[3,0] LIVRE TROISIÈME. [3,1] I. Côte extérieure de l’Hispanie. J’ai passé en revue les côtes de notre mer et les îles qu’elle renferme: il me reste maintenant à décrire cette circonférence extérieure que l’Océan baigne de toutes parts, comme je l’ai dit en commençant. L’Océan est une mer immense, infinie, et sujette à deux grands mouvements alternatifs, qu’on appelle flux et reflux, par suite desquels tantôt elle inonde ses rivages, tantôt elle les fuit et les laisse à sec jusqu’à une grande distance; et ces mouvements ne sont pas partiels, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas lieu successivement tantôt sur un rivage, tantôt sur un autre; mais ils se font sentir en même temps sur toutes les côtes, quelque opposées qu’elles soient, des continents et des îles, soit dans le flux, soit dans le reflux, et avec une telle force, qu’elle refoule dans leur lit les fleuves les plus considérables, et qu’elle entraîne avec elle des animaux terrestres, ou jette sur le rivage des animaux marins. On ne sait guère encore si c’est le monde qui, étant animé, comme le supposent certains philosophes, attire et repousse les eaux de toutes parts par une sorte d’aspiration et d’expiration, ou s’il existe au fond de l’Océan quelques grandes cavernes qui les absorbent et les rejettent alternativement, ou enfin si la lune n’est pas la cause de ce grand ébranlement. Ce qui est certain, c’est que le flux et le reflux ne sont pas réguliers, et qu’ils suivent les différentes phases de cette planète. En sortant du détroit, on passe dans la mer Atlantique, sur laquelle on rencontre, à droite, les côtes de la Bétique, qui, sans deux petits golfes, formeraient une ligne droite jusqu’au fleuve Anas. Elles sont habitées par les Turdules et les Bastules. Sur le premier des deux golfes est un pont appelé Gaditanus et un bois qu’on nomme Oleastrum. Plus loin, près de la mer, est le fort Ebora, et, à quelque distance du rivage, la colonie d’Asta. Au delà, sont un autel et un temple consacrés à Junon, d’où l’on aperçoit en mer la forteresse de Coepion, assise plutôt sur un écueil que dans une île. Le Baetis, qui commence dans la Tarraconnaise, et la traverse à peu près par le milieu, coule longtemps dans un seul lit et tel qu’il est à sa naissance; mais, à peu de distance de la mer, il forme un grand lac, d’où il sort comme d’une source en se divisant en deux branches, dont chacune est aussi large que le fleuve entier l’était avant le partage. L’autre golfe s’étend jusqu’à l’extrémité de la province, et baigne les petites villes d’Olintigi, d’Onoba et de Laepa. La Lusitanie, qui commence au delà du fleuve Anas, forme d’abord une grande saillie dans la mer Atlantique; puis elle se replie sur elle-même, et s’enfuit vers l’orient encore plus loin que la Bétique. Sur cette saillie on rencontre trois promontoires et deux golfes. Le promontoire voisin du fleuve Anas s’appelle Cuneus Ager, parce que, tenant à la terre par une large base, il s’allonge et se rétrécit insensiblement en forme de coin; le suivant se nomme promontoire Sacré, et le troisième, Grand promontoire. Sur le premier sont Myrtili, Balsa, Ossonoba; sur le second, Lacobriga et le Port d’Annibal; sur le dernier, Ebora. Quant aux golfes qui les séparent, l’un baigne Salacie, l’autre Ulyssippo, près de l’embouchure du Tage, fleuve qui roule de l’or et des pierres précieuses. Au delà, jusqu’à la partie de la Lusitanie la plus reculée dans les terres, commence une grande courbe, sur laquelle sont les anciens Turdules et les petites villes des Turdules; on y voit aussi les deux fleuves Monda et Durius, dont le premier se jette dans la mer à peu près au milieu du flanc septentrional du dernier promontoire, et le second a son embouchure près de sa base. Ce côté du promontoire s’étend en ligne droite jusqu’à une certaine distance, et cette ligne droite n’est interrompue que par deux petites courbures jusqu’au promontoire que nous appelons Celtique. Elle est habitée jusqu’à la première sinuosité par les Celtes, et au delà, à partir de l’embouchure du fleuve Durius, par les Groviens, dont le territoire est arrosé par l’Avon, le Celadus, le Naebis, le Minius, et le Limia, surnommé fleuve d’Oubli. L’enfoncement que forme cette sinuosité, comprend la ville de Lambriaca et les embouchures du Laeros et de l’Ulla. La partie saillante qui le suit est habitée par les Praesamarques, dont le pays est traversé par le Tamaris et le Sars, fleuves qui n’ont qu’un cours de peu d’étendue. Le premier se jette dans la mer près du port Ebora, et le second près d’une tour consacrée par le nom d’Auguste. Le reste de la côte est habité par les Tamariques et par les Nériens, qui sont les derniers peuples qu’on y rencontre. Car là se termine la côte qui fait face à l’occident. Celle qui suit regarde le nord dans toute sa longueur, c’est-à-dire depuis le promontoire Celtique jusqu’au promontoire Scythique. Sans quelques petits angles saillants et rentrants, elle serait à peu près droite d’un bout à l’autre jusqu’au pays des Cantabres. On y trouve d’abord les Artabres, qui appartiennent aussi à la nation celtique, et, après eux, les Astures. Les Artabres ont un golfe d’une ouverture étroite, mais d’une large enceinte, sur lequel on voit la ville d’Adobrica, et quatre embouchures de fleuves, dont deux sont peu connues même des habitants, et dont les deux autres sont celles du Mearus et de l’Ivia. Sur les rivages des Astures sont la petite ville de Noega et trois autels appelés Sestiains. Ces autels, élevés dans une presqu’île en l’honneur d’Auguste, illustrent de nos jours une contrée auparavant obscure. A partir d’un fleuve qu’on appelle Salia, les côtes commencent à se replier peu à peu, et l’Hispanie, encore assez large en cet endroit, se resserre de plus en plus entre les deux mers, de telle sorte que, là où elle touche à la Gaule, elle est moins étendue de moitié que dans sa partie occidentale. Ces côtes sont habitées par les Cantabres et les Vardules. On remarque chez les Cantabres quelques peuples et quelques fleuves, mais leurs noms ne peuvent être exprimés dans notre langue. Le Saunium traverse le pays des Concanes et des Salènes, et le Nanasa celui des Autrigons et des Origénomesques. Le Deva baigne Tritium Tobolicum; l’Aturia, Decium, et le Magrada, Oeason. Les Vardules, qui ne forment qu’un seul corps de nation, s’étendent de là jusqu’au promontoire du Pyrénée, et terminent les Hispanies. [3,2] II. Côte extérieure de la Gaule. Vient ensuite la seconde région de la Gaule, dont la côte continue d’abord celle de l’Hispanie, puis se détourne, et s’avance dans la mer à peu près autant que l’Hispanie s’en était éloignée, en décrivant vers l’occident une grande courbe, qui correspond au pays des Cantabres. Le reste fait face au septentrion, et s’étend en ligne droite jusqu’aux rives du Rhin. Ce pays, fertile en blé et en pâturages, est agréablement diversifié par des sacrifices consacrés au culte des dieux. Les végétaux sensibles au froid y croissent difficilement, et même ne poussent pas partout; sa température est salubre, les animaux malfaisants y sont très rares. Elle est habitée par des peuples fiers, superstitieux, et autrefois si barbares, qu’ils regardaient les sacrifices, humains, comme le genre d’holocauste le plus efficace et le plus agréable aux dieux. Cette coutume abominable n’existe plus, mais il en reste encore des traces: car, s’ils s’abstiennent d’immoler les hommes qu’ils dévouent, ils les conduisent néanmoins à l’autel, et les y déchirent avec les dents. Cependant les Gaulois ont une certaine érudition et des maîtres de sagesse, les Druides. Ces maîtres font profession de connaître la grandeur et la forme de la terre et du monde, les révolutions du ciel et des astres, et la volonté des dieux. Ils communiquent une foule de connaissances aux plus distingués de la nation, qu’ils instruisent secrètement et pendant vingt années au fond des cavernes ou des bois les plus retirés. Le seul dogme qu’ils enseignent publiquement, c’est l’immortalité de l’âme et l’existence d’une autre vie: sans doute, afin de rendre le peuple plus propre à la guerre. De là vient que les Gaulois brûlent et enterrent avec les morts tout ce qui est à l’usage des vivants, et qu’autrefois ils ajournaient jusque dans l’autre monde l’exécution des contrats ou le remboursement des prêts. Il y en avait même qui se précipitaient gaîment sur les bûchers de leurs parents, comme pour continuer de vivre avec eux. Tout ce pays prend le nom de Gaule Chevelue. Quant aux peuples qui l’habitent, ils sont connus sous trois grandes dénominations, et sont séparés entre eux par des fleuves considérables. Du Pyrénée à la Garonne, ce sont les Aquitains; de la Garonne à la Seine, les Celtes; de la Seine au Rhin, les Belges. Les Ausciens tiennent le premier rang dans l’Aquitaine; les Aeduens parmi les Celtes, et les Trévériens parmi les Belges. Leurs villes les plus florissantes sont Augusta chez les Trévériens, Augustodunum chez les Éduens, et Elimberrum chez les Ausciens. La Garonne, qui descend du mont Pyrénée, est guéable et peu navigable dans une grande partie de son cours, à moins qu’elle ne soit grossie par les pluies d’hiver ou par la fonte des neiges. Mais lorsque, dans le voisinage de l’Océan, après s’être accrue des eaux de la marée montante, elle roule ensuite ses eaux avec celles de la marée descendante, elle s’enfle et s’élargit à mesure qu’elle approche de la mer, et devient semblable à un large détroit, de sorte que non seulement alors elle porte des navires considérables, mais, comme une mer orageuse, elle les ballotte d’une manière affreuse, surtout quand le vent souffle dans une direction contraire à celle de son cours. Il existe, dans le lit de ce fleuve, une île, appelée Antros, qui, dans l’opinion des habitants, est suspendue sur les eaux et s’élève avec elles au temps de la crue. Cette opinion est fondée sur ce que les lieux environnants, qui la dominent d’ordinaire, sont couverts. d’eau quand la Garonne est grosse, tandis que l’île surnage et domine à son tour les rivages et les collines, qui auparavant bornaient sa vue. C’est à l’embouchure de la Garonne que les rivages commencent à s’avancer dans la mer et à décrire cette courbe qui fait face à la côte des Cantabres, et s’étend depuis le pays des Santons jusqu’à celui des Osismiens. L’intervalle qui sépare ces deux pays est habité par d’autres peuples. Ensuite les rivages regardent le septentrion jusqu’au pays des Morins, la dernière nation de la Gaule. Le port appelé Gesoriacum est ce qu’il y a de plus connu sur cette côte. Le Rhin, qui descend des Alpes, forme tout d’abord les lacs Vénétien et Acronien. Il coule ensuite, et toujours dans un même lit, jusqu’à l’endroit où, près de la mer, il se divise en deux branches, dont la droite retient la forme d’un fleuve et le nom de Rhin jusqu’à son embouchure, et la gauche, après avoir conservé pendant quelque temps sa forme et son cours naturel, s’étend en long et en large dans la plaine, et devient un grand lac, qu’on appelle Flévon; puis, après avoir baigné une île du même nom, reprend sa forme ordinaire et se jette dans l’Océan. [3,3] III. Germanie. Du côté de la Gaule, la Germanie est bornée par le Rhin, depuis l’embouchure de ce fleuve jusqu’aux Alpes; au midi, par les mêmes montagnes; à l’orient, par les nations sarmatiques; au nord, par l’Océan. Elle est habitée par des hommes durs et robustes, qui cherchent dans la guerre un aliment à leur férocité naturelle, et dans les fatigues un exercice à la vigueur de leur corps. Ils se plaisent surtout à braver le froid, et vont tout nus jusqu’à l’âge de puberté, qui est, chez eux, très tardif. Devenus hommes, ils se couvrent d’une simple saie ou d’écorce d’arbre, même dans les temps les plus rigoureux de l’hiver. Nager est pour eux plus qu’un exercice, c’est une passion. Ils font la guerre à leurs voisins, sans autre motif que la fantaisie, non pour les soumettre à leur joug ou pour étendre leur territoire, car ils sont assez insouciants, même de ce qu’ils possèdent, mais pour n’avoir autour d’eux que des déserts. Ils ne connaissent pas d’autre loi que la force, et ne se font aucun scrupule du brigandage; ils ne sont bons que pour leurs hôtes, et traitables que pour ceux qui les supplient. Leur manière de vivre est âpre et grossière, au point qu’ils mangent toute crue la chair de leurs troupeaux et des bêtes fauves, se contentant, lorsqu’elle n’est plus fraîche, de la pétrir avec les mains et les pieds, sans la dépouiller de son cuir. Le sol est entrecoupé d’une multitude de fleuves, hérissé de montagnes, et en grande partie impraticable à cause des bois et des marais. Ses plus grands marais sont le Suesia, l’Estia et le Melsiagum; ses forêts les plus étendues sont l’Hercynie, et quelques autres, qui ont aussi un nom; mais, comme celle-là couvre un terrain de soixante jours de marche, et qu’elle est la plus considérable, elle est aussi la plus connue. Ses plus hautes montagnes sont le Taunus et le Rhéticon; les autres ont des noms que nous ne pouvons guère exprimer dans notre langue. Ses fleuves les plus célèbres sont le Danube et le Rhône, qui passent dans d’autres pays; le Moenis et la Lupia, qui se jettent dans le Rhin; l’Amisius, le Visurgis et l’Albis, qui se perdent dans l’Océan. Au-dessus de l’Albis est le grand golfe Codan, semé d’îles grandes et petites: c’est pour cela que la mer qui baigne ces îles n’a nulle part beaucoup de largeur, et ressemble moins à une mer qu’à une multitude de rivières qui se croisent dans tous les sens et sortent de leur lit en plusieurs endroits. Près du rivage, cette mer, resserrée par des îles peu et presque partout également éloignées du continent, ne paraît être qu’un détroit, et, dans la courbe qu’elle décrit, présente la forme d’un long sourcil. Dans ce golfe sont les Cimbres et les Teutons, au delà desquels sont les Hermions, à l’extrémité de la Germanie. [3,4] IV. Sarmatie. La Sarmatie, plus large dans l’intérieur que sur les bords de la mer, est séparée des contrées suivantes par la Vistule, et s’étend au midi jusqu’à l’Ister. Les Sarmates ont, dans leurs vêtements et dans leur armure, beaucoup de ressemblance avec les Parthes, mais, comme leur climat, leur caractère est plus âpre; ils n’ont ni villes ni demeures fixes. Soit qu’ils conduisent leurs troupeaux dans les pâturages, soit qu’ils poursuivent leurs ennemis ou qu’ils fuient devant eux, ils traînent çà et là tout ce qu’ils possèdent, et vivent campés. C’est une nation guerrière, libre, indomptable, et d’un caractère si dur et si barbare, que les femmes mêmes vont à la guerre avec les hommes. On les y prépare dès leur naissance, en leur brûlant la mamelle droite, afin qu’ayant cette partie du corps conformée comme les hommes, elles puissent mouvoir avec plus d’agilité le bras destiné à frapper. Tendre l’arc, monter à cheval, aller à la chasse, voilà ce qui remplace, dans leur enfance, la quenouille et le fuseau; adultes, on les enrégimente, et elles sont condamnées à la virginité, comme à une peine infamante, jusqu’à ce qu’elles aient donné la mort à un ennemi. [3,5] V. Scythie. Les extrémités de l’Europe qui confinent à l’Asie, sont partout habitées par des peuples scythiques, presque généralement connus sous le nom de Belces, à l’exception de ces plages que des neiges éternelles et l’extrême rigueur du froid rendent tout à fait inhabitables. Les premiers peuples que l’on rencontre sur les rivages de l’Asie sont les Hyperboréens directement placés sous le pôle, au delà de l’Aquilon et des monts Riphées. Ils ne voient pas, comme nous, le soleil se lever et se coucher dans l’espace de douze heures; mais ils ont des jours de six mois, depuis l’équinoxe de printemps jusqu’à l’équinoxe d’automne, et des nuits d’égale durée, depuis l’équinoxe d’automne jusqu’à l’équinoxe de printemps. Leur pays est sacré; leur température est douce, et leur sol naturellement fertile. Religieux observateurs de la justice, ils coulent des jours plus longs et plus heureux que le reste des hommes. En effet, toujours dans la paix et dans les fêtes, ils, ignorent ce que c’est que guerre et dissension; pleins de piété envers les dieux, ils honorent surtout Apollon. On rapporte qu’autrefois ils envoyaient à Délos les prémices de leurs victimes; que, dans les premiers temps, ils confiaient à quelques jeunes vierges du pays le soin de les porter, mais qu’ensuite ils se servirent de l’entremise des peuples intermédiaires qui se les passaient de proche en proche, et qu’il en fut ainsi jusqu’au moment où l’infidélité de nations dépravées les força de renoncer à leur pieuse coutume. Ils passent leur vie dans les bois sacrés et dans les forêts, et, dès qu’ils se sentent rassasiés, plutôt que dégoûtés, de vivre, le front ceint d’une guirlande de fleurs, ils vont gaiement se précipiter dans la mer du haut d’un certain rocher : c’est le genre de mort le plus distingué. La mer Caspienne s’introduit dans les terres par un canal étroit, mais très long, et semblable à un fleuve; puis, après avoir coulé en ligne directe, comme dans un lit, elle forme trois golfes, savoir: en face de l’embouchure du canal dont je viens de parler, le golfe Hyrcanien; à gauche, le golfe Scythique; à droite, celui qu’on appelle proprement Caspien, du nom même de cette mer. Elle est partout terrible, intraitable, sans ports, exposée de toutes parts aux tempêtes, abondante plus qu’aucune autre en monstres marins, et par conséquent moins navigable. On rencontre d’abord, à droite, les Scythes nomades, campés sur les rivages du détroit; dans l’intérieur, sur le golfe Caspien, les Caspiens et les Amazones Sauromatides; sur le golfe Hyrcanien, les Albaniens, les Mosques et les Hyrcaniens; sur le golfe Scythique, les Amardins et les Paesices, et enfin, sur le détroit, les Derbices. Ce golfe reçoit une multitude de fleuves grands et petits, dont je citerai les plus remarquables. Le Rha, qui descend des monts Cérauniens, coule d’abord dans un seul lit, et se jette ensuite dans la mer par deux embouchures. L’Araxe, sorti des flancs du Taurus, traverse lentement et sans bruit les plaines de l’Arménie, à tel point qu’on serait embarrassé de dire de quel côté il avance; plus loin, forcé de se frayer un chemin à travers des défilés étroits, il accélère son mouvement à mesure qu’il se resserre, se brise sur les rochers qu’il rencontre, et roule ses eaux retentissantes avec une telle impétuosité, qu’arrivé au bord d’un précipice, au lieu de suivre le penchant de la montagne, il s’élance au delà de son lit et reste suspendu dans la longueur de plus d’un arpent; puis, après avoir décrit la courbe d’un arc, tombe et redevient paisible et silencieux jusqu’à son embouchure sur ce rivage. Le Cyrus et le Cambyse, issus de deux sources voisines au pied du mont Coraxique, se séparent ensuite et coulent longtemps, à une grande distance l’un de l’autre, à travers l’Ibérie et l’Hyrcanie; puis, se réunissant dans un même lac, non loin de la mer, ils se jettent dans le golfe Hyrcanien par une même embouchure. L’Iaxartes et l’Oxus viennent de la Sogdiane, à travers les déserts de la Scythie, se perdre dans le golfe Scythique: le premier est considérable par lui-même; le second l’est encore plus, mais il emprunte une partie de ses eaux à des fleuves tributaires. Après avoir parcouru un assez long espace d’orient en occident, il se détourne un moment vers les Dahes, puis, remontant vers le nord, il va se jeter dans la mer entre les Amardins et les Paesices. Les forêts recèlent plusieurs sortes d’animaux terribles, même des tigres, surtout dans l’Hyrcanie. Le tigre est extraordinairement féroce, et d’une telle vitesse, qu’il peut avec facilité atteindre un cavalier fort éloigné, même après être retourné plusieurs fois sur ses pas jusqu’au lieu d’où il était parti. S’il arrive, en effet, qu’un ravisseur adroit enlève les petits d’une tigresse, et que, pour déjouer sa rage par la ruse, il en jette çà et là quelques-uns sur la route, elle ramasse le premier qu’elle rencontre et retourne le déposer dans sa tanière, revient à la charge, retourne encore, et n’abandonne le ravisseur que lorsque, à l’aspect des habitations, elle n’ose se hasarder plus avant. On a douté assez longtemps si, au delà de la mer Caspienne, tout était océan, ou si c’était une terre sans circonférence ni terme, et glacée par le froid. Mais à l’autorité des anciens philosophes et d’Homère, qui ont prétendu que la terre était de tous côtés environnée par la mer, on peut ajouter celle de Cornelius Nepos, qui, étant plus moderne, est par conséquent plus sûr. Or, cet auteur rapporte, à l’appui de cette opinion, le témoignage de Q. Metellus Celer, auquel il fait dire qu’étant proconsul dans la Gaule, le roi des Bètes lui fit présent de quelques Indiens, et que, s’étant informé d’où ils étaient venus, il apprit que, les tempêtes les ayant emportés loin de la mer des Indes, ils avaient été jetés, après un long trajet, sur les rivages de la Germanie. Le reste de la côte asiatique est donc baigné au nord par une mer sans bornes; mais cette partie est couverte de glaces éternelles, et par conséquent déserte. [3,6] VI. Iles de l’Hispanie extérieure et de l’océan Septentrional. En face des côtes que j’ai parcourues depuis l’angle de la Bétique, sont plusieurs îles sans célébrité et même sans nom; mais parmi celles qui me paraissent dignes d’être citées, je nommerai d’abord l’île de Gadès, qui touche au détroit, et n’est séparée du continent que par un petit bras de mer semblable à un fleuve. Du côté de la terre, ses bords suivent une ligne presque droite; du côté de l’Océan, elle forme une courbe terminée à droite et à gauche par deux promontoires, sur l’un desquels est une ville florissante du même nom, et sur l’autre un temple d’Hercule égyptien, célèbre par ses fondateurs, par la vénération des peuples, par son antiquité et par ses richesses. Ce temple fut bâti par des Tyriens; il doit sa sainteté aux cendres d’Hercule qui y sont déposées; son origine remonte aux temps de Troie; ses richesses sont le produit des siècles. En face de la Lusitanie est l’île d’Érythie, qui fut, dit-on, habitée par Géryon, et quelques autres sans noms connus, quoique leur fertilité soit telle, qu’une fois les champs ensemencés de blé, ce qui tombe des épis suffit pour renouveler la semaille et produire sept récoltes au moins, et quelquefois davantage. En face du pays des Celtes, il en est quelques-unes, qui sont connues sous le nom général de Cassitérides, parce qu’elles abondent en plomb. L’île de Sena, située dans la mer Britannique, en face des Osismiciens, est renommée par un oracle gaulois, dont les prêtresses, vouées à une virginité perpétuelle, sont au nombre de neuf. Elles sont appelées Gallicènes, et on leur attribue le pouvoir singulier de déchaîner les vents et de soulever les mers, de se métamorphoser en tels animaux que bon leur semble, de guérir des maux partout ailleurs regardés comme incurables, de connaître et de prédire l’avenir, faveurs qu’elles n’accordent néanmoins qu’à ceux qui viennent tout exprès dans leur île pour les consulter. On ne tardera pas à parler de la Bretagne et de ses habitants d’une manière plus sûre et plus positive, grâce au génie du plus grand des princes, qui vient de nous ouvrir un pays si longtemps fermé, et qui, déjà maître de plusieurs contrées de cette île que nul autre avant lui n’avait subjuguées ni même connues, après avoir exploré ce pays par la guerre, s’apprête à en enchaîner les images à son char de triomphe. Quant à présent, suivant ce qu’on en sait, la Bretagne s’étend entre le septentrion et l’occident, et forme un grand angle, dont la pointe regarde les bouches du Rhin; puis, de cette pointe partent deux lignes obliques, dont l’une fait face à la Gaule, l’autre à la Germanie, et qui aboutissent à une ligne droite, ce qui lui donne une forme triangulaire tout à fait semblable à celle de la Sicile. Elle est unie, grande, fertile, mais en productions plus propres à nourrir les troupeaux que les hommes. Elle a des forêts, des bois et des fleuves très considérables, qui tantôt coulent dans la mer, tantôt remontent vers leur source, par suite des mouvements alternatifs de la marée; il en est même qui roulent des pierres précieuses et des perles. Elle se compose de plusieurs peuples gouvernés par des rois; mais ils sont tous de mœurs grossières, et, comme ils sont éloignés du continent, ils ne connaissent pas d’autres richesses que leurs troupeaux et les biens de leur territoire. On ne sait si c’est pour se donner un certain agrément, ou pour tout autre motif, qu’ils se peignent le visage avec du pastel. Cependant ils trouvent des prétextes pour se faire la guerre, et s’attaquent souvent les uns les autres, poussés par l’unique désir de commander et d’agrandir leur territoire; armés à la manière des Gaulois, ils combattent non seulement à cheval et à pied, mais encore dans des chars, dont une espèce est armée de faux et appelée covinus. Au delà de la Bretagne est l’île Iverne, qui est presque aussi étendue, sous la forme d’un carré long: son climat est peu favorable à la maturité des fruits, mais elle abonde en herbes si succulentes et si douces, qu’il suffit de quelques heures aux troupeaux pour se repaître, et que, si l’on ne prend soin de les retirer à temps des pâturages, l’excès de nourriture les fait crever. Ses habitants ne connaissent ni lois, ni vertus, ni religion. Les Orcades sont au nombre de trente, à peu de distance les unes des autres. Les Émodes sont au nombre de sept, en face de la Germanie. Le golfe Codan renferme six autres îles. Une d’elles, qu’on appelle Scandinavie et qui est encore occupée par des Teutons, est la plus grande et la plus fertile. Celles qui font face à la Sarmatie semblent tantôt des îles, tantôt une terre continue, suivant que la mer, dans ses flux et reflux, couvre ou laisse à sec les intervalles qui les séparent. La fable atteste, et je lis même dans des auteurs qui ne me paraissent pas indignes de foi, qu’il existe dans ces îles des Oaeones qui ne se nourrissent que d’avoine et d’œufs d’oiseaux de marais, des Hippopodes à pieds de cheval, et des Panotes, dont les longues et larges oreilles leur enveloppent tout le corps et leur servent de vêtements. L’île de Thulé, que les poètes grecs et latins ont rendue si célèbre, est située en face des Belces. Les nuits y sont courtes, à cause du grand intervalle qui sépare les deux points où le soleil se lève et se couche: obscures pendant l’hiver, comme partout ailleurs, elles sont claires pendant l’été, parce que le soleil, s’élevant dans cette saison plus haut que d’ordinaire, est précédé d’un long crépuscule. Mais, au temps du solstice, il n’y a pas de nuit, parce que le soleil montre au-dessus de l’horizon une grande partie de son disque. Talgé, dans la mer Caspienne, fertile sans culture, abonde en fruits de toute espèce; mais les peuples voisins regardent comme un sacrilège d’y toucher, parce qu’il les croient destinés aux dieux. Enfin, vis-à-vis de ces côtes désertes, dont j’ai parlé plus haut, sont aussi quelques îles également désertes, dépourvues de noms particuliers, et qu’on appelle Scythiques. [3,7] VII. Océan Oriental et Inde. A partir de ces déserts, les côtes de l’Asie tournent vers la mer Orientale, et s’étendent depuis le promontoire Scythique jusqu’au promontoire Colis. Le commencement de ces côtes est tout à fait inaccessible; ensuite on rencontre un pays inculte, que la barbarie des habitants entretient dans cet abandon. Ce sont les Scythes Androphages et les Saces, séparés entre eux par une contrée que la quantité des bêtes féroces rend inhabitable. Plus loin, on ne trouve encore que des bêtes féroces et des déserts, jusqu’au mont Tabis, qui domine la mer. Le long intervalle qui sépare cette montagne du Taurus, est habité par les Sères, peuple ami de la justice, et très connu par la manière dont il fait le commerce, en exposant les marchandises dans la solitude. L’Inde ne regarde pas seulement la mer Orientale; elle s’étend encore, au midi, sur les bords de la mer Indienne. Bornés du côté des Sères par le Taurus, et à l’occident par l’Indus, ses rivages couvrent autant d’espace qu’un navire voguant à pleines voiles pourrait en parcourir pendant quarante jours et quarante nuits. Sa position est si différente de la nôtre, que, dans une certaine partie, on n’aperçoit ni l’une ni l’autre des deux Ourses, et que l’ombre des corps s’y projette vers le midi. Du reste, elle est fertile et abonde en hommes et animaux de toute espèce. On y voit des fourmis aussi grosses que des chiens, qui gardent, dit-on, comme les griffons, l’or qu’elles arrachent des entrailles de la terre, et font payer chèrement leur audace à ceux qui tentent de le leur enlever. On y voit aussi des serpents si prodigieux, qu’ils tuent jusqu’à des éléphants, soit en les déchirant avec les dents, soit en s’entortillant autour de leur corps. Le sol y est en quelques endroits si gras et si fertile, que le miel y découle des feuilles, que les arbres produisent de la laine, et qu’avec une partie de roseau prise entre deux nœuds, on fait une nacelle capable de contenir deux et même trois hommes. Les Indiens diffèrent entre eux dans leurs vêtements, dans leurs formes et dans leurs usages. Les uns portent des habits tissus, de lin ou de la laine dont j’ai parlé; d’autres se couvrent de peaux de bêtes fauves et d’oiseaux; quelques-uns vont tout nus; quelques autres ne cachent que les parties sexuelles; ceux-ci sont très petits, ceux-là sont d’une stature si haute qu’ils montent des éléphants, bien qu’ils soient plus grands et plus gros dans cette contrée que partout ailleurs, avec autant de facilité et d’une manière aussi dégagée que nous montons nos chevaux. Là c’est un devoir de ne tuer aucun animal et de s’abstenir de chair; ici on ne se nourrit que de poissons; un peu plus loin on tue ses parents, comme on tue des victimes, avant que la vieillesse ou la maladie les ait fait maigrir, et c’est ensuite un grand acte de piété que de manger leur chair dans un festin. Aussi ceux qui sentent les approches de la vieillesse ou de la maladie, prennent- ils le parti de s’enfuir dans la solitude pour y attendre tranquillement la mort naturelle. Les savants et les sages ne l’attendent pas, et se font autant de plaisir que d’honneur de la prévenir en se brûlant tout vifs. De toutes les villes de l’Inde, lesquelles sont en très grand nombre, Nysa est la plus célèbre et la plus grande, de même que la plus célèbre de ses montagnes est celle de Méros, consacrée à Jupiter. Ce qui les rend l’une et l’autre principalement fameuses, c’est que suivant la tradition, Bacchus naquit dans la ville de Nysa, et qu’il fut élevé dans une grotte de la montagne: tradition qui, vraie ou fausse, a fait dire aux Grecs que Bacchus avait été enfermé dans la cuisse de Jupiter. La côte qui s’étend de l’Indus au Gange est habitée par les Palibotriens, et du Gange au promontoire Colis, à l’exception de quelques parties que l’extrême chaleur rend inhabitables, par des peuples noirs, qu’on prendrait pour des Ethiopiens. Du promontoire Colis au lieu appelé Cudum, la côte est droite et habitée par des peuples timides, à qui la mer prodigue ses trésors. Tamos est le nom d’un promontoire du Taurus. Le cap Colis forme un angle dont l’un des côtés terminée la côte orientale de l’Inde, et l’autre commence la côte méridionale. Le Gange sort de l’Hémode, montagne de l’Inde, par un grand nombre de sources, qui, après s’être confondues dans un même lit, forment le plus grand de tous les fleuves: il a dix mille pas dans sa plus petite largeur, et se jette dans la mer par sept embouchures. L’Indus descend du mont Paropamise, et s’accroît des eaux de plusieurs autres fleuves, qui ne laissent pas d’être très célèbres, tels que le Cophena, l’Acésinès et l’Hydaspes. Grossi du tribut de ces fleuves, il a à peu près la largeur du Gange. Ensuite il serpente, en se divisant, autour d’une longue chaîne de montagnes, et, après avoir fait des détours souvent assez longs, il roule en ligne droite et dans un seul et même lit, jusqu’à l’endroit où, se partageant encore en deux branches, il se rend à la mer par deux embouchures très éloignées l’une de l’autre. Près du promontoire Tamnos est l’île Chrysé; près du Gange, celle d’Argyré. Suivant une tradition ancienne, le sol de l’une est d’or, et celui de l’autre est d’argent: d’où l’on peut induire, ou que ces îles ont pris leur nom de la réalité de la chose, ou que le nom a donné naissance à la fable. La Taprobane est une très grande île, ou, suivant l’opinion d’Hipparque, le commencement d’un autre monde: ce qui est vraisemblable, puisqu’elle est habitée et qu’on ne cite aucun voyageur qui en ait fait le tour. En face des embouchures de l’Indus, on rencontre quelques plages, connues sous le nom de plages du soleil, et tellement inhabitables, que ceux qui y abordent y sont incontinent suffoqués par l’air qu’on y respire. Entre les embouchures du même fleuve est une région nommée Patalène. De là jusqu’au commencement de la mer Rouge s’étend une région qui manque d’habitants en quelques endroits, à cause de l’extrême chaleur. Les rivages où commence la mer Rouge sont impraticables et déserts; la terre y paraît être de la cendre: aussi les fleuves y sont-ils peu nombreux et peu considérables, et les plus connus sont le Tubéron et l’Arusace. [3,8] VIII. Mer Rouge et ses deux golfes Persique et Arabique. Cette mer est appelée par les Grecs g-Erythran g-Thalassan soit parce que ses eaux sont rouges, soit parce qu’autrefois Erythras régna sur ses bords. Elle est orageuse, difficile, profonde et plus abondante que les autres en animaux monstrueux. D’abord elle s’enfonce de deux côtés, dans les terres à une égale profondeur, et y forme deux golfes d’une certaine étendue, dont les rivages se courbent en forme d’arc, comme pour l’empêcher de se prolonger plus avant dans la direction occidentale; puis, au fond de ces deux courbures, elle se fraye un nouveau passage et forme deux autres golfes, dont l’un, plus voisin des contrées que je viens de décrire, s’appelle golfe Persique, et l’autre golfe Arabique. Le golfe Persique s’ouvre par un grand canal, dont les côtés parallèles s’allongent en forme de cou; puis, se déployant de tous côtés dans uns égale proportion, il forme une vaste mer dont les rivages arrondis décrivent le contour d’une tête humaine. Le golfe Arabique est plus étroit à son ouverture et moins étendu dans tout le reste mais il pénètre plus avant dans les terres, et ses côtés sont beaucoup plus longs: il s’étend presque jusqu’à l’Egypte et au mont Casius en Arabie, en se rétrécissant de plus en plus. A partir du point ou j’en suis resté jusqu’au golfe Persique, ce ne sont que déserts, à l’exception de la côte habitée par les Chélonophages. Les Carmaniens, placés à l’entrée même de ce golfe et sur la rive droite, n’ont ni vêtements, ni fruits, ni troupeaux, ni demeures fixes; ils se couvrent de peaux de poissons, se nourrissent de leur chair, et sont velus par tout le corps, à l’exception de la tête. Plus avant sont les Gédrosiens, et ensuite les Perses. Le Sabis vient se jeter dans le golfe sur la côte des Carmaniens; l’Audamis et le Coros ont leur embouchure au-dessus. Dans la partie de ce même golfe opposée à son ouverture, sont les limites du pays des Babyloniens et des Chaldéens, et les embouchures de deux fleuves célèbres, le Tigre et l’Euphrate. Le Tigre, plus voisin de la Perse, coule dans un lit toujours égal depuis sa source jusqu’à la mer. L’Euphrate tombe plutôt qu’il ne sort d’une source large et profonde; au lieu de s’écouler en ligne droite entre deux rives, il se répand au loin dans la plaine, et y forme des marais où il dort longtemps sans mouvement, jusqu’à ce que, ses eaux accumulées venant à déborder, il prenne enfin la forme d’un fleuve. Alors, rapide et bruyant, il prend sa course vers l’occident à travers l’Arménie et la Cappadoce, et sans le Taurus, qui le force à reculer vers le midi, il viendrait se jeter dans notre mer. Dans cette nouvelle direction, il entre d’abord en Syrie, puis en Arabie, et au lieu de continuer son cours vers le golfe Persique, ce fleuve, naguère immense et navigable, devient un faible ruisseau, qui s’éteint et disparaît, sans avoir nulle part d’issue apparente comme les autres fleuves. La rive gauche du golfe Persique fait partie d’une contrée qui s’étend d’une mer à l’autre. Cette contrée s’appelle Arabie, surnommée Heureuse; elle est étroite, mais extraordinairement abondante en cinnamome, en encens et autres parfums. Les Sabéens en occupent la plus grande partie; celle qui touche à l’entrée du golfe et fait face à la Carmanie est habitée par les Maces. La pointe de l’Arabie qui s’avance entre les ouvertures des deux golfes est hérissée de bois et de rochers. Dans cet intervalle, on rencontre quelques îles, dont la plus célèbre est Ogyris, parce qu’elle renferme le tombeau d’Erythras. Le golfe Arabique est de toutes parts environné de peuples arabes. On rencontre d’abord, à droite, les villes de Cana, d’Arabie et de Gadame; à gauche, à partir de l’angle du golfe, celle de Bérénice, entre les promontoires Heroopoliticum et Strobilum; ensuite Philotéris et Ptolémaïs, entre les promontoires g-Myos g-hormon et Coloba; plus loin Arsinoé et une autre Bérénice; puis une forêt qui donne de l’ébène et des aromates; enfin un fleuve remarquable en ce qu’il n’est autre chose qu’un canal creusé de main d’homme et dérivé du Nil. Au delà du golfe Arabique, et cependant encore sur les bords d’un enfoncement assez profond qui forme la mer Rouge, est une plage en partie déserte à cause des bêtes féroces qui l’infestent, en partie habitée par les Panchéens, surnommés Ophiophages, parce qu’ils se nourrissent de serpents. L’intérieur était autrefois habité par les Pygmées, race d’hommes de très petite stature, qui s’éteignit dans les guerres qu’elle eut à soutenir contre les grues pour la conservation de ses récoltes. On voit dans ce pays des oiseaux et des serpents de plusieurs espèces. Parmi ces derniers, on fait surtout mention de serpents ailés, qui, très petits, mais d’un venin très dangereux, sortent, dit-on, à une époque fixe de l’année, de la fange des marais, et s’envolent en essaims nombreux vers l’Egypte, mais sans pouvoir y pénétrer, parce que des oiseaux appelés ibis, venant à l’entrée du pays se poster à leur rencontre, leur disputent le passage et les tuent. Quant aux oiseaux, le plus digne de remarque est le phénix, toujours unique dans son espèce; car il n’a ni père ni mère. Après avoir vécu cinq cents ans, il rassemble en monceau différentes sortes d’herbes aromatiques, se couche dessus et s’y consume; puis, retrouvant dans sa propre décomposition le germe d’une vie nouvelle, il se conçoit et renaît de lui-même. Dès qu’il a pris un certain accroissement, il renferme les restes de son ancien corps dans de la myrrhe, les transporte dans une ville de l’Égypte appelée la ville du Soleil, les dépose dans le sanctuaire d’un temple, sur un bûcher de bois odoriférants, et se rend ainsi les honneurs d’une sépulture solennelle. Le promontoire qui termine la mer Rouge est couvert de bois impénétrables, qu’on appelle Cérauniens. [3,9] IX. Ethiopie. Au delà sont les Éthiopiens. Leur siège principal est Méroé, la première des îles que forme le Nil. Les uns sont appelés Macrobiens, parce que leur vie est presque de moitié plus longue que la nôtre; les autres Automoles, parce qu’ils vinrent autrefois de l’Égypte. Ils sont bien faits et tous de même taille; ils font peu de cas des richesses et n’estiment que la vertu. Ils choisissent de préférence pour chef celui d’entre eux qui se distingue par la beauté et la force. L’or étant chez eux plus commun que le cuivre, ils donnent pour cela plus de prix au métal qui est en réalité moins précieux, et l’emploient dans leurs ornements, tandis qu’ils fabriquent avec l’or les chaînes des malfaiteurs. Dans ce pays est un lieu toujours couvert de mets, et qu’on appelle g-Hehliou g-trapezan (Table du soleil), parce que chacun peut, quand bon lui semble, y venir prendre son repas. Les habitants assurent que la terre produit ces mets publics par la volonté des dieux, à mesure qu’ils se consomment. On y voit un lac d’où les corps sortent aussi luisants que si on les eût frottés d’huile; ses eaux, dont on boit habituellement, sont si limpides et si peu denses, que rien de ce qui y tombe ou de ce qu’on y jette ne surnage, pas même les feuilles détachées des arbres voisins, qui tombent de suite au fond. On y trouve des animaux très féroces, tels que des lycaons aux couleurs infinies et changeantes, et des sphinx, qui ont la forme que leur donne la fable. On y voit aussi des oiseaux extraordinaires, comme des tragopans à cornes, et des pégases à oreilles de cheval. Du reste, en suivant les côtes vers le sud-est, on ne rencontre rien de remarquable: ce sont de vastes plages hérissées de montagnes hautes et escarpées, et la côte ressemble plutôt aux bords d’un fleuve qu’aux rivages d’une mer. Vient ensuite une grande région, qui est entièrement inhabitée. On a douté assez longtemps si la mer s’étendait au midi de cette côte, et achevait ainsi de circonscrire la terre, ou si l’Afrique se prolongeait indéfiniment; mais depuis qu’allant à la découverte par ordre de sa république, le Carthaginois Hannon, après avoir passé le détroit, a fait une longue navigation autour d’une grande partie de l’Afrique, et qu’il nous a appris lui-même, par le journal de son voyage, que s’il était revenu sur ses pas, c’était non la mer, mais les vivres qui lui avaient manqué; depuis qu’au temps de nos aïeux, comme l’assure Népos, un certain Eudoxe, fuyant la colère de Lathurus, roi d’Alexandrie, sortit du golfe Arabique et parvint par mer à Gadès, nous avons quelques connaissances sur cette partie du monde. Au delà de ces déserts dont je viens de parler, on rencontre des peuples muets qui ne peuvent se faire entendre que par signes: les uns ont une langue et ne peuvent pas parler; les autres sont entièrement privés de cet organe; d’autres, dont la bouche est naturellement fermée, n’ont sous les narines qu’un petit trou par lequel on dit qu’ils boivent à l’aide d’un chalumeau, et qu’ils aspirent une à une, quand ils ont besoin de manger, les graines qu’ils rencontrent çà et là sous leurs pas. Avant l’arrivée d’Eudoxe, le feu était tellement inconnu à quelques-uns de ces peuples, et ils en furent si émerveillés, qu’ils embrassaient les flammes avec transport, et cachaient dans leur sein des charbons ardents, jusqu’à ce que la douleur les leur fit abandonner. Au-dessus de ces peuples est un grand golfe, et dans ce golfe une grande île qui n’est, dit-on, peuplée que de femmes dont tout le corps est velu, et qui deviennent fécondes sans aucun commerce avec des hommes; elles sont, en outre, d’un naturel si sauvage et si farouche, qu’il s’en trouve quelquefois qu’on peut à peine contenir en les enchaînant. C’est ce que Hannon a raconté, et l’on ne peut se refuser à le croire en voyant les peaux de quelques-unes de ces femmes qu’il avait fait tuer et écorcher. Au delà de ce golfe, on rencontre une montagne élevée et toujours en feu, que les Grecs appellent g-Theon g-Okhema (Char des dieux). Au delà de cette montagne, la côte offre, pendant un long espace, une chaîne de collines verdoyantes, et au pied de ces collines, des plaines qui s’étendent à perte de vue, et qu’on croit habitées par des Pans et des Satyres. Ce qui confirme dans cette opinion, c’est qu’on n’y aperçoit ni culture, ni habitations, ni aucun signe qui indique la présence des hommes: c’est que ces lieux, qui pendant le jour ne sont qu’une vaste solitude où règne un silence plus vaste encore, ressemblent pendant la nuit à un grand camp, par la multitude des feux qu’on y voit briller çà et là, et par un bruit surnaturel de cymbales de tambours et de flûtes. Plus loin, on retrouve des Éthiopiens, mais ils ne sont ni aussi riches que ceux dont nous avons déjà parlé, ni comme eux d’une taille égale; ils sont en outre plus petits et grossiers: on les appelle g-Hesperioi (Hespériens, Occidentaux). Sur leur territoire est une fontaine qu’on peut regarder, avec quelque vraisemblance, comme la source du Nil; les habitant l’appellent Nuchul, nom qui n’est peut-être qu’une corruption de celui du fleuve de l’Egypte. Elle produit le papyrus et les mêmes espèces d’animaux qu’on trouve dans le Nil: seulement ces animaux n’y viennent pas aussi gros. Tandis que les autres fleuves se dirigent vers l’Océan, le Nuchul seul s’en va par le milieu de la contrée vers l’orient, sans qu’on sache précisément où il se perd. On peut induire de là que cette fontaine est la source du Nil, qui, disparaissant pendant quelque temps à travers des lieux impénétrables et par conséquent inconnus, reparaît, dès qu’il le peut, vers la partie orientale: ce qui fait que le Nuchul paraît finir dans un endroit et le Nil commencer dans un autre. On voit chez ces peuples une bête appelée catoblépas, qui, sans être grosse, a néanmoins une tête très grosse, qu’elle a peine à soutenir, et que son poids énorme incline fortement vers la terre. Cette bête a surtout cela de particulier, qu’elle n’a pas besoin de se précipiter sur sa proie ni de l’attaquer avec ses dents: elle la tue d’un regard. Les îles Gorgades, qui furent autrefois, dit-on, le séjour des Gorgones, s’élèvent en face de ce pays, qui se termine au promontoire appelé g-Hesperou g-Keras (Corne de l’Occident). [3,10] X. Mer Atlantique et partie adjacente de l’Éthiopie et de la Mauritanie. A partir de ce promontoire commence cette côte qui se courbe vers l’occident et que baigne la mer Atlantique. Les premières contrées sont habitées par des Ethiopiens; celles du milieu sont entièrement désertes, soit à cause de la chaleur, soit parce qu’elles sont couvertes de sables arides ou infestées de serpents. En face de la région brûlée par le soleil sont des îles qui passent pour avoir été habitées par les Hespérides. Au milieu des sables s’élève l’Atlas, montagne massive, escarpée, inaccessible, et s’amoindrissant à mesure qu’elle s’élève; et telle est sa hauteur, que sa cime se dérobe aux regards et se perd dans les nues ce qui a fait dire, non seulement que l’Atlas touchait aux astres, mais même qu’il portait le ciel. En face de cette montagne sont les îles Fortunées, où la terre produit sans culture des fruits sans cesse renaissants, et où les habitants, exempts d’inquiétude, coulent des jours plus heureux que dans les villes les plus florissantes. Il en est une particulièrement remarquable à cause de deux fontaines qui ont la propriété singulière, l’une d’exciter dans ceux qui boivent de ses eaux un rire qui finit par la mort, et l’autre de guérir de cette joie dangereuse. Au delà de la contrée infestée par les serpents, on, rencontre d’abord les Himantopodes, dont les jambes flexibles leur servent, dit-on, moins à marcher qu’à se traîner comme des reptiles; puis les Pharusiens, qui, riches autrefois, lorsqu’Hercule osa s’aventurer chez les Hespérides, mènent aujourd’hui une vie grossière et ne possèdent pour tout bien que les troupeaux dont ils se nourrissent. Plus loin sont des campagnes riantes et des bois délicieux remplis d’ébéniers, de térébinthes et d’ivoire. Viennent ensuite les Nigrites et les Gétules, peuples errants, et dont les rivages mêmes ont leur fécondité; car on y recueille le purpura et le murex, dont la couleur est très brillante et très recherchée. Le reste de la côte appartient à la Mauritanie extérieure, et aboutit à l’angle que l’Afrique, ainsi que je l’ai dit, forme à son extrémité. On y trouve, mais en moindre quantité, les mêmes richesses que dans la contrée précédente; son sol est beaucoup plus fertile, car, outre qu’il rend avec usure les semences qu’on lui confie, il produit sans culture certaines sortes de fruits. On rapporte qu’Antée régna autrefois dans ce pays; et ce qui confirme cette tradition, c’est qu’on montre une petite colline dont la forme est celle d’un homme couché sur le dos, et qui passe parmi les habitants pour être le tombeau de ce géant. S’il y survient quelque éboulement, il jaillit de l’eau jusqu’à ce qu’on ait rapporté de la terre et comblé le vide. Parmi les habitants de cette côte, les uns vivent dans les bois, sans être pourtant aussi vagabonds que ceux dont je viens de parler; les autres habitent des villes, dont les plus florissantes, en comparaison des autres, sont Gilda, Volubilis et Prisciana, assez loin de la mer; et, plus près des rivages, Sala, et Lynx, située dans le voisinage du fleuve Lixus. Au delà de ces villes sont la colonie de Zilia, le fleuve du même nom, le promontoire Ampelusia, par lequel j’ai commencé ma description, et qui, formant sur le détroit l’extrémité de la côte Atlantique, est aussi le terme de mon travail.