[6,7,0] SIXIEME ENNÉADE. LIVRE SEPTIÈME. DE LA MULTITUDE DES IDÉES. DU BIEN. [6,7,1] Lorsque Dieu même ou un dieu inférieur envoya les âmes dans la génération, il donna au visage de l'homme des yeux destinés à l'éclairer, il plaça dans le corps les autres organes propres aux sens, prévoyant que l'animal ne pourrait se conserver qu'à la condition de voir les objets placés devant lui, de les entendre et de les toucher, afin de rechercher les uns et d'éviter les autres. Mais comment Dieu le prévit-il ? — II ne faut pas croire qu'il ait commencé par faire des animaux qui aient péri faute de posséder des sens, et qu'ensuite il en ait donné aux hommes et aux autres animaux afin qu'ils pussent se préserver de la mort. On fera peut-être l'objection suivante: Dieu savait que les animaux seraient exposés au chaud, au froid et aux autres impressions physiques ; par suite de cette connaissance, pour empêcher les animaux de périr, il leur a accordé les sens et les organes destinés à leur servir d'instruments. Nous demanderons à notre tour si Dieu a donné les organes à des âmes qui déjà possédaient les sens, ou bien s'il a donné aux âmes à la fois les sens et les organes. S'il leur a donné à la fois les sens et les organes, il s'ensuivrait qu'elles ne possédaient pas auparavant les facultés sensitives, quoiqu'elles fussent des âmes. Mais si les âmes possédaient les facultés sensitives dès qu'elles furent produites, et si elles furent produites {avec ces facultés} pour descendre dans la génération, il leur est naturel de descendre dans la génération. Dans ce cas, il semble qu'il soit contraire à leur nature de s'écarter de la génération et de vivre dans le monde intelligible. Elles paraîtraient donc faites pour appartenir au corps et pour vivre dans le mal. Ainsi, la Providence divine les retiendrait dans le mal, et Dieu arriverait à ce résultat par le raisonnement; dans tous les cas, il raisonnerait. Si Dieu raisonne, nous demanderons quels sont les principes de ce raisonnement: car, si l'on prétend que ces principes dérivent d'un autre raisonnement, il faut cependant, en remontant, trouver quelque chose d'antérieur à tout raisonnement, en un mot un point de départ. Or d'où sont tirés les principes du raisonnement? Des sens ou de l'intelligence. {Dieu aurait-il fait usage de principes tirés des sens ?} Mais, {quand Dieu créa} il n'y avait pas encore de sens ; c'est donc de principes tirés de l'intelligence {que Dieu aurait fait usage}. Mais, si les prémisses étaient des conceptions de l'intelligence, la conclusion devait être la science, et le raisonnement ne pouvait avoir pour objet une chose sensible : car le raisonnement qui a pour principe l'intelligible et pour conclusion également l'intelligible ne saurait aboutir à faire concevoir le sensible? Donc la prévoyance qui a présidé soit à la création d'un animal, soit à celle du monde entier, ne saurait être le résultat du raisonnement. Il n'y a en effet aucun raisonnement en Dieu. Si l'on attribue à Dieu le raisonnement, c'est pour faire comprendre qu'il a tout réglé comme un sage pourrait le faire en raisonnant sur les choses postérieures ; si l'on attribue à Dieu la prévision, c'est pour indiquer qu'il a tout disposé comme un sage pourrait le faire par la prévision qu'il aurait des choses postérieures. En effet, pour ordonner les choses dont l'existence n'est pas antérieure à celle du raisonnement, le raisonnement est utile toutes les fois que la puissance supérieure au raisonnement {l'intelligence} n'a pas assez de force. La prévision est également nécessaire en ce cas, parce que celui qui en fait usage ne possède pas une puissance qui lui permette de s'en passer: car la prévision se propose de faire arriver telle chose au lieu de telle autre, et semble craindre que ce qu'elle désire ne s'accomplisse pas. Mais, pour l'être qui ne peut faire qu'une chose, la prévision est inutile, aussi bien que le raisonnement qui compare les contraires : car, dès qu'un des contraires est seul possible, pourquoi raisonner? Comment le principe qui est unique, un, simple, aurait-il besoin de réfléchir qu'il faut faire telle chose pour que telle autre n'ait pas lieu, et jugerait-il que la seconde arriverait s'il ne faisait la première? Comment se dirait-il que l'expérience a déjà démontré l'utilité de telle ou telle chose, et qu'il est bon de l'employer ? Si Dieu procédait ainsi, il aurait eu recours à la prévision, par conséquent au raisonnement. C'est dans cette hypothèse que nous avons dit plus haut que Dieu a donné aux animaux des sens et des facultés ; mais c'est une grande question de savoir s'il les a réellement donnés et de quelle manière il les a donnés. Dieu a donné aux animaux des sens et des facultés ; mais c'est une grande question de savoir s'il les a réellement donnés et de quelle manière il les a donnés. En effet, si l'on admet qu'en Dieu aucun acte n'est imparfait, s'il est impossible de concevoir en lui rien qui ne soit total et universel, chacune des choses qu'il contient renferme en soi toutes choses. Ainsi, le futur même étant déjà présent à Dieu, il ne saurait y avoir en lui rien de postérieur ; mais ce qui est déjà présent en lui devient postérieur dans un autre être. Or, si le futur est déjà présent en Dieu, il doit y être présent comme si ce qui arrivera était déjà connu, c'est-à-dire, il doit être disposé de telle sorte qu'il ne se trouve exposé à manquer de rien lorsqu'il se réalisera, de telle sorte qu'il ne manque de rien absolument. Donc, toutes choses étaient déjà en Dieu {quand les animaux furent créés} ; elles y étaient de tout temps ; elles y étaient de telle sorte que l'on devait pouvoir dire plus lard : Ceci est après cela. En effet, quand les choses qui sont en Dieu viennent à se développer et à se montrer, alors on voit que l'une est après l'autre; mais, en tant qu'elles existent toutes ensemble, elles constituent l'Être universel, c'est-à-dire le principe qui renferme en lui la cause elle-même. [6,7,2] Mais là, nous connaissons également la nature de l'Intelligence, que nous voyons encore mieux que les autres choses. Toutefois, nous ne pouvons voir quelle est la grandeur de l'Intelligence. Nous admettons en effet qu'elle possède l'essence (la quiddité), de chaque chose, mais non sa raison d'être (son pourquoi); ou bien, si nous accordons que la raison d'être se trouve dans l'Intelligence, nous ne croyons pas qu'elle y soit séparée de l'essence. Supposons que l'homme, par exemple, ou, si c'est possible, que l'œil s'offre à notre contemplation {dans le monde intelligible}, comme le ferait une statue ou une partie d'une statue. L'homme que nous voyons là-haut est à la fois telle essence et sa raison d'être. Il doit, aussi bien que l'oeil, être intellectuel, et contenir sa raison d'être ; sans cela, il ne saurait exister dans le monde intelligible. Ici-bas, de même que chaque partie est séparée des autres, de même la raison d'être est séparée {de l'essence}. Là-haut, au contraire, toutes choses sont dans l'unité, et chacune d'elles est identique à sa raison d'être. Cette identité s'offre souvent même ici-bas, dans les éclipses, par exemple. Qui donc empêche que dans le monde intelligible chaque chose ne possède, outre le reste, sa raison d'être, et que sa raison d'être ne constitue son essence ? Il est nécessaire de l'admettre ; et c'est pour cela que ceux qui s'appliquent à saisir le caractère propre de chaque être réussissent {à saisir aussi sa raison d'être}. En effet, ce qu'est chaque être, il l'est à cause de telle forme. Je m'explique : non-seulement la forme d'un être est pour lui sa raison d'être (ce qui est une vérité incontestable), mais encore, si l'on analyse chaque forme considérée en elle-même, on y trouvera sa raison d'être. Il n'y a que ce qui n'a qu'une vie sans réalité et une vaine existence qui ne porte pas en soi sa raison d'être. Mais ce qui est une forme, ce qui est propre à l'Intelligence, d'où pourrait-il tenir sa raison d'être ? — De l'Intelligence, dira-t-on. — Mais la forme n'est point séparée de l'Intelligence ; elle ne fait avec elle qu'une seule et même chose ; si donc l'Intelligence possède les formes dans leur plénitude, cette plénitude des formes implique que leur raison d'être est en elles. L'Intelligence porte en soi la raison d'être de chacune des formes qu'elle contient. Elle est toutes ces formes prises toutes ensemble ou chacune séparément; nulle d'elles n'a donc besoin qu'on cherche pourquoi elle a été produite : car en même temps qu'elle a été produite, elle a possédé en elle-même la cause de son existence. Comme elle n'a pas été engendrée par hasard, elle contient tout ce qui appartient à sa raison d'être; par conséquent,elle possède également toute la perfection de la cause. Les choses sensibles qui participent à la forme ne reçoivent pas d'elle seulement leur nature, mais encore la raison d'être de cette nature. S'il règne un enchaînement étroit entre toutes les choses qui composent cet univers, et si l'univers, renfermant toutes choses, renferme aussi la raison d'être de chacune d'elles; s'il est avec elles dans le même rapport que le corps avec ses organes, qui n'arrivent pas à l'existence l'un après l'autre, mais qui sont tous à l'égard les uns des autres cause et effet à la fois ; à plus forte raison, dans le monde intelligible les choses doivent-elles avoir leur raison d'être, toutes en général relativement à l'ensemble et chacune en particulier relativement à elle-même. Puisque tous les intelligibles ont une existence consubstantielle, sans que le hasard y ait aucune part, et qu'ils ne sont pas séparés les uns des autres, les choses causées portent en elles-mêmes leur cause, et chacune d'elles a en quelque sorte une cause sans en avoir une réellement. Si les intelligibles n'ont pas de cause de leur existence, si, même isolés de toute cause, ils se suffisent à eux-mêmes, c'est que pris en eux-mêmes ils portent tous leur cause avec eux. Comme il n'y a rien de fortuit en eux, que chacun d'eux est multiple, qu'il est tout ce qu'il contient, on peut lui assigner sa raison d'être. Ainsi, dans le monde intelligible , l'essence est précédée ou plutôt accompagnée de sa raison d'être, qui est encore plus essence que raison d'être, ou plutôt qui ne forme qu'une seule chose avec elle. Que peut-il en effet y avoir de superflu dans l'Intelligence, à moins que ses conceptions ne ressemblent à des productions imparfaites? Si ses conceptions sont parfaites, on ne saurait ni trouver ce qui leur manque, ni assigner leur raison d'être, et, puisqu'elles possèdent tout, elles possèdent aussi leur raison d'être. L'essence et la raison d'être y sont unies ; on retrouve la présence de toutes deux dans chaque conception, dans chaque acte de l'Intelligence. Considérons l'homme intelligible, par exemple : il nous apparaît complet dans son ensemble ; il possède simultanément et dès le principe tout ce qu'il possède, il est toujours ce qu'il est dans son essence d'être. C'est le propre de ce qui est engendré de n'être pas toujours ce qu'il doit être, d'avoir besoin d'acquérir quelque chose. L'homme intelligible est éternel ; il est donc toujours ce qu'il est de son essence d'être. L'être qui devient homme est un être engendré. [6,7,3] Mais, dira-t-on, pourquoi l'Intelligence n'aurait-elle pu délibérer avant de produire l'homme sensible ? — L'homme sensible est conforme à l'homme intelligible; on ne peut rien lui ajouter, rien lui retrancher. Si l'on admet que l'Intelligence délibère et raisonne, c'est une simple supposition. Quand on suppose que les choses ont été créées, on est conduit à admettre qu'il y a eu délibération et raisonnement; mais il faut renoncer à cette opinion du moment qu'il est démontré que les choses sont engendrées éternellement: car ce qui est de tout temps ne peut être l'objet d'une délibération. Pour que l'Intelligence délibérât, il faudrait qu'elle eût oublié la marche qu'elle a précédemment suivie; elle ne peut faire mieux dans la suite qu'autant que précédemment ses œuvres n'auraient pas été belles; si elles l'étaient déjà, elles doivent rester ce qu'elles sont. Si elles sont belles, c'est qu'elles sont conformes à leur cause : car même ici-bas un objet n'est beau que s'il possède tout ce qu'il doit posséder, c'est-à-dire, s'il possède la forme qui lui est propre : car c'est la forme qui comprend tout ; c'est elle qui contient la matière, en ce sens qu'elle la façonne et qu'elle n'y laisse rien d'informe ; or il y aurait quelque chose d'informe s'il manquait à l'homme une partie, par exemple, un organe comme l'œil. Ainsi, quand on assigne la cause d'une chose, on explique tout. Pourquoi dans l'homme des yeux, des sourcils? C'est pour qu'il possède tout ce qui est impliqué dans son essence. Dira-t-on que ces parties du corps lui sont données pour le garantir des dangers? Ce serait établir dans l'essence même un principe chargé de veiller sur l'essence. Les choses dont nous parlons sont impliquées dans l'essence qui existait avant elles. Par conséquent, l'essence renferme en elle-même la cause, qui, si elle est distincte de l'essence, en est cependant inséparable. Toutes les choses sont impliquées les unes dans les autres ; prises toutes ensemble, elles constituent l'Essence totale, parfaite, universelle; leur perfection est liée et inhérente à leur cause : ainsi l'essence d'un être, son caractère propre (sa quiddité) et sa raison d'être ne font qu'un. Si donc avoir des sens, et des sens de telle sorte, est impliqué dans la forme de l'homme par la nécessité éternelle et par la perfection de l'Intelligence divine, qui, en vertu de sa perfection, renferme en soi les causes {aussi bien que les essences}; si c'est seulement a posteriori que nous remarquons que les choses sont bien réglées (car, dans le monde intelligible, la cause qui complète l'essence est intimement unie à l'essence : là-haut, l'homme n'est pas seulement intelligence, et la sensibilité ne lui a pas été ajoutée quand il est descendu dans la génération} ; s'il est ainsi, dis-je, nous avons à résoudre deux questions : Comment {si avoir des sens est impliqué dans la forme de l'homme} l'Intelligence n'incline-t-elle pas vers les choses d'ici-bas ? En quoi consistent ces sens {qu'on attribue à l'homme intelligible} ? — Dira-t-on que ces sens sont la puissance de percevoir les objets sensibles? Mais il serait absurde que là-haut l'homme possédât de toute éternité la puissance de sentir et qu'il ne sentît qu'ici bas, que cette puissance ne passât à l'acte que quand l'âme est devenue moins bonne {par son union au corps}. [6,7,4] Pour répondre à ces questions, il faudrait remonter à l'essence de l'homme intelligible. Il vaut mieux commencer par déterminer celle de l'homme sensible, au lieu d'essayer de définir d'abord ce qu'est l'homme intelligible dans la supposition que nous connaissons bien le premier, tandis que nous n'en avons peut-être qu'une notion inexacte. Mais il en est qui pourraient croire que l'homme sensible et l'homme intelligible ne font qu'un. Discutons donc d'abord ce point. L'homme sensible a-t-il une essence différente de l'âme qui le produit, le fait vivre et raisonner? Est-il l'âme disposée de telle façon ? Est-il l'âme qui se sert du corps disposé de telle façon? Si l'homme est un animal raisonnable, et si l'animal est le composé de l'âme et du corps, cette définition de l'homme ne sera pas identique à celle de l'âme. Si l'homme est défini le composé de l'âme raisonnable et du corps, comment peut-il être une substance éternelle ? Cette définition ne convient à l'homme sensible que du moment où s'est opérée l'union de l'âme avec le corps ; elle exprime ce qui sera au lieu de faire connaître ce que nous nommons l'homme même; elle ressemble plutôt à une description qu'à une véritable détermination du caractère propre. Au lieu de définir la forme engagée dans la matière, elle indique ce qu'est le composé de l'âme et du corps lorsqu'il est déjà constitué. S'il en est ainsi, nous ne savons pas encore ce qu'est l'homme considéré dans son essence, tel que doit l'exprimer la définition. Si l'on prétend que la définition des choses sensibles doit exprimer quelque composé, il conviendrait d'admettre qu'il ne faut pas déterminer en quoi consiste chaque chose. Or, s'il est absolument nécessaire de définir les formes engagées dans la matière, il faut également définir l'essence qui fait l'homme; cela est nécessaire surtout pour ceux qui veulent, quand ils définissent un être, en définir le caractère propre. Quelle est donc l'essence de l'homme? Faire cette question, c'est demander quelle est la chose qui fait que cet homme est homme, chose qui doit se trouver en lui et non en être séparée. La véritable définition de l'homme est-elle animal raisonnable? N'est-ce pas là plutôt la définition du composé? Qu'est donc l'essence qui produit l'animal raisonnable? Dans la définition de l'homme, animal raisonnable veut dire vie raisonnable ; par conséquent, l'homme sera la vie raisonnable. Mais y a-t-il vie sans âme ? {Non sans doute.} Ou l'âme donnera à l'homme la vie raisonnable , et dans ce cas l'homme, au lieu d'être une substance, ne sera qu'un acte de l'âme; ou bien l'homme sera l'âme même. Mais si l'homme est l'âme raisonnable, qu'est-ce qui l'empêchera alors de rester homme lors même que son âme viendrait à passer dans un corps différent {dans le corps d'une brute} ? [6,7,5] Il faut donc que l'homme ait pour raison {pour essence} autre chose que l'âme. Qui empêche alors que l'homme ne soit quelque chose de composé, c'est-à-dire l'âme subsistant dans telle raison, en admettant que cette raison soit un certain acte de l'âme, mais que cet acte ne puisse exister sans le principe qui le produit. Or, telle est la nature des raisons séminales. Elles n'existent pas sans l'âme : car les raisons génératrices ne sont pas inanimées ; et cependant elles ne sont pas l'âme purement et simplement. Il n'y a rien d'étonnant à ce que de telles essences soient des raisons. Ces raisons qui n'engendrent pas l'homme {mais l'animal}, de quelle âme sont-elles donc les actes ? Est-ce de l'âme végétative? Non, elles sont les actes de l'âme {raisonnable} qui engendre l'animal, laquelle est une âme plus puissante et par cela même plus vivante. L'âme disposée de telle façon, présente à la matière disposée de telle façon (puisque l'âme est telle chose, selon qu'elle est dans telle disposition), même sans le corps, est ce qui constitue l'homme. Elle façonne dans le corps une forme à sa ressemblance. Elle produit ainsi, autant que le comporte la nature du corps , une image de l'homme, comme le peintre lui-même fait une image du corps : elle produit, je le répète, un homme inférieur {l'homme sensitif, l'animal}, qui possède la forme de l'homme, ses raisons, ses mœurs, ses dispositions, ses facultés, mais d'une manière imparfaite, parce qu'il n'est pas le premier homme {l'homme intellectuel}. Il a des sensations d'une autre espèce, des sensations qui, quoiqu'elles paraissent claires, sont obscures, si on les compare aux sensations supérieures dont elles sont les images. L'homme supérieur {l'homme raisonnable} est meilleur, a une âme plus divine et des sensations plus claires. C'est lui sans doute que Platon définit {en disant : L'homme est l'âme}; il ajoute dans sa définition : qui se sert du corps, parce que l'âme plus divine domine l'âme qui se sert du corps, et qu'elle ne se sert du corps qu'au second degré. En effet, la chose engendrée par l'âme étant capable de sentir, l'âme s'y attache en lui donnant une vie plus puissante ; ou plutôt, elle ne s'y attache pas, mais elle l'approche d'elle. Elle ne s'éloigne pas du monde intelligible, mais tout en restant en contact avec lui, elle tient suspendue à elle-même l'âme inférieure {qui constitue l'homme sensitif}, elle se mêle à cette raison par sa raison {elle s'unit à cette essence par son essence}. C'est pourquoi cet homme {sensitif}, qui par lui-même est obscur, est éclairé par cette illumination. [6,7,6] Comment donc la puissance sensitive est-elle dans l'âme supérieure {dans l'âme raisonnable} ?— Elle est en elle comme les choses sensibles sont dans le monde intelligible. C'est ainsi que {par cette puissance sensitive} l'âme sent l'harmonie sensible, parce que l'homme sensitif {percevant par la sensibilité contenue dans l'âme raisonnable} ramène à l'harmonie intelligible tout ce qui lui est inférieur. Le feu d'ici-bas a de la ressemblance avec le feu qui est là-haut et que l'âme supérieure sentait {avant d'être ici-bas} d'une manière conforme à la nature de ce feu. Si les corps qui sont ici-bas étaient aussi là-haut, l'âme supérieure les sentirait et les percevrait. L'homme qui existe là-haut est une âme disposée de telle façon, capable de percevoir ces objets : de là vient que l'homme du dernier degré {l'homme sensitif}, étant l'image de l'homme qui existe là-haut, a des raisons {des facultés} qui sont aussi les images {des facultés que possède l'homme supérieur}. L'homme qui existe dans l'Intelligence divine constitue l'homme supérieur à tous les hommes. Il illumine le second {l'homme raisonnable}, qui à son tour illumine le troisième {l'homme sensitif}. L'homme du dernier degré possède en quelque sorte les deux autres : il n'est pas produit par eux, il leur est plutôt uni. L'homme qui nous constitue a pour acte l'homme du dernier degré. Celui-ci reçoit quelque chose du second; et le second tient du premier son acte. Chacun de nous est ce qu'il est selon l'homme d'après lequel il agit {est intellectuel, raisonnable, sensitif, selon qu'il exerce l'intelligence, la raison discursive ou la sensibilité}. Chacun de nous possède les trois humanités en un sens {en puissance}, et ne les possède pas en un autre sens {en acte ; c'est-à-dire n'exerce pas simultanément l'intelligence, la raison et la sensibilité}. Quand la troisième vie {la puissance sensitive}, qui constitue le troisième homme, est séparée du corps, si la vie qui la précède {la raison discursive} l'accompagne sans être toutefois séparée du monde intelligible, alors on dit que la seconde est partout où est la troisième. Il peut sembler étonnant que cette dernière, en passant dans le corps d'une brute, entraîne avec elle cette partie qui est l'essence de l'homme. C'est que cette essence était toutes choses {en puissance} ; seulement, dans des temps différents elle agit par des facultés différentes. En tant qu'elle est pure, qu'elle n'est point encore dépravée, elle veut constituer un homme, et c'est un homme en effet qu'elle constitue: car donner un homme est meilleur {que de former une brute}, et elle fait ce qui est meilleur. Elle forme aussi des démons de l'ordre supérieur, mais qui sont encore conformes à l'essence qui constitue l'homme. L'homme {intellectuel} qui est avant cette essence est plus démonique encore ; ou plutôt il est déjà Dieu. Le démon attaché à Dieu en est une image, comme l'homme sensitif est l'image de l'homme intellectuel dont il dépend : car il ne faut pas regarder comme Dieu le principe auquel se rattache immédiatement l'homme. Ici se trouve en effet une différence semblable à celle qui existe entre les âmes, quoiqu'elles appartiennent toutes au même ordre. Il faut d'ailleurs appeler espèce des démons ces démons que Platon nomme simplement démons. Enfin, quand l'âme supérieure accompagne l'âme inférieure qui a choisi la condition de brute, l'âme inférieure qui était liée à l'âme supérieure (lors même qu'elle constituait un homme) développe la raison {séminale} de l'animal {dont elle a choisi la condition} : car elle possède en elle-même cette raison ; c'est son acte inférieur. [6,7,7] Mais, dira-t-on, si l'âme ne produit la nature d'une brute que lorsqu'elle est dépravée et dégradée, elle n'était pas dès l'origine destinée à produire un bœuf ou un cheval ; alors la raison séminale du cheval aussi bien que le cheval même seront contraires à la nature {de l'âme}. — Non : ils sont inférieurs à sa nature, mais ils ne lui sont pas contraires. Dès l'origine, l'âme était {en puissance} la raison séminale d'un cheval ou d'un chien. Quand cela lui est permis, l'âme qui doit engendrer un animal produit ce qui est meilleur; sinon, elle produit ce qu'elle est capable d'engendrer; elle ressemble aux artistes qui, sachant produire plusieurs figures, exécutent soit celle qu'ils ont reçu l'ordre d'exécuter, soit celle que la matière a le plus d'aptitude à recevoir. Qui empêche que la Puissance {naturelle et génératrice} de l'Ame universelle, en sa qualité de Raison {séminale} universelle, n'ébauche les contours du corps, avant que les puissances animiques {les âmes individuelles} descendent d'elle dans la matière? Qui empêche que cette ébauche ne soit une espèce d'illumination préalable de la matière ? Qui empêche que l'âme individuelle n'achève {de façonner le corps ébauché par l'Ame universelle} en suivant les lignes déjà tracées, n'organise les membres dessinés par elles, et ne devienne ce dont elle s'est approchée en se donnant à elle-même telle ou telle figure, comme dans un chœur le danseur se conforme au rôle qui lui a été assigné? Si nous sommes arrivé à ces considérations, c'est en examinant les conséquences des principes que nous avons posés. Notre but était de chercher comment la sensibilité se trouve dans l'homme même, et comment {malgré cela} les choses intelligibles ne tombent pas dans la génération. Nous avons reconnu et démontré que les choses intelligibles n'inclinent pas vers les choses sensibles, que ce sont celles-ci au contraire qui s'élèvent aux premières et les imitent; que l'homme sensitif tient de l'homme intellectuel la puissance de contempler les choses intelligibles, qu'il est uni aux choses sensibles comme l'homme intellectuel est uni aux choses intelligibles. En effet, les choses intelligibles sont à quelque égard sensibles; nous les disons sensibles, parce qu'elles sont corps {d'une manière idéale}, mais elles sont perçues d'une manière différente des corps. De même, nos sensations sont moins claires que la perception qui a lieu dans le monde intelligible et que nous nommons aussi sensation parce qu'elle se rapporte aux corps {qui existent là-haut d'une manière idéale}. Pour cette raison, nous appelons sensitif l'homme qui est ici-bas parce qu'il perçoit moins bien des choses qui sont elles-mêmes moins bonnes, c'est-à-dire qui ne sont que des images des choses intelligibles. On peut donc dire que les sensations ici-bas sont des pensées obscures, et que les pensées là-haut sont des sensations claires. [6,7,8] Voilà ce que nous avions à dire sur la sensibilité. {Passons maintenant à l'autre question que nous avons posée.} Comment se fait-il que tous les animaux qui sont (comme le cheval même) contenus dans l'Intelligence divine n'inclinent pas vers les choses d'ici-bas {en les engendrant} ?—Sans doute, pour engendrer ici-bas le cheval ou tout autre animal, l'Intelligence divine a dû en avoir la conception ; cependant il ne faut pas croire qu'elle ait eu d'abord la volonté de produire le cheval, puis la conception de cet animal. Évidemment, elle n'a pu vouloir produire le cheval que parce qu'elle en avait déjà la conception, et elle n'en a pas eu la conception parce qu'elle avait à le produire : ainsi, le cheval qui n'a pas été engendré a précédé le cheval qui devait être engendré postérieurement. Puisque le premier cheval est antérieur à toute génération et n'a pas été conçu pour être engendré, ce n'est pas parce que l'Intelligence divine incline vers les choses d'ici-bas ni parce qu'elle produit, qu'elle a en elle le cheval intelligible et les autres essences. Les intelligibles existaient déjà dans l'Intelligence {avant qu'elle engendrât} et les choses sensibles ont été engendrées ensuite par une conséquence nécessaire : car il était impossible que la procession s'arrêtât aux intelligibles. Qui en effet aurait arrêté cette puissance {de l'Intelligence} capable tout à la fois de procéder et de demeurer en soi ? Mais pourquoi ces animaux {privés de raison} existent-ils dans l'Intelligence divine? On comprend que les êtres doués de raison se trouvent en elle ; mais cette multitude d'êtres privés de raison a-t-elle rien de vénérable? Ne semble-t-elle pas plutôt quelque chose de messéant à l'Intelligence divine? — Évidemment l'Être qui est un doit être aussi multiple, puisqu'il est postérieur à l'Un absolument simple ; sinon, au lieu de lui être inférieur, il se confondrait avec lui. Étant postérieur à l'Un, il ne saurait être plus simple, il l'est donc moins. Or Celui qui est excellent étant l'Un, l'Être devait être plus d'un, puisque la multiplicité est le caractère de l'infériorité. — Pourquoi donc l'Être ne serait-il pas Dyade seulement ? — C'est que chacun des deux éléments de la Dyade ne peut non plus être absolument un, et doit être au moins Dyade; il en est de même de chacun des nouveaux éléments {dans lesquels se décomposeraient les premiers éléments de la Dyade}. En outre, la première Dyade renferme à la fois Mouvement et Stabilité ; elle est aussi Intelligence et Vie parfaite. L'Intelligence a pour caractère non d'être une, mais d'être universelle : elle renferme donc toutes les intelligences particulières; elle est toutes les intelligences et en même temps elle est quelque chose de plus grand. Elle possède la vie non comme Ame une, mais comme Ame universelle, ayant la puissance supérieure de produire les âmes particulières. Elle est enfin l'Animal universel; par conséquent, elle ne doit pas renfermer l'homme seul {mais encore toutes les autres espèces d'animaux}; sinon, l'homme seul existerait sur la terre. [6,7,9] Admettons, dira-t-on, que l'Intelligence renferme les idées des animaux d'un ordre relevé. Mais comment se fait-il qu'elle renferme aussi les idées des animaux vils et privés de raison ? Car on doit regarder comme vil tout animal privé de raison et d'intelligence, puisque c'est à ces facultés que celui qui les possède doit sa noblesse.— Sans doute il est difficile de comprendre comment les choses privées d'intelligence et de raison existent dans l'Intelligence divine, dans laquelle sont tous les êtres et de laquelle tous procèdent. Mais avant d'aborder la discussion de cette question, prenons comme accordées les vérités suivantes : L'homme ici-bas n'est pas ce qu'est l'homme dans l'intelligence divine, non plus que les autres animaux ; il existe dans son sein, ainsi qu'eux, d'une manière plus relevée ; en outre, on ne trouve en elle aucun être appelé raisonnable : car c'est ici-bas seulement qu'on fait usage de la raison : là-haut, il n'y a que des actes supérieurs à la raison discursive. — Pourquoi donc l'homme est-il ici-bas le seul animal qui fasse usage de la raison? — C'est que l'intelligence de l'homme étant, dans le monde intelligible, différente de celle des autres animaux, sa raison doit aussi différer ici-bas de leur raison : car on voit dans les autres animaux mêmes beaucoup d'actes qui impliquent l'usage de l'entendement. —Mais pourquoi tous les animaux ne sont-ils pas également raisonnables? — Pourquoi tous les hommes ne le sont-ils pas non plus {demanderons-nous à notre tour} ? Réfléchissons-y bien : toutes ces vies, qui représentent autant de mouvements, toutes ces intelligences, qui forment une pluralité, ne pouvaient pas être identiques. Il fallait donc qu'elles différassent entre elles, et leur différence devait consister à manifester plus ou moins clairement l'intelligence et la vie : celles qui occupent le premier rang sont distinguées par les premières différences, celles qui occupent le deuxième rang par les différences de deuxième espèce, et ainsi de suite. Ainsi, parmi les intelligences, les unes constituent les dieux, les autres les êtres placés au deuxième rang et doués de raison; d'autres enfin les êtres que nous appelons privés de raison. Mais cette nature même que nous appelons ici privée de raison et d'intelligence est raison et intelligence dans le monde intelligible. En effet, celui qui pense le cheval intelligible, par exemple, est intelligence tout comme l'est la pensée même du cheval. Si rien n'existait que la pensée, il n'y aurait rien d'absurde à ce que cette pensée, tout en étant intellectuelle, eût pour objet un être privé d'intelligence. Mais, puisque la pensée et la chose pensée ne font qu'un, comment la pensée pourrait-elle être intellectuelle sans que la chose pensée le fût également? Pour que cela eût lieu, il faudrait que l'intelligence se rendît elle-même pour ainsi dire inintelligente. Mais il n'en est pas ainsi. La chose pensée est une intelligence déterminée, comme elle est une vie déterminée. Or, de même qu'aucune vie, quelle qu'elle soit, ne peut être privée de la vitalité, aucune intelligence déterminée ne peut être privée de l'intellectualité. L'intelligence même qui est propre à un animal, à l'homme par exemple, ne cesse pas d'être l'intelligence de toutes choses: quelque partie que vous preniez en elle, elle est toutes choses, mais d'une manière différente ; elle est une chose particulière en acte, elle est toutes choses en puissance. Nous ne saisissons dans chaque chose particulière que ce qu'elle est en acte. Or ce qui est en acte {une chose particulière} occupe le dernier rang. Telle est dans l'intelligence l'idée du cheval, par exemple. L'Intelligence, dans sa procession continue vers une vie moins parfaite, constitue à un certain degré le cheval, et à un degré inférieur, un animal encore inférieur : car plus les puissances de l'Intelligence se développent, plus elles deviennent imparfaites. Dans leur procession, elles perdent à chaque degré quelque chose, et comme c'est un moindre degré d'être qui constitue tel ou tel animal, son infériorité se rachète par quelque chose de nouveau. Ainsi, à mesure que la vie est moins complète dans l'animal, apparaissent les ongles, les serres, ou les cornes et les dents. Partout où l'intelligence baisse d'un côté, elle se relève d'un autre côté par la plénitude de sa nature, et elle trouve en elle-même de quoi compenser ce qui manque. [6,7,10] Mais comment peut-il y avoir quelque chose d'imparfait dans le monde intelligible? Pourquoi l'animal intelligible a-t-il des cornes? Est-ce pour sa défense ? — C'est pour être complet et parfait. Il doit être parfait comme animal, parfait comme intelligence, parfait comme vie, de telle sorte que, s'il manque d'une qualité, il en ait une autre à la place. La cause des différences, c'est que ce qui appartient à une essence se trouve remplacé dans une autre essence par quelque autre chose, en sorte que l'ensemble {des essences} constitue l'Animal le plus parfait, la Vie la plus parfaite, l'Intelligence la plus parfaite, tandis que toutes les essences particulières qui se trouvent ainsi dans l'être intelligible sont parfaites en tant que particulières. L'Être doit être à la fois un et multiple; or il ne peut être multiple si toutes les choses qui se trouvent en lui sont égales; il serait alors l'Un absolu. Il faut donc, puisqu'il forme un tout composé, qu'il soit constitué par des choses qui aient entre elles des différences spécifiques, de telle sorte que son unité laisse subsister les choses particulières, telles que les formes et les raisons {essences}. Les formes, comme celle de l'homme, doivent renfermer toutes les différences qui leur sont essentielles. Quoiqu'il y ait unité dans toutes ces formes, il s'y trouve cependant des choses plus ou moins relevées les unes que les autres, l'œil et le doigt par exemple : tous ces organes sont impliqués dans l'unité de l'animal, et ils ne sont inférieurs que relativement à l'ensemble. Il valait mieux qu'il en fut ainsi. La raison {l'essence de l'animal} est animal et de plus quelque chose de différent de l'animal. La vertu a aussi un caractère général et un caractère individuel. L'ensemble {du monde intelligible} est beau, parce que ce qui est commun {à toutes les essences} n'offre pas de différence. [6,7,11] S'il est dit {dans le Timée} que le ciel n'a dédaigné de recevoir aucune des formes des animaux, dont on voit un si grand nombre, c'est que cet univers devait renfermer l'universalité des choses. — D'où tient-il toutes les choses qu'il renferme? Les a-t-il reçues de là-haut?— Oui : il a reçu de là-haut toutes les choses qui ont été produites par la raison et d'après une forme intelligible.—Mais, de même qu'il contient du feu et de l'eau, il doit contenir aussi des végétaux. Or comment peut-il y avoir des végétaux dans le monde intelligible? Comment la terre, le feu y sont-ils des choses vivantes? Car, ou ce sont des choses vivantes, ou ce sont des choses mortes ; dans le second cas, tout ne serait pas vivant dans le monde intelligible. Dans quel état les objets dont nous parlons se trouvent-ils donc là-haut? D'abord, on peut montrer que les végétaux n'ont rien de contraire à la raison, puisque, même ici-bas, il y a dans le végétal une raison qui constitue sa vie. — Si la raison essentielle du végétal, raison qui le constitue, est une vie de telle nature, une espèce d'âme, et si cette raison est elle-même une unité, est-elle le Végétal premier? — Non, il y a au-dessus de cette raison le Végétal premier dont dérive ce végétal particulier. Le Végétal premier est unité; l'autre est multiple, et dérive nécessairement de cette unité. S'il en est ainsi, le Végétal premier doit posséder la vie à un plus haut degré encore et être le Végétal même, duquel procèdent les végétaux qui sont ici-bas, qui occupent le second ou le troisième rang, et qui tiennent du Végétal premier les traces de vie qu'ils présentent. Mais comment la Terre existe-t-elle dans le monde intelligible? Quelle est son essence? Comment la Terre qui se trouve dans le monde intelligible y est-elle vivante? — Voyons d'abord ce qu'est notre Terre, c'est-à-dire quelle est son essence. Elle doit être une une raison {une essence} : car la raison du végétal est vivante même ici-bas. — Y a-t-il donc aussi une raison vivante dans la Terre?— Pour trouver la nature de la Terre, prenons des objets essentiellement terrestres, qui soient engendrés et façonnés par elle. La naissance des pierres et l'accroissement qu'elles prennent, la formation intérieure des montagnes, ne sauraient avoir lieu si une raison animée ne les produisait par un travail intime et caché. Cette raison, c'est la forme de la Terre, forme qui est analogue à la force qu'on nomme nature dans les arbres. On peut comparer la Terre au tronc de l'arbre, la pierre qu'on détache du sol au rameau qu'on sépare du tronc. Si l'on considère la pierre qui n'est pas encore arrachée du sein de la Terre, qui s'y trouve unie comme est uni à l'arbre le rameau qu'on n'a pas coupé, on reconnaît que la nature de la Terre, nature qui est une force productrice, constitue une vie douée de raison, et l'on conçoit que la Terre intelligible doit posséder la vie à un plus haut degré encore, que la vie rationnelle de la Terre est la Terre même, la Terre au premier degré, de laquelle procède la Terre qui est ici-bas. Si le feu est aussi une raison engagée dans la matière, et ressemble à la terre sous ce rapport, il n'est pas né par hasard. D'où viendrait-il? D'un frottement, pourrait-on dire. Mais le feu existe dans l'univers avant qu'un corps en frotte un autre; les corps eux-mêmes possèdent déjà du feu quand ils se frottent mutuellement : car il ne faut pas croire que la matière possède le feu en puissance, en sorte qu'elle soit capable par elle-même de le produire .— Si le principe qui produit le feu doit être une raison puisqu'il donne une forme, qu'est-il donc? — C'est une âme capable de produire le feu, c'est-à-dire une raison et une vie, lesquelles ne font qu'une seule et même chose. C'est pourquoi Platon dit que dans chacune de ces choses il y a une âme, c'est-à-dire une puissance capable de produire le feu sensible. Ainsi le principe qui produit le feu dans notre monde est une vie ignée, un feu plus réel que le nôtre. Puisque le Feu intelligible est un feu plus réel que le nôtre, il possède aussi une vie plus réelle. Le Feu en soi possède donc la vie. Il y a une raison pareille dans les autres éléments, l'air et l'eau. Pourquoi ces choses ne seraient-elles pas animées comme la terre? Elles sont évidemment contenues dans l'Animal universel et elles en constituent des parties. Sans doute la vie n'est pas manifeste en elles, pas plus que dans la terre; mais on peut la reconnaître en elles, comme on la reconnaît dans la terre, par ses productions :car il naît des animaux dans le feu, et dans l'eau avec plus d'évidence encore ; il s'en forme aussi dans l'air. Les flammes qu'on voit chaque jour s'allumer et s'éteindre ne manifestent pas l'Ame universelle {à cause de leur peu de durée} ; sa présence ne se montre pas dans le feu, parce qu'il ne trouve pas ici-bas une masse permanente. Il en est de même de l'eau et de l'air : si par leur nature ces éléments étaient plus consistants, ils laisseraient voir en eux l'Ame universelle; mais comme leur substance est divisée, ils ne nous découvrent pas la puissance qui les anime. Il en est d'eux comme des fluides qui se trouvent dans notre corps, du sang par exemple: la chair, qui paraît animée, se forme aux dépens du sang; celui-ci doit donc jouir de la présence de l'âme; cependant il en paraît privé parce qu'il ne manifeste pas de sensibilité, qu'il n'oppose aucune résistance, que par sa fluidité il se sépare facilement de l'âme qui le vivifie, comme cela arrive aux trois éléments dont nous avons déjà parlé. Aussi les animaux formés de l'air condensé ont-ils pour nature de sentir sans pâtir. Comme la lumière qui est fixe et permanente pénètre l'air tant qu'il est lui-même permanent, l'Ame aussi pénètre l'atmosphère qui l'entoure sans y être absorbée. Il en est de même pour les éléments autres que l'air. [6,7,12] Nous le répétons donc : puisque nous admettons que notre univers a pour modèle le monde intelligible, nous devons à plus forte raison reconnaître que celui-ci est l'Animal universel, qui, ayant une essence parfaite, est toutes choses ; par conséquent, dans le monde intelligible, le Ciel aussi est un être animé, et n'est pas privé de ce qu'on nomme ici-bas des astres ; c'est même là ce qui constitue son essence. Là-haut, la terre n'est pas non plus une chose morte; elle est vivante: elle contient tous les animaux qui marchent sur le sol et qu'on nomme terrestres, ainsi que les végétaux qui ont la vie pour fondement. Là-haut existent aussi la mer et l'eau à l'état universel, ayant pour essence une fluidité et une vie permanentes, contenant tous animaux qui vivent dans l'eau. L'air fait également partie du monde intelligible, avec les animaux qui habitent l'air et qui ont là-haut une nature en harmonie avec la sienne. Comment se pourrait-il que les choses contenues dans un être vivant ne fussent pas elles-mêmes vivantes? Aussi le sont-elles même ici-bas. Pourquoi tous les animaux n'existeraient-ils pas nécessairement dans le monde intelligible ? La nature des grandes parties de ce monde détermine en effet de toute nécessité la nature des animaux que ces parties renferment. Ainsi de l'existence et de la nature du monde intelligible résultent l'existence et la nature de tous les êtres qui s'y trouvent contenus. Ces choses s'impliquent l'une l'autre. Demander pourquoi existent les animaux renfermés dans le monde intelligible, c'est demander pourquoi existe ce monde lui-même, c'est demander pourquoi existe l'Animal universel, ou, ce qui revient au même, pourquoi existent la Vie universelle, l'Ame universelle, l'Intelligence universelle, dans lesquelles on ne trouve nul défaut, nulle imperfection, dans lesquelles déborde partout la plénitude de la vie. Toutes ces choses découlent d'une seule et même source: ce n'est ni un souffle, ni une chaleur unique; c'est plutôt une qualité unique, qui renferme et conserve en soi toutes les qualités, la douceur des parfums les plus suaves, la saveur du vin et des sucs les plus fins, l'éclat des plus vives couleurs, la mollesse des objets qui chatouillent le toucher avec le plus de délicatesse, le rythme et l'harmonie de toutes les espèces de sons qui peuvent charmer les oreilles. [6,7,13] Ni l'Intelligence, ni l'Ame qui procède d'elle ne sont une essence simple ; toutes les deux renferment l'universalité des choses avec leur variété infinie, en tant que celles-ci sont simples, c'est-à-dire qu'elles ne sont pas composées, qu'elles sont principes et actes : car, dans le monde intelligible, l'acte de ce qui occupe le dernier rang est simple; l'acte de ce qui occupe le premier rang est universel. L'Intelligence, dans son mouvement uniforme, se porte toujours sur des choses semblables et identiques ; cependant, chacune d'elles est identique et une sans être une partie ; elle est au contraire universelle, parce que ce qui est partie dans le monde intelligible n'est pas une simple unité, mais une unité divisible à l'infini. Dans ce mouvement, l'Intelligence part d'un objet et va à un autre objet qui est son terme. Mais tout ce qui est intermédiaire ressemble-t-il à une ligne droite ou à un corps uniforme et homogène? Qu'y aurait-il là de grand? Si l'Intelligence ne renfermait pas de différences, si nulle diversité ne l'éveillait à la vie, elle ne serait pas acte; son état ne différerait en rien de l'inactivité. Si son mouvement était déterminé d'une seule façon, elle ne posséderait qu'une seule espèce de vie au lieu de posséder la vie universelle. Or elle doit avoir en elle une vie universelle, omniprésente ; par conséquent, elle doit se mouvoir ou plutôt s'être mue vers toutes les essences. Qu'elle se meuve d'une manière simple et uniforme, elle ne possède plus qu'une seule chose, elle lui est identique, elle ne procède plus vers une chose différente. Puisqu'elle procède vers une chose différente, il faut qu'elle devienne une chose différente, qu'elle soit deux choses. Si ces deux choses sont identiques, l'Intelligence reste encore une et il n'y a plus de procession; si au contraire ces deux choses sont différentes, elle procède à l'aide de cette différence, et en vertu de cette différence jointe à son identité elle engendre une troisième chose. Celle-ci, par son origine, est à la fois identique et différente ; elle n'est pas telle ou telle différence, mais toute espèce de différence, parce que l'identité qu'elle contient est-elle-même universelle. Etant ainsi différence universelle aussi bien qu'identité universelle, cette chose possède tout ce qu'on nomme différent : car sa nature est d'être une différenciation universelle. Si toutes les différences précédaient cette chose, celle-ci serait modifiée par elles. S'il n'en est pas ainsi, elle a dû engendrer toutes les différences, ou plutôt être leur universalité. II est donc impossible que les essences existent sans l'acte de l'Intelligence. Par cet acte, après avoir produit une essence, l'Intelligence en a produit toujours une autre, elle a parcouru en quelque sorte la carrière qu'il est naturel à l'Intelligence véritable de parcourir en elle-même : cette carrière, c'est celle des essences, dont chacune correspond à une de ses évolutions. Puisque l'Intelligence est partout identique, ses évolutions impliquent permanence, et elles lui font parcourir «le champ de la vérité,» sans en sortir jamais. Elle occupe ce champ tout entier, parce qu'elle s'est fait à elle-même le lieu où elle opère ses évolutions, lieu identique à ce qu'il contient. Ce champ est varié pour qu'il offre une carrière à parcourir : s'il n'était pas universellement et toujours varié, il y aurait un point d'arrêt où cesserait la variété; or, si l'Intelligence s'arrêtait, elle ne penserait pas; et si elle s'était jamais arrêtée, elle aurait été sans penser. Or cela n'est pas; donc la Pensée existe, et son mouvement universel produit la plénitude de l'Essence universelle. L'Essence universelle est la Pensée qui embrasse la Vie universelle, et qui après une chose en conçoit toujours une autre, parce que, ce qui en elle est identique étant aussi différent, toujours elle divise et toujours elle trouve une chose différente des autres. Dans sa marche, l'Intelligence va toujours de la vie à la vie, des êtres animés aux êtres animés; de même un voyageur, en s'avançant sur la terre, ne voit jamais s'offrir à ses yeux rien autre chose que la terre, quelques diversités qu'ait sa surface. Dans le monde intelligible, la vie dont on parcourt le champ est toujours identique à elle-même, mais aussi elle est toujours différente. Il en résulte qu'elle ne nous paraît pas identique, parce que dans son évolution, qui est identique, elle parcourt des choses qui ne le sont pas; elle ne change pas pour cela: car elle parcourt des choses différentes d'une manière uniforme et identique. Si cette uniformité et cette identité de l'Intelligence ne s'appliquaient pas à des choses différentes, l'Intelligence demeurerait oisive; elle n'existerait plus en acte, elle ne serait plus acte. Or ces choses différentes constituent l'Intelligence même. L'Intelligence est donc universelle, parce que cette universalité forme son essence même. Ainsi, étant universelle, l'Intelligence est toutes choses : il n'y a rien en elle qui ne concoure à l'universalité; il n'y a rien non plus qui ne soit différent, afin de pouvoir, par sa différence même, concourir encore à la totalité. S'il n'y avait pas de différence, si tout était identique en elle, l'Intelligence perdrait de son essence, parce que sa nature ne formerait plus un tout plein d'harmonie. [6,7,14] Nous pouvons par des exemples intellectuels comprendre quelle est la nature de l'Intelligence et voir qu'elle ne saurait être une unité qui n'admette aucune espèce de différence. Prenons pour exemple la raison {séminale} d'une plante ou celle d'un animal. Si elle n'est qu'une unité sans aucune espèce de variété, elle n'est même plus une raison; ce qui en naîtra ne sera que matière. Il faut donc que cette raison contienne tous les organes, et qu'embrassant toute la matière elle n'en laisse aucune partie demeurer identique aux autres. Le visage, par exemple, ne forme pas une seule masse : il contient le nez, les yeux, etc.; le nez de son côté n'est pas une chose simple : il comprend diverses parties par la variété desquelles il est un organe; réduit à l'état d'unité absolument simple, il ne serait plus qu'une masse. Ainsi, l'Intelligence renferme l'infini, parce qu'elle est à la fois une et multiple, non comme l'est une maison, mais comme l'est une raison {séminale} intérieurement multiple. Elle contient donc en son sein une espèce de figure (de schème) ou bien de tableau, où se trouvent dessinées et circonscrites intérieurement ses puissances et ses pensées; leur division ne se produit pas au dehors, elle est tout intérieure. De cette manière, l'Animal universel embrasse d'autres animaux, dans lesquels on découvre d'autres animaux encore plus petits, d'autres puissances encore moins grandes, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on arrive à la forme individuelle. Toutes ces formes sont distinguées les unes des autres par leur division, sans jamais avoir été confondues ensemble, quoiqu'elles concourent toutes à constituer une seule unité. Ainsi existe dans le monde intelligible cette union qu'on appelle amitié, mais cette union est bien différente de celle qui existe dans le monde sensible. La seconde en effet n'est que l'image de la première, parce qu'elle est formée d'éléments complètement séparés les uns des autres. La véritable union consiste pour les choses à n'en former qu'une seule sans avoir entre elles aucune séparation. Or ici-bas les objets sont séparés les uns des autres. [6,7,15] Qui pourra donc contempler cette Vie multiple et universelle, première et une, sans être épris d'elle et sans mépriser toute autre espèce de vie? Car ce sont de véritables ténèbres que ces vies d'ici-bas, vies faibles, impuissantes, incomplètes, dont l'impureté souille la pureté des autres vies. Dès que vous regardez ces vies impures, vous ne voyez plus les autres, vous ne vivez plus avec toutes ces vies dans lesquelles tout est vivant et affranchi de toute impureté, de tout contact du mal. En effet, le mal ne règne qu'ici-bas, où nous n'avons qu'un vestige de l'Intelligence et de la vie intelligible. Au contraire, dans le monde intelligible existe cet archétype qui possède la forme du Bien, comme le dit Platon, parce qu'il possède le Bien par les formes {par les idées}. Autre chose est en effet le Bien absolu, autre chose l'Intelligence, qui est bonne parce que sa vie consiste à contempler. Les objets que l'Intelligence contemple sont les essences qui ont la forme du Bien et qu'elle possède depuis le moment où elle a contemplé le Bien. Elle l'a reçu, non tel qu'il était en lui-même, mais tel qu'elle a pu le recevoir. Le Bien est en effet le principe suprême. L'Intelligence tient de lui sa perfection; si elle a engendré tous les intelligibles, c'est à lui qu'elle le doit : d'un côté, elle ne pouvait considérer le Bien sans penser ; d'un autre côté, elle ne devait pas voir en lui les intelligibles ; autrement, elle ne les eût pas engendrés. Ainsi, l'Intelligence a reçu du Bien la puissance d'engendrer et de se remplir de ce qu'elle a engendré. Le Bien ne possède pas lui-même les choses dont il a ainsi fait don : car il est absolument un, et ce qu'il a donné à l'Intelligence est multiple. Incapable d'embrasser dans sa plénitude et de posséder dans son unité la puissance qu'elle recevait, l'Intelligence l'a brisée en mille fragments et l'a rendue multiple pour la posséder au moins par parties. Ainsi, toutes les essences engendrées par l'Intelligence procèdent de la puissance qu'elle tient du Bien et elles en portent la forme ; comme l'Intelligence est bonne elle-même et qu'elle est composée de choses qui portent la forme du Bien, elle est un bien varié. Pour se la représenter, qu'on s'imagine une sphère variée et vivante, ou un composé de faces animées et brillantes ; ou bien qu'on se figure encore les âmes pures, parfaites et complètes dans leur essence, unies toutes ensemble par leur sommet, puis l'Intelligence universelle assise à ce sommet et illuminant toute la région intelligible. Nous supposons ici que celui qui se figure cette image la considère comme une chose placée hors de lui; mais {pour contempler l'Intelligence}, il faut devenir l'Intelligence, et se donner ensuite le spectacle de soi-même. [6,7,16] Au lieu de s'arrêter à cette beauté multiple, il faut la laisser pour s'élever au principe suprême {au Bien}. En raisonnant, non d'après la nature de notre monde, mais d'après celle de l'Intelligence universelle, on doit se demander avec étonnement quel est le principe qui l'a engendrée et comment il l'a engendrée. Chacune des essences contenues dans l'Intelligence est une forme particulière, et a en quelque sorte son type propre. Leur caractère commun étant d'être conformes au Bien, il en résulte que l'Intelligence contient toutes les choses conformes au Bien. Elle possède donc l'être qui est dans toutes choses; elle contient tous les animaux, ainsi que la vie universelle qui se trouve en eux, et tout le reste. Pour quelle raison faut-il regarder ces choses comme des biens, quand on les considère sous ce point de vue? — La solution de cette question se déduit des réflexions suivantes. Quand l'Intelligence a regardé le Bien pour la première fois, n'a-t-elle pas rendu multiple son unité en la pensant? Quoiqu'elle fût elle-même un être un, n'a-t-elle pas divisé cette unité en la pensant par suite de l'impossibilité où elle était de l'embrasser tout entière? — Mais quand elle a regardé le Bien pour la première fois, elle n'était pas encore intelligence. — Est-ce donc qu'elle regardait le Bien sans intelligence? — Elle ne le voyait pas encore ; mais elle vivait près de lui, elle lui était suspendue, elle était tournée vers lui. Étant arrivé à sa plénitude, parce qu'il s'opérait là haut et qu'il se portait vers le Bien, le mouvement de l'Intelligence l'a conduite elle-même à sa plénitude; dès lors il a été, non plus un simple mouvement, mais un mouvement parfait et complet. Il est devenu toutes choses, et, en ayant conscience de lui-même, il a connu qu'il était en effet toutes choses. Il est devenu ainsi l'Intelligence, qui possède la plénitude afin de contenir ce qu'elle doit voir, et qui voit par la lumière qu'elle reçoit de Celui dont elle tient ce qu'elle voit. C'est pourquoi l'on dit que le Bien est non-seulement la cause de l'essence, mais encore la cause de l'intuition de l'essence. Comme le soleil est pour les choses sensibles la cause qui les fait exister et les rend visibles, comme il est aussi la cause de la vision, et qu'il n'est cependant ni la vision ni les choses visibles; de même, le Bien est la cause de l'Essence et de l'Intelligence; il est une lumière en rapport avec les essences qui sont vues et avec l'Intelligence qui les voit; mais il n'est ni les essences ni l'Intelligence; il est seulement leur cause ; il produit la pensée en répandant sa lumière sur les essences et sur l'Intelligence. C'est ainsi que l'Intelligence est arrivée à la plénitude, et qu'arrivée à la plénitude elle est devenue parfaite et elle a vu. Son principe, c'est-ce qui a précédé sa plénitude. Mais elle a un autre principe {le Bien}, lequel lui est extérieur en quelque sorte, c'est celui qui lui adonné sa plénitude, et qui, en la lui donnant, lui a imprimé sa forme. [6,7,17] Comment les essences peuvent-elles se trouver dans l'Intelligence et la constituer, si elles n'étaient ni dans ce qui a donné, ni dans ce qui a reçu cette plénitude, puisque, avant de recevoir du Bien sa plénitude, l'Intelligence ne possédait pas les essences ? — II n'est point nécessaire qu'un principe possède lui-même ce qu'il donne : il suffit, dans les choses intelligibles, de regarder celui qui donne comme supérieur, celui qui reçoit comme inférieur: c'est en cela que consiste la génération dans l'ordre des êtres véritables. Ce qui occupe le premier rang doit être en acte; les choses postérieures doivent être en puissance ce qui les précède. Ce qui occupe le premier rang est supérieur à ce qui occupe le second rang; ce qui donne est également supérieur à ce qui est donné, parce qu'il est meilleur. S'il y a donc un principe antérieur à l'acte, il doit être supérieur à l'acte et à la vie; quoiqu'il ait donné la vie à l'Intelligence, il est plus beau, plus vénérable encore que la vie. Ainsi l'Intelligence a reçu la vie, sans que le principe dont elle l'a reçue ait dû renfermer lui-même quelque variété. La vie est l'empreinte de Celui qui l'a donnée, mais elle n'est pas sa vie. Au moment où l'Intelligence a tourné ses regards vers lui, elle était indéterminée ; dès qu'elle a attaché son regard sur lui, elle a été déterminée par lui, quoiqu'il n'eût pas lui-même de détermination. Aussitôt en effet qu'elle a considéré l'Un, elle a été déterminée par lui, elle a reçu de lui sa détermination, sa limite, sa forme. La forme se trouve dans ce qui reçoit ; Celui qui donne n'en a pas lui-même. Cette détermination n'a pas été imposée du dehors à l'Intelligence comme cela a lieu pour la limite imposée à une grandeur ; c'est la détermination propre à cette Vie, qui est universelle, multiple et infinie, parce qu'elle a rayonné de la nature suprême : cette Vie n'était pas encore la vie de tel ou tel principe ; sinon, elle aurait été déterminée comme vie individuelle. Cependant elle a été déterminée, et en vertu de cette détermination elle est la vie d'une unité multiple. Chacune des choses qui constituent sa multiplicité a été également déterminée. En effet, la Vie a été déterminée comme multiplicité d'essences à cause de sa propre multiplicité ; comme unité, à cause de la détermination même qu'elle a reçue. Qu'est-ce qui a été déterminé comme unité? L'Intelligence, parce qu'elle est la vie déterminée. Qu'est-ce qui a été déterminé comme multiplicité? La multiplicité des intelligences. Tout est ainsi intelligence : seulement, l'Intelligence qui est une est universelle; les intelligences qui forment multiplicité sont individuelles. Si l'Intelligence universelle comprend toutes les intelligences individuelles, s'en suit-il que chacune de ces dernières soit identique aux autres?— Non : car alors il n'y en aurait qu'une seule. La multiplicité des intelligences implique donc une différence entre elles. — Mais comment chacune diffère-t-elle des autres ? — Elle en diffère en cela même qu'elle est une : car il n'y a point identité entre l'Intelligence universelle et une intelligence particulière quelconque. Ainsi, dans l'Intelligence, la vie est puissance universelle ; l'intuition qui en émane est la puissance de toutes choses ; enfin l'Intelligence elle-même, quand elle est formée, nous manifeste toutes ces choses. Au sommet des essences est Celui qui est leur principe : elles ne lui servent pas de fondement; c'est lui au contraire qui est le fondement de la Forme des formes sans avoir lui-même de forme. L'Intelligence joue à l'égard de l'Ame le rôle que le Premier joue à son propre égard : elle verse sur l'Ame sa lumière, et, pour la déterminer, elle la rend raisonnable en lui communiquant ce dont elle est elle-même le vestige. L'Intelligence est donc le vestige du Premier, et tandis qu'elle est une forme qui se développe en pluralité, le Premier n'a aucune espèce de forme, afin de donner la forme à tout le reste. S'il était lui-même une forme, l'Intelligence ne serait plus que la Raison {l'Ame}. Il fallait donc que le Premier ne renfermât aucune multiplicité ; sinon, sa multiplicité aurait dû être elle-même rapportée à un principe supérieur. [6,7,18] Sous quel rapport les essences que contient l'Intelligence paraissent-elles avoir la forme du Bien? Est-ce parce que chacune d'elles est une forme, ou parce que chacune est belle, ou bien pour quelque autre raison?—Tout ce qui procède du Bien en porte le caractère ou l'empreinte, ou a du moins quelque chose qui en provient, comme ce qui naît du feu en a un vestige, comme ce qui vient du doux en offre la trace. Or ce qui passe du Bien dans l'Intelligence, c'est la vie (car c'est de l'acte du Bien qu'est née la vie, c'est par le Bien qu'existe l'Intelligence, c'est de lui que procède la beauté des idées). Donc toutes ces choses, la Vie, l'Intelligence, l'Idée, porteront la forme du Bien. Mais qu'y a-t-il de commun en elles? Il ne suffit pas qu'elles procèdent du Bien pour avoir toutes quelque chose d'identique; il faut encore qu'il y ait en elles un caractère commun : car d'un même principe peuvent provenir des choses différentes, ou bien encore une seule et même chose peut devenir différente en passant du principe qui la donne dans les êtres qui la reçoivent (autre chose est en effet ce qui constitue le premier acte, autre chose ce qui est accordé au premier acte); de cette manière, ce qui est dans les choses dont nous parlons est déjà différent. Rien n'empêche que le caractère qui se trouve dans toutes ces choses {dans la Vie, l'Intelligence, l'Idée} ne soit la forme du Bien, mais cette forme existe à des degrés divers dans chacune d'elles. Dans laquelle de ces choses la forme du Bien se trouve-t-elle au plus haut degré? — Pour résoudre cette question. il faut d'abord examiner celle-ci : La vie est-elle bonne par cela seul qu'elle est vie, fût-elle la vie pure et simple? Ne doit-on pas plutôt appeler proprement vie la Vie qui provient du Bien, en sorte que procéder du Bien ne soit autre chose qu'être une telle vie? De quelle nature est donc cette Vie? Est-ce la vie du Bien?— La Vie n'appartient pas au Bien : elle en provient seulement. Si la Vie a pour caractère de provenir du Bien et qu'elle soit la Vie véritable, il en résulte que rien de ce qui procède du Bien n'est méprisable, que la Vie doit en tant que vie être regardée comme bonne, qu'il en est de même de l'Intelligence première et véritable, et qu'enfin chaque idée est bonne et porte la forme du Bien. S'il en est ainsi, chacune de ces choses {la Vie, l'Intelligence, l'Idée} possède un bien qui est ou commun, ou diffèrent, ou qui a des degrés divers. Puisque nous avons admis que chacune des choses dont nous parlons a dans son essence un bien, c'est par ce bien qu'elle est bonne. Ainsi, la Vie est un bien, non en tant qu'elle est simplement la Vie, mais en tant qu'elle est la Vie véritable et qu'elle procède du Bien; l'Intelligence est également un bien en tant qu'elle est essentiellement l'Intelligence; il y a donc dans la Vie et l'Intelligence quelque chose d'identique. En effet, quand une seule et même chose est affirmée d'êtres différents, bien qu'elle fasse partie intégrante de leur essence, on peut l'en abstraire par la pensée: c'est ainsi que de l'homme et du cheval on peut abstraire l'animal, de l'eau et du feu la chaleur ; mais ce qui est commun dans ces êtres est un genre, tandis que ce qui est commun dans l'Intelligence et la Vie, c'est une seule et même chose qui se trouve dans l'une au premier degré et dans l'autre au second. Quand la Vie, l'Intelligence et les Idées sont appelées bonnes, est-ce par une simple homonymie? Le Bien constitue-t-il leur essence, ou chacune d'elles est-elle bonne prise dans sa totalité? — Mais le Bien ne saurait constituer l'essence de chacune d'elles.— Sont-elles donc les parties du Bien? — Mais le Bien est indivisible. Quant aux choses qui sont au-dessous de lui, elles sont bonnes pour des raisons diverses. L'acte premier {qui procède du Bien} est bon; la détermination qu'il reçoit est également bonne, et l'ensemble de ces deux choses est bon. L'acte est bon parce qu'il procède du Bien; la détermination, parce qu'elle est une perfection émanée du Bien ; le composé de l'acte et de la détermination, parce qu'il est leur ensemble. Toutes ces choses proviennent ainsi d'un seul et même principe, et cependant elles sont différentes. C'est ainsi que {dans un chœur} la voix et la marche procèdent d'une seule et même chose, en tant qu'elles sont bien réglées. Or elles sont bien réglées parce qu'il y a en elles de l'ordre et du rythme. Qu'y a-t-il donc dans les choses dont nous parlons pour qu'elles soient bonnes? — Mais, nous dira-t-on peut-être, si la voix et la marche sont bien réglées, elles le doivent chacune tout entière à un principe extérieur, puisqu'ici l'ordre s'applique à des choses qui diffèrent l'une de l'autre. Au contraire, les choses dont nous parlons sont bonnes chacune en elle-même. — Pourquoi donc sont-elles bonnes? Il ne suffit pas de dire qu'elles sont bonnes parce qu'elles procèdent du Bien. Sans doute il faut accorder qu'elles sont précieuses dès qu'elles procèdent du Bien, mais la raison demande encore qu'on détermine en quoi consiste leur bonté. [6,7,19] Remettrons-nous au désir de l'âme le discernement du Bien ? Si nous nous fions à cette affection de l'âme, nous déclarerons que ce qui est désirable pour elle est le bien, mais nous ne chercherons pas pourquoi le bien est désiré. Ainsi, tandis que nous expliquons par des démonstrations quelle est l'essence de chaque chose, nous irions pour la détermination du bien nous en remettre au désir ! Mais une pareille marche nous conduirait à plusieurs absurdités. D'abord, de cette manière, le bien ne serait qu'un attribut. Ensuite, notre âme a plusieurs désirs, et ceux-ci ont des objets différents : comment discernerions-nous par le désir lequel de ces objets est meilleur? On ne saurait discerner ce qui est meilleur sans connaître le bien. Ferons-nous consister le bien dans la vertu propre à chaque être ? Alors, en suivant une marche rigoureuse, nous ramènerions le bien à être une forme et une raison. Mais, arrivés là, que répondrons-nous si l'on nous demande à quel titre ces choses elles-mêmes sont des biens? Dans les choses imparfaites, il semble facile de distinguer le bien, quoiqu'il n'y soit pas pur; mais, dans les choses intelligibles, nous ne discernerons pas d'abord le bien en les comparant aux choses inférieures. Comme il n'y a là-haut aucun mal, et que les choses excellentes existent en elles-mêmes, nous nous trouverons embarrassés. Nous ne le sommes peut-être que parce que nous cherchons la raison d'être {du bien}, tandis que, les intelligibles étant des biens par eux-mêmes, la raison d'être est ici identique à la quiddité). Si nous disons qu'il y a une autre cause {du bien}, Dieu lui-même, comme la raison ne nous y a pas encore conduits, nous n'aurons pas résolu la question. Nous ne pouvons cependant reculer, et nous devons chercher à arriver par une autre voie à quelque chose de satisfaisant. [6,7,20] Puisque maintenant nous n'avons pas confiance dans les désirs pour déterminer ici l'essence et la qualité, aurons-nous recours à d'autres règles, aux contraires, par exemple, tels que l'ordre et le désordre, la proportion et la disproportion, la santé et la maladie, la forme et le manque de forme, l'essence et la destruction, la consistance et le défaut de consistance? Qui pourrait hésiter à attribuer à la forme du bien les caractères qui constituent le premier membre de chacune de ces oppositions? — S'il en est ainsi, il faudra rapporter aussi au bien les causes efficientes de ces caractères : car la vertu, la vie, l'intelligence et la sagesse sont comprises dans la forme du bien, comme étant les choses que désire l'âme qui est sage. Pourquoi donc, dira-t-on, ne pas nous arrêter à l'intelligence et y placer le bien? Car l'âme et la vie sont des images de l'intelligence. C'est à l'intelligence que l'âme aspire, c'est d'après elle, qu'elle juge, c'est sur elle qu'elle se règle, en prononçant que la justice est meilleure que l'injustice, en préférant chaque espèce de vertu à chaque espèce de vice, et en estimant davantage ce qu'elle regarde comme préférable. — Mais l'âme n'aspire pas à l'intelligence seule. Comme on peut le démontrer par une longue discussion, l'intelligence n'est pas le but suprême auquel nous aspirons, et tout n'aspire pas à l'intelligence, tandis que tout aspire au bien ; les êtres qui ne possèdent pas l'intelligence ne cherchent pas tous à la posséder, tandis que ceux qui possèdent l'intelligence ne s'y arrêtent pas ; l'intelligence n'est recherchée que par suite d'un raisonnement, tandis que le bien est désiré même avant que la raison s'exerce. Si l'objet du désir est de vivre, d'exister toujours et d'agir, cet objet n'est point désiré en tant qu'il est intelligence, mais en tant qu'il est bien, qu'il a le bien pour principe et pour fin : car c'est seulement sous ce rapport que la vie est désirable. [6,7,21] Quelle est donc la chose une et identique dont la présence dans la Vie, l'Intelligence et l'Idée fait que ce sont des biens? — Ne craignons pas de le dire : l'Intelligence et la Vie première portent la forme du Bien ; c'est à ce titre seul qu'elles sont désirables : elles portent la forme du Bien sous ce rapport que la Vie première est l'acte du Bien, ou plutôt l'acte qui procède du Bien, et que l'Intelligence est cet acte déjà déterminé. Elles sont pleines d'éclat, et l'âme les recherche parce qu'elles viennent du Bien; cependant, si l'âme aspire à elles, c'est parce qu'elles lui sont propres, ce n'est pas qu'elles soient des biens par elles-mêmes. D'un autre côté, l'âme ne saurait les dédaigner, parce qu'elles portent en elles la forme du Bien : car lorsqu'une chose nous est seulement propre, qu'elle n'est pas en outre un bien, nous pouvons la dédaigner. Nous nous laissons attirer il est vrai par des objets éloignés et inférieurs; nous éprouvons même pour eux un amour passionné; mais c'est lorsqu'ils ne sont pas seulement ce qu'il est dans leur nature d'être, et qu'ils y joignent encore quelque perfection qui leur vient d'en haut. De même que les corps, tout en contenant une lumière mêlée à leur substance, ont cependant besoin d'être éclairés par une autre lumière pour que leur couleur devienne visible, de même les intelligibles, malgré la lumière qu'ils contiennent, ont besoin de recevoir une autre lumière plus puissante afin de devenir visibles soit pour eux-mêmes, soit pour d'autres êtres. [6,7,22] Quand l'âme aperçoit la lumière que le Bien répand ainsi sur les intelligibles, elle se porte vers eux, et elle éprouve une jouissance délicieuse en contemplant la lumière qui les revêt. De même ici-bas, nous n'aimons pas les corps pour eux-mêmes, mais pour la beauté qui reluit en eux. Chaque intelligible est par lui-même ce qu'il est; mais il ne devient désirable que quand le Bien l'illumine et le colore en quelque sorte, donnant à ce qui est désiré les grâces et à ce qui désire les amours. Dès que l'âme ressent l'influence du Bien, elle s'émeut, elle entre en délire, elle est aiguillonnée par le désir, et l'amour naît en elle. Avant de ressentir l'influence du Bien, elle n'éprouve aucun transport devant la beauté de l'Intelligence : car cette beauté est morte tant qu'elle n'est pas illuminée par le Bien. Aussi l'âme reste-t-elle alors affaissée sur elle-même; elle demeure froide et engourdie, même en présence de l'Intelligence. Mais dès qu'elle ressent la douce chaleur du Bien, elle prend des forces, elle s'éveille et elle ouvre ses ailes ; et, au lieu de s'arrêter à admirer l'Intelligence qui est devant elle, elle s'élève à l'aide de la réminiscence à un principe plus haut encore {au Premier}. Tant qu'il y a quelque chose de supérieur à ce qu'elle possède, elle monte entraînée par l'attrait naturel qu'a pour elle Celui qui inspire l'amour; elle franchit la région de l'Intelligence, et elle s'arrête au Bien parce qu'il n'y a plus rien au delà. Tant qu'elle contemple l'Intelligence, elle jouit assurément d'un noble et magnifique spectacle, mais elle ne possède pas encore pleinement ce qu'elle cherche. Tel est un visage qui ne peut attirer les regards malgré sa beauté, parce qu'il n'y joint pas le charme de la grâce. Le beau est en effet plutôt l'éclat dont brille la proportion que la proportion même, et c'est proprement cet éclat qui se fait aimer. Pourquoi la beauté brille-t-elle de tout son éclat sur la face d'un vivant, et n'en voit-on après la mort que le vestige, alors même que les chairs et les traits ne sont pas encore altérés? Pourquoi, entre plusieurs statues, les plus vivantes paraissent-elles plus belles que d'autres mieux proportionnées? Pourquoi un animal vivant, fût-il laid, est-il plus beau qu'un animal en peinture, ce dernier eût-il d'ailleurs une forme plus parfaite? C'est que la forme vivante nous parait plus désirable, c'est qu'elle a une âme, c'est qu'elle est plus conforme au Bien; c'est enfin que l'âme est colorée par la lumière du Bien, qu'éclairée par lui elle en est comme plus éveillée et plus légère, et qu'à son tour elle allège, elle éveille et fait participer du Bien, autant qu'il en est capable, le corps dans lequel elle réside. [6,7,23] Puisque c'est ce Principe que poursuit l'âme, qui illumine l'Intelligence, et que la vue d'une simple trace de lui nous cause tant d'émotion, il ne faut pas s'étonner s'il possède la puissance d'attirer à lui les êtres, et si tous se reposent en lui sans chercher rien au delà. Si tout en effet procède de ce principe, il n'y a rien de meilleur que lui, et tout est au-dessous de lui. Or, comment le meilleur des êtres ne serait-il pas le Bien ? Si le Bien doit se suffire pleinement à lui-même, n'avoir besoin de rien autre, que pourrait-il être si ce n'est Celui qui était ce qu'il est avant toutes les autres choses, quand le mal n'existait pas encore ? Si les maux lui sont postérieurs, s'ils ne se trouvent que dans les objets qui ne participent en rien du Bien et qui occupent le dernier rang, s'il n'existe enfin aucun mal dans les intelligibles, et s'il n'y a rien de pire que le mal {comme il n'y a rien de meilleur que le Bien}, les maux sont en opposition complète avec ce principe, sans qu'il y ait entre eux aucun intermédiaire. Ce principe est donc le Bien: car, ou le Bien n'existe pas, ou, s'il existe nécessairement, il est ce principe et il ne saurait être rien d'autre. Pour nier l'existence du Bien, il faudrait nier aussi celle du mal; il en résulterait qu'il serait indifférent de préférer telle chose à telle autre; or cela est impossible. Toutes les autres choses qu'où nomme des biens se rapportent à lui, tandis que lui il ne se rapporte à rien. Si telle est la nature du Bien, qu'a-t-il fait? — II a fait l'Intelligence, il a fait la Vie; il a fait par l'intermédiaire de l'Intelligence les âmes et tous les autres êtres qui participent à l'intelligence, ou à la raison, ou à la vie. Quant à Celui qui est leur source et leur principe, qui pourrait exprimer quelle est sa bonté? — Mais que fait-il maintenant? — Il conserve ce qu'il a engendré, il fait penser ce qui pense, il fait vivre ce qui vit, il envoie aux êtres par son souffle et l'intelligence et la vie, tout au moins l'existence, quand ils ne peuvent recevoir la vie. [6,7,24] Et que fait-il pour nous?— Pour répondre à cette question, il faudrait expliquer encore quelle est la lumière dont l'Intelligence est illuminée et à laquelle l'Ame participe. Mais, remettant à plus tard la discussion de ce point, il vaut mieux examiner d'abord les questions suivantes : Le Bien esl-il bien et reçoit-il ce nom parce qu'il est désirable pour quelque être? Ce qui est désirable pour un être est-il le bien de cet être, et ce qui est désirable pour tous les êtres est-il ce que nous appelons le Bien? Être désirable n'est-il pas plutôt un simple caractère du Bien, et ne faut-il pas que ce qui est désirable ait une nature telle qu'il mérite le nom de Bien ? En outre, les êtres qui désirent le Bien le désirent-ils parce qu'ils reçoivent de lui quelque chose ou parce que sa possession fait leur joie ? S'ils reçoivent de lui quelque chose, en quoi cela consiste-t-il? Si la possession du Bien fait leur joie, pourquoi la possession du Bien fait-elle leur joie plutôt que ne le ferait la possession de toute autre chose ? Le Bien est-il tel par ce qui lui est propre ou par quelque autre chose? Le Bien est-il un attribut d'un autre être, ou le Bien est-il bon pour lui-même? Ne faut-il pas plutôt que ce qui est bon soit bon pour autrui sans l'être pour lui-même ? Pour qui d'ailleurs le Bien est-il bon? Car il y a une certaine nature pour laquelle rien n'est bon {telle est la matière}. Ne passons pas non plus sous silence une objection que pourrait nous adresser un adversaire difficile à convaincre : « Eh! mes amis, quelle est donc cette chose que vous célébrez ainsi en termes pompeux, en répétant sans cesse que la vie et l'intelligence sont des biens, quoique vous disiez que le Bien est au-dessus d'elles? Pourquoi donc appelez-vous bien l'intelligence? Pourquoi celui qui pense les formes intelligibles posséderait-il le bien en contemplant chacune d'elles? Quand il les qualifie de biens, n'est-il pas trompé par le plaisir que lui cause leur contemplation? N'est-ce pas aussi parce que la vie lui est agréable qu'il lui donne le nom de bien? S'il ne trouvait aucun plaisir dans la contemplation des intelligibles, pourquoi les appellerait-il des biens? En outre, ferait-il consister le bien à exister simplement? Mais quelle jouissance pourrait-il recueillir de la simple existence? Quelle différence y aurait-il pour lui entre exister et ne pas exister, s'il ne s'aimait lui-même? C'est donc dans une erreur naturelle {sur l'essence des intelligibles} et dans la crainte de la mort qu'il faut chercher la cause pour laquelle on qualifie de biens l'intelligence et la vie. » [6,7,25] Platon songeait sans doute à cette objection quand il mélangeait le plaisir à la fin {de l'âme, au bien}, quand il établissait, ainsi qu'il l'a écrit dans le Philèbe, que le bien n'est point simple et ne consiste pas dans l'intelligence seule. C'est pour cela qu'il n'a pas fait consister le bien dans le plaisir seul (et en cela il avait parfaitement raison), et qu'il n'a pas cru devoir non plus placer le bien dans l'intelligence qui n'admettrait aucun mélange de plaisir, parce qu'il ne voyait pas quelle chose pourrait en elle exciter notre désir. Peut-être Platon avait-il encore un autre motif, et a-t-il fait consister le bien dans un mélange parce qu'il pensait qu'ayant une pareille nature le bien est nécessairement plein de charme, désirable pour celui qui le cherche, et plein de charme pour celui qui l'a trouvé; d'où il résulte que celui qui n'est point charmé n'a point trouvé le bien, et que, si celui qui désire n'est pas joyeux, c'est qu'il ne jouit pas encore du bien. Ce n'est pas sans raison que Platon s'est formé cette conception du bien : car il ne cherchait point là à déterminer le Bien par excellence, mais le bien de l'homme ; or ce bien appartient à un être différent du Bien et est autre que lui ; il est d'ailleurs défectueux et paraît composé. C'est pourquoi {selon Platon} ce qui est seul et unique n'a aucun bien, mais est bon dans un autre sens et d'une manière plus relevée. Il faut donc que le bien soit désirable ; mais ce n'est pas parce qu'il est désirable qu'il est le bien, c'est parce qu'il est le bien qu'il est désirable. Ainsi, dans l'ordre des êtres, en remontant du dernier au premier, on trouve que le bien de chacun d'eux est dans celui qui le précède immédiatement, pourvu que dans cette marche ascendante on ne s'écarte pas de la proportion et que l'on aide toujours en augmentant. Alors on s'arrêtera à Celui qui occupe le rang suprême, au delà duquel il n'y a plus rien à chercher. C'est le premier, le véritable, le souverain Bien, l'auteur de toute bonté dans les autres êtres. Le bien de la matière, c'est la forme : car la matière la recevrait avec plaisir si elle devenait sensible. Le bien du corps, c'est l'âme : car sans elle il ne saurait ni exister ni durer. Le bien de l'âme, c'est la vertu ; puis, plus haut, l'Intelligence. Le bien de l'Intelligence enfin, c'est le principe que nous nommons la Nature première. Chacun de ces biens produit quelque chose dans l'objet dont il est le bien : il lui donne soit l'ordre et la beauté {comme la forme le fait à la matière}, soit la vie {comme l'âme le fait au corps}, soit la sagesse et le bonheur {comme l'Intelligence le fait à l'âme}. Enfin, le Bien communique à l'Intelligence ce que nous disons passer de lui en elle : il lui donne d'être un acte émané du Bien et il répand sur elle ce que nous appelons sa lumière. Quelle est cette chose ? Nous le déterminerons dans la suite. [6,7,26] Quand l'être qui a reçu de la nature la faculté de sentir jouit de la présence du bien, il sait que c'est le bien et il dit qu'il le possède. Comment se fait-il donc qu'il puisse se tromper à ce sujet? — Pour qu'il se trompe, il faut qu'il y ait quelque chose qui ressemble au bien: dans ce cas, ce qui a causé l'erreur de cet être, c'est ce qui ressemble à son bien : car, dès que ce bien se présente, cet être s'éloigne de ce qui l'avait trompé. Le désir et le penchant qu'on trouve dans chaque être attestent qu'il y a pour lui un bien propre. L'être inanimé reçoit sans doute son bien d'autrui ; mais, dans l'être animé, le désir se met de lui-même à la poursuite du bien : c'est ainsi que les corps privés de la vie sont l'objet de la sollicitude et des soins des êtres vivants, tandis que les êtres vivants veillent sur eux-mêmes. Maintenant, lorsqu'un être a atteint le bien qu'il poursuivait, il est sûr de le posséder dès qu'il se trouve meilleur, qu'il n'éprouve aucun repentir, qu'il est satisfait, qu'il se complaît dans ce bien et ne cherche rien au delà. Ce qui montre l'insuffisance du plaisir, c'est qu'on n'aime pas toujours la même chose; sans doute le plaisir charme toujours, mais l'objet qui le produit n'est point le même ; c'est toujours un nouvel objet qui nous plaît. Or le bien auquel on aspire ne doit pas être une simple affection, n'ayant d'existence que dans celui qui l'éprouve : car celui qui prend cette affection pour le bien reste vide ; il n'a rien qu'une affection qu'un autre peut ressentir également en présence du bien. Aussi, nul ne souhaite-t-il d'éprouver, sans posséder un bien, le plaisir qu'éprouve celui qui le possède, de se réjouir de la présence d'un fils, par exemple, quand ce fils n'est pas présent ; de même, celui qui aime à faire bonne chère ne regarde point comme un bien de croire manger quand il ne mange pas, celui qui recherche les plaisirs de l'amour ne considère pas non plus comme un bien de s'imaginer qu'il jouit de la présence de celle qu'il aime quand il n'en jouit pas, ou qu'il se livre aux œuvres de Vénus quand il ne s'y livre point. [6,7,27] Que doit posséder chaque être pour avoir ce qui lui convient? — Une forme, répondrons-nous. Il convient à la matière d'avoir une forme ; il convient également à l'âme d'avoir sa forme, qui est la vertu. — Cette forme est-elle un bien pour un être par cela seul qu'elle lui est propre? Le désir recherche-t-il ou non ce qui lui est propre? — Non. Ce qui est le semblable d'un être lui est propre ; or, quoiqu'un être recherche et aime son semblable, en le possédant il ne possède pas encore le bien. — En admettant qu'une chose soit le bien d'un être, nous n'accorderons donc pas qu'elle lui soit propre? — La détermination de ce qui est propre à un être appartient à l'être supérieur par rapport auquel cet être est en puissance. Quand un être est en puissance par rapport à un autre, il en a besoin; or l'être dont il a besoin parce que cet être lui est supérieur est par cela même son bien. La matière est de toutes les choses celle qui est la plus indigente, et la forme qui lui convient est la dernière de toutes ; mais, au-dessus d'elle, on s'élève graduellement. Par conséquent, si un être est bon pour lui-même , à plus forte raison il trouve bon ce qui est sa perfection et sa forme, savoir l'être qui est meilleur que lui parce qu'il a une nature supérieure et qu'il lui donne son bien. — Mais pourquoi ce qu'un être reçoit d'un être supérieur est-il son bien? N'est-ce pas parce que cela lui est éminemment propre? — Non. C'est parce que c'est une portion du bien. Voilà pourquoi les êtres les plus purs et les meilleurs sont ceux qui ont plus d'intimité avec eux-mêmes. Il est absurde d'ailleurs de chercher pourquoi ce qui est bon est bon pour lui-même, comme si, par cela même qu'il est bon, il devait sortir de sa nature et ne pas s'aimer lui-même. Cependant, au sujet d'un être simple, on peut demander si un être dans lequel il n'y a pas plusieurs choses différentes entre elles a de l'intimité avec lui-même, est bon pour lui-même. Maintenant, si ce que nous venons de dire est juste, il s'ensuit que c'est par une élévation graduelle que l'on trouve le bien propre à la nature d'un être, que le désir ne fait pas le bien, mais qu'il naît de sa présence, que ceux qui acquièrent le bien en reçoivent quelque chose, et que le plaisir est ce qui accompagne l'acquisition du bien ; mais, lors même que le plaisir n'accompagnerait pas le bien, celui-ci n'en devrait pas moins être choisi et recherché pour lui-même. [6,7,28] Voyons quelles sont les conséquences des principes que nous venons d'exposer. Si ce qu'un être reçoit en qualité de bien est partout une forme, si le bien de la matière est une forme, la matière, en supposant qu'elle eût la faculté de vouloir, voudrait-elle être seulement une forme? Mais si elle le voulait, elle voudrait être détruite; {or elle ne saurait le vouloir : } car tout être recherche son bien. Peut-être la matière ne souhaiterait-elle pas d'être matière, mais simplement d'être; possédant ainsi l'être, elle voudrait s'affranchir de ce qu'il y a de mauvais en elle. Mais comment ce qui est le mal {car telle est la nature de la matière} pourrait-il avoir le désir du bien? Au reste, nous n'attribuons pas le désir à la matière même. C'était seulement pour le besoin de la discussion que par hypothèse nous accordions la sensibilité à la matière, si l'on peut toutefois l'accorder à la matière en lui conservant sa nature. Nous avons montré du moins que lorsque la forme est venue, comme un rêve du bien, s'unir à la matière, celle-ci s'est trouvée dans une meilleure condition. Si la matière est le mal, nous venons de dire ce qui a lieu. Si la matière était autre chose, la méchanceté, par exemple, et que l'essence de la matière reçût la sensibilité, l'intimité avec ce qui est meilleur serait-elle encore le bien de la matière? — Mais ce n'était pas la méchanceté même de la matière qui choisissait le bien, c'était ce qui était devenu mauvais dans la matière. Si l'essence de la matière était identique au mal, comment la matière souhaiterait elle posséder ce bien? Est-ce que, si le mal avait le sentiment de lui-même, il s'aimerait? Mais comment ce qui n'est pas aimable serait-il aimé? Car nous avons établi que le bien ne consiste pas pour un être dans ce qui lui est propre. En voici assez sur ce point. Mais si le bien est partout une forme, si, à mesure que l'on monte {dans l'échelle des êtres}, il y a progression dans la forme (car l'âme est plus forme que la forme du corps ; il y a dans l'âme elle-même des formes graduées ; l'intelligence enfin est plus forme que l'âme), le bien suit évidemment une progression inverse de celle de la matière ; il se trouve dans ce qui est purifié et affranchi de la matière, et il s'y trouve en proportion même de la pureté ; il se trouve au plus haut degré dans ce qui s'est affranchi de la matière le plus qu'il est possible; enfin le Bien en soi, étant éloigné de toute matière, ou plutôt n'ayant jamais eu aucun point de contact avec elle, constitue une nature qui n'a aucune espèce de forme et de laquelle procède la première forme {l'Intelligence}. Mais nous traiterons ce point plus loin. [6,7,29] Supposons que le plaisir n'accompagne pas le bien, mais qu'avant le plaisir il existe une chose qui le fasse naître ordinairement {parce qu'elle est bonne}, pourquoi le bien ne serait-il pas alors aimable?—Mais en disant que le bien est aimable, nous avons déjà admis qu'il est accompagné de plaisir. — Supposons cependant que le bien puisse exister sans être aimable {par conséquent sans être accompagné de plaisir}. — Dans ce cas, même en présence du bien, l'être qui possède la sensibilité ne saura pas que le bien est présent. — Qui empêche cependant qu'un être ne connaisse la présence du bien sans éprouver aucune émotion lorsqu'il le possède, ce qui convient parfaitement à celui qui est tempérant et qui ne manque de rien? Il résulte de là que le plaisir ne saurait convenir au Premier, non seulement parce qu'il est simple, mais encore parce que le plaisir a pour cause l'acquisition de ce qui manque. Mais, pour que cette vérité apparaisse dans tout son jour, il faut que nous ayons auparavant écarté toutes les autres opinions, et surtout que nous ayons réfuté la doctrine qui nous est opposée. Voici la question qu'on nous pose : « Quel fruit recueillera celui qui a l'intelligence nécessaire pour acquérir un de ces biens {tels que l'existence et la vie}, si, en les entendant nommer, il n'en est pas frappé parce qu'il ne les comprend pas, soit qu'il n'entende que des mots, soit qu'il regarde chacune de ces choses comme tout autre {que nous ne l'affirmons}, soit qu'il cherche le bien et le fasse consister dans un objet sensible, les richesses par exemple, ou quelque autre objet de ce genre? » — Nous répondrons à celui qui tient un pareil langage que, lorsqu'il méprise ces choses {l'existence et la vie}, il reconnaît par là implicitement qu'il y en a lui un certain bien, mais que, sans savoir en quoi il consiste, il n'en juge pas moins de ces choses d'après la notion qu'il a du bien : car il est impossible de dire: «Cela n'est pas le bien, » si l'on n'a aucune espèce de connaissance et de conception du bien. Celui qui tient un pareil langage indique peut-être par une espèce de divination que le Bien en soi est au-dessus de l'intelligence. En outre, si en considérant le Bien en soi ou le bien qui en approche le plus il ne le discerne pas, il arrivera du moins à le concevoir par les contraires ; sans cela, il ne saura même pas que le défaut d'intelligence est un mal, quoique tout homme désire être intelligent et se glorifie de l'être, comme on le voit par les sensations qui aspirent à devenir des notions. Si l'intelligence, et surtout l'Intelligence première, est belle et vénérable, quelle admiration ne ressentirait donc pas celui qui pourrait contempler le principe générateur, le Père de l'Intelligence ? Par conséquent celui qui prétend mépriser l'existence et la vie reçoit un démenti de lui-même et de toutes affections qu'il éprouve. Si quelqu'un se dégoûte de la vie, c'est qu'il ne considère que celle à laquelle la mort est mêlée et non la vie véritable. [6,7,30] Maintenant, nous élevant au bien par la pensée, nous devons examiner s'il faut que le plaisir soit mêlé au bien, pour que la vie ne demeure pas imparfaite, contemplât-on d'ailleurs les choses divines et même Celui qui est leur principe. Quand Platon paraît croire que le bien est composé de l'intelligence, qui en est la substance, et de l'affection que la sagesse fait éprouver à l'âme, il n'affirme pas que ce composé {de l'intelligence et du plaisir} soit la fin {de l'âme} ni le Bien en soi ; il veut seulement dire que l'intelligence est le bien et que nous nous réjouissons de la posséder. Voilà une première manière de concevoir l'opinion {de Platon} sur le bien. Une autre manière de l'interpréter, c'est de mélanger le plaisir à l'intelligence en faisant de ces deux choses une seule substance, de telle sorte qu'en acquérant ou en contemplant une pareille intelligence nous possédions le bien : car {disent les partisans de cette opinion} une de ces deux choses ne saurait exister dans l'isolement, ni, supposé qu'elle existât, être désirable à titre de bien. Comment donc {leur demanderons-nous} l'intelligence peut-elle être mêlée au plaisir de manière à ne plus former avec lui qu'une seule nature? Personne ne saurait croire que le plaisir du corps puisse être mélangé à l'intelligence ; ce plaisir est incompatible même avec les joies de l'âme. Ce qui est vrai, c'est qu'à toute action, à toute disposition, à toute vie, vient toujours se joindre et s'unir ce qui en est l'accessoire, {le plaisir ou la peine} : en effet, il est des fois que l'action rencontre un obstacle à son accomplissement naturel, et qu'à la vie vient se mêler un peu de son contraire, qui altère son indépendance; mais, d'autres fois, l'action se produit sans que rien en trouble la pureté et la sérénité, et la vie alors a un cours tranquille. Ceux qui regardent cet état de l'intelligence comme désirable et comme préférable à tout disent qu'il est mêlé de plaisir, dans l'impuissance où ils se trouvent de mieux rendre leur pensée. Tel est également le sens des expressions employées par ceux qui appliquent aux choses divines les termes destinés à désigner la joie ici-bas, et qui disent : « Enivré de nectar ; On se rend au festin; Jupiter sourit, etc. » Cet heureux état de l'intelligence est ce qu'il y a de plus agréable, de plus digne de nos souhaits et de notre amour; il n'est pas d'ailleurs passager, et ne consiste pas dans un mouvement; son principe est ce qui colore l'intelligence, l'illumine et la fait jouir d'une douce sérénité. C'est pourquoi Platon ajoute la vérité au mélange, et met au-dessus ce qui donne la mesure. Il dit encore que la proportion et la beauté qui sont dans le mélange passent de là dans le beau. Voilà le bien qui nous appartient, voilà le lot qui nous est propre. C'est là l'objet suprême du désir, objet que nous atteindrons à condition que nous nous ramenions nous mêmes à ce qu'il y a de meilleur en nous. Or cette chose pleine de proportion et de beauté, cette forme composée {des éléments dont nous venons de parler} n'est autre qu'une vie pleine d'éclat, d'intelligence et de beauté. [6,7,31] Puisque toutes choses ont été embellies par Celui qui est au-dessus d'elles et qu'elles reçoivent de lui leur lumière; que l' Intelligence tient de lui l'éclat de son acte intellectuel, éclat par lequel elle illumine la Nature; que l'Ame tient également de lui sa puissance vitale, parce qu'elle trouve enfin une source abondante de vie; il en résulte que l'Intelligence s'est élevée à lui et lui est restée attachée, satisfaite de jouir de sa présence, que l'âme s'est aussi tournée vers lui autant qu'elle le pouvait, que, dès qu'elle l'a connu et qu'elle l'a vu, elle a été remplie de joie par sa contemplation, et, qu'autant qu'elle pouvait le voir, elle a été frappée d'admiration. Elle n'a pu le voir sans être frappée, elle a senti qu'elle avait en elle quelque chose de lui ; c'est cette disposition qui l'a portée à désirer sa vue, comme l'image d'un objet aimable fait souhaiter de pouvoir le contempler lui-même. Ici-bas, les amants tâchent de ressembler à l'objet aimé, de rendre leur corps plus gracieux, de conformer leur âme à leur modèle, de rester le moins possible inférieurs pour la tempérance et les autres vertus à celui qu'ils aiment, sous peine d'être méprisés par lui, et ils parviennent ainsi à jouir de son intimité; de même, l'âme aime le Bien parce qu'elle est dès le commencement provoquée par lui à l'aimer. Quand elle est prête à aimer, elle n'attend pas que les beautés d'ici-bas lui donnent la réminiscence du Bien ; pleine d'amour, même quand elle ignore ce qu'elle possède, elle cherche toujours, et, enflammée du désir de s'élever au Bien, elle dédaigne les choses d'ici-bas : en considérant les beautés que lui présente notre univers, elle les soupçonne d'être trompeuses, parce qu'elle les voit revêtues de chair et unies à nos corps, souillées par la matière où elles résident, divisées par l'étendue, et qu'elle ne les reconnaît pas comme de véritables beautés (car elle ne saurait croire que celles-ci puissent se plonger dans ce bourbier des corps, se souiller et s'obscurcir) ; enfin, quand l'âme remarque que les beautés d'ici-bas sont dans un flux perpétuel, elle reconnaît clairement qu'elles tiennent d'ailleurs cet éclat dont elles brillent. Alors elle s'élève au monde intelligible : étant capable de découvrir ce qu'elle aime, elle ne s'arrête pas avant de l'avoir trouvé, à moins qu'on ne lui fasse perdre son amour. Arrivée là, elle contemple toutes les vraies beautés, les vraies réalités ; elle se fortifie en se remplissant de la vie propre à l'Être ; elle devient elle-même être véritable ; elle est intimement unie à l'intelligible qu'elle possède réellement, et en sa présence elle a le sentiment de ce qu'elle cherchait depuis longtemps. [6,7,32] Où donc est Celui qui a créé cette admirable beauté et cette vie parfaite, Celui qui a engendré l'Essence? Voyez vous la beauté qui brille dans toutes ces formes si diverses ? Il est beau de fixer là son séjour; mais quand on est ainsi arrivé à la beauté, il faut chercher d'où procèdent ces essences et d'où vient leur beauté. Leur auteur ne peut être aucune d'elles : car alors il serait seulement quelqu'une d'entre elles et une partie dans le tout. Il n'est donc ni telle ou telle forme, ni une puissance particulière, ni toutes les formes et toutes les puissances qui sont ou qui deviennent dans l'univers ; il doit être supérieur à toutes les formes et à toutes les puissances. Le Principe suprême n'a donc pas de forme : ce n'est pas qu'il en manque ; c'est qu'il est le Principe dont dérive toute forme intellectuelle. Ce qui est né (si toutefois il est né quelque chose) a dû en naissant être tel ou tel être, avoir sa forme propre; mais Celui que nul n'a fait ne saurait avoir été fait telle ou telle chose. Il est donc tous les êtres sans être aucun d'eux : il n'est aucun être parce qu'il est antérieur à tous; il est tous les êtres parce qu'il en est l'auteur. Quelle grandeur attribuer au Principe qui peut tout faire? Sera-t-il regardé comme infini? S'il est infini, il n'aura cependant pas de grandeur : car la grandeur ne se trouve que dans les êtres placés au dernier rang. Le créateur de la grandeur ne saurait avoir lui-même de grandeur; et même ce qu'on nomme grandeur dans l'Essence n'est pas une quantité. La grandeur ne peut se trouver que dans quelque chose de postérieur au Bien. La grandeur du Bien, c'est qu'il n'y a rien qui soit plus puissant que lui, rien qui l'égale. Comment quelqu'un des êtres qui dépendent de lui pourrait-il jamais l'égaler, n'ayant pas une nature identique à la sienne? Si l'on dit que Dieu est toujours et partout, on ne lui attribue ni une mesure, ni un défaut de mesure (sinon il ne pourrait mesurer le reste) ; on ne lui donne pas non plus de figure. Ainsi Dieu, étant l'objet du désir, doit être le plus désiré et le plus aimé, précisément parce qu'il n'a aucune figure ni aucune forme. L'amour qu'il inspire est immense : cet amour est sans bornes, parce que son objet n'en a pas ; il est infini, parce que la beauté de son objet dépasse toute beauté. N'étant aucun être, comment Dieu pourrait-il être une beauté déterminée? Comme objet suprême de l'amour, il est le créateur de la beauté. Puissance génératrice de tout ce qui est beau, il est en même temps la fleur où s'épanouit la beauté : car il la produit et la rend plus belle encore par la surabondance de beauté qu'il verse sur elle. II est donc à la fois le principe et le terme de la beauté. Principe de la beauté, il rend beau ce dont il est le principe ; mais ce n'est pas par la forme qu'il le rend beau; ce qu'il produit n'a pas de forme, ou, pour mieux dire, a une forme dans un autre sens que le sens habituel de ce mot : car la forme qui n'est que forme est un simple attribut d'une substance, tandis que la Forme qui subsiste en elle-même est quelque chose de supérieur à la forme. Ainsi, ce qui participe à la beauté a une forme; la Beauté même n'en a pas. [6,7,33] Quand nous parlons de Beauté absolue, il faut donc nous éloigner de toute forme déterminée, ne nous en mettre aucune sous les yeux ; sinon, nous nous exposerions à descendre de la Beauté absolue à une chose qui ne mérite le nom de belle qu'en vertu d'une obscure et faible participation, tandis que la Beauté absolue est une idée sans forme, si l'on admet toutefois qu'elle soit une idée. Ainsi, c'est par l'abstraction que vous vous rapprocherez de la Forme universelle; retranchez même la forme qui se trouve dans la raison {dans l'essence} et par laquelle nous distinguons un objet d'un autre, retranchez, par exemple, la différence qui sépare la tempérance de la justice (quoique toutes deux soient belles) : car, par cela seul que l'intelligence conçoit un objet comme quelque chose de propre, l'objet qu'elle conçoit est amoindri, cet objet fût-il l'ensemble des intelligibles; et, d'un autre côté, si chacun d'eux pris à part a une forme unique, tous pris ensemble offrent une certaine variété. Il reste à considérer comment il faut concevoir Celui qui est supérieur à l'Intelligence si pleine de beauté et de variété, mais qui lui-même n'est pas varié. L'âme aspire à lui sans savoir pourquoi elle désire le posséder; mais la raison nous dit qu'il est la Beauté essentielle, puisque la nature de Celui qui est excellent et souverainement aimable doit n'avoir absolument aucune forme. C'est pourquoi, quel que soit l'objet que vous montriez à l'âme en ramenant cet objet à une forme, elle cherche toujours au delà le principe qui a donné la forme. Or la raison enseigne que ce qui a une forme, que la forme ou l'idée est quelque chose de mesuré, que par conséquent elle n'est pas une chose véritablement universelle, absolue, belle par elle-même, et que sa beauté est mélangée. Les intelligibles sont donc beaux {mais ils ont une mesure}, tandis que Celui qui est la Beauté essentielle ou plutôt la Beauté transcendante doit n'être pas quelque chose de mesuré, doit par conséquent n'avoir pas de forme, n'être pas une idée. Ainsi Celui qui est la Beauté au premier degré, la Beauté première, est supérieur à l'idée, et la splendeur de l'intelligible n'est qu'un reflet de la nature du Bien. On en trouve la preuve dans ce qui arrive aux amants : tant que leurs yeux restent attachés sur un objet sensible, ils n'aiment pas encore véritablement; mais dès qu'ils s'élèvent au-dessus de l'objet sensible et qu'ils arrivent à s'en représenter dans l'âme, qui est indivisible, une image qui n'a plus rien de sensible, alors l'amour nait en eux. Ils souhaitent encore contempler l'objet aimé pour calmer l'ardeur qui les dévore ; mais s'ils comprennent qu'il faut s'élever à quelque chose qui soit plus éloigné de toute forme, ils le désirent aussitôt: car ce qu'il y a en eux dès le commencement, c'est l'amour qu'une faible clarté leur inspire pour une grande lumière. La forme est en effet le vestige de Celui qui n'a pas de forme. Celui-ci engendre donc la forme sans avoir lui-même de forme, et il l'engendre quand la matière s'approche de lui. Or la matière est nécessairement fort éloignée de lui, puisqu'elle n'a pas même une des formes du dernier degré. Ainsi, puisque ce qui nous parait aimable n'est pas la matière qui a été façonnée par la forme, puisque la forme qui est dans la matière vient de l'âme, que l'âme est une forme supérieure, mais inférieure encore à l'Intelligence et moins aimable qu'elle, il faut admettre que la nature première du Beau est supérieure à toute forme. [6,7,34] Ne nous étonnons donc pas que les plus vives ardeurs soient excitées par Celui qui n'a absolument aucune forme, même intelligible, puisque l'âme elle-même, dès qu'elle brûle d'amour pour lui, dépouille toute forme, quelle qu'elle soit, même intelligible : car il est impossible d'approcher de lui tant que l'on considère quelque autre chose. L'âme doit donc écarter d'elle tout mal, tout bien même, en un mot toute chose, quelle qu'elle soit, pour recevoir Dieu seule à seul. Quand l'âme obtient ce bonheur et que Dieu vient à elle, ou plutôt, qu'il manifeste sa présence, parce que l'âme s'est détachée des autres choses présentes, qu'elle s'est embellie le plus possible, qu'elle est devenue semblable à lui par les moyens connus de ceux-là seuls qui sont initiés, elle le voit tout à coup apparaître en elle : plus d'intervalle, plus de dualité, tous deux ne font qu'un ; impossible de distinguer l'âme d'avec Dieu, tant qu'elle jouit de sa présence; c'est l'intimité de cette union qu'imitent ici-bas ceux qui aiment et qui sont aimés en cherchant à se fondre en un seul être. Dans cet état, l'âme ne sent plus son corps : elle ne sent plus si elle vit, si elle est homme, si elle est essence, être universel, ou quoi que ce soit au monde : car ce serait déchoir que de considérer ces choses, et l'âme n'a pas alors le temps ni la volonté de s'en occuper ; quand, après avoir cherché Dieu, elle se trouve en sa présence, elle s'élance vers lui et elle le contemple au lieu de se contempler elle-même. Quel est son état en ce moment? Elle n'a pas le temps de le considérer; mais elle ne l'échangerait contre aucune chose que ce fût, lui offrît-on le ciel entier, parce qu'il n'y a rien de supérieur, rien de meilleur; elle ne saurait monter plus haut. Quant aux autres choses, quelque élevées qu'elles soient, elle ne peut alors s'abaisser à les considérer. C'est en ce moment que l'âme juge et reconnaît qu'elle possède réellement là ce qu'elle désirait; elle affirme enfin qu'il n'y a rien de meilleur que Lui. Elle ne saurait être dupe d'une illusion : car il n'y a rien de plus vrai que la vérité même. L'âme est alors ce qu'elle affirme, ou plutôt elle n'affirme rien que plus tard, et elle n'affirme alors qu'en gardant le silence. Tant qu'elle goûte cette béatitude, elle ne saurait se tromper en affirmant qu'elle la goûte. Si elle affirme qu'elle la goûte, ce n'est pas que son corps éprouve un agréable chatouillement, c'est qu'elle est redevenue ce qu'elle était jadis quand elle jouissait de la béatitude. Toutes les choses qui la charmaient auparavant, commandement, pouvoir, richesses, beauté, science, lui paraissent alors méprisables; elle ne pouvait pas les dédaigner auparavant, puisqu'elle n'avait encore rencontré rien de meilleur. Enfin, tant qu'elle est avec Lui et qu'elle le contemple, elle ne craint rien. Tout périrait autour d'elle qu'elle le verrait avec plaisir, parce qu'elle resterait seule avec Lui : tant est grande la félicité qu'elle goûte ! [6,7,35] Tel est alors l'état de l'âme qu'elle n'attache plus de prix même à la pensée, qui excitait auparavant son admiration : car la pensée est un mouvement, et l'âme souhaite de n'en avoir aucun. Elle n'affirme même pas que c'est l'Intelligence qu'elle voit, quoiqu'elle ne contemple que parce qu'elle est devenue intelligence, qu'elle est en quelque sorte intellectualisée et établie dans le lieu intelligible. Arrivée à l'Intelligence, établie en elle, l'âme possède l'Intelligible et pense; mais dès qu'elle a l'intuition du Dieu suprême, elle abandonne tout le reste. Elle fait comme le visiteur qui, en entrant dans un palais, admire d'abord les diverses beautés qui en ornent l'intérieur, mais qui ne les regarde plus dès qu'il aperçoit le maître : car le maître, supérieur par sa nature à toutes les statues qui ornent le palais absorbe l'admiration et mérite seul d'être vraiment contemplé ; aussi le spectateur, l'œil attaché sur lui, le considère-t-il seul désormais. A force de contempler continuellement le spectacle qu'il a devant lui, il ne le voit plus; la vision se confond en lui avec l'objet visible ; ce qui était d'abord l'objet visible pour le spectateur passe en lui à l'état de vision, et lui fait oublier tout ce qu'il voyait autour de lui. Pour que cette comparaison soit juste, il faut que le maître qui se présente ici au visiteur ne soit pas un homme, mais un Dieu, et que ce Dieu ne se contente pas d'apparaître aux yeux de celui qui le contemple, mais qu'il pénètre son âme et la remplisse tout entière. L'intelligence a deux puissances : par l'une, qui est la puissance propre de penser, elle voit ce qui est en elle; par l'autre, elle aperçoit ce qui est au-dessus d'elle à l'aide d'une sorte d'intuition et de perception : par cette intuition, elle voyait d'abord simplement ; puis, en voyant, elle a reçu l'intellection et elle s'est identifiée à l'Un. Le premier mode de contemplation est propre à l'intelligence qui possède encore la raison, le second est l'intelligence transportée d'amour. Or, c'est quand le nectar l'enivre et lui ôte la raison que l'âme est transportée d'amour et qu'elle s'épanouit dans une félicité qui comble tous ses vœux. Mieux vaut pour elle alors s'abandonner à cette ivresse que de demeurer plus sage. Dans cet état, l'intelligence voit-elle successivement une chose, puis une autre? Non : la parole, quand elle enseigne, énonce tout successivement ; mais c'est éternellement que l'intelligence possède la puissance de penser, aussi bien que la puissance de ne pas penser, c'est-à-dire de voir Dieu autrement que par la pensée. En le contemplant en effet, elle a reçu en elle-même des germes, elle les a sentis lorsqu'ils ont été produits et déposés en son sein ; quand elle les voit, on dit qu'elle pense ; mais quand elle voit Dieu, c'est par cette puissance supérieure en vertu de laquelle elle devait plus tard penser. Quant à l'âme, elle ne voit Dieu qu'en confondant, en faisant évanouir en quelque sorte l'intelligence qui réside en elle ; ou plutôt, c'est son intelligence première qui voit ; mais la vision que celle-ci a de Dieu arrive jusqu'à l'âme, qui alors s'identifie à l'intelligence. C'est le Bien qui, s'étendant sur l'intelligence et sur l'âme et se mettant à leur portée, se répand sur elles et les fond ensemble ; placé au-dessus d'elles, il leur donne l'heureuse vision et l'ineffable sentiment de lui-même; il les élève si haut qu'elles ne sont plus en aucun lieu, ni en quoi que ce soit (dans aucun des sens où l'on dit qu'une chose est dans une autre) : car lui-même n'est en rien; le lieu intelligible est en Lui, mais Lui il n'est en nulle chose autre. Alors l'âme ne se meut plus, parce que Dieu n'est pas en mouvement ; à proprement parler, elle n'est plus âme, parce que Dieu ne vit pas, mais est au-dessus de la vie ; elle n'est pas non plus intelligence, parce que Dieu est au-dessus de l'intelligence : car il doit y avoir assimilation complète {entre l'âme et Dieu}. Enfin l'âme ne pense même pas Dieu, parce que dans cet état elle ne pense pas du tout. [6,7,36] Le reste est clair. Quant au dernier point, il en a été déjà parlé. Cependant il est bon d'y ajouter encore quelque chose en partant du degré où nous sommes parvenus et en nous avançant par des raisonnements. La connaissance, ou, si l'on peut s'exprimer ainsi, le tact du Bien est ce qu'il y a de plus grand. C'est ce que Platon nomme la plus grande des sciences; et encore appelle-t-il ici science, non la vision même du Bien, mais la science que l'on a du Bien avant cette vision. Cette science est obtenue par l'étude des analogies, par les négations {qu'on fait au sujet du Bien}, par la connaissance des choses qui procèdent de lui, enfin par les degrés que l'on parcourt pour monter jusqu'à lui. Or voici les degrés qui conduisent à Dieu : les purifications, les vertus qui ornent l'âme, l'élévation à l'intelligible, l'édification dans l'intelligible, puis le festin ou se nourrit de nectar celui qui devient à la fois spectateur et spectacle, soit pour lui-même, soit pour les autres. Étant devenu Essence, Intelligence, Animal universel, il ne considère plus ces choses comme étant hors de lui ; arrivé à cet état, il approche de Celui qui est immédiatement au-dessus de tous les intelligibles et qui répand déjà sur eux sa splendeur. Il laisse alors toute la science qui l'a conduit jusque-là : édifié dans le Beau, il pense, tant qu'il ne va pas au delà de l'essence dans laquelle il se trouve. Mais là, soulevé en quelque sorte par le flot même de l'intelligence, et emporté par la vague qui se gonfle, il voit tout à coup, sans savoir comment. La contemplation qui remplit ses yeux de lumière ne lui fait pas voir une chose extérieure ; c'est la lumière même qu'il voit. Il n'y a pas là d'un côté la lumière, de l'autre l'objet visible ; il n'y a pas non plus, d'un côté, l'intelligence, et, de l'autre, l'intelligible ; il n'y a que la clarté qui engendre postérieurement ces choses, et leur permet de subsister dans son sein. Pour Dieu, il est seulement la clarté qui engendre l'Intelligence, qui ne se consume pas en engendrant et demeure en soi. Cette clarté est, et par cela seul naît une autre chose. Si cette clarté n'était pas telle, cette autre chose ne subsisterait pas. [6,7,37] Ceux qui ont attribué la pensée au Premier principe ne lui ont pas attribué du moins la pensée des choses qui lui sont inférieures ou qui procèdent de lui; cependant quelques-uns ont prétendu qu'il est absurde de croire que Dieu ne connaisse pas les autres choses. Quant aux premiers, ne trouvant rien de plus grand que le Bien, ils lui ont attribué la pensée de soi-même, comme si celle-ci pouvait ajouter à sa majesté, comme si penser valait mieux pour lui qu'être ce qu'il est, comme si ce n'était pas le Bien lui-même qui donne à l'Intelligence sa majesté. De qui donc le Bien tiendra-t-il-sa grandeur? Sera-ce de la pensée, sera-ce de lui-même? S'il la tient de la pensée, il n'est pas grand par lui-même, ou du moins il n'est plus souverainement grand. S'il tient sa grandeur de lui-même, il est parfait antérieurement à la pensée, et ce n'est pas la pensée qui le rend parfait. Doit-il penser parce qu'il est acte et non simple puissance ? S'il est une essence qui pense toujours et que ce soit là ce qu'on entend par acte, on attribue au Bien deux choses à la fois, l'essence et la pensée; au lieu de le reconnaître pour un principe simple, on lui ajoute quelque chose d'étranger, comme on ajoute aux yeux la vue en acte, en admettant même qu'ils voient toujours.—Dieu, dit-on, est en acte, en ce sens qu'il est acte et pensée. — Mais, étant la pensée même, il ne doit pas penser, comme le mouvement même ne doit pas se mouvoir. — Cependant ne dites-vous pas vous-mêmes que Dieu est essence et acte? — Selon nous, l'essence et l'acte sont choses multiples et différentes, tandis que le Premier est simple. C'est seulement au principe qui procède du Premier qu'il appartient de penser, de saisir son essence, de se saisir lui-même, ainsi que Celui qui l'a fait ; c'est en se tournant vers lui dans la contemplation et en le connaissant qu'il arrive à mériter vraiment le nom d'Intelligence. Quant au Principe qui n'a pas été engendré, qui n'a rien au-dessus de lui, qui est éternellement ce qu'il est, quelle raison pourrait-il avoir de penser ? C'est pourquoi Platon dit avec raison que le Bien est au-dessus de l'Intelligence. L'intelligence qui ne penserait pas cesserait d'être intelligente : car le principe dont la nature est de penser cesse nécessairement d'être intelligent s'il ne pense pas. Mais au Principe qui n'a point de fonction on ne peut assigner une fonction, et venir ensuite, parce qu'il ne la remplit pas, l'accuser de ne rien faire; ce serait comme si on lui reprochait de ne pas posséder l'art de guérir. Or, on ne doit assigner au Premier aucune fonction, parce qu'il n'y en a aucune qui lui convienne. Il suffit, et il n'y a rien à chercher hors de Celui qui est au-dessus de tout : car, en étant ce qu'il est, il se suffit à lui-même et à tout le reste. [6,7,38] On ne doit même pas dire du Premier : il est (il n'en a pas besoin), puisque nous ne disons pas non plus de lui: II est bon. On dit : Il est bon du même principe dont on dit : Il est. Or Il est ne convient à Dieu qu'à la condition qu'on ne lui donne pas quelque attribut, mais qu'on se borne à indiquer ce qu'il est. Nous disons de lui : le Bien, non pour lui assigner une qualité, un attribut, mais pour faire connaître qu'il est le Bien même. Ensuite, comme nous n'approuvons même pas cette expression : Il est le Bien, que nous ne croyons pas qu'on doive énoncer quoi que ce soit avant ce terme de Bien, que d'ailleurs nous ne pouvons exprimer le Bien complètement, nous retranchons tout afin de ne pas introduire en lui quelque diversité, et comme il n'y a plus même besoin qu'on dise : Il est, nous l'appelons simplement le Bien. Comment, dira-t-on, admettre une nature qui n'ait ni sentiment ni connaissance d'elle-même? —Quelle connaissance, répondrons-nous, Dieu peut-il avoir de lui-même? Dira-t-il : Je suis ? Mais il n'est pas {dans le sens où nous venons de l'expliquer}. Dira-t-il: Je suis le Bien? Alors il dira encore de lui-même : Je suis {et nous venons d'expliquer qu'on ne peut dire du Bien : II est}. — Qu'ajoutera-t-il donc {à sa simplicité} s'il se borne à dire : le Bien? Car on peut penser le Bien sans dire qu'il est, si l'on n'affirme pas le bien d'un autre être en qualité d'attribut. — Mais, pour se penser comme le Bien, il dira : Je suis le Bien ; sinon, il pensera le Bien, il ne pensera pas qu'il est le Bien. Ainsi, la pensée du Bien implique cette pensée : Je suis le Bien. Si cette pensée est elle-même le Bien, elle ne sera pas la pensée de Lui, mais celle du Bien, et Lui, il sera non plus le Bien, mais la pensée. Si la pensée du Bien est différente du Bien même, le Bien sera antérieur à la pensée du Bien. Si le Bien se suffit à lui-même avant la pensée, il se suffit ainsi à lui-même pour être le Bien ; il n'a donc sous ce rapport nul besoin de la pensée qu'il est le Bien. [6,7,39] Il résulte de là que le Bien ne se pense lui-même ni en tant que bien, ni sous aucun autre rapport : car il ne possède rien de différent de lui-même. Il a seulement une intuition simple de lui-même par rapport à lui-même ; mais comme il n'y a aucune distance, aucune différence dans cette intuition qu'il a de lui-même, que peut-être cette intuition sinon Lui ? Voilà pourquoi il n'y a proprement différence que là où il y a Essence et Intelligence. Pour penser, l'Intelligence doit admettre à la fois identité et différence. En effet, elle ne peut ni se distinguer de l'intelligible en le considérant comme différent d'elle, ni contempler toutes choses, s'il n'y a pas en elle une différence en vertu de laquelle elle est toutes les essences; sans cela, elle ne serait pas même dyade. Ensuite, puisque l'Intelligence pense, elle ne doit pas se penser elle seule, si elle pense réellement. Pourquoi en effet ne penserait-elle pas toutes choses? Serait-ce par impuissance? En un mot, le principe qui se pense cesse d'être simple, parce qu'en se pensant il doit se penser comme quelque chose de différent; c'est la condition nécessaire pour se penser soi-même. Nous avons dit que l'Intelligence ne peut se penser sans se contempler comme quelque chose de différent. Or, en se pensant, elle devient multiple, elle devient objet intelligible et sujet intelligent, mouvement et toutes les choses qui sont le partage de l'Intelligence. En outre, il faut remarquer, comme nous l'avons fait ailleurs, que toute pensée, pour être pensée, doit offrir une variété ; mais {en Dieu} ce mouvement simple et identique, qu'on peut comparer à une espèce de tact, n'a rien d'un acte intellectuel {il ne faut donc pas attribuer à Dieu la pensée}. — Quoi! Dieu ne connaîtra ni les autres ni lui-même, et il demeurera immobile dans sa majesté? — {Oui, sans doute.} Toutes choses sont après lui ; il était ce qu'il est avant elles. La pensée de ces choses est adventice, n'est pas toujours la même, ne s'applique pas à des objets permanents; et, s'appliquât-elle à des objets permanents, elle serait encore multiple : car on ne saurait admettre que dans les êtres inférieurs la pensée fût jointe à l'essence, tandis que les pensées de l'Intelligence ne seraient que des notions vides. Pour l'existence de la Providence, il suffit que Dieu soit celui dont procèdent tous les êtres. Quant aux êtres qui se rapportent à lui, comment Dieu pourrait-il les penser, puisqu'il ne se pense pas lui-même, qu'il demeure immobile dans sa majesté? C'est pourquoi Platon dit, en parlant de l'Essence, qu'elle pense, mais qu'elle ne demeure pas immobile dans sa majesté. Il veut faire entendre par là que l'Essence pense, sans doute, mais que ce qui ne pense pas demeure immobile dans sa majesté, expression qu'il emploie dans l'impossibilité où il est de rendre autrement sa conception. Ainsi Platon regarde comme possédant plus de majesté, comme possédant la majesté souveraine, le principe qui est supérieur à la pensée. [6,7,40] Que la pensée ne puisse convenir au Premier principe, c'est ce que savent ceux qui se sont élevés jusqu'à lui. Ajoutons cependant quelques raisons à ce que nous avons déjà dit (si toutefois la parole peut ici exprimer notre idée) : car il faut à la persuasion joindre une démonstration rigoureuse. Remarquons d'abord que toute pensée est dans un sujet et provient d'un objet. Celle qui est unie à l'objet dont elle provient a pour sujet l'être auquel elle appartient; inhérente à lui, elle est son acte, elle complète sa puissance, sans cependant rien engendrer elle-même : car elle appartient au sujet seul dont elle est le complément. La Pensée qui est unie à l'Essence et qui la fait subsister ne saurait être dans l'objet dont elle provient : car étant en lui, elle n'eût rien engendré. Or, ayant la puissance d'engendrer, elle a engendré en elle-même : elle a pour acte l'Essence et elle lui est unie. Ainsi la Pensée n'est pas une chose différente de l'Essence ; en tant que cette nature se pense elle-même, elle ne se pense pas comme étant une chose différente : car la seule multiplicité qu'il y ait en elle est celle qui résulte de la distinction logique du sujet intelligent et de l'objet intelligible, comme nous l'avons souvent montré. C'est là le premier acte qui a engendré une hypostase en constituant l'Essence ; et cet acte est l'image d'un principe si grand qu'il est devenu lui-même Essence. Si la Pensée appartenait au Bien au lieu d'en provenir, elle ne serait qu'un attribut, elle ne serait pas une hypostase en elle-même. Étant le premier acte et la première pensée, cette Pensée n'a ni acte ni pensée au-dessus d'elle. Donc, en s'élevant au-dessus de cette Essence et de cette Pensée, on ne rencontrera plus au delà une autre essence ni une autre pensée; mais on arrivera au Principe supérieur à l'essence et à la pensée, Principe admirable, qui n'a en lui ni pensée ni essence, qui habite solitaire en lui-même et n'a nul besoin des choses qui procèdent de lui. Il n'a pas agi d'abord, puis engendré un acte {il n'a pas commencé par penser pour engendrer ensuite la Pensée} ; sinon, il aurait pensé avant que la Pensée fût née. En un mot la Pensée, étant la pensée du Bien, est au-dessous de lui, par conséquent elle ne lui appartient pas. Je dis : ne lui appartient pas, non que je nie que le Bien puisse être pensé (car je l'admets), mais parce que la Pensée ne saurait exister dans le Bien ; sinon, le Bien et ce qui est au-dessous du Bien (c'est-à-dire la pensée du Bien) ne feraient qu'un. Or, si le Bien est une chose inférieure, il sera à la fois la Pensée et l'Essence ; si au contraire le Bien est supérieur à la Pensée, il doit l'être également à l'Intelligible. Puis donc que la Pensée n'existe pas dans le Bien, qu'elle est au contraire inférieure au Bien et qu'elle doit ainsi en vénérer la majesté, elle constitue un principe différent, et elle laisse le Bien pur et dégagé d'elle comme des autres choses. Indépendant de la Pensée, le Bien est sans mélange ce qu'il est. La présence de la Pensée ne l'empêche pas d'être pur et un. Si l'on suppose que le Bien est à la fois sujet pensant et objet pensé, Essence et Pensée unie à l'Essence, si on le fait ainsi se penser lui-même, il aura besoin d'une autre chose, et cette chose sera au-dessus de lui. Comme l'Acte et la Pensée sont le complément ou l'hypostase consubstantielle d'un autre sujet, la Pensée suppose au-dessus d'elle une autre nature à laquelle elle doit le pouvoir de penser : car pour que la Pensée pense quelque chose, il faut qu'elle ait quelque chose au-dessus d'elle. Quand elle se connaît elle-même, elle connaît ce qu'elle a reçu par la contemplation de cette autre nature. Quant à Celui qui n'a rien au-dessus de lui, qui ne tient rien d'un autre principe, que pourrait-il penser, et comment pourrait-il se penser lui-même? Que chercherait-il, et que souhaiterait-il? Voudrait-il connaître la grandeur de sa puissance? Mais elle lui serait extérieure par cela même qu'il la penserait : je dis extérieure, si la puissance qui connaissait en lui différait de celle qui serait connue; si au contraire les deux ne font qu'un, qu'a-t-il à chercher? [6,7,41] La pensée semble n'être qu'un secours accordé aux natures qui, tout en étant divines, ne tiennent cependant pas le premier rang; c'est un œil donné à des aveugles. Mais quel besoin l'œil aurait-il de voir l'être s'il était lui-même la lumière? Chercher la lumière est le propre de celui qui en a besoin parce qu'il ne trouve en lui-même que ténèbres. Puisque la pensée cherche la lumière, tandis que la lumière ne cherche pas la lumière, la nature première, ne cherchant pas la lumière {puisqu'elle est la lumière même}, ne saurait chercher davantage la pensée {puisque c'est la pensée qui cherche la lumière} ; penser ne saurait donc lui convenir. Quelle utilité, quel avantage lui procurerait la pensée, qui elle-même a besoin d'aide pour penser? Le Bien n'a donc pas conscience de lui-même (il n'en a pas besoin) ; il n'est pas dualité, ou plutôt il n'est pas multiple comme la Pensée qui suppose {outre l'Intelligence} un troisième terme, savoir l'Intelligible. Si la Pensée, le Sujet pensant et l'Objet pensé sont absolument identiques, ils ne font plus qu'un et ils sont absolument indiscernables; s'ils sont distincts, ils diffèrent et ne peuvent plus être le Bien. Ainsi, il faut tout mettre de côté quand on songe à cette nature excellente, qui n'a besoin d'aucun secours. Quelle que soit la chose que vous attribuiez à cette nature, vous la diminuez d'autant, puisqu'elle n'a besoin de rien. Pour nous, au contraire, la pensée est une belle chose, parce que notre âme a besoin de l'Intelligence ; elle est également une belle chose pour l'Intelligence, parce que la Pensée est identique à l'Être, et que c'est elle qui a fait exister l'Intelligence. Il faut donc que l'Intelligence soit unie à la Pensée, qu'elle ait toujours conscience d'elle-même, en sachant que chacun des deux éléments qui la constituent est identique à l'autre, que tous les deux ne font qu' un. Si elle était seulement unité, elle se suffirait à elle-même et n'aurait plus besoin de rien recevoir. Le précepte : Connais-toi toi-même, ne s'applique qu'aux natures qui, à cause de leur multiplicité, ont besoin de se rendre compte d'elles-mêmes, de savoir le nombre et la qualité des éléments qui les composent, parce qu'elles ne les connaissent pas complètement ou même pas du tout, qu'elles ignorent quelle puissance occupe en elles le premier rang et constitue leur essence. Mais s'il y a un principe qui soit un par lui-même, il est trop grand pour se connaître, pour se penser, pour avoir conscience de soi, parce qu'il n'est rien de déterminé même pour lui-même. Il ne reçoit rien en lui, il se suffit. Il est donc le Bien non pour lui-même, mais pour les autres natures : celles-ci ont en effet besoin du Bien, mais le Bien n'a pas besoin de lui-même; ce serait ridicule, et il se ferait ainsi défaut à lui-même. Il ne se regarde pas non plus lui-même : car, de ce regard, il y aurait, il naîtrait quelque chose pour lui. Il a laissé toutes ces choses aux êtres inférieurs, et rien de ce qui est en eux ne se trouve en lui : c'est ainsi qu'il n'est pas même essence. Il ne possède donc pas non plus la pensée, puisque la pensée est unie à l'essence, que la Pensée première et suprême existe en même temps que l'Essence. On ne peut donc pas {dit Platon} exprimer Dieu par la parole, en avoir la perception ni la science, puisqu'on ne peut en affirmer aucun attribut. [6,7,42] Quand vous êtes embarrassé à ce sujet, et que vous cherchez ce que vous devez faire de ces attributs auxquels le raisonnement vous amène, rejetez ce que vous regardez comme vénérable dans les choses du second ordre; n'attribuez ainsi au Premier rien de ce qui appartient aux choses du second ordre; n'attribuez pas non plus à celles du second ordre {à l'Intelligence} ce qui appartient à celles du troisième {à l'Ame} ; mais rapportez au Premier principe les choses du second ordre, et au second principe les choses du troisième ordre. C'est le vrai moyen de laisser chaque être garder sa nature, et de marquer en même temps le lien qui unit les choses inférieures aux choses supérieures, en montrant que les choses inférieures dépendent des supérieures, tandis que les supérieures demeurent en elles-mêmes. Voilà pourquoi Platon a eu raison de dire: «Toutes choses » sont autour du Roi de tout et existent à cause de lui ; » toutes choses, c'est-à-dire : tous les êtres; toutes choses existent à cause de lui, c'est-à-dire : il est la cause de leur existence et l'objet de leur désir parce qu'il est d'une autre nature qu'elles, qu'il n'a en lui rien de ce qui se trouve en elles, puisqu'elles ne sauraient exister si le Premier possédait quelque attribut de ce qui lui est inférieur. Donc, si l'Intelligence est comprise dans ce qui est appelé toute choses, elle ne saurait appartenir au Premier. Quand Platon appelle Dieu la cause de toute beauté, il paraît placer le Beau dans les Idées, et le Bien au-dessus du Beau universel. Après avoir ainsi assigné le second rang aux Intelligibles, il fait dépendre de ceux-ci les choses du troisième ordre, qui ne viennent qu'après eux. Enfin, à ce qui occupe le troisième rang, à l'Ame universelle, il rapporte le monde qui en naît. Comme l'Ame dépend de l'Intelligence, et que l'Intelligence dépend du Bien, toutes choses dépendent ainsi du Bien à des degrés divers, immédiatement ou médiatement. A cet égard, les choses les plus éloignées du Bien sont les choses sensibles, lesquelles se rapportent à l'Ame.