[2,0] LIVRE SECOND. [2,1] Après avoir traité de la fragilité et des moyens d'arriver à la perfection nous sommes parvenus à la question des sacrifices, qui n'est pas sans grande difficulté et qui demande une longue discussion, si nous voulons ne rien avancer qui ne puisse plaire aux dieux. Nous allons exposer les réflexions nécessaires pour l'intelligence de cette matière, après avoir relevé quelques erreurs qui ont rapport à ce sujet. [2,2] Premièrement nous nions que ce soit une conséquence, que de ce que la nécessité oblige de tuer les animaux, il soit permis de les manger. Les lois veulent bien qu'on repousse les ennemis qui nous attaquent, mais il n'a pas encore été permis de les manger. Secondement, quoiqu'il convienne de sacrifier des êtres animés aux démons, aux dieux et quelques puissances par des raisons ou connues, ou inconnues aux hommes, il ne s'ensuit pas que l'on puisse se nourrir des animaux ; car on fera voir qu'on en a sacrifié, dont on n'aurait pas osé manger. Et quand on en pourrait tuer quelques-uns, ce n'est pas une preuve qu'on puisse les tuer tous : comme on ne doit point conclure qu'il serait permis de tuer les hommes, parce qu'on aurait droit de tuer les animaux. [2,3] L'abstinence des animaux, ainsi que nous l'avons remarqué dans notre premier Livre, n'est pas recommandée à tous les hommes : elle ne l'est qu'aux philosophes, et surtout à ceux qui font consister leur bonheur à imiter Dieu. Les législateurs n'ont pas fait les mêmes règlements pour les particuliers et pour les prêtres. Ils ont permis au peuple l'usage de plusieurs aliments et de diverses autres choses qu'ils ont interdites aux prêtres sous de grosses punitions, et même sous peine de la mort. [2,4] En ne confondant point ces objets et en les distinguant comme il convient, on trouvera la solution de la plupart des difficultés qu'on nous oppose. On prétend qu'on est en droit de tuer les animaux à cause des torts qu'ils nous font. De là on conclut qu'il est permis de les manger. Parce qu'on les sacrifie, on soutient qu'on peut s'en nourrir; et parce qu'on a droit d'exterminer les bêtes féroces, on juge qu'il est permis de tuer les animaux domestiques : comme l'on infère que parce que les athlètes, les soldats et ceux qui font de violents exercices, peuvent manger de la viande, les philosophes, en un mot tous les hommes ont ce droit là. Toutes ces conséquences sont défectueuses, comme il est aisé de le faire voir, et comme nous le prouverons dans la suite : mais pour le présent nous allons traiter des sacrifices. Nous expliquerons leur origine ; nous dirons ce que l'on sacrifia d'abord, les changements qui arrivèrent dans ces cérémonies : nous examinerons si le philosophe peut tout offrir en sacrifice, et à qui il faut sacrifier des animaux ; nous dirons sur ce sujet ce que nous avons découvert nous-mêmes et ce que les anciens nous ont appris. [2,5] Il paraît qu'il y a un temps infini que la nation que Théophraste appelle la plus éclairée, et qui habite le bords sacrés du Nil, a commencé à sacrifier aux dieux célestes dans les maisons particulières, non pas à la vérité des prémices de myrte, ou de cannelle, au d'encens mêlé avec du safran ; car ces choses n'ont été employées que dans la suite des temps lorsque les hommes s'occupant d'ouvrages pénibles en offraient une partie aux dieux: ce n'est pas là ce qu'on sacrifiait dans l'origine ; on se contentait de présenter aux dieux de l'herbe que l'on arrachait de ses mains et que l'on regardait comme les prémices de la nature. La terre produisit des arbres, avant qu'il y eût des animaux ; et avant les arbres, il y avait des plantes, dont on coupait tous les ans les feuilles, les racines et les bourgeons pour les jeter au feu et se rendre par là propices les dieux célestes. C'était par le feu que les Égyptiens rendaient aux dieux ces honneurs. Ils gardaient dans leurs temples un feu éternel, parce que le feu a beaucoup de ressemblance avec les dieux. Les anciens avaient une si grande attention à ne point s'éloigner de ces anciennes coutumes, qu'ils faisaient des imprécations contre ceux qui innoveraient. Il sera facile de reconnaître l'ancienneté de ces sacrifices, si l'on veut faire attention qu'il y a encore un grand nombre de gens qui sacrifient de petits morceaux de bois odoriférant. La terre ayant produit des arbres, les premiers hommes mangèrent des glands : ils en offrirent peu aux dieux, parce qu'ils les réservaient pour leur nourriture ; mais ils leur sacrifiaient beaucoup de feuilles. Les mœurs s'étant polies, on changea de nourriture : on offrit aux dieux des noix. Ce changement donna lieu au proverbe, voilà assez de gland. [2,6] Après les légumes, le premier fruit de Cérès que l'on vit, ce fut l'orge. Les hommes l'offrirent d'abord en grain aux dieux : ayant ensuite trouvé le secret de le réduire en farine et de s'en nourrir, ils cachèrent les instruments dont ils se servaient pour ce travail ; et persuadés que c'était un secours que le ciel leur envoyait pour le soulagement de leur vie, ils les respectèrent comme sacrés. Ils offrirent aux dieux les prémices de cette farine, en la jetant dans le feu et encore aujourd'hui à la fin des sacrifices, on fait usage de farine pétrie d'huile et de vin : c'est pour rendre témoignage à l'origine des sacrifices, ce qui est ignoré de presque tout le monde. Les fruits et les blés étant devenus très communs, on offrit aux dieux des gâteaux et les prémices de tous les fruits : on choisissait ce qu'il y avait de plus beau et de meilleure odeur ; on en couronnait une partie et l'on jetait l'autre dans le feu. L'usage du vin, du miel et de l'huile ayant été ensuite trouvé, les hommes offrirent les prémices de ces fruits aux dieux, qu'ils regardaient comme les auteurs de ces biens. [2,7] On voit encore la preuve de ce que nous disons, dans la procession qui se fait à Athènes en l'honneur du Soleil et des Heures. On y porte de l'herbe sur des noyaux d'olive, avec des légumes, du gland, des pommes sauvages, de l'orge, du froment, des pâtes de figues, des gâteaux de froment, d'orge, de fromage et de fleur de farine, avec une marmite toute droite. Ces premiers sacrifices furent suivis d'autres remplis d'injustice et de cruauté de sorte que l'on peut dire que les imprécations que l'on faisait autrefois, ont eu leur accomplissement. Depuis que les hommes ont souillé les autels du sang des animaux, ils ont éprouvé les horreurs de la famine et des guerres, et ils se sont familiarisés avec le sang. La divinité, pour me servir des expressions de Théophraste, leur a par là infligé la punition qu'ils méritaient et comme il y a des athées et des gens qui pensent mal de la divinité, en croyant que les dieux sont méchants, ou du moins qu'ils ne sont pas plus parfaits que nous aussi voit-on des hommes qui ne font aucun sacrifice aux dieux et ne leur offrent point de prémices et d'autres qui leur sacrifient ce qui ne devrait pas être sacrifié. [2,8] Les Thoès qui habitaient sur les confins de la Thrace, n'offraient aux dieux, ni prémices, ni sacrifices : aussi furent-ils enlevés de ce monde ; de sorte qu'il ne fut possible de trouver ni aucun d'eux, ni aucun vestige de leur demeure. Ils usaient de violence envers les hommes : ils n'honoraient point les dieux et ne voulaient pas leur sacrifier malgré l'usage reçu partout. C'est pourquoi Jupiter fâché de ce qu'ils n'honoraient point les dieux et ne leur offraient point de prémices, ainsi que la raison l'exige, les anéantit. Les Bassariens sacrifièrent d'abord des taureaux, ensuite des hommes. Ils firent après cela leur nourriture de ceux-ci, comme à présent on mange le reste des animaux dont on a sacrifié une partie. Mais qui est-ce qui n'a pas ouï dire que devenant furieux ils se jetèrent les uns sur les autres, jusqu'à ce que cette race qui avait introduit pour la première fois des sacrifices humains fut détruite. [2,9] On ne sacrifia donc des animaux, qu'après les fruits. La raison qui obligea d'y avoir recours était fort fâcheuse : c'était ou la famine, ou quelque autre malheur. Les Athéniens ne les firent mourir d'abord que par ignorance, ou par colère, ou par crainte. Ils attribuent le meurtre des cochons à Climène, qui en tua un, sans en avoir le dessein. Son mari appréhendant qu'elle n'eût commis un crime, consulta l'oracle d'Apollon : le dieu ne l'ayant pas repris de ce qui était arrivé, on en conclut que l'action était indifférente. On prétend que l'inspecteur des sacrifices qui était de la famille des prêtres, voulant sacrifier une brebis, consulta l'oracle, qui lui conseilla d'agir avec beaucoup de circonspection. Voici les propres termes de la réponse : il ne t'est pas permis d'user de violence contre les brebis, descendant des prêtres ; mais si elles y consentent je déclare que tu peux justement mêler leur sang avec de l'eau pure. [2,10] Ce fut sur l'Icare dans l'Attique, que l'on fit mourir pour la première fois une chèvre, parce qu'elle avait brouté la vigne. Diome, prêtre de Jupiter conservateur d'Athènes, égorgea le premier un bœuf, parce qu'à la fête de ce dieu, lorsqu'on préparait les fruits selon l'ancien usage, un bœuf survint et mangea le sacré gâteau ; Diome aidé de tous ceux qui étaient avec lui, tua ce bœuf. Voilà en partie les occasions, qui ont engagé les Athéniens à tuer les animaux. Il y en a eu de différentes chez les autres peuples : elles sont toutes destituées de bonnes raisons. Le plus grand nombre croit que c'est la faim qui a causé cette injustice. Les hommes ayant mangé des animaux, les ont ensuite sacrifiés : jusque là ils n'avaient point fait usage de cet aliment. Puis donc que dans l'origine les animaux ne servaient ni aux sacrifices, ni à la nourriture des hommes, on pourrait fort bien s'en passer; et ce n'est pas une conséquence que ce soit une chose pieuse de les manger parce qu'autrefois on en mangeait et on en sacrifiait, puisqu'il est démontré que l'origine de ces sacrifices n'a rien de pieux. [2,11] Ce qui prouve encore que c'est l'injustice qui a introduit le meurtre des animaux, c'est que l'on ne sacrifie, ni l'on ne mange les mêmes chez toutes les nations. Elles se sont toutes conformées en cela à leurs besoins. Les Égyptiens et les Phéniciens magneraient plutôt de la chair humaine, que de la vache. La raison est que cet animal qui est fort utile, est rare chez eux. Ils mangeaient des taureaux et les sacrifiaient. Mais ils épargnaient les vaches pour avoir des veaux ; et ils déclarèrent que c'était une impiété de les tuer. Leur besoin leur fit décider que l'on pouvait manger les taureaux et qu'il était impie de tuer les vaches. Théophraste se sert encore d'autres raisons pour interdire à ceux qui veulent vivre pieusement le sacrifice des animaux. [2,12] Premièrement c'est que, comme nous l'avons déjà observé, on n'y a eu recours que dans la plus grande extrémité. Les famines et les guerres ont ensuite obligé les hommes de manger les animaux! Puisque la terre nous fournit des fruits, pourquoi recourir à des sacrifices qui n'avaient été introduits que parce que les fruits manquaient ? S'il faut que la reconnaissance soit proportionnée aux bienfaits, nous devons faire de grands présents à ceux qui nous ont comblés de biens ; et il convient que nous leur offrions ce que nous avons de plus précieux, surtout si c'est d'eux-mêmes que nous tenons ces avantages. Or les fruits de la terre sont le plus beau et le plus digne présent que les dieux nous aient fait ; car ils nous conservent la vie et nous mettent en état de vivre raisonnablement. C'est donc par l'offrande de ces fruits qu'il faut honorer les dieux. On ne devrait leur offrir que ce qu'on peut sacrifier sans commettre de violence. Car le sacrifice ne doit faire tort à qui que ce soit. Si quelqu'un disait que dieu a fait pour notre usage les animaux, ainsi que les fruits, nous répondrions qu'il ne faut cependant pas les sacrifier puisque cela n'est pas possible sans les priver de la vie, et par conséquent sans leur faire mal. Le sacrifice est quelque chose de sacré, ainsi que son étymologie le fait voir. Or il est injuste de rendre grâces aux dépens des autres. Il ne serait pas permis de prendre des fruits ou des plantes pour les sacrifier, malgré celui à qui elles appartiendraient : à plus forte raison serait-il défendu d'usurper des choses encore plus précieuses que les fruits et les plantes, même pour les offrir aux dieux. Or l'âme des bêtes est plus précieuse que les fruits de la terre il n'est donc pas raisonnable de tuer les animaux pour les sacrifier. [2,13] On dira peut-être que nous faisons violence aux plantes, lorsque nous les sacrifions. Mais il y a beaucoup de différence. Nous n'en faisons pas usage malgré elles ; et quand même nous n'y toucherions pas, leurs fruits tomberaient. D'ailleurs en cueillant le fruit, nous ne faisons pas mourir la plante. Quant au travail des abeilles, il est juste que nous en partagions le profit, puisque c'est à nos soins qu'elles sont redevables d'une partie de leurs ouvrages. C'est des plantes qu'elles tirent le miel, et ce sont les hommes qui cultivent les plantes ; on peut donc entrer en partage avec elles, mais de façon qu'on ne leur fasse point de tort, et que ce qui leur est inutile, devienne la récompense de ce que nous avons fait pour elles. Abstenons-nous donc des animaux dans les sacrifices ; ils appartiennent aux dieux : mais quant aux plantes, il semble qu'elles soient de notre domaine. Nous les semons, nous les plantons, nous les entretenons par nos soins ; nous pouvons sacrifier ce qui nous appartient : mais nous n'avons aucun droit sur ce qui n'est pas à nous. D'ailleurs ce qui coûte peu, ce que l'on peut avoir aisément, est une offrande plus agréable aux dieux et plus juste, que ce que l'on trouve difficilement. Ce que les sacrificateurs peuvent se procurer sans peine, est plus convenable à ceux qui sont dans l'exercice continuel de la piété. Enfin il ne faut sacrifier que ce que la justice permet de sacrifier ; et il n'est point permis d'avoir recours à des offrandes magnifiques, qu'on est même à portée de trouver aisément, si l'on ne peut les offrir sans violer la sainteté. [2,14] Que l'on fasse attention sur le plus grand nombre des pays : l'on verra qu'il ne faut pas mettre les animaux entre les choses que l'on peut aisément se procurer et qui ne coûtent pas cher. Car quoiqu'il y ait des particuliers qui possèdent de nombreux troupeaux de brebis et de bœufs, premièrement il y a des nations entières qui n'ont point chez elles des animaux que l'on puisse sacrifier ; car il n'est pas question ici des bêtes qui sont l'objet du mépris général. Secondement le plus grand nombre des habitants des villes n'a point de ces animaux. Si l'on dit que les fruits agréables sont rares chez eux, on conviendra qu'ils ont du moins des productions de la terre. Il est plus aisé de trouver des fruits que des animaux ; et cette facilité est un grand bonheur pour les gens de bien. [2,15] L'expérience nous apprend que les choses simples offertes aux dieux leur plaisent davantage que les sacrifices somptueux. La Pythie prononça que ce Thessalien qui avait fait dorer les cornes de ses bœufs et qui offrait des hécatombes à Apollon lui plaisait moins qu'Hermionée, qui se contentait de sacrifier de la farine pétrie, autant qu'il en pouvait tirer de son sac avec ses trois doigts ; et comme le Thessalien après cette décision fit brûler sur l'autel tout ce qui lui restait, la prêtresse déclara qu'il était depuis ce dernier sacrifice deux fois moins agréable aux dieux, qu'il ne l'était auparavant. Ce qui prouve que ce n'est point par les offrandes chères que l'on plaît aux dieux et qu'ils ont plus d'égard à la disposition de ceux qui sacrifient, qu'à la quantité des victimes. [2,16] On trouve des histoires semblables dans Théopompe. Il rapporte qu'un Asiatique de Magnésie fort riche et qui possédait plusieurs troupeaux, alla à Delphes. Il était dans l'usage de faire tous les ans de magnifiques sacrifices, non seulement parce qu'il était fort riche, mais aussi parce qu'il était pieux et que par là il voulait plaire aux dieux. Ce fut dans ces dispositions qu'il alla à Delphes, menant avec lui une hécatombe qu'il voulait offrir à Apollon à qui il aimait à faire des offrandes superbes. Il alla consulter l'oracle pour savoir quel était le mortel qui plaisait davantage aux dieux et qui leur offrait les sacrifices les plus agréables. Il s'imaginait être de tous les hommes celui qui servait le mieux les dieux ; et il ne doutait pas que la réponse de la Pythie ne fût en sa faveur. Mais la prêtresse répondit que Cléarque habitant de Méthydrie en Arcadie était celui, dont le culte était le plus agréable à la divinité. Le Magnésien étonné souhaita faire connaissance avec Cléarque. Il alla le chercher pour apprendre de lui comment il faisait ses sacrifices : il se pressa donc de se rendre à Méthydrie. Il trouva que c'était un fort petit endroit : il commença par le mépriser, persuadé qu'aucun particulier de cette bourgade, même que la ville entière n'était pas en état de faire des offrandes aux dieux aussi magnifiques que les siennes. Il aborda ensuite Cléarque pour lui demander comment il honorait les dieux. L'Arcadien lui répondit qu'il observait de faire les sacrifices dans les temps ordonnés ; que tous les mois, et à chaque nouvelle lune, il donnait des couronnes à Mercure, à Hécate et à toutes les divinités que ses ancêtres lui avaient appris à respecter ; qu'il les honorait en leur offrant de l'encens et des gâteaux ; qu'il ne laissait passer aucune fête sans faire un sacrifice public ; qu'il n'immolait ni bœuf ni autre viande, mais qu'il offrait ce que l'on trouve aisément, comme les fruits de la terre et les prémices de chaque saison, dont il brûlait une partie sur l'autel; il finit par conseiller au Magnésien de suivre son exemple et de cesser de sacrifier des bœufs. [2,17] Quelques écrivains rapportent qu'après la défaite des Carthaginois, les tyrans de Sicile offrirent avec beaucoup d'émulation des hécatombes à Apollon ; et que l'ayant consulté pour savoir qui était celui dont offrande lui était le plus agréable, il avait répondu à leur grande surprise qu'il donnait la préférence aux gâteaux de Docimus. C'était un homme du pays de Delphes, qui cultivait un terrain difficile et pierreux : il était descendu de sa bourgade ce jour-là et avait offert au dieu quelques poignées de farine, qu'il avait tirées de son havresac, ce qui avait fait plus de plaisir à Apollon que les sacrifices les plus magnifiques. C'est à quoi un poète semble faire allusion, parce que le fait était public. Antiphanes dit dans sa mystique : les dieux acceptent avec plaisir les offrandes de peu de dépense. La preuve en est qu'après qu'on leur a sacrifié des hécatombes, on finit par leur offrir de l'encens ; ce qui fait voir que ce qui leur a été présenté jusque là, n'est qu'une dépense inutile, et que les choses les plus simples sont celles qui leur plaisent le plus. Ce qui a fait dire à Ménandre dans son Fâcheux: l'encens et le gâteau sont agréables aux dieux ; ils les reçoivent avec plaisir, lorsqu'ils ont été purifiés par le feu. [2,18] C'est pourquoi on se servait autrefois, surtout dans les sacrifices publics, de vases de terre, de bois, d'osier, dans l'idée que les dieux les aimaient mieux que les autres ; et c'est par cette raison que les plus anciens vases qui sont de terre ou de bois, sont plus respectés, tant à cause de la matière que de la simplicité de l'art. On dit que les frères d'Eschyle le priant de faire un hymne en l'honneur d'Apollon, ce poète leur répondit que Tinnichus avait très bien travaillé sur ce sujet. On compara les ouvrages de ces deux auteurs : on trouva qu'il y avait la même différence qu'entre les anciennes statues des dieux et les modernes. Les anciennes, quoique faites simplement, inspirent plus de respect : les autres à la vérité sont mieux travaillées, mais elles laissent une moindre idée de la divinité. C'est en conséquence de cette estime pour les mœurs anciennes, qu'Hésiode a fait l'éloge des anciens sacrifices et a dit : "suivez les coutumes de votre ville. L'ancien usage est le meilleur". [2,19] Ceux qui ont écrit sur les cérémonies des sacrifices et sur les victimes, recommandent une grande attention dans l'oblation des gâteaux, comme étant plus agréables aux dieux que le sacrifice des animaux. Sophocle faisant la description d'un sacrifice agréable aux dieux, dit dans une de ses tragédies : il y avait une toison, des libations de vin, des raisins en abondance, de toute sorte de fruits, de l'huile et de la cire. On voyait autrefois à Délos des monuments respectables, qui représentaient des Hyperboréens qui offraient des épices. Il faut donc qu'après avoir purifié nos âmes, nous consacrions aux dieux des victimes qui leur plaisent. Ce ne sont pas celles qui sont d'un grand prix. On ne croit pas qu'il convienne à la sainteté du sacrifice, que le sacrificateur ait un habit propre, tandis que son corps est impur ; et comment osera-t-on sacrifier avec un habit propre et avec un corps pur, si on a l’âme souillée par les vices ? C'est la bonne disposition de ce qui est divin en nous, qui plaît à dieu plus que toute chose, par la ressemblance que nous avons par-là avec lui. On voyait écrit ces vers sur la porte du temple d'Épidaure : quiconque entre dans le temple doit être pur. La pureté consiste à penser saintement. [2,20] On peut prouver par ce qui nous arrive tous les jours en nous mettant à table que ce n'est point l'abondance des oblations qui plaît à dieu et qu'il se contente des choses les plus communes. Avant que de manger, nous offrons les prémices de nos viandes, en petite quantité à la vérité, mais ce peu honore beaucoup la divinité: Théophraste qui a traité des sacrifices de chaque pays a fait voir qu'autrefois on n'offrait aux dieux que des fruits et de l'herbe avant les fruits. Il fait ensuite l'histoire des libations : les plus anciennes, dit-il, n'étaient que de l'eau : on offrit ensuite du miel, après cela de l'huile, et en dernier lieu du vin. [2,21] C'est ce qui est prouvé par les colonnes qui se conservent à Cyrte en Crète, où sont décrites exactement les cérémonies des Corybantes. Empédocle rend aussi témoignage à cette vérité, lorsque parlant des sacrifices et de la Théogonie, il dit : Mars n'était pas leur dieu. Ils n'aiment point la guerre. Jupiter, Saturne, ni Neptune n'étaient pas leur roi : ils reconnaissent pour reine Vénus, c'est-à-dire l'amitié. Ils tâchaient de se la rendre favorable, en lui offrant des statues des figures d'animaux, des parfums d'une excellente odeur, des sacrifices de myrrhe et d'encens, et en faisant des libations de miel que l'on répandait à terre : c'est ce qui se pratique encore aujourd'hui chez certaines nations, et ce qui doit être regardé comme des vestiges des anciens usages. Pour lors les autels n'étaient point arrosés du sang des taureaux. [2,22] Je crois que tant que les hommes ont respecté l'amitié et ont eu quelque sentiment pour ce qui avait du rapport avec eux, ils ne tuaient pas même les animaux parce qu'ils les regardaient comme étant à peu près de même nature qu'eux : mais depuis que la guerre, les troubles, les combats se sont introduits dans le monde, personne n'a épargné son semblable ; c'est sur quoi il faut faire des réflexions. Quelque liaison que nous ayons avec les autres hommes, dès qu'ils se livrent à leur méchanceté pour faire tort aux autres, nous croyons être en droit de les châtier et même de les exterminer. Il est aussi raisonnable de se défaire des animaux malfaisants, qui par leur nature ne cherchent qu'à nous détruire. Mais quant à ceux qui ne font aucun mal et dont le naturel est doux, c'est injustice de les tuer, comme il est injuste de tuer les hommes qui ne font aucun tort aux autres. Il me paraît qu'il suit de là que nous n'avons pas droit de tuer tous les animaux, parce qu'ils y en a quelques-uns qui sont naturellement méchants : de même que le pourvoir que nous avons de tuer les hommes malfaisants ne nous donne pas droit sur la vie des honnêtes gens. [2,23] Mais ne pourra-t-on pas sacrifier les animaux que l'on peut tuer ? Il est ici question de ceux qui sont naturellement mauvais; et il ne convient pas plus de les sacrifier que ceux qui sont mutilés : ce serait offrir de mauvaises prémices, ce ne serait pas honorer les dieux. S'il était donc permis de sacrifier des animaux, ce ne pourrait être que ceux qui ne nous font point de mal mais comme on a été obligé d'avouer qu'il n'en pas permis de faire mourir ceux-ci, il ne peut donc pas être permis de les sacrifier. Si on ne doit pas les sacrifier non plus que les malfaisants, c'est une conséquence qu'on n'en doit sacrifier aucun. [2,24] On sacrifie aux dieux pour trois raisons : pour les honorer, pour les remercier ou enfin pour leur demander les biens qui nous sont nécessaires. Il est juste de leur offrir les prémices de nos biens puisque nous les donnons aux honnêtes gens. Nous honorons les dieux afin qu'ils éloignent de nous les maux que nous craignons, ou pour les prier de nous accorder les biens que nous souhaitons, ou pour les remercier de leurs bienfaits et en demander la continuation, ou enfin pour rendre hommage à leurs perfections. S'il est permis d'offrir aux dieux les prémices des animaux, c'est pour quelqu'une de ces raisons; car nous n'en avons point d'autres qui nous obligent de sacrifier : mais dieu se croira-t-il honoré par des prémices qu'on ne peut lui offrir sans commettre d'injustice ? Ou plutôt ne pensera-t-il pas qu'on le déshonore en faisant mourir ce qui ne nous a fait aucun tort, puisque nous convenons nous mêmes que c'est une injustice ? On n’honore donc point les dieux en sacrifiant les animaux : ce n'est pas aussi par cette espèce de sacrifices qu'il faut rendre grâces aux dieux de leurs bienfaits ; car la reconnaissance aux dépens d'un tiers à qui l'on ferait tort, ne serait pas raisonnable, et celui qui prendrait le bien de son voisin pour le donner à quelqu'un dont il aurait reçu un plaisir, ne serait pas censé reconnaissant. Ce n'est pas aussi dans l'espérance d'obtenir des biens, qu'il faut sacrifier les animaux aux dieux ; car quiconque veut obtenir une grâce par une injustice, donne lieu de croire qu'il ne l'aura pas plutôt reçue qu'il deviendra ingrat. On peut bien se cacher aux hommes, mais il n'est pas possible de tromper dieu. On peut conclure de tout ce que nous venons de dire, qu'il n'y a aucune bonne raison pour sacrifier les animaux. [2,25] Le plaisir que nous prenons à ces sacrifices nous empêche de faire attention à la vérité; mais si nous nous trompons nous-mêmes, nous ne trompons pas dieu. Nous ne sacrifions aucun de ces vils animaux, qui ne sont d'aucune utilité aux hommes; car qui est ce qui s'est jamais avisé d'offrir aux dieux des serpents, des scorpions, des singes, et des animaux de pareille espèce ? Mais quant à ceux qui nous sont utiles, nous n'en épargnons aucun : nous les tuons et nous les écorchons dans l'idée de mériter par là la protection des Dieux. C'est ainsi que nous traitons les bœufs, les brebis, les cerfs, les oiseaux et même les cochons gras. Malgré leur impureté, on les sacrifie aux dieux. De ces animaux, les uns travaillent pour nous procurer les besoins de la vie, les autres nous servent de nourriture ou à d'autres usages ; quelques-uns qui ne sont d'aucune utilité, mais simplement agréables, sont employés aux sacrifices. On ne sacrifie ni les ânes, ni les éléphants, ni aucun de ceux que nous faisons travailler et qui d'ailleurs ne contribuent pas à nos plaisirs : on les tue à la vérité, non pas pour les sacrifier, mais pour en tirer quelque usage. Quant aux animaux que nous destinons aux sacrifices, nous choisissons moins en cela ceux qui seraient les plus agréables aux dieux, que ceux qui servent à contenter nos désirs et nous faisons voir par là que dans nos sacrifices nous avons plus en vue nos plaisirs que les dieux mêmes. [2,26] Les Juifs de Syrie, ainsi que le remarque Théophraste, conservent encore dans les sacrifices les usages qu'ils ont reçus de leurs pères. Si on nous ordonnait de les imiter, nous serions bientôt rebutés des sacrifices. Ils ne mangent point de ce qui a été sacrifié ; ils brûlent la victime : toute la nuit ils versent dessus du miel et du vin ; ils la consument toute entière afin que le soleil qui voit tout, ne soit point témoin de leurs mystères. Ils jeûnent de deux jours l'un ; et pendant tout ce temps, comme ils sont naturellement philosophes, ils ne s'entretiennent que de la divinité : ils examinent les astres toute la nuit et recourent à dieu par leurs prières. Ce furent eux qui les premiers offrirent les prémices des animaux et même des hommes, ce qu'ils firent plutôt par nécessité que par aucune autre raison. Que l'on jette les yeux sur les Égyptiens qui sont les plus sages de tous les hommes et l'on verra que bien loin de tuer les animaux, ils se représentaient les dieux sous leurs figures ; de sorte qu'ils regardaient les animaux comme ayant beaucoup de rapport avec les dieux et les hommes. [2,27] Dans l'origine des temps, on ne sacrifiait que des fruits. Ensuite les mœurs s'étant corrompues, les fruits étant devenus rares, les hommes portèrent la fureur jusqu'à se manger les uns les autres ; ils offrirent aux dieux les prémices de ce qu'ils avaient de plus beau, et enfin des hommes même. Encore aujourd'hui en Arcadie aux fêtes des Lupercales, et à Carthage, on sacrifie des hommes en certain temps de l'année quoique par les lois des sacrifices, ceux qui sont coupables de meurtre, soient déclarés indignes d'assister aux mystères. Après cela, ils ont substitué les animaux et rassasiés de la nourriture permise, ils ont porté l'oubli de la piété dans leurs goûts jusqu'à manger de tout ce qui existait, sans avoir aucune attention aux lois de la tempérance. Ils étaient dans l'usage de goûter de ce qu'ils offraient aux dieux ; et ils continuèrent, lorsque après les fruits ils sacrifièrent les animaux. Dans l'origine, les hommes contents d'une nourriture frugale, ne chagrinaient point les bêtes. Le sang des taureaux ne coulait point sur l'autel, et l’on regardait comme un très grand crime de priver quelque être de la vie. [2,28] C’est ce que l'on peut prouver par un autel que l'on conserve encore à Délos, et que l'on surnomme l'autel des pieux, parce que l'on ne sacrifie jamais dessus aucun animal : ce nom de pieux fut donné également à ceux qui construisirent l'autel, comme à ceux qui y sacrifiaient. Les pythagoriciens approuvèrent cet usage et s'abstenaient pendant toute leur vie de manger de la viande. Seulement lorsqu'ils offraient les prémices de quelques animaux aux dieux, ils en goûtaient ; et nous nous en remplissons : mais il n'aurait jamais fallu répandre le sang sur les autels des dieux et les hommes auraient dû s'interdire la nourriture des animaux, ainsi que celle de leurs semblables. Il serait à propos de ne jamais oublier une coutume qu'on observe encore à Athènes et qui devrait nous tenir lieu de loi. [2,29] Autrefois lorsqu'on n'offrait aux dieux que des fruits, comme nous l'avons déjà remarqué, et que les animaux ne servaient pas encore de nourriture aux hommes, on dit qu'au moment qu'on préparait un sacrifice public a Athènes, un bœuf qui revenait de la charrue, mangea le gâteau et une partie de la farine que l'on avait exposée sur une table pour la sacrifier, renversa l'autre et la foula aux pieds ; ce qui avait mis en colère à un tel point Diome ou Sopatre, laboureur de l'Attique, et étranger, qu'ayant pris sa hache il avait frappe le bœuf qui en était mort. Le premier mouvement de colère étant passé, Sopatre fit réflexion sur l'action qu'il venait de faire ; il enterra le bœuf et il se condamna à un exil volontaire, comme s'il avait fait une impiété : il s'enfuit en Crète. Une sécheresse suivie d’une famine étant survenue, on consulta Apollon : la Pythie répondit que le fugitif qui était en Crète apaiserait la colère des dieux ; qu'il fallait punir le meurtrier et ressusciter le mort. Cette réponse ayant donné lieu à des informations, on découvrit ce qu'avait fait Sopatre. Celui-ci qui se sentait coupable, s'imagina qu'il détournerait l'orage qui le menaçait s'il engageait les Crétois à faire la même chose qu'il avait faite. Il dit à chacun de ceux qui le vinrent voir que pour se rendre le ciel favorable, il fallait que la ville sacrifiât un bœuf. On était dans l'embarras de savoir qui est-ce qui pourrait se résoudre à tuer cet animal. Sopatre s'y offrit, à condition qu'il serait fait citoyen et que les habitants consentiraient à être complices du meurtre. Cela lui fut accordé. On retourna dans la ville et on régla les cérémonies telles qu'elles subsistent encore aujourd'hui. [2,30] On choisit des vierges pour porter l'eau ; et cette eau sert à aiguiser la hache et le glaive. Quand cela est fait, on donne la hache à quelqu'un qui frappe le bœuf ; un autre l'égorge, les autres l'écorchent. Ensuite tout le monde en mange. On coud après cela le cuir du bœuf, on le remplit de foin, on le met sur ses jambes comme s'il était vivant, on l'attache à la charrue comme s'il allait labourer, on informe ensuite sur le meurtre, on assigne tous ceux qui y ont eu part. Les porteuses d'eau rejettent le crime sur ceux qui ont aiguisé la hache et le glaive ; ceux-ci accusent celui qui a donné la hache. Ce dernier s'en prend à celui qui a égorgé ; et enfin celui-ci accuse le glaive qui ne pouvant se défendre, est condamné comme coupable du meurtre. Depuis ce temps jusqu'à présent, dans la citadelle d'Athènes, à la fête de Jupiter Conservateur de la Ville, on sacrifie ainsi un bœuf. On expose sur une table d'airain un gâteau, de la farine. On conduit des bœufs vers cette table et celui qui mange de ce qui est dessus est égorgé. Les familles de ceux à qui ces fonctions appartiennent, subsistent encore. On appelle boutyres les descendants de Sopatre. Ceux qui viennent de celui qui chassait les bœufs sont nommés centriades et on appelle daitres les petits fils de celui qui égorgea le bœuf: ce nom lui fut donné à cause de la distribution qui se faisait de la chair de cet animal, après qu'on l'avait tué ; on finit ensuite par jeter le glaive dans la mer. [2,31] Il n'était donc pas permis dans l'Antiquité de tuer les animaux qui travaillent pour nous. On devrait encore s'en abstenir et se persuader qu'il n'est pas convenable d'en faire usage pour notre nourriture. Nous trouverions même notre sûreté dans cette abstinence car il n'y a que trop sujet de craindre que ceux qui mangent des animaux ne se portent à la fureur de manger leurs semblables. Ceux qui auraient assez de sentiment pour craindre de manger des animaux, ne seraient point capables de faire tort aux hommes. Cherchons donc à expier les fautes que nous avons commises par le manger, et ayons devant les yeux ces vers d'Empédocle : Pourquoi ne suis-je pas mort, avant que d'avoir approché de mes lèvres une nourriture défendue ? Le repentir est le remède que nous pouvons opposer à nos fautes. Sacrifions aux dieux des hosties pures, afin de parvenir à la sainteté et d'obtenir la protection du ciel. [2,32] Les fruits sont un des grands avantages que nous recevions des dieux. Il faut leur en offrir les prémices, et à la terre qui nous les donne. C'est elle qui est la demeure commune des dieux et des hommes. Il faut que nous la regardions comme notre nourrice et notre mère, que nous chantions ses louanges, et que nous l'aimions comme lui ayant obligation de la vie. C'est par là qu'à la fin de nos jours nous serons trouvés dignes d'être admis dans le ciel, à la compagnie des dieux : mais il ne faut pas s'imaginer qu'il faille leur offrir des sacrifices de tout ce qui existe et que tout ce qu'on leur sacrifie leur soit également agréable. Voilà l'abrégé des principales raisons dont se sert Théophraste pour prouver qu'il ne faut pas sacrifier les animaux. Nous en avons supprimé quelques-unes de fabuleuses et nous avons ajouté quelques autres preuves. [2,33] Je n'ai point dessein d'entrer dans le détail de tous les sacrifices usités chez les diverses nations et je ne prétends pas faire un traité du gouvernement. Mais les lois du pays dans lequel nous vivons, nous permettant d'offrir aux dieux des choses simples et inanimées, nous devons donner la préférence à celles-ci dans nos sacrifices en suivant néanmoins la coutume de la ville où nous sommes établis. Tâchons d'être purs en approchant des dieux et présentons leur des sacrifices convenables. Enfin si les premiers sacrifices plaisaient aux dieux et leur témoignaient suffisamment la reconnaissance des bienfaits que nous recevons d'eux, n'aurait-il pas été absurde de leur offrir les prémices des animaux, tandis que nous nous abstenions de les manger. Car enfin les dieux ne sont pas pires que nous : ils peuvent bien se passer de ce qui ne nous est pas nécessaire et il ne serait pas raisonnable de leur donner les prémices de ce que nous croyons ne pas devoir manger. Nous savons que lorsqu'on ne mangeait point les animaux, on ne les sacrifiait pas ; et dès qu'on a commencé a en manger, on les a sacrifiés : il serait donc très convenable que celui qui s'abstient des animaux, n'offrit aux dieux que les aliments dont il fait usage. [2,34] Il faut sans doute sacrifier aux dieux ; mais les sacrifices doivent être différents suivant les diverses puissances auxquelles ils sont offerts. On doit rien présenter au dieu suprême, ainsi que l'a dit un sage car ce qui est matériel, est indigne d'un être qui est dégagé de la matière. C’est pourquoi il est inutile de s'adresser à lui, ou en lui parlant, ou même intérieurement. Si l’âme est souillée par quelque passion, c'est par un silence pur et par de chastes pensées que nous l'honorons: il faut donc qu'en nous unissant avec lui et en lui ressemblant, nous devenions une sainte hostie qui lui serve de louange, et que par-là nous opérions notre salut. La perfection du sacrifice consiste à dégager son âme des passions et à se livrer à la contemplation de la divinité. Quant aux dieux qui ont pour principe ce premier Être, il faut chanter des cantiques de louange en leur honneur et sacrifier à chacun les prémices des biens qu'ils nous donnent, soit pour nous servir de nourriture, soit pour l'employer à des sacrifices ; et si le laboureur offre les prémices de ses fruits, offrons leur de bonnes pensées et remercions-les de ce qu'ils nous ont donné le pouvoir de les contempler, de ce que cette contemplation est la vraie nourriture de l'âme, et de ce que conversant avec nous et nous favorisant de leurs apparitions, ils nous éclairent pour nous sauver. [2,35] Ce n'est cependant pas de cette façon qu'en agissent même plusieurs de ceux qui s'appliquent à la philosophie. Ils cherchent plus à se conformer aux préjugés, qu'à honorer dieu. Ils ne songent qu'aux statues et ne se proposent point d'apprendre des sages quel est le véritable culte. Nous ne disputerons pas avec eux. Notre but est d'arriver à la vérité, de prendre pour modèles les gens vertueux de l'Antiquité, de profiter des instructions qu'ils nous ont données et qui ne peuvent qu'être très utiles pour arriver à la perfection. [2,36] Les Pythagoriciens qui s'appliquaient beaucoup aux nombres et aux lignes, en offraient souvent les prémices aux dieux, Ils donnaient le nom d'un nombre à Minerve, à Diane, à Apollon, à la Justice, à la Tempérance. Ils faisaient la même chose à l'égard des lignes ; et ils plurent tellement aux dieux par cette espèce de sacrifices, qu'ils en recevaient le don de prophétie lorsqu'ils les invoquaient et qu'ils en étaient favorisés dans les recherches où ils avaient besoin de leur secours. Quant aux dieux du ciel, soit les planètes, soit les étoiles fixes, parmi lesquelles le Soleil doit avoir le premier rang et la Lune le second, nous les honorerons par le feu qui est de même nature qu'eux, ainsi que le remarque le théologien; il ajoute qu'il ne sacrifie rien d'animé, mais seulement du miel, des fruits et des fleurs, et que son autel n'est jamais souillé par le sang mais il est inutile d'en transcrire d'avantage. Il faut que celui qui s'applique à la piété ne sacrifie aux dieux rien d'animé, mais seulement aux démons, soit bons, soit mauvais : il connaît quels sont les sacrifices qu'il faut leur offrir et qui sont ceux qui doivent leur sacrifier. Je n'en dirai pas davantage. Quant aux Platoniciens, puisque quelques-uns d'eux ont publié leur doctrine, je vais exposer leurs sentiments : voici donc ce qu'ils pensent. [2,37] Le dieu suprême est incorporel, immobile et indivisible. Il n'est borné en aucun endroit ; il n'a besoin de rien qui soit hors de lui. L'âme du monde a ces trois propriétés. : elle a le pouvoir de le remuer elle-même et de communiquer un mouvement régulier au corps du monde, et quoique incorporelle et non sujette aux passions, elle s'est revêtue d'un corps. Quant aux autres dieux, le monde, les étoiles fixes, les planètes et les dieux composés de corps et d'âme, et qui sont viables, il ne faut leur sacrifier que des choses inanimées. Il y a outre cela une infinité d'êtres invisibles que Platon appelle démons sans distinction ; quelques-uns de ceux-là à qui les hommes ont donné des noms particuliers, reçoivent d'eux les mêmes honneurs que l'on rend aux dieux. Ils ont leur culte : il y en a plusieurs autres qui n'ont point de nom et que l'on honore d'un culte assez obscur, dans quelque ville ou dans quelque bourgade. Le reste de cette multitude d'êtres intelligents est appelé démon. L'opinion commune est que si nous n'avions aucune attention pour eux et que nous négligeassions leur culte, ils en seraient indignés et nous feraient du mal, et qu'au contraire ils nous font du bien, lorsque nous tâchons de nous les rendre favorables par des prières, par des sacrifices et par les autres cérémonies usitées. [2,38] Puisqu'il y a beaucoup de confusion dans tout ce que l'on pense de ces intelligences et qu'on n'épargne point la calomnie à leur égard, il est nécessaire d'entrer dans un plus grand détail de leurs différentes natures. Remontons jusqu'à l’origine de l'erreur et faisons les distinctions suivantes. Toutes les âmes qui ont pour principe l'âme de l'univers, gouvernent les grands pays qui sont situés sous la Lune. Leur administration est conforme à la raison. Il faut être persuadé que ce sont de bons démons, qui n'agissent que pour l'utilité de ceux sur lesquels ils président soit qu'ils soient chargés du soin de quelques animaux, soit qu'ils veillent sur les fruits; soit que ce soient eux qui procurent la pluie, des vents modérés, le beau temps et tout ce qui contribue à rendre les saisons favorables. Nous leur avons l'obligation de la musique, de la médecine, de la gymnastique et enfin de tous les arts. Il n'est pas vraisemblable que nous ayant procuré de si grands avantages, ils cherchent à nous nuire. Il faut mettre au rang des bons démons ceux qui, comme dit Platon, sont chargés de porter aux dieux les prières des hommes et qui rapportent aux hommes les avertissements, les exhortations et les oracles des dieux ; mais toutes les âmes qui au lieu de dominer l'esprit qui leur est uni, s'en laissent gouverner jusqu'à être transportées par la colère et par les passions, sont avec raison appelées des démons malfaisants. [2,39] Ils sont invisibles et échappent aux sens des hommes ; ils n'ont point un corps solide et ils ont des figures différentes : les formes qui enveloppent leur esprit, se font quelquefois apercevoir, et quelquefois on ne peut pas les envisager. Ces méchants esprits changent de figure. Leur esprit, en ce qu'il est corporel, est sujet aux passions et est corruptible ; et quoiqu'il soit joint à leur âme pour être uni avec elle un très long temps, il n'est pas éternel ; car il y a apparence qu'il en sort des écoulements et qu'il se nourrit. Il y a une proportion régulière entre l'esprit et l'âme des bons génies. On s'en aperçoit lorsqu’ils apparaissent corporellement ; mais il n'y en a aucune entre l'esprit et l'âme des mauvais génies. Ceux-ci habitent les espaces qui sont autour de la terre. Il n'y a sorte de maux qu'ils n'entreprennent de faire avec leur caractère violent et sournois, lorsqu'ils ne sont point observés par un bon génie plus puissant qu'eux ; ils usent de violence et font de fréquentes attaques, quelquefois en se cachant, d'autres fois ouvertement : ainsi ils causent aux hommes de grands maux et les remèdes que les bons génies procurent sont lents à venir. Car le bien va toujours d'un pas réglé et avec ordre. Dès que vous serez persuadé de la vérité de ce que je dis, vous serez bien éloigné de tomber dans cette absurdité, que les bons génies soient auteurs des maux, ou que les mauvais nous procurent des biens. [2,40] Une des choses les plus fâcheuses que nous ayons à craindre des mauvais génies, c'est que quoiqu'ils soient cause de tous les malheurs que nous éprouvons dans cette vie, des pestes, des stérilités, des tremblements de terre, des sécheresses et autres semblables fléaux, ils voudraient nous persuader que ce sont eux qui nous procurent les biens contraires à ces maux, c'est-à-dire la fertilité. Ils voudraient nous nuire, sans que nous le sussions : ils cherchent à nous engager à des prières et à des sacrifices pour apaiser les bons génies, comme s'ils étaient fâchés contre nous. Leur intention est de nous empêcher d'avoir des opinions saines des dieux et de nous attirer à eux-mêmes. L'erreur et la confusion leur plaisent. Jouant ainsi le personnage des autres dieux, ils profitent de nos extravagances, ayant pour eux le plus grand nombre des hommes, à qui ils inspirent un amour violent des richesses, des honneurs, des plaisirs, de la vaine gloire, source des divisions, des guerres et des malheurs qui affligent la terre mais ce qu'il y a de plus triste, c'est qu'ils nous donnent ces mêmes idées des plus grands dieux, et que dans leurs calomnies ils n'épargnent pas même le meilleur de tous les êtres, qu'ils accusent d'avoir tout confondu. Ils inspirent ces opinions, non seulement au peuple, mais aussi à plusieurs philosophes : et le peuple voyant ces sentiments soutenus par ceux que l'on met au rang des sages, se confirme par là davantage dans ses erreurs. [2,41] La poésie a aussi contribué à corrompre les opinions des hommes. Son style enchanteur n'a pour but que de faire croire les choses les plus impossibles : mais il faut croire très fermement que ce qui est bon ne fait point de mal et que ce qui est mauvais ne fait point de bien : et comme dit Platon, ainsi que la chaleur ne refroidit pas, et que le froid n'échauffe pas, ce qui est juste ne peut pas faire de tort. Or dieu est par sa nature ce qu'il y a de plus juste, autrement il ne serait pas dieu. Il faut donc supposer que les bons génies n'ont pas le pouvoir de mal faire. Une puissance qui serait malfaisante par sa nature et qui voudrait faire du mal, serait toute différente d'une puissance bienfaisante. Les contraires ne peuvent pas se réunir dans le même sujet. Les mauvais génies font aux hommes tous les maux qu'ils peuvent : les bons au contraire avertissent les hommes des dangers dont ils sont menacés par les génies malfaisants ; et ils donnent ces avis ou par des songes, ou par des inspirations, ou enfin par d'autres moyens. Si quelqu'un avait le talent de discerner ces divers avertissements, il se mettrait facilement en garde contre tous les maux, que les mauvais génies sont capables de nous faire. Les bons génies donnent des avis à tous les hommes mais tous les hommes ne les entendent pas : comme il n'y a que ceux qui ont appris à lire qui puissent lire. Toute la magie n'est qu'un effet des opérations des mauvais génies et ceux qui font du mal aux hommes par des enchantements, rendent de grands honneurs aux mauvais génies, surtout à leur chef. [2,42] Ces esprits ne sont occupés qu'a tromper par toute sorte d'illusions et de prodiges. Les filtres amoureux sont de leur invention : l'intempérance, le désir des richesses, l'ambition viennent d'eux, et principalement l'art de tromper; car le mensonge leur est très familier. Leur ambition est de passer pour dieux ; et leur chef voudrait qu'on le crût le grand dieu. Ils prennent plaisir aux sacrifices ensanglantés : ce qu'il y a en eux de corporel s'en engraisse ; car ils vivent de vapeurs et d'exhalaisons, et se fortifient par les fumées du sang et des chairs. [2,43] C'est pourquoi un homme prudent et sage se gardera bien de faire de ces sacrifices, qui attireraient ces génies. Il ne cherchera qu'a purifier entièrement son âme, qu'ils n'attaqueront point, parce qu'il n'y a aucune sympathie entre une âme pure et eux. Nous n'examinons point si c'est une nécessité aux villes de les apaiser. On y regarde les richesses et les choses extérieures et corporelles, comme de vrais biens, et le contraire comme des maux. On y est fort peu occupé du soin de l'âme. Pour nous, autant qu'il fera possible, n'ayons pas besoin des faveurs de ces génies, mais faisons tout ce qui dépendra de nous pour tâcher de nous rendre semblables à dieu et aux bons génies et nous y parviendrons si en nous guérissant des passions, nous tournons toutes nos pensées vers les vrais êtres, afin qu'ils nous servent continuellement de modèle, et que nous évitions de ressembler aux méchants hommes et aux mauvais génies, en un mot à tout ce qui se complaît dans les choses mortelles et matérielles : de sorte que, comme l'a dit Théophraste, nous ne sacrifierons que ce sur quoi les théologiens sont d'accord, très persuadés que moins nous aurons de soin de nous dégager de nos passions, plus nous dépendrons des mauvaises puissances, et plus il sera nécessaire de leur sacrifier pour les apaiser. Car comme disent les théologiens, c'est une nécessité pour ceux qui font dominés par les choses extérieures, et qui ne maîtrisent pas leurs passions de fléchir les mauvais esprits, autrement ils ne cesseront de les tourmenter. [2,44] Tout ce que nous venons de dire ne regarde que les sacrifices. Revenons à ce que nous avons dit au commencement de cet ouvrage, que quoiqu'on sacrifie des animaux il ne s'ensuit pas qu'on puisse les manger. Nous allons présentement faire voir que quand il serait nécessaire de les offrir en sacrifice, on devrait cependant s'abstenir de les manger. Tous les théologiens conviennent que l'on ne doit point manger des viandes qui ont servi aux sacrifices offerts pour détourner les maux : il ne faut avoir recours pour lors qu'aux expiations. Que personne, disent-ils, n'aille ni à la ville, ni dans sa propre maison, avant qu'il ait purifié ses habits et son corps dans la rivière ou dans la fontaine. Ils ont ordonné à ceux à qui ils ont permis de sacrifier, de s'abstenir de ce qui avait été sacrifié, de se préparer en se sanctifiant par des jeûnes, et surtout par l'abstinence des animaux, ce pieux régime étant comme la sauvegarde de l'innocence et comme le symbole ou le sceau divin qui empêche les mauvais effets des génies que l'on veut apaiser. Car on n'a rien à craindre d'eux lorsqu'on n'est pas dans les mêmes dispositions et lorsque le corps et l’esprit purifiés ont la piété pour bouclier. [2,45] Il n'est pas jusqu'aux enchanteurs qui n'aient eu recours à ces précautions ; ils les ont regardées comme nécessaires : mais elles ne font pas toujours efficaces ; car ils ne s'adressent aux mauvais génies que pour de vilaines actions. La pureté n'est pas faite pour eux ; c'est la vertu des hommes divins et des sages : elle leur sert de sauvegarde et les introduit chez les dieux. Si les enchanteurs se faisaient une habitude de la pureté, bientôt ils renonceraient à leur profession parce qu'ils cesseraient de désirer ce qui les porte à l'impiété. Remplis de passions et n'aimant que le désordre, ils ne s'abstiennent que pour un temps des nourritures impures ; et ils sont punis de leurs dérèglements, non seulement par les mauvais génies qu'ils mettent en mouvement, mais aussi par cette suprême justice, qui voit toutes les actions des hommes et pénètre jusqu'à leurs pensées. La pureté intérieure et extérieure n'est donc que pour les hommes divins qui travaillent à délivrer leurs âmes des passions et qui renoncent aux aliments qui mettent les passions en mouvement. Ils ne respirent que la sagesse et n'ont sur dieu que des idées saines : ils se sanctifient par un sacrifice spirituel ; et ils s'approchent de dieu avec un habit blanc et pur, c'est-à-dire avec une âme dégagée de passions, et avec un corps léger, qui n'est point appesanti par des sucs étrangers qui ne lui étaient pas destinés. [2,46] Si dans les sacrifices institués par les hommes en l'honneur des dieux, la chaussure que l'on porte doit être pure et sans tache, ne convient-il pas que notre peau qui est notre dernière robe soit pure, et que nous vivions purement dans le temple de notre père, c'est-à-dire, dans ce monde ? S'il ne s'agissait que de la pureté du corps, il n'y aurait peut-être pas si grand danger à la négliger : mais tout corps sensible recevant quelques écoulements des génies grossiers, on aura trop de ressemblance avec eux, si l'on ne se met en garde contre l'impureté qu'il y a à craindre de l'usage de la chair et du sang. [2,47] C'est pourquoi les théologiens ont observé avec grande attention l'abstinence de la viande. L'Égyptien nous en a découvert la raison, que l'expérience lui avait apprise. Lorsque l'âme d'un animal est séparée de son corps, par violence, elle ne s'en éloigne pas, et se tient près de lui. Il en est de même des âmes des hommes qu'une mort violente a fait périr ; elles restent près du corps : c'est une raison qui doit empêcher de se donner la mort. Lors donc qu'on tue les animaux, leurs âmes se plaisent auprès des corps qu'on les a forcés de quitter; rien ne peut les en éloigner : elles y sont retenues par sympathie ; on en a vu plusieurs qui soupiraient près de leurs corps. Les âmes de ceux dont les corps ne sont point en terre, restent près de leurs cadavres : c'est de celles là que les magiciens abusent pour leurs opérations, en les forçant de leur obéir, lorsqu'ils sont les maîtres du corps mort, ou même d'une partie. Les théologiens qui sont instruits de ces mystères et qui savent quelle est la sympathie de l’âme des bêtes pour les corps dont elles ont été séparées, avec quel plaisir elles s'en approchent, ont avec raison défendu l'usage des viandes, afin que nous ne soyons pas tourmentés par des âmes étrangères qui cherchent à se réunir à leurs corps et que nous ne trouvions point d'obstacles de la part des mauvais génies en voulant nous approcher de dieu. [2,48] Une expérience fréquente leur a appris que dans le corps il y a une vertu secrète qui y attire l'âme qui l'a autrefois habité. C'est pourquoi ceux qui veulent recevoir les âmes des animaux qui savent l'avenir, en mangent les principales parties, comme le cœur des corbeaux, des taures, des éperviers. L'âme de ces bêtes entre chez eux en même temps qu'ils font usage de ces nourritures, et leur fait rendre des oracles comme des divinités. [2,49] C'est donc avec raison que le philosophe qui est en même temps le prêtre du dieu suprême, s'abstient dans ses aliments de tout ce qui a été animé : il ne cherche qu'à s'approcher de dieu tout seul, en prévenant les persécutions des génies importuns. Il étudie la nature; et en qualité de vrai philosophe, il s'applique aux signes et comprend les diverses opérations de la nature. Il est intelligent, modeste, modéré, toujours occupé de son salut, et de même que le prêtre d'un dieu particulier s'applique à placer convenablement ses statues et à se rendre habile dans les mystères, dans les cérémonies, dans les expiations, en un mot dans tout ce qui a rapport au culte de son dieu, aussi le prêtre du dieu suprême étudie avec attention les expiations et tout ce qui peut l'unir à dieu. [2,50] Si les prêtres des dieux subalternes et les devins ordonnent de s'éloigner des tombeaux, d'éviter la fréquentation des méchants, de n'avoir aucun commerce avec les femmes qui ont leurs règles, de ne point se trouver à aucun spectacle indécent ou lugubre de ne pas s'exposer à rien entendre qui puisse mettre les passions en mouvement, parce que l'on s'aperçoit souvent que la présence des gens impurs trouble le devin, et qu'il y a plus de danger que d'utilité à sacrifier indiscrètement ; le prêtre du dieu suprême, qui est le père de la nature, pourra-t-il se résoudre à devenir lui-même le tombeau des corps morts ? Lorsqu'il sera rempli d'impuretés, comment cherchera-t-il à s'unir avec le plus parfait de tous les êtres ? C'est bien assez que pour vivre nous ayons recours aux fruits, quoique ce soit proprement recevoir les parties de la mort: mais il n'est pas encore temps de nous expliquer sur ce sujet : il faut encore traiter des sacrifices. [2,51] Quelqu'un dira peut-être que nous anéantissons une grande partie de la divination, celle qui se fait par l'inspection des entrailles, si nous nous abstenons de tuer les animaux : mais celui qui fait cette objection, n'a qu'à tuer les hommes aussi ; car on dit que l'on voit encore mieux l'avenir dans leurs entrailles, et c'est ainsi que plusieurs barbares consultent ce qui doit arriver. Mais comme il n'y a que l'injustice et la cupidité qui pourraient nous engager à tuer un de nos semblables pour apprendre l'avenir, aussi est-il injuste de faire mourir les animaux parce motif de curiosité. Ce n'est pas ici le lieu d'examiner si ce font les dieux ou les démons qui nous découvrent les lignes des événements futurs ou si c'est l'âme de l'animal séparée de son corps qui répond aux questions qu'on lui fait par ses entrailles. [2,52] Quant à ceux qui ne sont occupés que des choses extérieures, puisqu'ils se manquent à eux-mêmes, permis a eux de se laisser emporter par l'usage mais pour le vrai philosophe qui est délivré de l'esclavage des choses extérieures, nous prétendons avec raison qu'il n'importunera pas les démons et ne recourra ni aux oracles, ni aux entrailles des animaux. Il ne cherche qu'à se détacher des choses qui font recourir aux devins. Il renonce au mariage : pourquoi irait-il consulter un oracle au sujet d'une femme ? Il ne l'importunera pas non plus ni sur le commerce, ni sur les domestiques, ni sur son avancement, ni sur les autres vanités humaines. Ce qu'il souhaite de savoir, ni aucun devin, ni les entrailles des animaux ne le lui découvriront pas. Il se recueillera en lui-même ; c'est là que dieu réside : il en recevra des conseils propres à le conduire à la vie éternelle ; et tout occupé de ce grand objet, il ne cherchera point à être devin, mais il se proposera d'être l'ami du grand dieu. [2,53] S'il se trouve réduit dans quelque extrémité fâcheuse, les bons génies accourront à son secours et lui découvriront l'avenir, soit par des rêves, soit par des pressentiments; ils lui apprendront ce qu'il doit éviter. Il faut seulement qu'il s'éloigne de ce qui est mauvais, qu'il connaisse ce qu'il y a de meilleur dans la nature. Mais la méchanceté des hommes et l'ignorance dans laquelle ils sont des choses divines, les portent à mépriser ce qu'ils ignorent et à en mal parler ; d'autant plus que ce n'est point par des voix sensibles que ces natures s'expriment. Comme elles sont spirituelles, ce n'est que par l'esprit qu'elles se communiquent à ceux qui les respectent. Quoique l'on sacrifie des animaux pour connaître l'avenir, il ne s'ensuit pas qu'il faille les manger: comme ce n'est pas une conséquence qu'il soit permis de manger de la chair, parce que l'on en sacrifie aux dieux et aux démons. Car les histoires rapportées par Théophraste et par plusieurs autres font mention d'hommes sacrifiés; il n'est cependant pas permis de manger les hommes. [2,54] Les histoires sont remplies de ces faits : nous en rapporterons quelques-uns qui suffisent pour prouver ce que nous avons avancé. On sacrifiait à Rhodes un homme à Saturne le 6 du mois Metagectmon ; et cette coutume après avoir subsisté longtemps fut enfin changée. On conservait en prison jusqu'à la fête de Saturne un de ceux qui avaient été condamnés à mort et le jour de la fête on menait cet homme hors des portes vis-à-vis l'hôtel du bon conseil, et après lui avoir fait boire du vin, on l'égorgeait. Dans Salamine qu'on nommait autrefois Coronis, pendant le mois appelé par les Cypriens Aphrodisium on sacrifiait un homme à Agraule fille de Cécrops et de la Nymphe Agraulis. Cette coutume dura jusqu'au temps de Diomède, où elle fut changée. On sacrifia un homme à Diomède. Le temple de Minerve, d'Agraule et de Diomède était enfermé par une même muraille. Celui qui devait être sacrifié était mené par de jeunes gens : il faisait trois tours autour de l'hôtel en courant ; le prêtre ensuite le frappait d'un coup de lance dans l'estomac et le brûlait après cela tout entier sur un bûcher. [2,55] Ce sacrifice fut aboli par Diphile roi de Chypre vers le temps de Séleucus le théologien : il changea cet usage en celui de sacrifier un bœuf et le démon agréa ce bœuf à la place de l'homme. Amosis supprima le sacrifice des hommes à Heliopole d'Égypte, comme le témoigne Manethon dans son livre de l'Antiquité et de la Piété. On les sacrifiait à Junon : on les examinait pour savoir s'ils étaient sans imperfection, de même qu'on aurait fait un veau, et on les scellait. On en immolait trois. Amosis ordonna qu'on leur substituerait trois figures d'homme faites de cire. Dans l'île de Chio et à Ténédos on sacrifiait un homme à Bacchus le cruel et on le mettait en pièces comme le dit Evelpis de Caryste. Apollodore rapporte aussi que les Lacédémoniens sacrifiaient un homme au dieu. [2,56] Les Phéniciens dans les grandes calamités soit de guerre, soit de sécheresse, soit de famine, sacrifiaient ce qu'ils avaient de plus cher à Saturne ; et ce sacrifice se faisait en conséquence d'une délibération publique. L'histoire phénicienne est pleine de ces sacrifices. Sanchoniathon l'a écrite en langue phénicienne et Philon de Biblos l'a traduite en Grec en huit livres. Istre dans le recueil qu'il a fait des sacrifices de Crète rapporte qu'autrefois les Curètes sacrifiaient des enfants à Saturne. Pallas qui de tous les auteurs est celui qui a le mieux écrit sur les mystères de Mythra, prétend que les sacrifices humains ont été presque abolis partout sous l'Empire d'Adrien. On sacrifiait autrefois à Laodicée de Syrie une vierge à Pallas : présentement on lui sacrifie une biche. Les Carthaginois qui habitent l'Afrique sacrifiaient aussi des hosties humaines : ce fut Iphicrate qui les abolit. Les Dumatiens, peuples de l'Arabie, sacrifiaient tous les ans un enfant et l'enterraient sous l'autel qui leur servait de représentation de la divinité. Philarque rapporte que tous les Grecs, avant que d'aller à la guerre, sacrifiaient des hommes. Je ne dis rien ni des Thraces, ni des Scythes, ni comment les Athéniens ont fait mourir la fille d'Ericthée et de Praxithée. Qui ne sait que présentement à Rome même, à la fête de Jupiter Latialis, on immole un homme? Ce n'est pas à dire pour cela que l'on puisse manger de la chair humaine. Quoique dans quelques nécessités l'on se soit cru obligé de sacrifier des hommes, et que quelques assiégés pressés par une extrême famine aient cru pouvoir manger des hommes, ils n'en ont pas moins été regardés comme exécrables et leur conduite a été traitée d'impie. [2,57] Après la première guerre des Romains en Sicile contre les Carthaginois, les Phéniciens qui étaient à la solde de ceux-ci, s'étant révoltés, et voulant engager les Africains dans leur rébellion, Hamilcar surnommé Barcas leur fit la guerre et les réduisit à une si grande famine qu'ils mangèrent d'abord ceux qui avaient été tués en combattant et lorsqu'ils les eurent mangés tous, ils mangèrent ensuite leurs prisonniers et enfin leurs domestiques. Ils finirent par se manger les uns les autres, après avoir tiré sur qui le sort tomberait. Hamilcar ayant pris ceux qui restaient à discrétion, les fit fouler aux pieds par ses éléphants, comme si c'eût été une impiété de laisser ces misérables en société avec les autres hommes. Il ne voulut jamais malgré cet exemple se soumettre à l'usage de manger les hommes; ni Hannibal son fils à qui quelqu'un donna le conseil d'accoutumer son armée qui était en Italie à cette nourriture, afin qu'elle ne manquât jamais de vivres. Ce sont les guerres et les famines qui ont introduit l'usage de la viande ; il ne fallait donc pas s'accoutumer à cette nourriture par le seul motif du plaisir, comme il ne conviendrait pas de manger des hommes par cette raison. Et par ce qu'on sacrifie des animaux à quelques puissances, il n'est pas pour cela permis d'en manger. Ceux qui sacrifiaient des hommes ne croyaient pas pour cela être en droit de s'en servir pour aliments. Il est donc démontré par ce que nous venons de dire, que de l'usage de sacrifier les animaux, la permission de les manger ne s'en suit pas. [2,58] C'est une chose avérée chez les théologiens, que l'on offrait des sacrifices ensanglantés, non aux dieux mais aux démons ; et ceux qui les offraient connaissaient la nature de ces puissances. Il y a des génies malfaisants ; il y en a de bienfaisants qui ne nous tourmentent point lorsque nous leur donnons les prémices seulement des choses que nous mangeons et dont nous nourrissons ou notre corps, ou notre âme: voilà ce qui n'était pas ignoré de ces théologiens. Mais il est temps de finir ce livre, après avoir ajouté quelque chose pour faire voir que plusieurs ont eu de saines idées de la divinité : quelques poètes raisonnables se sont expliqués ainsi ? Qui est l'homme assez fol, assez imbécile, ou assez crédule, pour s'imaginer que les dieux prennent plaisir à des os sans chair, à la bile cuite dont à peine les chiens qui ont faim veulent manger, et qu'ils reçoivent ces mets comme un présent ? Un autre poète a dit : je n'offrirai que des gâteaux et de l'encens, car je sacrifie aux dieux et non à mes amis. [2,59] Quand Apollon nous ordonne de sacrifier suivant l’usage du pays, c'est à-dire conformément à l'usage de nos pères, il nous rappelle aux anciennes coutumes. Or nous avons prouvé que dans les anciens temps on n'offrait aux dieux que des gâteaux et des fruits. [2,60] Ceux qui les premiers ont fait de grandes dépenses en sacrifices, ne savaient pas quel essaim de maux ils introduiraient dans le monde, la superstition, le luxe, l'opinion que l'on pouvait corrompre les dieux et s'assurer l'impunité du crime par les sacrifices. C'est dans cette vue que quelques-uns ont sacrifié trois victimes avec des cornes dorées, d'autres des hécatombes. Olympias mère d'Alexandre sacrifia cinq mille victimes en une seule fois; c'est ainsi que l'on fait servir la magnificence à la superstition. Lorsqu'un jeune homme s'est persuadé que les dieux aiment la dépense des sacrifices, et se réjouissent, ainsi qu'on le dit, aux repas des bœufs et des autres animaux, comment pourra-t-il garder de la modération ? Et lorsqu'il s'imaginera que la multitude des victimes est agréable aux dieux, il aura moins de répugnance à commettre des injustices, parce qu'il croira pouvoir racheter les péchés par des sacrifices. Mais s'il se persuade que les dieux n'en ont pas besoin, qu'ils ne regardent qu'aux dispositions de ceux qui approchent d'eux et que l'hostie qui leur est la plus agréable, est d'avoir des idées exactes de leur nature et de leurs opérations, il travaillera à devenir sage, saint et juste. [2,61] Les meilleures prémices que l'on puisse offrir aux dieux, ce sont un esprit pur et une âme dégagée de passions. Si on leur offre quelque autre chose il faut que ce soit avec recueillement et zèle. Le motif qui nous fait honorer les dieux doit être le même que celui qui nous porte à respecter les gens de bien, à leur céder la première place, à nous lever lorsque nous les voyons, à leur parler avec égard. Ce n'est pas comme s'il s'agissait de payer un impôt. Car on ne doit pas dire aux dieux : « Si vous vous ressouvenez de mes bienfaits, Philinus, et que vous m'aimiez, j'en suis content; c'était là mon intention » Dieu n'est pas content de ces dispositions. C'est ce qui a fait assurer à Platon, qu'un homme de bien doit toujours sacrifier aux dieux, et continuellement s'approcher d'eux par des prières, par des offrandes, par des sacrifices, en un mot par tout le culte que l'on doit à la Divinité. Quant au méchant, le temps qu'il emploie à honorer les dieux, est un temps perdu. L'homme de bien sait ce qu'il faut employer en sacrifices, en offrandes, en prémices, et ce dont il faut s'abstenir : mais le vicieux qui ne consulte que son humeur, honore les Dieux suivant ses caprices ; son culte approche plus de l'impiété que de la piété. C'est pourquoi Platon croit que le philosophe ne doit point suivre les mauvais usages, parce que cela n'est ni agréable aux dieux, ni utile aux hommes? qu'il doit chercher à en substituer de meilleurs ; que s'il ne peut pas y réussir, il faut du moins qu'il ne prenne aucune part à ce qui est mauvais et que lorsqu'il est dans le bon chemin, il doit toujours continuer sa route, sans craindre les dangers ni les mauvais discours. Il serait effectivement honteux, que tandis que les Syriens s'abstiennent de poissons, les Hébreux de cochons, un grand nombre de Phéniciens et d'Égyptiens de vaches, et que ces peuples ont été si attachés à ces usages, qu'en vain plusieurs rois ont tenté de les faire changer, et qu'ils ont mieux aimé souffrir la mort que de violer leurs lois, nous transgressions les lois de la nature, les préceptes divins, par la crainte des hommes et de leurs mauvais propos. Certes l'assemblée des dieux et des hommes divins aurait sujet de nous regarder avec mépris, s'ils voyaient que nous qui ne sommes continuellement occupés qu'a mourir aux choses extérieures, soyons devenus les esclaves des vaines opinions, et que nous appréhendions les dangers qu'il y a à ne nous y pas conformer.