre infini de leurs soldats, s'attendaient à remporter la victoire. Les Chrétiens à leur tour, malgré leur petit nombre, pleins de confiance dans l'intervention de la bienheureuse Marie, mère de Dieu, de saint Pierre, prince des apôtres, et de tous les saints, espéraient un triomphe assuré. Ils comptaient surtout sur le vœu qu'ils avaient fait en marchant au combat. Ils avaient juré que, si le bras puissant du Seigneur livrait en leurs mains cette nation perfide, ils feraient hommage au prince des apôtres, saint Pierre, dans l'abbaye de Cluny, de tout l'or, l'argent, et les autres dépouilles que cette victoire laisserait en leur pouvoir. Car il y avait déjà longtemps, comme nous l'avons dit plus haut, que des religieux de notre ordre avaient inspiré à toute la nation, par leurs œuvres pieuses, beaucoup de respect et d'amour pour le monastère de Cluny. La bataille s'engagea; elle fut longue et opiniâtre. Cependant les Chrétiens n'éprouvaient point de pertes et paraissaient toujours conserver l'avantage. Enfin les Sarrasins furent saisis d'une terreur subite, le désordre se mit dans leurs rangs, et bientôt, abandonnant le combat, ils cherchèrent, mais en vain, leur salut dans la fuite; ils tombaient percés de leurs propres traits, ou s'arrêtaient, frappés de stupeur par une main divine. Les troupes chrétiennes au contraire, couvertes de la protection de Dieu comme d'un bouclier, firent un si grand carnage de leurs ennemis, qu'un petit nombre de fuyards put à peine échapper au désastre de cette armée innombrable. On dit même que leur prince Motget, nom qui répond dans leur langue à celui de Moïse, périt dans la mêlée. Les vainqueurs recueillirent les dépouilles de leurs ennemis; ils en retirèrent un grand nombre de talents d'or et d'argent, et accomplirent fidèlement le vœu qu'ils avaient fait auparavant. Les Sarrasins, en marchant au combat, se couvrent ordinairement des plus riches ornements d'or et d'argent, ce qui contribua à rendre plus brillante encore la pieuse offrande des Chrétiens. Ils se hâtèrent d'envoyer à l'abbaye de Cluny tout le fruit de leur triomphe, selon leur promesse. Le vénérable abbé Odilon employa une partie de ces dons à décorer l'autel de saint Pierre d'un ciboire de la plus grande beauté, et il fit distribuer le reste aux pauvres, jusqu'au dernier sou, avec une libéralité vraiment admirable. Quoi qu'il en soit, la fougue des Sarrasins, ainsi comprimée, se ralentit pendant quelque temps. [4,8] CHAPITRE VIII. Combat des Lettes contre les Chrétiens dans le nord. LA Germanie, qui s'étend depuis le fleuve du Rhin jusqu'aux limites septentrionales du monde, est habitée par une foule de nations confuses dont on connaît la férocité. Un des peuples les plus cruels de cette contrée est celui qui occupe la partie la plus reculée de la seconde Rhœtie; car la première, qui a tiré comme l'autre son nom du Rhin, est placée le long de là rive occidentale de ce fleuve, et le nom qu'on lui donne ordinairement est une corruption des mots, royaume de Lothaire. L'autre est habitée par la nation la plus barbare et la plus féroce, celle des Lettes, dont le nom est tiré de lutum, fange. En effet, les côtes qu'ils occupent le long de la mer du Nord sont couvertes de marais infects, qui ont fait donner aux peuples du pays le nom de Leutiques ou fangeux. L'an 1000 de la Passion du Sauveur, ils sortirent de leurs repaires, et se jetèrent sur le pays des Saxons et des Bavarois, qu'ils dévastèrent sans pitié. Les habitations des Chrétiens furent renversées et rasées partout sur leur passage; les hommes et les femmes égorgés. L'empereur Conrad alla plusieurs fois à leur rencontre, à la tête d'une armée formidable, remporta sur eux plusieurs avantages, mais la victoire lui coûta toujours un grand nombre des siens. Tout le clergé des églises et le peuple de son royaume, affligés de ces pertes, adressèrent à Dieu des prières pour appeler sa vengeance sur la fureur aveugle de ces barbares, et le conjurèrent d'accorder un triomphe éclatant aux Chrétiens pour l'honneur de son nom. Conrad fondit alors sur ses ennemis, dont il fit un grand massacre. Les autres cherchèrent leur salut dans la fuite, et coururent se cacher tout tremblants dans leurs retraites inaccessibles. Cette victoire ayant ranimé le courage de Conrad, il rassembla de nouveau ses troupes, passa en Italie, s'avança jusqu'à Rome même, et une année de séjour dans ce pays lui suffit pour subjuguer et ranger au devoir tous les rebelles. Il renouvela avec le roi de France Henri, fils de Robert, le traité de paix et d'alliance que son père avait fait avec ce prince; et pour lui témoigner son amitié, il lui fit présent d'un lion énorme. Henri épousa ensuite Mathilde, princesse d'une grande vertu, et l'une des plus nobles du royaume de Germanie. [4,9] CHAPITRE IX. Signe dans le soleil. LA même année (l'an 1000 de la Passion du Sauveur), le 29 juin, et la vingt-huitième lune, il y eut une éclipse de soleil effroyable, qui dura depuis la sixième jusqu'à la huitième heure du jour. Le soleil lui-même paraissait couleur de safran, et le haut de cet astre semblait avoir pris la forme du dernier quartier de la lune. Tous les visages étaient pâles comme la mort, et tous les objets qu'on apercevait dans l'air étaient jaunes et safranés. L'étonnement et l'épouvante remplirent alors tous les cœurs, et à la vue de ce triste présage, on attendit avec effroi quelque événement funeste au genre humain. En effet, le même jour, c'est-à-dire celui de la Nativité des apôtres, des seigneurs romains, ayant formé une ligue contre le pape, se présentèrent dans l'église de Saint-Pierre pour égorger le pontife. Ils ne purent accomplir leur cruel projet, mais ils réussirent du moins à le chasser du Saint-Siége. L'empereur s'étant rendu en Italie pour punir l'insolence des Romains, tant dans cette occasion que dans beaucoup d'autres, rétablit le pontife dans sa dignité. On vit en même temps régner par tout l'univers, dans les églises comme dans le siècle, le mépris de la justice et des lois. On se laissait emporter aux brusques transports de ses passions. Plus de sûreté parmi les hommes: la bonne foi, le fondement et la base de tout bien, était désormais méconnue. Enfin, on ne put douter bientôt que les péchés de la terre n'eussent fatigué le ciel, et, selon la parole du Prophète, les iniquités des peuples furent tellement multipliées que l'on commit meurtres sur meurtres. Le vice fut bientôt en honneur dans presque tous les ordres du royaume. Les rigueurs salutaires d'une sévérité constante, inflexible, tombèrent dans l'oubli, et l'on put justement appliquer à nos peuples cette parole de l'Apôtre: Il y a parmi vous une telle impureté, qu'on n'entend point dire qu'il s'en commette de semblables parmi les païens. L'avarice la plus impudente s'empara de tous les cœurs; la foi fut ébranlée, et de là bientôt sortirent les vices les plus honteux, l'inceste, le brigandage, la lutte aveugle des passions, le vol et l'adultère. Ô ciel! qui pourrait le croire? chacun avait horreur de se juger soi-même, et cependant personne ne songeait à renoncer à ces pratiques criminelles. Quatre ans après, il y eut encore une éclipse de soleil, le 22 août, à la sixième heure, et la vingt-huitième lune, comme à l'ordinaire. La même année, Conrad, empereur des Romains, mourut en Saxe. Son fils Henri, auquel il avait fait porter pendant sa vie le titre de roi, gouverna l'Empire après lui. Guillaume, comte de Poitiers, ayant obtenu à prix d'argent sa liberté de Geoffroi, fils de Foulques, surnommé Martel, qui l'avait pris dans un combat et retenu trois ans dans ses États, revint dans ses domaines, où il mourut cette année même. Hugues, évêque d'Auxerre, homme très-distingué, termina aussi sa vie. Rainaud, comte de la même ville, fils du comte Landri, qui avait épousé une fille du roi Robert, prince hardi, périt à son tour victime de l'audace d'un chevalier de basse naissance qui l'assassina. Son meurtrier, craignant avec raison de payer bientôt ce crime de sa propre vie, profita du peu de jours qu'il vécut encore, pour fonder en l'honneur du divin Sauveur, une abbaye dans laquelle il fut enseveli, et dont il laissa la possession perpétuelle au monastère du bienheureux saint Germain. Enfin le comte d'Angers, Foulques, dont nous avons déjà dit quelque chose, après avoir fait trois fois le pélerinage de Jérusalem, revint mourir à Metz. Son corps fut transféré'et enseveli avec honneur dans le monastère de Loches, dont il était fondateur.