[1,0] TRAITÉ DE PORPHYRE Touchant l'abstinence des animaux. LIVRE PREMIER. [1,1] Ayant été informé que vous condamniez ceux qui renonçaient à l'usage de la viande et que vous recommenciez à en manger, j’ai d'abord voulu en douter parce que votre sobriété m'est connue et que d'ailleurs je faisais réflexion au respect que je vous ai inspiré pour ces hommes religieux de l'antiquité qui ont été d'un sentiment contraire : mais cette nouvelle m'ayant été confirmée par plusieurs personnes, j'ai cru qu'il était plus convenable de convaincre votre esprit, que de vous faire une correction, quoiqu'à la vérité vote conduite m'y ait autorisé ; car pour me servir d'une expression, on ne peut pas dire que vous ayez abandonné le mauvais chemin pour entrer dans la bonne voie ni que votre nouveau genre de vie soit plus parfait que celui que vous avez abjuré, pour me servir des termes d'Empédocle : mais il m'a paru plus conforme à notre ancienne amitié de vous prouver clairement que vous êtes dans l'erreur depuis que vous avez changé de sentiment. Je pourrai par là être utile à ceux qui n'ont d'autre objet que celui de connaître la vérité. [1,2] En faisant réflexion sur les causes de votre changement, je n'ai eu garde de l'attribuer à la nécessité de conserver votre santé et vos forces : ce sont des idées populaires indignes de vous ; car lorsque vous viviez avec nous, vous conveniez vous même, que l'abstinence des viandes contribuait à entretenir la santé et que sans avoir recours à cette nourriture, on était en état de supporter les travaux auxquels oblige l'exercice de la philosophie ; et l'expérience vous l'apprenait. Vous êtes donc revenu à vos premiers désordres parce que vous vous êtes laissé séduire, ou parce que vous avez crû qu'il était indifférent au sage de donner la préférence à un genre de vie sur l'autre, ou enfin par quelque autre raison que j'ignore ; car je ne puis pas croire que l'intempérance et la gourmandise vous aient porté à cet excès, de mépriser les lois fondamentales de la philosophie à laquelle vous avez été attaché. Je n'imagine pas que vous ayez moins de fermeté que des gens ordinaires qui étant convaincus qu'ils avaient eu tort de manger de la chair des animaux se seraient plutôt laissés mettre en pièces que d'en faire leur nourriture et n'auraient pas eu plus de répugnance à manger de la chair humaine, que de celle de plusieurs animaux. [1,3] Mais dès que je fus informé par ceux qui reviennent de votre province, des arguments que vous employez contre ceux qui s'abstiennent des viandes, je ne me contentai pas d'avoir pitié de vous, je sentis des mouvements d'indignation, de voir que séduit par de frivoles sophismes, vous ayez entrepris de détruire un dogme ancien, approuvé par les dieux mêmes. C'est ce qui m'a fait prendre la résolution d'expliquer notre doctrine, de rapporter avec plus de force et d'une façon plus étendue que vous ne l'avez fait, ce qu'on peut nous opposer; d'y répandre et de faire voir que les objections que l'on a apportées contre notre système ne sont que de vains raisonnements qui ne peuvent pas tenir contre la force de la vérité. Vous ignorez peut-être que ceux qui ont attaqué le sentiment de l'abstinence des viandes ne sont pas en petit nombre. Les Péripatéticiens, les Stoïciens et la plupart des Épicuriens se sont déclarés contre cette doctrine de Pythagore et d'Empédocle dont vous étiez partisan. Divers autres philosophes ont écrit aussi contre ce sentiment, entre autres Claude de Naples. Je rapporterai leurs difficultés ; j'omettrai seulement celles qui n'ont rapport qu'aux preuves d'Empédocle. [1,4] Ceux qui ne sont pas de notre sentiment soutiennent que c'est confondre les idées de justice que de nous obliger de l'observer, non seulement avec les êtres raisonnables, mais aussi avec ceux qui sont dépourvus de raison; que les hommes et les dieux méritent seuls notre attention ; que les animaux ne sont point dignes de notre compassion, n'ayant point de rapport avec nous et que n'étant point membres de notre société, ils ne doivent point être ménagés, lorsqu'il s'agit ou de les faire travailler, ou de les manger ; que ce serait nous faire tort à nous-mêmes de n'en point tirer tout l'usage que l'on peut sous prétexte de justice, et que nous nous réduirions par là à mener presque une vie sauvage. [1,5] Il n'est pas question ici des Nomades et des Troglodytes, qui ne connaissent d'autre nourriture que la viande : mais il s'agit de ceux qui se proposent de remplir les devoirs de l'humanité. Quel ouvrage pourrions nous lire, quel art pourrions-nous exercer, quelle commodité pourrions-nous nous procurer, si nous regardions les animaux comme étant de même nature que nous et si, craignant de leur faire aucun tort, nous les traitions avec tous les ménagements possibles ? Il est vrai de dire qu'il nous serait impossible de prévenir les misères qui nous rendraient la vie malheureuse, si nous nous croyons obligés de pratiquer les lois de la justice avec les animaux, et si nous nous écartions des anciens usages ; car, comme dit Hésiode, Jupiter ayant distingué les natures et séparé les espèces, permit aux poissons, aux bêtes sauvages, aux oiseaux, de se manger les uns les autres, parce qu'il n'y a point de lois entre eux : mais il ordonna aux hommes d'observer la justice à l'égard de leurs semblables. [1,6] Or nous ne pouvons pas commettre d'injustice avec ceux qui ne peuvent pas observer avec nous les règles de la justice. C'est un principe que l'on ne peut contester dans la morale. Les hommes ne pouvant pas se suffire à eux-mêmes, comme nous le disions, et ayant besoin de beaucoup de choses, ce serait les détruire, les réduire à l'état du monde le plus malheureux et leur ôter les instruments dont ils ont besoin pour les nécessités de la vie que de les priver du recours qu'ils peuvent tirer des animaux. Les premiers hommes n'étaient pas aussi heureux qu'on se l'imagine car la superstition qui empêche de toucher aux animaux, devait aussi donner de la répugnance pour couper les arbres et les plantes, y ayant autant de mal à abattre un sapin ou un chêne, qu'a égorger un bœuf ou un mouton, si les arbres et les plantes sont animés, comme le croient ceux qui enseignent la métempsycose. Ce sont là les principaux arguments employés par les Stoïciens et par les Péripatéticiens. [1,7] Les Épicuriens prétendent que les anciens législateurs ont déclaré l'homicide impie et ont attaché à ce crime de grands déshonneurs à cause de la nécessité où étaient les hommes de vivre en société. Pour qu'ils eussent horreur de ce crime il suffirait peut-être qu'ils fissent attention sur la ressemblance qui est entre eux. Le bien de la société a fait décerner des peines très graves contre ceux qui assassineraient ; et ces peines sont suffisantes pour retenir ceux que la seule loi de l'humanité n'arrêterait pas. [1,8] Les premières lois n'ont point été établies par la violence mais par le consentement de ceux qui les ont acceptées et les premiers législateurs ont fait recevoir leurs lois plutôt par leur prudence que par la force. L'utilité en ayant été aperçue par le grand nombre les autres qui n’avaient peut-être pas fait les mêmes réflexions ont été obligés de s'y soumettre par la crainte de la punition. C'était le seul moyen que l'on pouvait employer contre ceux qui ne voulaient pas convenir de l'utilité des réglementa avantageux ; car la crainte est encore le seul motif qui empêche le commun des hommes de faire le mal : si tous les hommes étaient capables d'apercevoir ce qui est convenable et de s'y conformer, les lois cesseraient de leur être nécessaires, parce que d'eux-mêmes ils éviteraient ce qui est défendu et pratiqueraient ce qui est ordonné. Une mûre réflexion sur ce qui est utile et sur ce qui est nuisible suffirait pour faire éviter le mal et pour faire donner la préférence au bien. La menace de la punition n'est que pour ceux qui ne font pas capables d'apercevoir l'utilité de la loi : la crainte qu'elle inspire est un frein qui empêche les passions de se porter aux excès défendus, et qui oblige de se conformer à ce qui est convenable. [1,9] Le meurtre même involontaire n'a pas été exempt de quelque punition, afin d'ôter tout prétexte aux homicides et d'obliger les hommes d'apporter toute leur attention pour prévenir ce malheur. Je fuis persuadé que les expiations introduites pour purifier ceux qui avaient commis des meurtres tolérés par les lois n'ont eu d'autre principe que de détourner de l'homicide volontaire : c'est pourquoi les premiers législateurs non seulement ont établi des peines contre les meurtriers mais aussi ils ont déclaré impurs ceux qui, après avoir tué un homme, ne se faisaient pas purifier par des expiations. Ils ont par là adouci les mœurs et ayant ainsi calmé l'emportement et la violence des hommes, ils les ont détournés de se tuer les uns les autres. [1,10] Mais ceux qui firent les premiers règlements n'empêchèrent point de tuer les animaux. Ils voyaient l'utilité que l'on en pouvait retirer et que le soin de notre conservation demandait que l'on se précautionnât contre eux. Quelques-uns de ceux qui avaient un plus grand fond d'humanité, ayant représenté aux autres hommes que le motif de l'utilité commune les avait détournés de l'homicide, et ayant fait voir les inconvénients d'avoir recours à la violence, leur ont persuadé de respecter la vie de leurs semblables ; ce qui devait contribuer à la conservation de tous les particuliers. Rien ne leur était plus avantageux que de ne se point séparer les uns des autres, de ne se faire aucun tort et de se réunir non seulement contre les bêtes féroces, mais aussi contre les autres hommes qui auraient entrepris de leur faire quelque violence. [1,11] Et pour retenir avec plus d'efficacité ceux qui tuaient les autres hommes sans aucune nécessité, on établit des lois contre l'homicide, qui subsistent encore et qui furent reçues avec applaudissement par la multitude, qui n'avait pas eu de peine à s'apercevoir combien la réunion des hommes leur procurait d'avantage : il était seulement permis de détruire tout ce qui pouvait nuire à notre conservation. Si l'on disait que la loi a permis de tuer les animaux qui ne font aucun tort, il serait aisé de répondre qu'il n'y a aucune espèce d'animaux dont le trop grand nombre ne fût nuisible. Les brebis, les bœufs et les autres animaux de ce genre sont d'une très grande utilité aux hommes ; mais s'ils étaient en trop grand nombre, ils leur seraient fort préjudiciables, les uns à cause de leur force, les autres parce qu'ils consommeraient les fruits que la terre produit pour notre nourriture. C'est pour cette raison qu'il est permis de tuer ces sortes d'animaux, pourvu qu'on en laisse autant qu'il en faut pour nos besoins et que nous pouvons en garder sans nous faire tort. Mais quant aux lions, aux loups et aux autres bêtes féroces, nous les détruisons autant que nous le pouvons parce qu'ils ne nous sont d'aucune utilité. [1,12] Ce fut elle que l'on consulta lorsqu'il fut question de décider ce que l'on pouvait manger, car il y aurait de la folie à croire que les législateurs n'aient eu en vue que le juste et le beau. Les idées ont été fort différentes selon les divers pays ; et l'on en peut juger par les coutumes toutes opposées au sujet de la nourriture des animaux. Si l'on avait pu faire quelque convention avec eux, par laquelle on serait demeuré d'accord de ne les pas tuer à condition qu'ils ne nous tueraient pas, il aurait été beau de porter jusque-là la justice ; chaque partie y aurait trouvé sa sûreté : mais n'étant pas possible que l'on fasse des traités avec des êtres qui ne font pas susceptibles de raison, il ne faut pas avoir plus d'attention pour eux que pour ce qui est inanimé. Le seul moyen de procurer notre sûreté est d'user du pouvoir que nous avons de les tuer : ce sont là les raisonnements des Épicuriens. [1,13] Il nous reste à rapporter les preuves employées par le vulgaire. Les Anciens, dit-on, s'abstenaient à la vérité des animaux, non point par aucun motif de piété, mais parce qu'ils ne connaissaient point l'usage du feu. Ils ne l'ont pas plutôt connu qu'ils l'ont respecté comme quelque chose de sacré. Ils sont venus ensuite manger des animaux; car quoiqu'il fût naturel de manger de la viande, il était contre la nature de la manger crue : c'est pourquoi les bêtes féroces sont appelées "manges crue" et il est dit par forme d'injure : "Tu mangerais Priam tout cru": c'est ainsi que sont caractérisés ceux qui n'ont aucun principe de religion. On ne mangeait donc point d'animaux dans l'origine des choses, l'homme ayant de la répugnance pour la viande crue mais dès que l'usage du feu eut été introduit, on s'en servit pour apprêter non seulement la viande mais aussi plusieurs autres aliments. Les nations qui ne mangent que du poisson sont une preuve que les hommes ont de l'aversion pour la viande crue; car elles font rôtir leur poisson ou sur des pierres échauffées au soleil, ou elles l'exposent au sable brûlant : et ce qui fait voir que les hommes mangent naturellement de la viande, c'est que les Grecs et les Barbares sans distinction font dans cet usage. [1,14] Ceux qui soutiennent qu'il y a de l'injustice à manger des animaux, sont obligés de prétendre qu'il n'est pas permis de les tuer. Cependant nous sommes indispensablement obligés de faire la guerre aux bêtes sauvages, et cette guerre est juste; car il y en a qui nous attaquent : tels sont les loups et les lions ; d'autres nous mordent lorsque nous marchons dessus, comme les serpents : il y en a qui gâtent les fruits de la terre, c'est pourquoi nous tâchons de les détruire pour prévenir les maux qu'ils peuvent nous faire. Quiconque voit un serpent cherche à le tuer, non seulement afin de n'en être pas mordu, mais afin qu'il ne blesse personne ; car lorsque nous haïssons les bêtes féroces, nous avons de l'amitié pour les hommes : mais s'il est juste de détruire certains animaux, il y en a d'autres qui sont accoutumés de vivre avec nous, et pour lesquels nous n'avons point d'aversion ; c'est ce qui fait que les Grecs ne mangent ni chiens, ni chevaux, ni ânes, ni un grand nombre d'oiseaux. Quoique le cochon ne soit bon qu'à manger, les Phéniciens et les Juifs s'en abstiennent, parce qu'il n'y en a point dans leurs pays. On assure qu'encore actuellement on ne voit point de ces animaux en Éthiopie. De même donc que les Grecs ne sacrifient point aux dieux ni de chameau, ni d'éléphant, parce que ces animaux ne naissent point en Grèce: ainsi en Chypre, en Phénicie et en Égypte on ne sacrifie point de cochon parce que ce n'est pas un animal de ces pays-là ; et il n'est pas plus étonnant que quelques peuples s'abstiennent de manger du cochon, que de voir que nous ayons de la répugnance à manger du chameau. [1,15] Mais pourquoi s'abstiendrait-on de manger des animaux ? Serait-ce parce que cette nourriture nuit à l'âme ou au corps ? Il est aisé de prouver le contraire ; car les animaux qui mangent de la chair sont plus intelligents que les autres. Ils chassent avec art et se procurent par-là une nourriture qui augmente leurs forces : tels font les lions et les loups. L'usage de la viande ne fait donc aucun tort ni à l'âme, ni au corps ; c'est ce que l'on peut prouver par ce qui se passe chez les athlètes Ils n'en sont que plus forts parce qu'ils mangent de la viande ; et les médecins l'ordonnent aux malades dont ils veulent rétablir les forces. Une preuve assez forte que Pythagore s'est éloigné de la vérité, c'est qu'aucun des anciens Sages n'a été de son sentiment, ni les Sept par excellence, ni les Physiciens qui ont vécu ensuite, ni Socrate, ni ses disciples. [1,16] Mais supposons un moment que tous les hommes embrassent la doctrine de Pythagore, qu'arrivera t'il de la fécondité des animaux ? Personne n'ignore jusqu'où va celle des cochons et des lièvres ; ajoutez-y celle des autres bêtes : y aurait-il de quoi les nourrir ? Que deviendraient les laboureurs qui n'oseraient même pas tuer les animaux qui détruiraient leurs moissons ? La terre ne pourrait pas suffire à cette multitude. Ceux qui mourraient produiraient une corruption dans l'air qui causerait nécessairement une peste à laquelle il n'y aurait point de remède : la mer, les rivières, les étangs seraient remplis de poissons, l'air d'oiseaux et la terre de toute sorte de reptiles. [1,17] De combien de remèdes salutaires se priverait-on si on s'abstenait des animaux ? Il y a eu plusieurs personnes qui ont recouvré l'usage de la vie en mangeant des vipères. Le domestique du médecin Cratérus fut attaqué d'une maladie fort étrange ; les chairs se séparaient de ses os ; tous les remèdes qu'on lui faisait ne lui procuraient aucun soulagement. On lui donna de la vipère apprêtée en forme de poisson et il fut guéri. Plusieurs autres animaux, ou même quelques-unes de leurs parties, sont des remèdes spécifiques dans certaines maladies ; et ce serait se priver de ces remèdes, que de renoncer à l'usage des animaux. [1,18] Si les plantes ont aussi une âme, comme on le dit, à quoi seraient réduits les hommes s'ils étaient obligés de s'abstenir des plantes ainsi que des animaux ? et s'il n'y a point d'impiété à faire usage des plantes, il n'y en a pas non plus à tuer les bêtes. [1,19] On pourra objecter qu'il n'est pas permis de tuer ce qui est de même espèce que nous : mais si les âmes des animaux sont semblables aux nôtres, c'est leur rendre service que de tuer leurs corps, puisque c'est faciliter leur retour dans le corps humain ; et on ne cause aucune douleur à leurs âmes en se nourrissant de leurs corps, lorsqu'elles, en sont séparées. Autant les âmes doivent s'attrister de quitter les corps humains, autant doivent-elles avoir de joie de s'éloigner des corps des autres animaux, puisque l'homme domine sur les bêtes, comme Dieu règne sur les hommes. Une raison suffisante pour tuer les animaux, c'est qu'ils tuent eux-mêmes les hommes. Si les âmes des bêtes sont mortelles, nous ne leur faisons point d'injustice en les tuant ; et nous leur rendons service, si elles sont immortelles, puisque nous les mettons à portée de retourner promptement dans les corps humains. [1,20] Lorsque. nous nous défendons contre les animaux, nous ne commettons point d'injustice; nous ne faisons que les punir. Il est vrai que nous tuons les serpents et les scorpions, lors même qu'ils ne nous attaquent pas : mais c'est afin qu'ils ne fassent point de mal aux autres hommes; et quand nous tuons les bêtes qui gâtent les fruits de la terre, on ne peut pas dire que nous ayons tort. [1,21] Si quelqu'un s'imagine que notre conduite est injuste, qu'il ne fasse donc usage ni du lait, ni de la laine, ni des oeufs, ni du miel ; car de même que l'on ne peut dépouiller un homme de son habit sans injustice, c'est être injuste à l'égard d'une brebis que de la tondre, puisque sa toison lui sert d'habit, et de prendre son lait, puisqu'il ne nous est pas destiné, mais à ses petits. Le miel que vous enlevez à l'abeille pour votre plaisir, avait été amassé pour sa nourriture. Je ne parle pas de l'opinion des Égyptiens que l'on ne peut toucher aux plantes sans injustice. Mais si tout est fait pour l'homme, l'abeille travaille pour nous lorsqu'elle fait son miel et la laine des brebis est destinée par la nature à nous échauffer et à nous servir d'ornement. [1,22] Lorsque nous tuons des animaux pour les sacrifier, nous imitons les dieux. Apollon est appelé tueur de loups, et Diane meurtrière des bêtes sauvages. Les demi-dieux et les Héros qui sont bien supérieurs à nous par leur origine et par leur vertu, ont si bien approuvé l'usage des animaux qu'ils en ont offert aux dieux par douzaines et par centaines : Hercule est appelé mangeur de bœufs. [1,23] Si quelqu'un soutenait que l'intention de Pythagore était de détourner les hommes de se manger les uns les autres, il avancerait une grande absurdité ; car si les hommes du temps de ce philosophe se mangeaient il aurait eu tort de les engager à s'abstenir des animaux pour les empêcher de se manger : il les y aurait plutôt excités en leur insinuant qu'il n'y avait point de différence entre manger un homme ou un cochon et un bœuf. Si au contraire ils ne s'entre-mangeaient pas, à quoi était-il bon d'avancer cette opinion ? Si cette loi était établie pour ceux qui suivaient sa doctrine, rien n'est plus honteux puisque l'on en pourrait conclure que ceux qui vivaient du temps de Pythagore étaient mangeurs d'hommes. [1,24] Si nous nous abstenions des animaux, non seulement nous nous priverions de beaucoup d'avantages et de plaisirs mais aussi les terres nous deviendraient inutiles. Elles seraient ravagées par les bêtes sauvages ; on ne verrait que des serpents et des oiseaux : il serait très difficile de labourer ; les semences seraient mangées par les oiseaux et s'il leur en échappait, les bêtes à quatre pieds achèveraient de les détruire : les hommes réduits ainsi à la plus grande misère se verraient contraints de se manger les uns les autres. [1,25] Les dieux eux-mêmes ont ordonné qu'on leur sacrifiât les bêtes sauvages. L'Histoire est remplie de ces faits. Les Héraclides qui allèrent à la guerre de Lacédémone avec Euristhènes et Proclès, n'ayant pas de vivres, mangèrent des serpents que la terre leur donna pour nourriture. Une nuée de sauterelles sauva un jour en Libye une armée qui manquait de tout. Voici ce qui arriva près du détroit de Gades : Mogus roi des Mauritaniens, qui fut tué à Mothone par Agrippa, avait assiégé le temple d'Hercule qui est très riche. C'était la coutume que les prêtres sacrifiassent tous les jours des victimes sur l'autel de ce dieu. Le temps fit voir que ce n'était point une institution humaine, mais que le dieu lui-même l'avait ordonné ; car il arriva que le siège tirant en longueur, les victimes manquèrent. Le prêtre fort embarrassé eut un songe. Il lui semblait être au milieu des colonnes d'Hercule vis-à-vis l'autel de ce dieu ; il voyait un oiseau perché sur l'autel et qui cherchait à s'envoler : après avoir pris son vol, il tomba entre les mains du prêtre, qui s'en saisit et le sacrifia. Dès qu'il se fut réveillé, il alla à la pointe du jour à l'autel qui l'avait occupé pendant son rêve : il aperçut l'oiseau qu'il avait vu en songe ; il vint se remettre entre ses mains : le prêtre le prit et le donna au grand prêtre qui le sacrifia. Ce qui arriva à Cyzique est encore plus remarquable. Mithridate faisait le siège de cette ville. On était au jour de la fête de Proserpine, où l'on doit sacrifier un bœuf. Les troupeaux sacrés parmi lesquels on prend la victime paissaient hors de la ville ; l'heure du sacrifice était arrivée : le bœuf qui devait être sacrifié mugit, et ayant traversé le détroit, il vint se présenter à la porte de la ville qui lui fut ouverte. Il courut à l'autel où il fut sacrifié. C'est donc avec raison que l'on est persuadé que les sacrifices des animaux sont conformes à la piété, puisqu'ils plaisent aux Dieux. [1,26] Que deviendrait un état si tous les citoyens avaient cette aversion pour l'effusion du sang ? Comment pourraient-ils repousser les ennemis qui viendraient les attaquer, s'ils craignaient de les tuer ? Il serait trop long de détailler les inconvénients de cette doctrine : l'exemple même de Pythagore nous apprend qu'il n'est pas contraire a la piété de tuer et de manger des animaux. On nourrissait autrefois les athlètes de lait et de fromage trempé dans l'eau. On leur donna ensuite des figues sèches. Pythagore changea ce régime et voulut qu'on leur fit manger de la viande, pour les rendre plus forts. On rapporte que quelques Pythagoriciens ont sacrifié eux-mêmes des animaux. Voilà les arguments que l'on trouve dans Claude, dans Héraclide le Pontique, dans Hermaque l'Épicurien, chez les Stoïciens et chez les Péripatéticiens. Nous n'avons pas omis les difficultés que l’on nous a dit que vous faisiez ; et comme mon intention est de répondre à toutes ces objections, j'ai cru devoir d'abord les rapporter. [1,27] Il faut premièrement savoir que je n'écris pas pour tout le monde. Je n'ai en vue, ni ceux qui ne sont occupés que des arts mécaniques, ni les athlètes, ni les soldats, ni les matelots, ni les sophistes, ni ceux qui passent toute leur vie dans le tumulte des affaires ; je ne parle qu'aux hommes raisonnables, qui veulent savoir ce qu'ils font, pourquoi ils sont sur la terre et ce qu'ils doivent devenir. Pour les autres, je n'y pense pas ; car dans cette vie on doit agir différemment avec celui qui ne cherche qu'à dormir, ou avec celui qui voudrait éloigner le sommeil pour être toujours éveillé. Il faut que le premier se livre à la bonne chère, qu'il habite une maison tranquille, qu'il se repose dans un lit bien grand et bien mollet, qu'il ne pense à rien de ce qui pourrait trop l'occuper, que les odeurs, les parfums et tout ce qu'il boit et mange, ne contribuent qu'à augmenter son indolence. Mais quant à celui qui se propose de peu dormir, il faut qu'il soit sobre, qu'il renonce à l'usage du vin, qu'il ne se nourrisse que d'aliments légers et peu nourrissants, que sa maison soit éclairée, que l'air en soit subtil, qu'il ait des affaires et des embarras, et qu'il soit couché durement. De savoir pour lequel de ces deux différents genres de vie nous sommes nés, ce serait le sujet d'une longue dissertation. [1,28] Quant à ceux qui revenus des erreurs de ce monde, sont persuadés que la nature les a destinés à veiller, nous leur conseillons de mener un genre de vie convenable aux idées qu'ils se sont faites et d'abandonner leurs lits délicieux à ceux qui ne songent qu'à dormir. Prenons seulement garde, que comme ceux qui ont mal aux yeux le communiquent à ceux qui les regardent et que ceux qui baillent donnent envie de bailler, il ne nous prenne envie de dormir en habitant une région où tout porte au sommeil, et en vivant avec des gens qui s'y livrent tout entiers. Si les législateurs n'eussent travaillé que pour ceux qui se proposent la plus grande perfection, ce serait une nécessité de profiter de la permission qu'ils nous ont donnée de manger de la viande : mais comme ils n'ont eu égard qu'à la vie commune et n'ont travaillé que pour le vulgaire, rien ne nous empêche de remonter jusqu'à la loi divine non écrite qui est supérieure à toutes les lois humaines. [1,29] Il ne faut pas croire que le bonheur consiste, ni dans la facilité de parler, ni dans la multitude des connaissances. Il n'y a point de science qui puisse nous rendre heureux, si elle n'est accompagnée d'un genre de vie convenable à notre nature. Or la fin et la perfection de l'homme consistent à mener une vie spirituelle. Les sciences peuvent bien contribuer à la perfection de l’âme, mais elles ne suffisent pas pour le bonheur. Et puisqu'il faut être purs non seulement dans nos discours mais aussi dans nos actions, examinons ce qu'il faut que nous fassions pour parvenir à cette pureté. [1,30] Il faut d'abord renoncer à tout ce qui nous attache aux choses sensibles et à tout ce qui nourrit les passions, ne s'occuper que du spirituel ; car nous ressemblons à ceux qui quittent leur patrie pour aller dans un pays étranger où ils se familiarisent avec les lois et les coutumes des barbares. Lorsqu'ils doivent retourner chez eux, ils songent non seulement au voyage qu'ils ont à faire : mais pour y être mieux reçus, ils cherchent à se défaire de toutes les manières étrangères qu'ils ont pu contracter et à se ressouvenir de tout ce qu'il faut faire pour être vus agréablement dans leur pays natal. De même nous qui sommes destinés à retourner dans notre vraie patrie, il faut que nous renoncions à tout ce que nous avons pris ici d'habitudes mauvaises ; et nous devons nous ressouvenir que nous sommes des substances heureuses et éternelles, destinées à retourner dans le pays des intelligences où l'on ne trouve rien de sensible. Il nous faut donc être continuellement occupé de ces deux objets, de nous dépouiller de tout ce qui est matériel et mortel, et de nous mettre en état de retourner d'où nous sommes venus, sans que notre âme ait souffert de cette habitation terrestre. Nous étions autrefois des substances intelligentes, dégagées de tout ce qui est sensible ; nous avons été ensuite unis a des corps, parce qu'il était au dessus de nos forces de converser éternellement avec ce qui n'était qu'intellectuel. Les substances intelligentes se corrompent bientôt, dès qu'elles sont unies à des choses sensibles : comme l'on voit qu'une terre où l'on n'a semé que du froment produit cependant de l'ivraie. [1,31] Si nous voulons donc retourner dans notre premier état, il faut nous séparer de tout ce qui est sensible, renoncer à tout ce qui est contraire à la raison, nous dégager de toutes les passions, autant que la faiblesse humaine le permet : il ne faut songer qu'à perfectionner l'âme, imposer silence aux passions, afin qu'autant qu'il est possible, nous menions une vie toute intellectuelle. C'est pourquoi il est nécessaire de se dépouiller de cette enveloppe terrestre ; car il faut être nu pour bien combattre : et notre attention doit aller non seulement jusqu'aux choses qui doivent nous servir de nourriture, mais aussi jusqu’à réprimer les désirs ; car a quoi servirait-il de renoncer aux actions si on en laissait subsister les causes ? [1,32] Pour parvenir à ce renoncement, il faut employer la force, la persuasion, le raisonnement et l'oubli. Ce dernier moyen est même le meilleur, puisqu'il est le moins violent, et par conséquent le moins douloureux. Il est difficile de séparer par force des choses sensibles, sans qu'il y paraisse quelque trace de la violence que l'on a employée : ayons donc une attention continuelle à ce qui peut fortifier en nous la partie spirituelle et abstenons-nous de ce qui réveille les passions. Il y a une sorte d'aliments, qui n'est que trop capable de produire cet effet. [1,33] Il faut donc s'en priver. Nous remarquerons à ce sujet qu'il y a deux sources qui forment les liens de notre âme ; et lorsqu'elle est enivrée de ces poisons mortels, elle oublie sa nature. Ces deux sources sont le plaisir et la douleur. C'est le sentiment qui les prépare. L'imagination, l'opinion et la mémoire les accompagnent. Voilà ce qui met les passions en mouvement et lorsque l'âme en est une fois agitée, elle sort bientôt de son assiette naturelle et cesse d'aimer ce à quoi elle est destinée. Il est donc à propos d'éviter les passions, autant qu'il est possible. Le moyen d'y parvenir, c'est de renoncer aux agitations violentes qui nous sont causées par les sens : ce sont eux qui produisent tous les désordres de l'âme. La preuve en est dans les effets que cause la vue des spectacles, des danses, des femmes. Les sens sont donc comme des filets qui entraînent l'âme vers le mal. [1,34] Étant ainsi violemment émue par les objets étrangers, elle s'agite avec fureur. Le trouble extérieur se communique à l'intérieur, qui a déjà été enflammé par les sens. Les émotions que cause l'ouïe font quelquefois de si prodigieux effets, que bannissant la raison, ils rendent furieux et si efféminés, qu'on se livre aux postures les plus indécentes : c'est ce qui arrive à ceux qui s'injurient ou qui écoutent des discours où la pudeur est blessée. Tout le monde sait combien l'usage des parfums dont les amants se servent avec tant de succès, nuit à l'âme. Il est inutile de nous étendre sur les effets du goût. On sait qu'il nourrit les passions et qu'on ne peut le satisfaire sans appesantir son corps ; et comme disait un médecin, les aliments et les boissons dont nous faisons notre nourriture ordinaire, sont des poisons plus dangereux pour l'âme que les poisons préparés par l'art sont dangereux pour le corps. Les attouchements rendent presque l'âme corporelle. La mémoire et l'imagination étant échauffées par les sens, mettent en mouvement une multitude de passions, la crainte, les désirs, la colère, l'amour, le chagrin, la jalousie et les inquiétudes. [1,35] C'est pourquoi il faut beaucoup travailler pour s'en garantir : il faut y penser jour et nuit à cause de cette liaison nécessaire que nous avons avec les sens. C'est ce qui doit nous engager à nous éloigner, autant qu'il est possible, des lieux où nous avons sujet de craindre, que nous ne rencontrions ces ennemis : craignons aussi de risquer une défaite, en hasardant un combat. [1,36] C'est pourquoi les Pythagoriciens et les anciens Sages allaient habiter les pays les plus déserts. D'autres s'établissaient dans les temples et dans les bois sacrés, où le peuple n'était pas reçu. Platon choisit l'Académie pour sa demeure, quoique ce lieu fût désert, éloigné de la ville et même, à ce qu'on dit, malsain. D'autres n'ont pas épargné leurs yeux, dans l'espérance de pouvoir méditer sans distraction. Si quelqu'un s'imaginait qu'en vivant avec les hommes et en se livrant à ses sens, il pourrait être sans passions, il se trompe lui-même et ceux qui l'écoutent, parce qu'il ne fait pas attention que quiconque est fort lié avec les hommes, devient l'esclave des passions. Ce n'est pas sans raison qu'un philosophe a dit en parlant des philosophes : "ils n'ont point appris dans leur jeunesse le chemin de la place publique : ils ne connaissent ni le palais, ni l'Hôtel de Ville, ni les endroits où le public s'assemble. Ils n'ont aucune part ni aux lois, ni aux décrets, ni aux brigues, ni aux repas publics où l'on admet de la musique. Ils n'y pensent pas même dans leurs rêves ; ils ne savent pas plus ce qui se passe de bien ou de mal dans la ville, ou ce qui est arrivé de fâcheux à leurs ancêtres, qu'ils savent la quantité d'eau qu'il y a dans la mer. Ce n'est point par vanité qu'ils ignorent ces détails. Leur corps est dans la ville, comme dans un pèlerinage ; mais leur âme qui méprise ces petites choses, ne cherche qu'à s'envoler, comme dit Pindare, et néglige tout ce qui l'environne. [1,37] Un homme de cette trempe n'aura pas beaucoup de peine à s'accoutumer à l'abstinence des viandes, lorsqu'il fera attention au danger qu'entraîne avec soi l'usage de cette nourriture, et que le seul moyen d'être très heureux, est de tâcher de ressembler à la divinité. Il cherchera donc à lui plaire, en menant une vie sobre et dégagée, le plus qu'il est possible, des choses mortelles. [1,38] Ceux qui soutiennent qu'il est permis de faire usage des viandes, prouvent suffisamment qu'ils sont les esclaves de leurs passions. Ce n'est pas une chose indifférente, que de renforcer ses chaînes. Le philosophe n'accordera à la nature que ce qui lui est absolument nécessaire. Il n'aura recours qu'à des nourritures légères ; il rejettera les autres, comme étant trop capables de porter à la volupté. Il approuve la maxime de celui qui a dit, que les sens étaient les clous qui attachaient l'âme au corps, en réveillant les passions et en inspirant le désir de jouir des objets corporels. Si les sens ne retardaient pas les opérations de l'esprit, il serait possible que l'âme se trouvât quelquefois à l'abri des passions et indépendante des mouvements du corps. [1,39] Mais comment pouvez-vous dire que l'âme ne dépend point de ce qui se passe dans le corps, puisque l'âme est où est le sentiment ? Il est différent de ne point donner son attention aux choses sensibles, d'en détourner même son intention, ou de s'imaginer qu'elles ne prennent rien sur l'âme. Ce serait vouloir se tromper soi-même, que de croire que Platon ait été de cette dernière opinion. Celui qui se trouve à une grande table, ou au spectacle, ou aux assemblées où l'on n'est occupé qu'à se divertir, en est sans doute affecté. S'il est distrait, il apprête matière à rire aux domestiques et à toute la compagnie, parce que son ton est différent de celui des autres. [1,40] Ceux qui disent que nous avons deux âmes n'osent pas assurer que nous ayons deux attentions. Ce serait réunir deux êtres, dont les opérations ne se ressembleraient pas, et pourraient même être opposées l'une à l'autre. [1,41] Mais à quoi bon réprimer nos passions, les anéantir même, et n'être occupé que de cette victoire en tout temps. S'il vous était aisé au milieu des périls qui vous environnent, de mener une vie spirituelle, et si en vous livrant à la bonne chère et aux vins les plus exquis, vous pouviez donner votre attention à la contemplation des choses intellectuelles, vous le pourriez donc aussi, quand vous feriez même ce qu'il n'est pas honnête de dire. Ceux qui se proposent de mener une vie parfaite, doivent non seulement renoncer aux plaisirs de l'amour, mais aussi s'abstenir d'une infinité de choses. Ils doivent être très sobres et n'accorder à la nature que ce qui lui est absolument nécessaire; car les sens ne sont jamais satisfaits qu'au préjudice de la partie intellectuelle : et plus la partie dépourvue de raison est agitée, plus la raison souffre , parce qu'il n'est pas possible pour lors que son attention ne soit partagée. [1,42] L'opinion que l'on pouvait se livrer aux sens, cependant s'appliquer aux choses intellectuelles, a été une occasion de chute pour plusieurs barbares qui persuadés de cette idée s'adonnaient à tous les plaisirs. J'en ai entendu quelques-uns qui voulaient faire ainsi l'apologie de ce malheureux système. Les viandes ne nous souillent pas plus que les ordures des fleuves ne souillent la mer. Elle les reçoit, parce qu'elle ne craint pas d'en être infectée. Nous serions les esclaves d'une vaine terreur, si nous apportions trop de précautions sur la nature des aliments dont nous faisons usage : quelques ordures qui se mêlent à une petite quantité d'eau la gâtent; mais on ne s'en apercevrait pas si elles étaient jetées dans la mer. Ce n'est qu'aux petites âmes à être précautionnées sur les aliment ; les génies puissants n'ont rien à craindre : ils ne peuvent pas en être souillés. C'est ainsi que ces raisonneurs se trompent et que sous le faux prétexte de l'indépendance de leur âme, ils se précipitent dans les abîmes du malheur. Ce sont ces principes qui ont engagé quelques Cyniques à s'abandonner à toutes les fantaisies les plus déréglées, comme si tout était indifférent. [1,43] L'homme prudent à qui les charmes de ce monde sont suspects, et qui connaît le cœur humain, sait que lorsque le corps est remué par les objets extérieurs, la passion se met aussitôt en mouvement, soit que nous le voulions, soit que nous nous y opposions. Pour lors la partie de nous-mêmes qui est sans raison et qui est incapable de juger et de se contenir dans les bornes de la nature, s'agite avec violence : de même que ces chevaux fougueux qui ne sont point retenus par un sage conducteur. Il n'est pas possible qu'elle se conduise convenablement quant aux objets extérieurs si elle n'est dirigée par ce qui doit la gouverner et l'éclairer. Celui qui ôte à sa partie raisonnable le droit qu'elle a de gouverner la partie destituée de raison et qui permet à celle-ci de suivre ses désirs, ouvre la porte à tous les vices ; et celui qui ne consultera que la raison, ne fera jamais rien que de sage. [1,44] La différence qu'il y a entre l'homme de bien et le vicieux , c'est que le premier a toujours les yeux sur la raison afin qu'elle le gouverne ; l'autre ne la consulte pas. De là vient que tant de gens s'égarent dans leurs discours, dans leurs actions, dans leurs désirs, tandis que les gens vertueux ne font rien que de convenable parce qu'ils se laissent conduire par la raison jusque dans l'usage qu'ils font des aliments et dans toutes les opérations corporelles. C'est elle qui contient les sens : l'homme est perdu dès qu'elle cesse de le gouverner. [1,45] C'est pourquoi les gens vertueux doivent s'abstenir des viandes et des plaisirs des sens, parce que ceux qui s'y livrent ont bien de la peine à les concilier avec la raison. C'est ce que ne comprend point la partie de nous-mêmes qui n'est pas raisonnable ; car elle n'est pas capable de réflexion. Si nous pouvions nous délivrer de la servitude de manger, il nous serait plus aisé de parvenir à la perfection. La digestion, le sommeil, le repos nécessaire après avoir mangé, demandent une attention continuelle de la part de la raison, pour nous empêcher de nous livrer à des désirs déréglés, suites ordinaires des nourritures trop fortes. [1,46] La raison réduit à peu de choses le nécessaire. Elle ne cherche point à avoir un grand nombre de domestiques brillants, ni à se procurer beaucoup de plaisirs par le manger parce qu'elle sait que lorsque l'estomac est trop plein, l'homme est incapable d'agir et ne désire que le sommeil. Elle sait que lorsque le corps est trop gras, ses chaînes en deviennent plus fortes, et qu'il en est moins capable de remplir ses vrais devoirs. Que celui donc qui n'a d'autre intention que de mener une vie spirituelle, et de s'affranchir des passions, nous fasse voir qu'il est plus aisé de se nourrir de viandes, que de fruits ou de légumes, que l'apprêt en est plus simple, que la digestion en est plus facile, qu'elles excitent moins les passions et quelles rendent le corps plus vigoureux. [1,47] Si ni aucun médecin, ni aucun philosophe, ni aucun maître. d'exercice, ni enfin qui que ce soit n'a osé avancer ce paradoxe, pourquoi ne nous délivrons-nous pas volontairement d'un si grand fardeau ? Pourquoi ne nous affranchissons-nous pas d'une infinité de maux en renonçant a l'usage de la viande ? Les richesses nous seraient pour lors inutiles. Nous n'aurions pas besoin d'un grand nombre de domestiques et nous nous passerions d'une multitude de meubles et d'ustensiles. Nous ne serions point appesantis par le sommeil. Nous éviterions de grandes maladies, qui nous obligent d'avoir recours aux médecins. Nous serions moins portés aux plaisirs de l'amour. Nos chaînes en seraient moins fortes. Enfin nous serions garantis d'une infinité de maux. L'abstinence des viandes remédie à tous ces inconvénients. En se bornant aux choses inanimées, il n'y a personne qui ne puisse avoir aisément ce qui lui est nécessaire et l'on procure à l'âme une paix qui la met en sûreté contre les passions. Ceux qui ne mangent que du pain d'orge, disait Diogène, n'ont dessein, ni de nous voler, ni de nous faire la guerre. Les tyrans et les fourbes sont tous mangeurs de viandes. En diminuant les besoins, en retranchant une grande partie des aliments, nous soulagerons le travail de l'estomac ; l'esprit sera plus libre, n'ayant plus rien a craindre, ni des fumées des viandes, ni des mouvements du corps. [1,48] L'évidence de ce système n'a besoin ni de commentaires, ni de preuves. Non seulement ceux qui se sont proposé de mener une vie spirituelle, ont regardé l'abstinence des viandes comme nécessaire pour parvenir à leur fin : mais je crois aussi que tout philosophe pensera de même dès qu'il voudra donner la préférence à une sage économie sur le luxe et qu'il fera attention à l'avantage que ceux qui se contentent de peu ont sur ceux qui ont beaucoup de besoins. Et ce qui paraîtra plus étonnant, quelques-uns d'entre les philosophes qui font consister le bonheur dans le plaisir, pensent de même. Je veux parler des Épicuriens, dont plusieurs, entre lesquels était Épicure, se sont contentés pour toute nourriture de pain d'orge et de fruits, et ont fait voir dans leurs ouvrages qu'il fallait très peu de chose pour la nourriture de l'homme, et que des nourritures simples et faciles à se procurer lui suffisaient. [1,49] Les besoins de la nature sont bornés, disent-ils, et on peut aisément les satisfaire; il n'en est pas de même de ce qui ne consiste que dans de vaines opinions. Ils ne regardent comme nécessaire, que ce dont la privation fait nécessairement souffrir. Mais pour ce qui n'est que de luxe et que l'on ne désire pas nécessairement, ils le regardent comme inutile, puisqu'on pourrait s'en passer sans douleur, que l'on peut subsister sans cela et que le prétendu besoin qu'on en a, n'est dû qu'à de ridicules et fausses opinions. Celui qui se nourrit de viandes, ne peut pas se passer de choses inanimées pour sa nourriture : celui qui borne son manger aux choses inanimées, a la moitié moins de besoins et il peut se les procurer aisément et sans grands frais. [1,50] Ils ajoutent, qu'il faut que celui qui ne peut pas avoir ce qui lui est nécessaire, ait recours aux consolations de la philosophie et supporte avec courage les maux qui lui surviennent. Il est vrai que nous serions mal conseillés, si nous ne consultions pas la philosophie, lorsqu'il s'agit des besoins de la nature. Que ce soit donc elle qui nous dirige : pour lors nous ne chercherons pas à accumuler des richesses et nous réduirons nos aliments à très peu de choses. Nous n'aurons pas de peine à comprendre qu'il est beaucoup plus heureux d'avoir peu de besoins, et que c'est un moyen très sûr d'éviter de grands inconvénients. [1,51] Tels sont la pesanteur du corps, les embarras attachés à une vie voluptueuse, la difficulté de conserver toujours la présence d'esprit et la raison, et enfin plusieurs autres, qui doivent nous engager à donner la préférence à la vie frugale, puisqu'il n'y a point de compensation qui puisse tenir lieu de tous ces désavantages. Un philosophe doit être convaincu, que rien ne lui manquera dans cette vie-ci. Il aura d'autant plus facilement cette persuasion qu'il ne recherchera que des choses qu'il est aisé de se procurer car il serait bien-tôt détrompé sil donnait dans le luxe. La plupart des gens riches sont toujours dans la peine, comme si tout devait leur manquer. Un motif pour se contenter de peu de choses et de celles qu'on trouve aisément, est de faire attention que toutes les richesses du monde ne sont pas capables de guérir les troubles de l'âme, que les choses communes suffisent pour le besoin, que si elles manquent, elles causent peu de chagrin à celui qui n'est occupé qu'à mourir, et que si l'on n'est séduit par de vaines opinions, il est bien plus aisé à ceux qui sont accoutumés à la frugalité de trouver des remèdes à leurs maux, qu'à ceux qui vivent dans l'abondance. La diversité des mets, non seulement ne remédie pas aux troubles de l'âme ; elle n'augmente pas même le plaisir des sens. Car il n'y a plus de plaisir, lorsque la faim est apaisée. L'usage de la chair ne contribue point à la conservation de la vie. On l'a introduit pour varier les plaisirs. On peut le comparer aux plaisirs de l'amour et aux vins étrangers dont on peut fort bien se passer ; mais ce qui est nécessaire a l'homme se réduit à peu de chose, est aisé à trouver et on peut en faire usage sans que la justice et la tranquillité de l'âme en souffrent. [1,52] L'usage de la viande, loin de contribuer à la santé, lui est contraire. Car les mêmes choses qui rétablissent la santé sont celles qui la conservent. Or on la recouvre par un régime très frugal, d'où la viande est exclue. Si la nourriture des choses inanimées n'est pas capable de procurer autant de forces qu'en avait Milon et ne contribue pas à la vigueur du corps qu'importe à un philosophe qui se destine à la vie contemplative et qui renonce aux exercices violents et à la débauche ? Il n'est pas étonnant que le vulgaire s'imagine que l'usage de la viande soit utile pour la santé, puisqu'il croit que les plaisirs de l'amour y contribuent, quoique loin d'être sains, c'est beaucoup quand ils n'incommodent point. Mais il faut faire peu d'attention à ce que pensent ces sortes de gens ; car de même que le plus grand nombre n'est pas capable d'une amitié parfaite et constante : aussi n'est-il pas fait pour la sagesse. Il ne sait ni ce qui convient au particulier, ni ce qui est utile au public : il ne distingue pas le bien du mal ; l'intempérance et le libertinage ont pour lui des attraits : ainsi il n'y a pas sujet de craindre qu'il ne se trouve pas assez de gens pour manger les animaux. [1,53] Si tout le monde pensait sainement, on n'aurait besoin ni d'oiseleurs, ni de pêcheurs, ni de chasseurs, ni de porchers. Les animaux se détruiraient les uns les autres de même qu'il arrive à toutes ces espèces dont les hommes ne mangent point. Il n'est pas douteux qu'il faille conserver la santé : mais ce n'est point par la crainte de mourir ; c'est afin de ne point trouver d'obstacles dans la contemplation de la vérité. Le meilleur moyen d'entretenir la santé est de maintenir l'âme dans un état tranquille et dans une grande attention pour la vérité, ainsi qu'on peut le prouver par l'expérience de plusieurs de nos amis. On en a vu qui après avoir été tellement tourmentés pendant huit ans de la goutte aux pieds et aux mains, qu'il fallait les porter, en ont été guéris dès qu'ils se sont défaits de leurs richesses et qu'ils n'ont point eu d'autre objet que celui de s'occuper de la divinité. La situation de l'âme influe sur la santé, de même que la diète ; et comme disait Épicure, il faut craindre les nourritures que nous désirons beaucoup, mais dont nous sommes fâchés d'avoir fait usage. Tels sont les mets succulents que l'on achète fort cher et dont l'effet est de causer des réplétions, des maladies, et de mettre hors d'état de s'appliquer. [1,54] Il faut même avoir attention à ne pas trop se rassasier des nourritures simples ; et l'on doit agir toujours avec modération. En suivant ces conseils, l'on ne s'attachera pas trop à la vie ; l'amour des richesses et la crainte de la mort ne feront pas trop d'impression sur nous. Le plaisir que donnent les repas somptueux n'approche pas de celui que produit la sobriété, comme le savent ceux qui en ont fait l'expérience. Rien n'est plus agréable que de s'apercevoir que nos besoins se réduisent presque à rien. Supprimez la magnificence de la table, la passion pour les femmes, l'ambition, l'argent nous serait plus à charge qu'utile. Un homme délivré de ces passions a aisément tout ce qu'il lui faut et goûte une joie pure d'avoir ce qui lui est nécessaire avec tant de facilité. Nous ne saurions trop en prendre l'habitude, parce qu'en bornant nos besoins, nous ressemblons aux dieux. Nous ne souhaiterons pas de vivre toujours afin d'augmenter nos richesses : nous serons vraiment riches, parce que nous mesurerons nos richesses sur le besoin et non pas sur les vaines opinions. Nous ne serons pas sans cesse dans l'espérance des plaisirs vifs qui sont rares et toujours accompagnés de troubles; mais contents du présent, le désir d'une longue vie nous occupera peu. [1,55] N'est-il pas absurde que celui qui est dans une situation fâcheuse soit qu'il souffre, soit qu'il soit en prison, ne s'embarrasse en aucune façon de sa nourriture, refuse même quelquefois de manger, tandis que celui qui est vraiment dans les liens et tourmenté par mille passions fâcheuses, s'occupe de se procurer diverses sortes de mets qui ne peuvent que rendre ses chaînes plus pesantes ? N'est-ce pas ignorer son état et aimer sa misère ? Ce n'est pas ainsi qu'en agissent ceux qui sont renfermés dans les prisons : peu sensibles au présent et remplis de troubles, ils ne songent qu'a l'avenir. Quiconque voudra parvenir à la tranquillité, ne recherchera ni une table magnifique, ni de meubles superbes, ni des parfums exquis, ni d'excellents cuisiniers, ni des habits superflus ; on ne désire ces prétendus biens, que parce que l'on n'a point les vraies idées des choses. Ils sont toujours accompagnés de troubles infinis ; mais c'est à quoi les hommes ne font point d'attention : peu contents de ce qu'ils ont, ils ne désirent que ce qu'ils n'ont pas. [1,56] Celui qui aime la vie contemplative sera frugal : il sait ce que c'est que les chaînes de l'âme ; il s'abstiendra des viandes, parce que les aliments inanimés lui suffisent. Je demanderais volontiers à un philosophe, s'il ne s'exposerait pas à quelque douleur pour être parfaitement heureux. Lorsqu'il nous survient quelque grande incommodité, pour en être guéris, ne soufrons-nous pas qu'on emploie le fer et le feu ? Nous prenons des remèdes désagréables ; encore récompensons-nous généreusement ceux qui nous traitent ainsi : et lorsqu'il s'agit des maladies de l'âme et de combattre pour parvenir à l'immortalité, pour nous réunir à Dieu malgré les obstacles du corps, n'est-il pas convenable de braver la douleur ? Mais nous ne traitons point ici du mépris de la douleur: il n'est question présentement que de se priver des plaisirs qui ne sont pas nécessaires. Je crois que ceux qui voudraient encore s'opiniâtrer pour la défense de l'intempérance, n'ont rien à répliquer. [1,57] Si nous voulons parler avec vérité, nous serons obligés de convenir que le seul moyen de parvenir à la fin à laquelle nous sommes destinés, est de ne nous occuper que de Dieu et de nous détacher du corps, c'est-à-dire des plaisirs des sens. Notre salut viendra de nos oeuvres et non pas des discours que nous nous serons contentés d'écouter. Il n'est pas possible de s'unir à un dieu subalterne et à plus forte raison à celui qui domine sur tout, même sur les natures incorporelles, si l'on ne renonce pas à l'usage de la viande. Ce ne peut-être que par la pureté du corps et de l'âme que nous pouvons avoir quelque accès, auprès de lui. Pour y parvenir, il faut donc vivre purement, saintement de sorte que comme ce père commun est très simple, très pur, suffisant à lui-même et dégagé de toute matière, quiconque veut s'approcher de lui, doit travailler d'abord à la pureté de son corps, et ensuite à celle de toutes les parties de son âme. Je ne crois pas que personne veuille me contredire ; mais on sera peut-être surpris que nous regardions l'abstinence des animaux, comme une chose essentielle à la sainteté, tandis que nous croyons que le sacrifice des moutons et des bœufs est une action sainte et agréable aux dieux : cette matière étant susceptible d'une longue discussion, nous allons commencer par traiter des sacrifices.