[1,0] CHRONIQUE DE RAOUL GLABER. PROLOGUE. Au plus illustre des grands hommes, à Odilon, père de l'abbaye de Cluny, le moine Raoul Glaber. J'ai bien souvent partagé les justes regrets des studieux frères de notre Ordre, et ceux que vous avez quelquefois exprimés vous même, de ne voir, parmi nos contemporains, personne s'occuper de transmettre à la postérité, sous quelque forme que ce fût, les événemens multipliés dont nous sommes témoins, dans les églises du Seigneur comme parmi les peuples. Ce n'est pas cependant pour les abandonner à l'oubli que le Sauveur a déclaré lui-même qu'il ne cesserait, avec l'aide du Père et la participation du Saint-Esprit, d'en opérer de nouveaux dans le monde jusqu'à la dernière heure du dernier jour. Dans un espace de près de deux cents ans, c'est-à-dire depuis le prêtre Béde, en Bretagne, et Paul, en Italie, il ne s'est trouvé personne qui essayât d'écrire quelque histoire pour la postérité. Encore ces deux écrivains ont-ils traité seulement celle de leur propre nation ou de leur patrie. Cependant il est bien certain que tout l'empire romain, les provinces au-delà des mers, les pays barbares, ont été le théâtre d'une foule d'événements qui seraient très-profitables pour les hommes s'ils leur étaient racontés, et deviendraient surtout pour chacun d'eux d'excellentes leçons de prudence et de circonspection. On en peut dire autant des faits qui se pressent avec une vivacité peu ordinaire depuis environ l'an 1000 de l'Incarnation du Christ notre sauveur. Je vais donc, pour obéir à vos conseils et au désir de nos frères, essayer de les raconter, en passant rapidement sur les commencements; quoique l'interprétation des Septante ne soit pas conforme aux livres historiques des Hébreux pour la computation des années depuis la création du monde, cependant on peut croire en toute assurance que l'année 1002 de l'Incarnation du Verbe répond à la première du règne de Henri, roi des Saxons, et la millième année de notre ère à la treizième du règne de Robert, roi des Français. Ces deux princes passaient alors pour les rois les plus chrétiens et les plus puissants de notre continent. Henri même, le premier d'entre eux, reçut bientôt l'empire de Rome, et c'est pour cela que nous avons déterminé l'époque précise de leur règne pour nous guider dans le cours des temps. Au reste, puisque nous devons embrasser dans ce livre les événements des quatre parties du monde, nous croyons devoir, surtout en nous adressant à des religieux, faire précéder cet ouvrage, entrepris au nom du Seigneur, de quelques détails sur la doctrine abstraite de la divine quaternité, sur ses rapports et ses harmonies. [1,1] LIVRE PREMIER. CHAPITRE Ier. De la divine Quaternité. En créant l'univers, Dieu a distingué toutes choses par des apparences et des formes variées, pour que l'homme instruit, à l'aide des objets présentés à sa vue, ou conçus par son esprit, pût s'élever jusqu'à la connaissance simple de la Divinité. C'est aussi en cherchant à percer et approfondir le sens caché de ces figures que se sont distingués les pères grecs de l'Église catholique, qui sans doute n'étaient pas médiocrement philosophes. Parmi les différens sujets sur lesquels ils se sont exercés, se trouve le système des quaternités, dont l'étude peut servir à la fois à l'intelligence de ce bas monde et du monde futur ou supérieur. Or ces quaternités et leurs influences respectives, une fois déterminées avec précision, rendront plus dispos l'esprit et l'intelligence de ceux qui les méditeront. Il y a donc quatre évangiles qui constituent dans notre esprit le monde supérieur; et ce bas monde se compose d'autant d'éléments. Il y a aussi quatre vertus qui dominent toutes les autres, et nous forment par leur union au reste des vertus. Nous voyons pareillement aussi notre corps pourvu de quatre sens, outre le toucher, moins subtil que les autres, et destiné seulement à les servir. Or ce que l'éther, ou l'élément du feu, est dans le monde sensible, la prudence l'est dans le monde intellectuel, car elle s'élève comme lui, et elle aspire de tous ses vœux à prendre place près de Dieu. Ce que l'air est dans le monde corporel, la force l'est aussi dans l'intellectuel; c'est elle qui soutient tous les êtres vivants; c'est elle qui fortifie tout ce qui a besoin de développer quelque activité. De même encore l'eau, dans le monde corporel, est représentée dans l'intellectuel par la tempérance. N'est-elle pas en effet comme la nourrice des gens de bien, la mère d'une foule de vertus, la conservatrice de la foi dans les cœurs qu'elle échauffe de l'amour divin? La terre, à son tour, représente en ce monde la justice dans l'intellectuel, c'est-à-dire la règle fixe et immobile d'une distribution impartiale. On peut aisément se convaincre que les quatre Evangiles embrassent des rapports spirituels tout-à-fait analogues. L'Évangile de Matthieu contient la figure mystique de la terre et de la justice, puisqu'il explique plus clairement que les autres la substance corporelle du Christ incarné. Celui de Marc est le symbole de la tempérance, qui répond à l'eau; car, par le baptême de Jean, il nous montre la faute lavée par la pénitence. Celui de Luc a bien de l'analogie avec l'air et la force, car il occupe plus d'espace, et est soutenu par une multitude de récits. L'autre, enfin, selon Jean, en insinuant dans notre esprit la connaissance simple de Dieu et la foi dans nos cœurs, n'est-il pas la représentation exacte de l'éther, de la prudence, et de ce qui s'élève par sa sublimité au dessus de tout? L'homme lui-même est en harmonie avec cet enchaînement mystérieux de rapports entre les éléments, les vertus et les Évangiles, qui ont été créés pour lui; aussi les philosophes définissent-ils sa substance un microcosme, c'est-à-dire un petit monde. En effet, la vue et l'ouïe, qui servent d'instruments à l'intelligence et à la raison, répondent à l'éther, parce que c'est l'élément le plus subtil, et que son élévation au dessus des autres, lui assure par cela même un rang plus honorable et plus brillant. Vient ensuite l'odorat; il appartient à la même catégorie que l'air et la force. Quant au goût, il représente assez exactement l'eau et la tempérance. Ainsi donc le toucher, le plus grossier comme aussi le plus solide et le plus ferme de tous les sens, correspond naturellement à la terre et à la justice. Cet enchaînement de rapports évidents semble, par son admirable clarté, comme un concert muet à la louange de Dieu; car, au milieu de cette variété invariable dont ils subissent la loi, en s'appelant l'un et l'autre tour à tour, ils ne cessent de proclamer la source première dont ils découlent, et vers laquelle ils demandent à retourner, pour y trouver le repos. Il faut, dans l'esprit du même système, considérer avec non moins d'attention le fleuve qui prend sa source dans l'Eden d'orient, et se partage ensuite en quatre fleuves très-fameux. Le premier d'entre eux, le Phison, que l'on interprète pour l'ouverture de la bouche, signifie la prudence qui verse toujours avec abondance ses conseils salutaires. En effet, puisque c'est par la négligence que l'homme a perdu le paradis, il faut, pour y rentrer, qu'il prenne la prudence pour guide. Le second, le Geon, ou le gouffre de la terre, signifie la tempérance, cette vertu qui nourrit la chasteté, et qui élague d'une main bienfaisante le feuillage pernicieux des vices. Le troisième est le Tigre, qui passe chez les Assyriens, mot que nous traduisons par les conducteurs; il indique la force sans doute, parce qu'il écarte tous les vices de prévarication pour conduire l'homme, avec l'aide de Dieu, à la béatitude éternelle. Le quatrième enfin, l'Euphrate, dont le nom annonce aussi l'abondance, désigne évidemment la justice, qui nourrit et récrée toute ame sincèrement éprise d'elle. Ces fleuves peignent donc dans leur sens mystique l'image des quatre vertus dont nous avons parlé, ainsi que la figure des quatre Evangiles. Ces mêmes vertus ne se trouvent pas moins clairement figurées encore dans la division de la durée du monde en quatre époques. En effet, depuis le commencement du monde jusqu'à la vengeance de Dieu par le déluge, chez ces hommes qui, pratiquant les lois de la simple nature, ne connurent du Créateur que sa bonté, ce fut le règne de la prudence: chez Abel, par exemple, Enoch, Noé et tous les autres qui, éclairés par une raison puissante, comprirent si bien leurs véritables intérêts. Du temps d'Abraham et des autres patriarches qui furent avertis par des prodiges et des visions, comme Isaac, Jacob, Joseph, etc., la tempérance règna à son tour, et nous les voyons tous, au sein de la bonne ou de la mauvaise fortune, aimer toujours leur auteur au dessus de toutes choses. Lorsque Moïse et les autres prophètes, tous hommes d'une grande vigueur, eurent fondé leurs institutions et leur législation, ce fut la force qui les soutint, pendant qu'ils méditaient avec une attention laborieuse les préceptes de la loi. Enfin, depuis l'Incarnation du Verbe jusqu'à nos jours, c'est la justice qui remplit, dirige et embrasse toute cette époque, selon la parole de la vérité à Jean-Baptiste: «Il faut que nous soyons remplis de toute justice» Nous nous proposons donc de rappeler ici tous les grands hommes que nous avons pu connaître par nous-mêmes ou par des renseignements sûrs, et qui, depuis l'an 900 de l'Incarnation du Verbe, qui crée et vivifie tout, jusqu'à nos jours, se sont distingués par leur attachement à la foi catholique, ou aux lois de la justice. Comme nous comprendrons aussi dans cette histoire la foule d'événements et de faits remarquables qui se sont passés, tant dans les saintes églises que dans l'un et l'autre peuple, nous devons, avant tout, jeter un coup d'œil sur un empire autrefois maître du monde, l'empire romain. Lorsque la vertu toute-puissante du Christ eut soumis partout à son empire les princes de la terre, la tyrannie des Césars se décrédita d'autant plus qu'ils tenaient évidemment leurs droits de la crainte qu'inspirait leur férocité, et non de l'amour qu'un souverain peut mériter par sa douceur et son humanité. Aussi leur postérité, privée par des progrès insensibles d'une partie de l'empire, finit par en être entièrement dépouillée, et Rome; avec ses citoyens, si fiers autrefois de dicter des conditions et des lois aux villes et aux nations étrangères, fut réduite à défendre à son tour sa propre indépendance. C'est alors que des peuples soumis auparavant par ses armes commencèrent à l'inquiéter par des incursions fréquentes, et que des rois voisins prétendirent lui ravir le titre même d'empire, pour se l'approprier. Les rois de France, les plus forts et les plus puissants de la chrétienté, se distinguaient par leur justice, en même temps qu'ils l'emportaient sur tous les autres par le pouvoir des armes et la science militaire; et l'empire, soumis à leur puissance, servit pendant longtemps à décorer leur triomphe. Parmi eux, se distinguèrent surtout Charles, surnommé le Grand, et Louis le Pieux. Ceux-ci, par leur prudence et leurs sages conseils, surent si bien contenir dans le cercle de leur domination les peuples subjugués, que tout le monde romain obéissait à ses empereurs comme une seule famille, et que la république dut s'applaudir d'avoir échangé contre une domination paternelle la sécurité et la pompe orgueilleuse dont elle jouissait autrefois, mais qu'elle devait à la crainte inspirée par ses empereurs. Cependant, comme nous n'avons pas entrepris de raconter avec l'exactitude de l'histoire leurs faits, ni leur généalogie, nous nous contenterons d'indiquer en peu de mots quand finit le règne ou l'empire de leurs descendants. Il exista donc des rois et des empereurs de leur race, tant en Italie que dans les Gaules, jusqu'au dernier roi Charles, surnommé le Simple. Celui-ci avait parmi les grands de son royaume un certain Héribert, dont il avait tenu le fils sur les fonts sacrés du baptême, et dont l'esprit rusé aurait dû suffire pour éveiller ses soupçons, avant même que la découverte de ses projets perfides les eût confirmés. En effet, cet Héribert avait résolu de tromper le roi, en prétextant quelque affaire dont ils avaient à délibérer, pour l'attirer, comme il le fit plus tard à force de caresses, dans un de ses châteaux, où il pût l'enchaîner et le garder en prison. Mais on finit par suggérer au roi qu'il eût à se conduire avec beaucoup de précaution, pour n'être pas enveloppé dans les piéges d'Héribert. Docile à ces avis, il s'était promis de se tenir sur ses gardes contre Héribert, lorsqu'un jour ce seigneur pénètre sans obstacle avec son fils dans le palais du roi, et pendant que le prince se lève, en lui tendant les bras pour l'embrasser, il se baisse dans la posture la plus humble, pour recevoir l'accolade du roi. Le monarque embrasse ensuite le fils: ce jeune homme était debout; et quoique initié aux desseins perfides de son père, plus novice pourtant dans l'art de la dissimulation, il ne songea point du tout à s'incliner devant le roi. Son père, qui se tenait près de lui, l'ayant vu, lui appliqua un vigoureux soufflet, en lui disant: «Quand le seigneur roi vous embrasse, apprenez à ne pas rester debout pour recevoir cet honneur.» Cette action d'Héribert convainquit le roi et tous les assistants de son innocence, et dissipa tout soupçon de fraude et de supercherie. Voyant donc qu'il avait calmé le ressentiment du prince, Héribert n'en fit que plus d'instances pour l'engager à venir chez lui régler cette affaire dont il parlait depuis longtemps. Aussitôt le roi lui promit de le suivre partout où il voudrait. Au jour convenu, il se rendit en effet dans un lieu que lui avait désigné Héribert, et n'emmena avec lui qu'une faible escorte, pour donner à ce seigneur une preuve de confiance. Le premier jour, il reçut un accueil magnifique; le second, Héribert, d'après un ordre prétendu de Charles, invita ceux qui avaient accompagné le roi à se retirer chez eux, parce que, disait-il, sa garde et lui suffiraient pour le service du prince. Ils partirent donc; mais, en exécutant les ordres d'Héribert, ils ne se doutaient guère qu'ils laissaient leur roi dans les fers. Héribert tint le monarque en prison jusqu'à sa mort. Charles avait un fils nommé Louis, alors encore enfant. Le jeune prince n'eut pas plus tôt appris l'aventure de son père, qu'il prit la fuite, passa l'océan, et resta dans sa retraite jusqu'à l'âge viril. [1,2] CHAPITRE II. Du roi Rodolphe. Il y avait alors un fils de Richard, duc de Bourgogne, qui s'appelait Rodolphe; il était bien fait de corps et d'un esprit capable; il avait pour épouse Emma, femme aussi remarquable par son jugement que par sa beauté. Elle était sœur de Hugues le Grand, dont l'habileté militaire gouvernait alors le royaume des Francs. Ce seigneur voyant le trône vacant, et sachant bien que l'élection d'un roi dépendait de sa volonté, envoya demander à sa sœur lequel elle préférerait voir élever à la royauté, de Hugues son frère, ou de Rodolphe son mari. Emma répondit adroitement à cette question qu'elle aimait mieux embrasser les genoux de son mari que ceux de son frère. Hugues remplit avec plaisir le vœu de sa sœur, et laissa passer la couronne dans les mains de Rodolphe. Celui-ci mourut sans enfants, et fut le seul de sa famille qui occupa le trône. Hugues était fils de Robert, comte de Paris, qui avait eu le titre de roi pendant peu de temps, et qui fut tué par l'armée des Saxons. Nous n'avons pas parlé plus tôt de sa généalogie, parce qu'en remontant plus haut elle est très obscure. [1,3] CHAPITRE III. Du roi Lothaire. Cependant les grands de tout le royaume élurent Louis, fils du roi Charles, dont nous avons parlé, et le firent sacrer comme devant régner sur eux par droit d'hérédité. Quant à Héribert, il avait péri d'une mort cruelle. Après une maladie de langueur qu'il avait eu longtemps à souffrir, il était entouré de ses proches qui le pressaient, à sa dernière heure, de songer au salut de son ame, et de régler ses affaires domestiques. Mais on ne put jamais obtenir de lui d'autre réponse que ce peu de mots: Nous étions douze qui avions juré de trahir Charles: et il avait encore ces paroles sur les lèvres quand il expira. Au reste, Louis eut de Gerberge, veuve du duc Gislebert, un fils nommé Lothaire. Quand ce prince monta sur le trône, comme il était d'un esprit ferme, autant que souple et robuste de corps, il essaya de rétablir son royaume tel qu'il était, autrefois. Othon, roi des Saxons et empereur romain, avait ajouté à ses États de Saxe la partie supérieure du royaume des Francs, que l'on nomme encore Lothairrègne (Lorraine). Lothaire tâcha de surprendre Othon II, fils du grand Othon, premier du nom, dans son palais d'Aix-la-Chapelle; mais ce prince en fut averti secrètement, et eut beaucoup de peine à se dérober avec sa femme, par une fuite nocturne, aux embûches de son ennemi. Enfin, ayant rassemblé une armée de soixante mille hommes et plus, il entra en France, pénétra jusques aux portes de Paris, y resta trois jours, et commença à retourner en Saxe. Lothaire, de son côté, ayant réuni toutes les forces de la Bourgogne et de la France, poursuivit l'armée d'Othon jusqu'à la rivière de Meuse, où un grand nombre de fuyards périrent dans les eaux. Là, les deux princes cessèrent leurs hostilités, sans que Lothaire eût pu réussir dans ses projets. Il engendra un fils nommé Louis. Quand ce jeune prince fut parvenu à l'adolescence, Lothaire l'établit roi et le désigna pour son successeur; il lui choisit aussi pour épouse une princesse d'Aquitaine, qui s'aperçut bientôt que le jeune homme n'hériterait pas des talents de son père. Dès lors elle résolut de se séparer de son époux; et comme elle était douée d'une grande finesse, elle lui fit entendre adroitement qu'ils feraient bien de revenir ensemble dans la province qu'elle avait quittée, supposant que ses droits héréditaires lui en assuraient la possession. Louis, sans soupçonner l'artifice, céda aux conseils de sa femme, et partit avec elle. Quand ils furent en Aquitaine, elle laissa son époux pour rejoindre les siens. Lothaire en ayant reçu la nouvelle, alla chercher son fils et le ramena avec lui: ils vécurent ensemble, et quelques années après moururent tous deux sans enfants. Avec ces deux princes s'éteignit leur race impériale et royale. [1,4] CHAPITRE IV. Des derniers empereurs de Rome. La famille de ces princes étant donc épuisée, les rois des Saxons se rendirent maîtres de l'Empire romain. Le premier d'entre eux fut Othon, fils d'Henri roi des Saxons, et frère d'Hedwige qui épousa Hugues le Grand, duc de France. Othon égala en gloire et en puissance tous ceux qui avaient gouverné l'Empire avant lui, et secourut les églises et les pauvres avec une grande libéralité. Sous le gouvernement de ce prince, les Sarrasins osèrent quitter l'Afrique pour venir s'emparer, dans les Alpes, des positions les plus sûres. Ils y restèrent quelque temps à ravager le pays et à dévaster dans leurs courses toutes les campagnes d'alentour. Il arriva qu'à la même époque le bienheureux père Maïeul, revenant d'Italie, rencontra les Sarrasins sur son passage, dans les défilés des Alpes. On le saisit, on l'entraîne avec tous les siens dans les retraites secrètes des montagnes: cependant le bon père avait été blessé grièvement à la main par un coup de javelot qu'il avait reçu volontairement pour préserver un des hommes de sa suite. Après avoir partagé entre eux toutes ses dépouilles, les Sarrasins lui demandèrent s'il avait, dans sa patrie, assez de bien pour pouvoir se racheter de leurs mains, lui et les siens. L'homme de Dieu, dont l'affabilité égalait la dignité, leur répondit qu'il ne possédait rien en propre dans ce monde, et n'y voulait rien posséder, sans pourtant dissimuler qu'il comptait parmi les hommes soumis à sa domination des personnes qui passaient pour avoir de l'argent et des propriétés considérables. A ces mots ils le pressèrent eux-mêmes d'envoyer un des siens chercher sa rançon et celle de ses compagnons d'infortune; ils allèrent même jusqu'à déterminer la somme qu'ils exigeaient; ils la fixèrent à mille livres, sans doute pour que chacun d'eux eût une livre dans le partage. Le saint homme envoya donc un des siens porter, au monastère de Cluny qu'il dirigeait, une lettre fort courte, ainsi conçue: «Aux seigneurs et frères de Cluny, le frère Maïeul, malheureux et captif. Les douleurs de la mort m'ont environné; et les torrents de l'iniquité m'ont rempli de trouble; envoyez donc, s'il vous plaît, ma rançon et celle de mes compagnons de captivité.» Quand cette lettre fut portée aux frères du monastère de Cluny, une douleur incomparable, un chagrin plus cruel que la mort les saisit en apprenant cette nouvelle si fatale pour la patrie toute entière. Ils réunirent tous les ornements qui servaient à embellir l'abbaye, pour payer au plus tôt la rançon imposée au bon père. Cependant cet homme divin ne put rester longtemps entre les mains des Sarrasins, sans trahir lui-même son rang et son mérite, car lorsqu'ils lui offrirent, à l'heure du dîner, leur nourriture ordinaire, comme des viandes et du pain très-dur, en lui disant d'en prendre sa part; «Si j'ai besoin, leur répondit-il, le Seigneur me donnera de la nourriture; quant à celle que vous m'offrez, je ne saurais en manger parce que je n'y suis point accoutumé.» L'un d'eux, en voyant son air respectable, cédant à un sentiment de pitié, découvre ses bras, les lave, pétrit assez proprement un pain sur son bouclier, sous les yeux, du vénérable Maïeul, le fait cuire aussi en peu de temps, et le lui présente avec le plus grand respect. Maïeul l'accepte, commence par l'oraison accoutumée, mange pour soutenir ses forces, puis rend grâces au Seigneur. Un autre Sarrasin, en façonnant avec son couteau une petite lance de bois, vint tout-à-coup à mettre le pied sur un livre du père: c'était la Bible qu'il n'oubliait jamais d'emporter partout avec lui; à la vue de cette profanation il poussa un gémissement. Quelques autres barbares, témoins de cette scène, réprimandèrent leur camarade, en disant que les grands prophètes méritaient plus d'égards, et qu'il ne fallait pas fouler aux pieds leurs paroles; car les Sarrasins lisent les prophètes hébreux, et les livres chrétiens; ils prétendent même reconnaître, dans un de leurs compatriotes qu'ils appellent Mahomet, l'accomplissement de toutes les prédictions des saints prophètes relatives à Jésus-Christ, seigneur et maître de toutes choses; et pour justifier leur aveuglement, ils ont aussi leur généalogie imitée de l'évangile de Matthieu, où se trouve la généalogie des Juifs depuis Abraham jusques au Christ, en descendant par Isaac et ses enfants, dont la postérité devait être bénie en toutes choses d'après les promesses et les prédictions du Seigneur; «Ismael, disent aussi leurs livres, engendra Nabaioth...» et puis ils descendent ainsi jusqu'à la fin de leurs impostures, toutes aussi éloignées de la vérité que contraires à l'autorité sacrée de la religion catholique. Au reste, pour que la sainteté du bienheureux Maïeul brillât dans tout son éclat, le jour même Dieu voulut que les autres Sarrasins, je ne sais à quel propos, se jetassent avec furie sur celui qui avait ainsi profané le livre, et lui coupassent le pied. Plusieurs d'entre eux commencèrent aussi à prendre avec lui un ton plus doux et plus respectueux. Enfin, quelques frères s'étant hâtés de revenir dans le camp des Sarrasins avec la somme qu'ils avaient prescrite, ramenèrent dans sa patrie le bon père et tous ceux-là seulement qui avaient été pris avec lui. Peu après les Sarrasins ayant été resserrés à leur tour dans un lieu appelé Frainet, par l'armée de Guillaume, duc d'Arles, y périrent bientôt jusqu'au dernier, sans qu'un seul pût regagner son pays. Dans ce même temps mourut l'empereur Othon: il transmit à son fils Othon II le même Empire, que ce dernier administra avec assez de succès jusqu'à sa mort. Il était encore empereur lorsque le vénérable pontife Adalbert, de la province appelée Béthem, en langue esclavonne, et chargé d'administrer dans la ville de Prague l'église du saint martyr Vitisclod, se rendit en Prusse pour y prêcher aux peuples la parole du salut. Après y avoir opéré, par des instructions fréquentes, un grand nombre de conversions à la foi catholique, il prédit aux siens qu'il recevrait, dans ce pays même, la couronne du martyre; et pour les empêcher de concevoir aucune crainte pour leur propre vie, il leur annonça en même temps que personne n'y périrait que lui. En effet, un jour le saint évêque fit abattre et couper un arbre profane placé sur le bord du fleuve, et auquel le peuple superstitieux immolait des victimes; il éleva, sur la place même, et consacra un autel où il se disposa à accomplir la solennité de la messe. Au moment où il était tout entier au divin sacrifice, il fut percé de traits par des impies, et se soutint jusqu'à la fin de la sainte cérémonie, qui fut aussi le terme de sa vie. Enfin, ses disciples ayant pris le corps de leur maître, l'emportèrent avec eux, et rendirent à sa patrie ce saint homme, par les mérites duquel les hommes obtiennent jusqu'à présent de nombreux bienfaits. Othon mourut ensuite après s'être distingué par une foule de belles actions, et avoir administré la république avec honneur; il laissait un fils, Othon III, âgé d'environ douze ans,. Quoique bien jeune encore, ce prince, déjà ferme et d'un caractère entreprenant, hérita des droits de son père à l'Empire. Au commencement de son règne le Siége apostolique vint à vaquer à Rome; aussitôt, usant de l'autorité d'empereur, il y plaça le fils d'un duc son parent et ordonna qu'on l'élevât, selon l'usage, au Saint-Siége. Son ordre fut exécuté sur-le-champ, mais ce fut bientôt l'occasion d'un grand malheur. Il y avait alors un des citoyens romains les plus puissants, nommé Crescentius, qui, selon l'habitude de ses compatriotes, s'adonnait d'autant plus à l'avarice, qu'il possédait plus d'argent. Il paraît, et l'événement le prouvera bientôt, qu'il n'était pas partisan d'Othon, car, après avoir dépouillé de tout honneur le pontife qu'Othon venait d'élire, comme nous l'avons dit, il l'expulsa du Saint-Siége, et eut l'insolence de lui donner un successeur. Mais bientôt, lorsqu'Othon eut appris cette nouvelle, il entra eu fureur et se hâta de marcher à Rome avec une armée formidable. Crescentius ayant su que l'empereur s'approchait de la ville, monta avec les siens sur une four située hors de Rome, et au-delà du Tibre; sa hauteur lui avait fait donner le nom d'Entre-ciel; il s'y fortifia, et résolut de s'y défendre jusqu'à la mort. L'empereur étant donc entré dans la ville, commença par faire saisir le pontife mal assuré, qui devait son élévation à l'insolence de Crescentius; il lui fit couper les mains, comme coupable de sacrilége, puys les oreilles, puis enfin on lui arracha les yeux. Sachant ensuite que Crescentius s'était fortifié, comme nous l'avons dit, dans cette tour qu'il devait bientôt quitter pour subir une mort cruelle, il la fit bloquer étroitement par son armée, pour ne laisser à Crescentius aucun moyen de s'enfuir. Cependant, par l'ordre de l'empereur, on éleva à l'entour, avec beaucoup d'art, des machines faites du bois des sapins les plus hauts. Crescentius, voyant qu'il ne pouvait plus songer à s'échapper, chercha enfin son recours dans un repentir tardif, qui n'émut pas la pitié du vainqueur. Un jour, après avoir gagné quelques soldats de l'empereur, il sort secrètement de la tour, enveloppé dans un manteau, la tête couverte, et tout-à-coup il vient se jeter aux pieds du prince, implorant sa pitié, et demandant la vie. L'empereur, ayant abaissé sur lui un regard, se tourna vers les siens et leur dit avec amertume: «Pourquoi laisse-t-on pénétrer dans les cabanes des Saxons le prince des Romains, le maître de l'Empire, l'arbitre des lois, et l'électeur des papes? Reconduisez-le sur le trône de sa sublime grandeur en attendant que nous lui préparions un accueil digne de sa majesté.» Les soldats, en effet, dociles à cet ordre, prennent Crescentius, et le reconduisent avec respect jusqu'à l'entrée de la tour: là, il annonce aux Romains renfermés avec lui qu'ils ne pourront plus vivre qu'autant qu'ils sauront défendre la tour des attaques de l'ennemi, car, s'il est vainqueur, plus d'espoir de salut. Cependant, au dehors, l'armée impériale fait mouvoir et pousse les machines qui s'avancent par des progrès insensibles jusqu'au pied de la tour; quand elles y sont appliquées le combat commence. Pendant que les uns cherchent à pénétrer par le haut, les autres se précipitent sur la porte qui finit par céder à leurs coups; ils montent alors à l'envi, et parviennent au faîte. Crescentius, en les voyant, sent qu'il est désormais au pouvoir de ses ennemis, au moment même où il espérait repousser leurs efforts en prolongeant le combat; blessé grièvement, il est pris par les vainqueurs. Tous les Romains trouvés avec lui sont égorgés, et l'on attend que l'empereur prononce sur le sort du captif. «Qu'on le précipite, dit-il, au milieu des remparts, à la vue de tout le peuple, pour que les Romains ne nous accusent pas de leur avoir dérobé leur prince.» On l'y précipite en effet, puis on le fait traîner par des bœufs dans la boue des carrefours, et l'on finit par élever un gibet où il est suspendu publiquement. Après cette action, l'empereur ayant fait venir près de lui Gerbert, archevêque de Ravenne, l'établit souverain pontife des Romains. Ce Gerbert était originaire des Gaules: sa famille n'était pas des plus illustres, mais il avait un esprit distingué, nourri d'une science profonde par l'étude des arts libéraux. Il avait été nommé aussi archevêque de Rheims, par Hugues, roi des Francs; mais comme il avait l'esprit fin et pénétrant, il soupçonna qu'Arnoul, archevêque de cette même ville, auquel il allait succéder avec l'autorisation du roi, ferait des démarches pour rentrer dans sa première dignité, et il se rendit prudemment vers Othon. L'empereur lui fit une réception honorable, le nomma sur-le-champ à l'archevêché de Ravenne, et bientôt après l'éleva au pontificat de Rome. Il arriva qu'à cette même époque, l'empereur, par le conseil du pape et d'autres personnes également zélées pour l'avantage de la religion et de la maison de Dieu, voulut chasser de l'église de Saint-Paul des moines qui n'avaient de religieux que le nom, se conduisant du reste très mal. Il devait encore, d'après les mêmes avis, leur substituer, pour servir à leur place, des moines d'un autre Ordre, de ceux que nous appelons chanoines. Dans le temps qu'il songeait à exécuter ce dessein, il eut pendant la nuit une vision, dans laquelle lui apparut le bienheureux apôtre saint Paul, qui voulut bien donner ces instructions à l'empereur: «S'il est vrai que ce soit le zèle de l'excellente œuvre du divin amour qui t'embrase, garde-toi de changer la règle de cette église, en chassant les moines qui l'occupent. Il n'est jamais permis de rejeter ou de changer la règle d'un Ordre ecclésiastique, quand il serait en partie dépravé, car chacun sera jugé dans l'Ordre où il s'est consacré au service de Dieu; et si un moine est corrompu, il pourra toujours s'amender dans l'église où l'a appelé sa vocation.» Après cet avertissement, l'empereur répéta aux siens les paroles qu'il avait entendues de la bouche de l'Apôtre, et ne s'occupa plus que d'améliorer la règle des moines, sans songer à les chasser, ni même à les changer. Cependant il ne fut pas aussi bien inspiré, quand il prit pour épouse la veuve de ce Jean Crescentius, et peu de temps après cette résolution peu réfléchie, il la répudia. Enfin, au moment où il se préparait à revenir en Germanie, la mort le surprit en Italie. Les soldats qu'il avait amenés avec lui se voyant privés de leur chef, se réunirent en une seule troupe, pour n'être point massacrés par les gens qu'ils avaient opprimés en Italie. Ils firent porter à leur tête le corps de leur ancien empereur sur un cheval et, après avoir dans cet ordre gagné sûrement leur patrie, ils l'ensevelirent honorablement à Aix-la-Chapelle, dans le monastère de la bienheureuse Marie, toujours vierge. Othon III eut pour successeur au trône des Saxons Henri son parent, qui devint aussi empereur des Romains après huit ans de règne. Mais je m'arrête ici, pour raconter, en partie par quelle suite de malheurs successifs le monde romain fut désolé au dedans comme au dehors sous les rois dont nous venons de parler. Il est sûr qu'en partageant l'empire du monde, on avait voulu assurer à Constantinople la domination de toutes les provinces soumises aux Grecs dans l'Orient, même de celles qui étaient situées au-delà des mers, comme Rome, à son tour, devait régner aussi sur tout l'empire latin. Mais une fois que l'univers eut appris à se déchirer entre deux maîtres, chacun d'eux s'accoutuma à voir insensiblement décroître son pouvoir, jusqu'à ce qu'enfin, resserré par une suite de guerres dans des limites plus étroites, il offrît une proie plus facile à l'ambition de l'étranger. Et comme toute la puissance des empereurs reposait plutôt sur la tyrannie que sur une douceur libérale ou sur les droits d'une possession héréditaire, il était juste que les peuples, pour se venger d'un gouvernement si fatal à ses sujets, portassent la désolation dans ses Etats par de fréquentes invasions. [1,5] CHAPITRE V. Des Infidèles. Enfin, vers l'an 900 de l'Incarnation du Verbe, Algalif, roi des Sarrasins, étant sorti de l'Espagne, conduisit une armée nombreuse en Italie, comptant s'enrichir des dépouilles de ce pays, et prêt à le ravager, le fer et la flamme à la main. Il s'avança jusqu'à Bénévent, dévastant tout sur son passage. Cependant les grands de quelques villes d'Italie réunirent leurs forces, pour présenter la bataille à Algalif. Mais voyant que leurs troupes n'étaient pas en état de se mesurer avec lui, ils préférèrent, selon l'usage de ces Italiens modernes, chercher leur sûreté dans la fuite, que dans une résistance courageuse. Sur ces entrefaites, les Sarrasins revinrent en Afrique avec leur prince; et depuis cette époque, quoique battus en plusieurs rencontres, tant par les empereurs que par les ducs et marquis du pays, ils ne cessèrent plus de venir attaquer l'Italie, jusqu'au temps de leur roi Altmuzor et de Henri, empereur des Romains. Les peuples des Gaules n'avaient pas moins à souffrir alors des incursions et des ravages des Normands. Le nom de Normands leur venait de cet amour du pillage qui les entraînait du fond des provinces septentrionales dans les pays occidentaux, car dans leur langue, nord signifie septentrion, et mint désigne le peuple. C'est pour cela qu'on les appelle Normands, ou peuple du nord. Dans leurs premières incursions, ils restaient dans les parages de l'Océan, se contentant de lever quelques contributions sur les côtes; mais lorsqu'ils eurent formé une nation redoutable, on les vit répandre au loin la guerre sur terre et sur mer, et ils finirent par s'approprier des villes et des provinces. Dans la suite des temps naquit, près de Troyes, un homme, de la plus basse classe des paysans, nommé Hastings. Il était d'un village appelé Tranquille à trois milles de la ville; il était robuste de corps, et d'un esprit pervers. L'orgueil lui inspira dans sa jeunesse du mépris pour la pauvreté de ses parents; et cédant à son ambition, il s'exila volontairement de son pays. Il parvint à s'enfuir chez les Normands. Là, il commença par se mettre au service de ceux qui se vouaient à un brigandage continuel pour procurer des vivres au reste de la nation, et que l'on appelait la flotte. Après avoir quelque temps débuté dans ce méchant métier, il l'emporta bientôt sur ses compagnons les plus endurcis, par son intelligence, c'est-à-dire par son audace dans le crime. Enfin différentes circonstances ayant concouru à augmenter ses forces et son pouvoir, tous les siens le reconnurent pour leur prince sur terre et sur mer. Trouvant dans ce haut rang une carrière nouvelle ouverte à sa cruauté, et ne voyant dans les fureurs de ses prédécesseurs que des exemples trop modérés pour la sienne, il commença à promener son glaive dans les pays lointains. Bientôt même il vint, avec presque toute la nation qu'il commandait, débarquer sur les côtes supérieures des Gaules, et rendre une funeste visite à cette terre natale qui avait enfanté un tel monstre. Il pénétra, sans éprouver de résistance, dans ce pays, où il porta partout la destruction, le meurtre et l'incendie, plus cruel envers sa patrie que les plus cruels ennemis. Alors aussi toutes les églises des Gaules qui n'étaient pas défendues par des villes fortifiées ou des châteaux forts, se virent abandonnées aux derniers outrages, et devinrent la proie des flammes, car il parcourut toutes les Gaules, emportant avec lui les plus riches dépouilles, avant de ramener ses soldats dans leur pays. Depuis ce temps, Hastings lui-même, et les princes de cette nation qui lui succédèrent, ne manquèrent pas, durant cent ans, de renouveler au loin les mêmes désastres chez tous les peuples des Gaules. Les événements que nous venons de raconter se passèrent dans l'intervalle qui s'écoula depuis la chute des empereurs et rois en Italie et dans les Gaules, jusqu'à leur rétablissement. Cependant l'armée des Normands ayant résolu de faire, selon son habitude, une nouvelle incursion dans les Gaules, le vénérable Richard, duc de Bourgogne, père du roi Rodolphe, comme nous l'avons déjà dit, marcha à leur rencontre, les trouva déjà loin de leur pays, leur livra bataille, et en fit un si grand carnage, qu'un très-petit nombre d'entre eux échappèrent par la fuite, et parvinrent avec peine à rentrer dans leurs foyers. Quoique les Normands aient depuis encore ravagé quelques îles ou quelques provinces le long des côtes, cependant ils ne vinrent occuper dans la suite une partie du royaume des Francs que parce qu'ils y furent appelés par les rois mêmes du pays. Bien plus, quelque temps après, les Normands s'étant convertis à la foi catholique, les Francs et la plupart des Bourguignons s'empressèrent de contracter amicalement avec eux des mariages, et déclarèrent, d'un consentement général, qu'ils ne feraient plus ensemble qu'un même royaume, de nom comme de fait. De ces alliances sont sortis des ducs très-illustres, comme Guillaume et tous ceux qui après lui empruntèrent le nom de Richard, leur père ou leur aïeul. Rouen fut la capitale de leur duché. Ils l'emportèrent sur les autres par la gloire de leurs armes dans la guerre, comme par leur union dans la paix et par leur libéralité. En effet, toute la province qui leur était échue en partage semblait former une seule maison, une même famille, unie par les liens d'une concorde inviolable. Ils traitaient comme voleur et comme brigand tout homme qui avait recours au mensonge pour demander dans une affaire plus qu'il n'avait droit d'exiger, ou pour soustraire quelque chose à un autre par sa mauvaise foi dans les marchés. Les pauvres, les indigents, tous les étrangers, étaient comme leurs enfants d'adoption, et trouvaient toujours en eux des soins vraiment paternels. Ils envoyaient aussi presque dans l'univers entier les dons les plus magnifiques aux saintes églises. On voyait même tous les ans des moines venir de l'Orient, du célèbre mont Sina, à Rouen, et remporter à leur tour des secours en or et en argent, dont ces princes les avaient chargés pour leur communauté; enfin Richard deuxième du nom envoya à Jérusalem cent livres d'or pour le sépulcre du Sauveur; et tous ceux qui desiraient y faire un pélerinage de dévotion recevaient de lui les plus riches présents. De plus, dans la succession des temps, la vengeance divine, pour punir les fautes et les péchés des hommes, suscita des sujets de discorde entre les rois des Francs et des Saxons, et cet incendie embrasa tout pendant longtemps; car Dieu, dans les secrets de sa justice, avait voulu affliger les peuples des Gaules d'une plaie épouvantable. Enfin, le prince des Hongrois, profitant de ces divisions, vint avec toute l'armée de sa nation faire une irruption sur les frontières des Gaules. Il ravagea jusques à deux fois ce malheureux pays, fit main-basse sur les Saxons et les Gaulois, et en emmena beaucoup avec lui, après avoir pillé et enlevé tous leurs biens, sans trouver aucun obstacle. Ce fléau dura jusqu'à ce que les princes des deux royaumes de Saxe et des Gaules fussent, avec l'aide de Dieu, réunis par les liens de la parenté et d'une religion commune. En effet, la race des premiers rois s'étant éteinte, et leur haine avec eux, l'univers, sous des rois amis, put refleurir dans la paix, et le royaume du Christ conquérir partout les tyrans purifiés dans les fonts sacrés du baptême. Les Hongrois eux-mêmes, après avoir commis tant de crimes, et, porté tant de fois la désolation chez les peuples, convertis enfin, avec leur roi, à la religion catholique, sacrifièrent volontairement leur propre bien pour le Christ, eux qui s'étaient habitués à ravir celui des autres; et ces hommes, qui pillaient autrefois les Chrétiens, et les emmenaient en captivité pour leur servir d'esclaves quand ils les rencontraient sur leur passage, les accueillent à présent comme leurs frères ou comme leurs propres enfants. Néanmoins, il paraît convenable et juste, et c'est une mesure nécessaire aussi pour la conservation de la paix, qu'aucun prince n'ose saisir avidement le sceptre de l'Empire romain, et ne puisse usurper le titre ou le pouvoir d'empereur, si le pape de l'Eglise romaine ne l'a choisi d'avance, comme digne, par l'innocence de ses mœurs, à commander à la république, et ne lui a remis entre les mains les insignes de l'Empire. Combien, en effet, ne vit-on pas autrefois de tyrans par toute la terre, qui, à force de témérité et d'audace, parvenaient à se faire créer empereurs, tout indignes qu'ils étaient de gouverner la république, puisque leur pouvoir était fondé sur la tyrannie plutôt que sur l'autorité de la piété? L'an 710 de l'Incarnation du Seigneur, quoique l'insigne de la dignité impériale eût déjà reçu différentes formes, le vénérable pape Benoît en fit faire un dont la figure était entièrement allégorique. On façonna, par son ordre, une pomme d'or entourée de quatre côtés des pierres les plus précieuses, et surmontée d'une croix d'or. Elle représentait ainsi la figure du monde, qu'on nous peint en effet sous la forme d'un globe: on voulait par là que le prince de l'empire terrestre, en jetant les yeux sur cet emblème, n'oubliât jamais que, soit en gouvernant, soit en combattant, il devait toujours se montrer digne d'être protégé par l'étendard de la croix vivifiante; et ces pierres diverses, qui servaient d'ornements, apprenaient aussi aux princes que le souverain pouvoir doit être relevé par l'éclat d'une foule de vertus. Le pape Benoît s'étant donc avancé selon l'usage, avec un cortége nombreux de citoyens et d'Ordres religieux, au-devant de l'empereur Henri, qui venait à Rome à cet effet, lui remit entre les mains, à la vue de tout le peuple, ce symbole de la puissance impériale. Henri le reçut avec joie, et l'ayant considéré de tous côtés: «Bon père, dit-il au pape avec la sagacité qui lui était ordinaire, en me mettant sous les yeux le signe de notre monarchie, vous m'avez en même temps donné une leçon ingénieuse sur la manière dont je dois l'administrer.» Puis, pesant dans sa main cette pomme d'or, il ajouta: «Personne n'a plus de droit à posséder et à considérer ce présent, que ceux qui foulent aux pieds les biens de ce monde pour suivre plus légèrement la croix du Sauveur.» Et il l'envoya sur-le-champ au monastère de Cluny, qui passait dès lors pour l'abbaye la plus religieuse de toutes, et que sa libéralité avait déjà enrichie de plusieurs ornements. Une chose bien digne encore de notre attention, c'est que, pendant que l'univers voyait ainsi les conversions des infidèles à la foi du Christ se multiplier dans le Nord et dans l'Occident, l'Orient et le Midi ne donnaient pas le même exemple. Tout cela se trouvait annoncé comme par un présage certain dans la position même de la croix du Seigneur, quand le Sauveur y était suspendu sur le Calvaire. En effet, pendant que l'Orient avec ses peuples féroces était caché derrière la face du Sauveur, attaché sur la croix, l'Occident, au contraire, placé devant ses regards, recevait de ses yeux la lumière de la foi dont il devait être bientôt rempli. Sa droite toute-puissante, étendue pour le grand œuvre de miséricorde, montrait le Nord qui allait être adouci par l'effet de la parole divine, pendant que sa gauche tombait en partage aux nations barbares et tumultueuses du Midi. Cependant, malgré cette sainte prophétie que nous venons de rapporter en peu de mots, ce n'en est pas moins une des lois inviolables de notre foi, qu'en tout lieu, comme chez tous les peuples, tout homme régénéré par les eaux sacrées du baptême, croyant fermement que le Père tout-puissant avec son fils Jésus-Christ et le Saint-Esprit forment un seul Dieu véritable, et faisant quelque bonne œuvre de piété, sera bien vu de Dieu, et qu'en restant fidèle à cette conduite, il obtiendra une vie éternelle de béatitude. Du reste, c'est à Dieu seul qu'il appartient de savoir pourquoi le genre humain est plus ou moins digne d'entrer dans la voie du salut éternel, selon qu'il habite telle ou telle partie du monde. Pour nous, en faisant cette observation, nous avons voulu seulement rappeler que l'Evangile du Christ notre Seigneur, en pénétrant jusqu'aux extrémités de ces deux parties du monde, le Septentrion et l'Occident, y a établi notre sainte religion sur les plus solides fondements, mais qu'il ne s'est pas également propagé dans les deux autres, l'Orient et le Midi, et qu'il y a laissé les peuples barbares enlacés plus étroitement dans les liens de l'erreur. Cependant, de peur que l'on n'en prenne occasion de proférer quelque calomnie contre la juste providence de notre bon Créateur, examinons avec soin le texte des saintes Ecritures, et nous y trouverons exprimée sans aucun doute l'image du monde entier. Nous y verrons comment la bonté de Dieu se prouve, aussi bien que sa justice, par ceux qui font leur salut, comme par ceux qui perdent leur ame. Car, de même que le premier père des hommes avait d'abord été établi maître de son propre salut, par l'auteur de tout bien, ainsi, le Rédempteur offre généralement à tous les hommes une voie de salut qu'il met à leur portée, et qu'il abandonne à leur volonté. Cependant, les conseils secrets de sa justice qui embrasse toujours, et toujours à la fois, tout ce qui est, sans laisser rien échapper, montrent assez, dans le développement des siècles, qu'il est le seul Tout-Puissant, le seul Dieu de bonté et de vérité, et qu'il sait concilier ses œuvres de clémence avec le partage inévitable d'une juste vengeance, car sa bonté incomparable ne manque pas de témoignages qui puissent souvent l'attester. Bien plus, il choisit sans cesse dans la postérité d'Adam, prévaricateur, une foule d'élus qu'il rappelle dans le sein du fils de sa divinité. Et tant d'exemples dont le monde est témoin chaque jour, qu'annoncent-ils autre chose que la bonté du Tout-Puissant, toujours changeante, quoique toujours la même, toujours immuable dans ses changements? Et plus la fin de ce siècle approche, plus ces preuves éclatantes semblent se multiplier. Admirons encore comment s'est révélée peu à peu la connaissance du Créateur, depuis l'origine du monde. Le premier homme, Adam avec toute sa race, reconnaît le Dieu qui l'a créé, lorsque, privé par sa faute des joies du paradis, et relégué dans l'exil, il fait éclater sa douleur par des pleurs et des gémissements. Mais depuis que ses enfants reçurent en héritage l'univers tout entier avec l'immense étendue de la terre, le genre humain n'aurait pas tardé à se plonger irrévocablement dans l'abîme de son aveuglement et dans le précipice de l'erreur, si la bonté de la Providence ne l'avait ramené dans le giron de sa miséricorde. Aussi, dès les premiers temps, la divine bonté du Créateur enfanta des prodiges, fit sortir des miracles du sein des éléments, et plaça dans la bouche des sages des oracles qui devaient réveiller dans le cœur des hommes l'espérance ou la crainte. De même que le Créateur a consacré six jours à achever les ressorts de la machine du monde, et s'est reposé le septième, après avoir accompli son ouvrage, de même aussi il a opéré pendant six mille ans des miracles pour instruire la race humaine par leur fréquente apparition; car, de tous les âges précédents, aucun n'avait manqué d'annoncer, par des signes miraculeux, l'éternelle Providence, jusqu'au temps où le souverain principe des choses a revêtu l'humanité pour apparaître au monde, c'est-à-dire jusqu'au sixième âge, qui est le siècle présent: car on pense que dans le septième la machine du monde verra finir aussi ses travaux, sans doute afin que tout ce qui a reçu l'être trouve alors son repos et sa fin dans celui qui lui donne l'existence.