[6,4,0] SIXIEME ENNÉADE. LIVRE QUATRIÈME. L'ÊTRE UN ET IDENTIQUE EST PARTOUT PRÉSENT TOUT ENTIER. [6,4,1] Est-ce parce que le corps de l'univers a telle grandeur que l'Ame est partout présente à l'univers, étant naturellement divisible dans les corps ? Ou bien est-ce par elle-même qu'elle est partout présente? Dans le second cas, elle n'a pas été entraînée partout par le corps, mais le corps l'a trouvée existante partout avant lui : de cette manière, en quelque endroit qu'il ait été placé, il y a trouvé l'Ame présente avant qu'il fût lui-même une partie de l'univers, et le corps total de l'univers a été placé dans l'Ame qui existait déjà. Mais si l'Ame avait une telle extension avant que le corps ne s'approchât d'elle, si elle remplissait déjà tout l'espace, comment peut-elle ne pas avoir de grandeur? Comment d'ailleurs a-t-elle été présente dans l'univers quand celui-ci n'existait pas encore? Comment enfin, étant regardée comme indivisible et inétendue, est-elle partout présente sans avoir de grandeur? Si l'on répond qu'elle s'est étendue avec le corps de l'univers sans être elle-même corporelle, on ne résout pas encore la question en attribuant ainsi à l'Ame la grandeur par accident : car il serait alors raisonnable de demander comment elle est devenue grande par accident. L'Ame ne saurait s'étendre dans le corps entier de la même manière que la qualité, la douceur par exemple, ou bien la couleur: car ce sont là des modifications passives des corps, en sorte qu'on ne s'étonne pas de voir une modification se répandre dans tout le corps qui a été modifié, n'être rien par elle-même, faire partie du corps et n'être connue qu'en lui : c'est pourquoi elle a nécessairement la même grandeur que le corps. En outre, la blancheur d'une partie du corps ne partage pas la passion éprouvée par la blancheur d'une autre partie; la blancheur d'une partie est identique sous le rapport de l'espèce à la blancheur d'une autre partie, mais elle ne lui est pas identique sous le rapport du nombre : au contraire, la partie de l'âme qui est présente dans le pied est identique à la partie de l'âme qui est dans la main, comme on le voit dans les perceptions. Enfin, ce qui est identique dans les qualités est divisible, tandis que ce qui est identique dans l'âme est indivisible : si l'on dit qu'il se divise, c'est en ce sens qu'il est présent partout. En présence de ces faits, expliquons d'une manière claire et plausible, en prenant les choses dès l'origine, comment l'Ame, étant incorporelle et inétendue, peut cependant avoir pris une pareille extension, soit avant les corps, soit dans les corps. Si l'on voit en effet qu'elle était capable de prendre de l'extension avant que les corps existassent, on comprendra aisément qu'elle ait pu en prendre dans les corps. [6,4,2] Il existe un Être véritablement universel ; le monde que nous voyons n'en est que l'image. Cet Être véritablement universel n'est dans rien : car rien n'a précédé son existence. Ce qui est postérieur à cet Être universel doit, pour exister, être en lui, puisqu'il dépend de lui, que sans lui il ne saurait ni subsister ni se mouvoir. Ne placez donc pas notre monde dans cet Être véritablement universel comme dans un lieu, si vous entendez par lieu la limite du corps contenant en tant qu'il contient, ou bien un espace qui avait auparavant et qui a encore pour nature d'être le vide; mais concevez que le fondement sur lequel repose notre monde est dans l'Être qui existe partout et qui le contient; représentez-vous leur rapport uniquement par l'esprit, en écartant toute dénomination de lieu. En effet, quand on parle de lieu, c'est uniquement par rapport à notre monde visible ; mais l'Être universel, étant premier et possédant l'existence véritable, n'a pas besoin d'être dans un lieu ni dans quoi que ce soit. Étant universel, il ne saurait se manquer à lui-même, il se remplit lui même, il est égal à lui-même, il est où est l'universel puisqu'il est lui-même l'universel. Ce qui a été édifié sur l'universel, étant autre que lui, participe de lui et approche de lui, reçoit de lui sa force, non qu'il le divise, mais parce qu'il le trouve en soi, qu'il s'approche de lui, puisque l'Être universel n'est pas hors de lui-même : car il est impossible que l'Être soit dans le non-être ; c'est le non-être au contraire qui doit subsister dans l'Être, par conséquent s'unir à l'Être tout entier. L'universel, nous le répétons, ne saurait se séparer de lui-même, et si l'on dit qu'il est partout, c'est en ce sens qu'il est dans l'Être, c'est-à-dire en lui-même. Il n'est pas étonnant que ce qui est partout soit dans l'Être et en lui-même : car ce qui est partout est dans l'Un. Mais nous, nous figurant que l'Être dont il s'agit ici est l'être sensible, nous croyons qu'il est également partout ici-bas; et, comme l'être sensible est grand, nous nous demandons comment l'Essence intelligible peut s'étendre dans ce qui a une telle grandeur. Dans la réalité, l'être qu'on nomme grand est petit, l'être qu'on regarde comme petit est grand, puisqu'il pénètre tout entier dans chaque partie tout entière; ou plutôt notre monde, s'approchant partout par ses parties de l'Être universel, le trouve partout tout entier et plus grand que lui-même. Aussi, comme il ne recevrait rien de plus par une plus grande extension (car il se mettrait par là hors de l'Être universel, si c'était possible), il a voulu se mouvoir autour de cet être ; ne pouvant ni l'embrasser ni pénétrer en son sein, il s'est contenté d'occuper un lieu et d'avoir une place où il conservât l'existence en approchant de l'Être universel, qui lui est présent en un sens et ne lui est pas présent en autre sens : car l'Être universel est en lui-même, lors même que quelque chose veut s'unir à lui. S'approchant donc de lui, le corps de l'univers trouve l'Être universel ; n'ayant pas besoin d'aller plus loin, il tourne autour de la même chose parce que la chose autour de laquelle il tourne est l'Être véritablement universel, en sorte que par toutes ses parties il jouit de la présence de cet Être tout entier. Si l'Être universel était dans un lieu, notre monde devrait {au lieu d'avoir un mouvement circulaire} se rendre auprès de lui en ligne droite, toucher différentes parties de cet Être par différentes de ses parties, et se trouver ainsi éloigné de lui d'un côté, et voisin de lui d'un autre côté. Mais comme l'Être universel n'est ni voisin d'un lieu ni éloigné d'Un autre, il est nécessairement présent tout entier dès qu'il est présent; par suite, il est présent tout entier à chacune de ces choses dont il n'est ni voisin ni éloigné ; il est présent aux choses qui peuvent le recevoir. [6,4,3] L'Être universel est-il par lui-même présent partout? Ou bien demeure-t-il en lui-même tandis que de son sein ses puissances descendent sur toutes choses, et est-ce en ce sens qu'il est regardé comme présent partout? — Oui, sans doute. C'est pourquoi l'on dit que les âmes sont des rayons de l'Être universel, qu'il est édifié sur lui-même et que les âmes descendent de lui dans les divers animant. Les choses qui participent à son Unité, incapables qu'elles sont de posséder une nature complètement conforme à la sienne, jouissent de la présence de l'Être universel en ce sens qu'elles jouissent de la présence de quelqu'une de ses puissances. Elles ne sont cependant pas entièrement séparées de lui, parce qu'il n'est pas séparé de la puissance qu'il communique à chacune d'elles. Si elles n'ont pas plus, c'est qu'elles n'étaient pas capables de recevoir davantage par la présence de l'Être tout entier. Évidemment, il est toujours présent tout entier là où toutes ses puissances sont présentes; il reste néanmoins séparé : car s'il devenait la forme de tel ou tel être, il cesserait d'être universel, de subsister partout en lui-même, il serait l'accident d'un autre être. Donc, puisqu'il n'appartient à aucune des choses, même de celles qui aspireraient à s'identifier avec lui, il les fait jouir de sa présence quand elles le désirent et dans la mesure où elles en sont capables ; mais il n'appartient à aucune en particulier. Il n'est donc pas étonnant qu'il soit présent dans toutes choses puisqu'il n'est présent dans aucune de manière à appartenir à elle seule. Il est raisonnable d'affirmer aussi que, si l'Ame partage les passions du corps, c'est seulement par accident, qu'elle demeure en elle-même, qu'elle n'appartient ni à la matière ni au corps, qu'elle illumine tout entière le corps du monde tout entier. Il ne faut pas s'étonner que l'Être qui n'est présent en aucun lieu soit présent à toutes les choses qui sont chacune dans un lieu. Ce qui serait au contraire étonnant et même impossible, ce serait que l'Être universel pût, en occupant un lieu déterminé, être présent aux choses qui sont dans un lieu, qu'il pût en aucune façon être présent dans le sens où nous l'avons expliqué. La raison nous force donc d'admettre que l'Être universel doit, précisément parce qu'il n'occupe aucun lieu, être présent tout entier aux choses auxquelles il est présent, et, puisqu'il est présent à l'univers, être présent tout entier à chaque chose : sinon, il aurait une partie ici, et une partie là; par conséquent il serait divisible, il serait corps. Comment d'ailleurs diviser l'Être? Est-ce la vie que l'on divisera en lui? Si c'est la totalité de l'Être qui est la vie, la partie ne saurait être vie. Ira-t-on aussi diviser l'Intelligence, de telle sorte qu'une de ses parties soit ici, une autre là? Dans ce cas, aucune des deux parties ne sera intelligence. Enfin, divisera-t-on l'Être lui-même? Mais, si c'est la totalité qui est l'être, la partie n'est pas être. Répondra-t-on que les parties des corps sont bien aussi des corps? Mais ce qu'on partage, ce n'est pas le corps {pris en soi} c'est tel corps qui a telle étendue : chacune de ses parties possède la forme qui le fait nommer corps; or, la forme n'a pas telle étendue, n'a même aucune espèce d'étendue. [6,4,4] Si l'Être est un, comment peut-il y avoir pluralité d'êtres, d'intelligences, d'âmes? — L'Être est un partout, mais son unité n'exclut pas l'existence d'êtres qui lui soient conformes. Il en est de même de l'unité de l'Intelligence, de celle de l'Ame, quoique l'Ame de l'univers soit différente des âmes particulières. Il semble qu'il y ait contradiction entre les assertions que nous émettons ici et celles que nous avons émises ailleurs, et notre démonstration s'impose à l'esprit plus qu'elle ne le persuade. On ne peut croire que l'Être qui est un soit ainsi partout identique ; il semble préférable d'admettre que l'Être considéré dans sa totalité est susceptible de division, pourvu que cette division ne le diminue pas; ou, pour nous servir de termes plus justes, qu'il engendre toutes choses en demeurant en lui-même, et que les âmes qui naissent de lui et sont ses parties remplissent tout. Mais si l'on admet que l'Être un demeure en lui-même parce qu'il semble incroyable qu'un principe puisse être partout présent tout entier, on sera arrêté par la même difficulté au sujet des âmes : car il en résultera que chacune d'elles ne sera plus tout entière dans tout le corps, mais qu'elle y sera divisée, ou bien, si elle reste entière, que c'est en résidant dans une partie du corps qu'elle lui communiquera sa puissance. On pourra faire pour les puissances de l'âme la même question que pour l'âme, et demander si elles sont partout tout entières; enfin, on sera conduit à croire que l'âme est dans un membre, et sa puissance dans un autre. Expliquons d'abord comment il peut y avoir pluralité d'intelligences, d'âmes et d'êtres. Si nous considérons les choses qui procèdent des premiers principes, comme ce sont des nombres et non des grandeurs, nous aurons également à nous demander comment elles remplissent l'univers. Cette pluralité qui naît ainsi des premiers principes ne nous aide donc en rien à résoudre notre question, puisque nous avons accordé que l'Être est multiple par la différence {des êtres qui procèdent de lui}, et non par le lieu : car il est tout entier à la fois quoiqu'il soit multiple; « l'être touche partout à l'être,» {comme le dit Parménide}, et il est partout présent tout entier. L'Intelligence est également multiple par la différence {des intelligences qui procèdent d'elle} et non par le lieu : elle est tout entière partout. Il en est ainsi des âmes ; même leur partie qui est divisible dans les corps est indivisible par sa nature. Mais les corps sont étendus parce que l'Ame leur est présente ; ou plutôt, c'est parce qu'il y a des corps dans le monde sensible, c'est parce que la puissance de l'Ame {universelle} qui est en eux se manifeste dans toutes leurs parties, que l'Ame semble avoir elle-même des parties. Ce qui prouve qu'elle n'est pas divisée comme eux et avec eux, qu'elle est présente tout entière partout, c'est que de sa nature elle est essentiellement une et indivisible. Ainsi, l'unité de l'Ame n'exclut pas la pluralité des âmes, pas plus que l'unité de l'Être n'exclut la pluralité des êtres, que la pluralité des intelligibles n'est en contradiction avec l'existence de l'Un. Il n'est pas nécessaire d'admettre que l'Ame remplisse les corps de vie par la pluralité des âmes, ni que cette pluralité tienne de l'étendue du corps {du monde}. Avant qu'il y eût des corps, il y avait déjà une Ame et plusieurs âmes {l'Ame universelle et les âmes particulières}. Les âmes particulières existaient déjà dans l'Ame universelle, non en puissance, mais chacune en acte. L'Unité de l'Ame universelle n'empêche pas la multitude des âmes particulières renfermées en elle; la multitude des âmes particulières n'empêche pas l'unité de l'Ame universelle. Elles sont distinctes sans que nul intervalle les sépare; elles sont présentes les unes aux autres au lieu d'être étrangères les unes aux autres : car elles ne sont pas séparées entre elles par des limites, pas plus que les sciences diverses ne le sont dans une seule âme. L'Ame une est telle qu'elle renferme dans son unité toutes les âmes. Une pareille nature est donc infinie. [6,4,5] La grandeur de l'Ame ne consiste pas à être une masse corporelle: car toute masse corporelle est petite et se réduit à rien si on lui fait subir un retranchement. Quant à la grandeur de l'Ame, on ne peut rien en retrancher, et, si l'on en retranchait quelque chose, elle ne perdrait rien. Puisqu'elle ne peut rien perdre, pourquoi craindre qu'elle ne soit loin de quelque chose? Comment serait-elle loin de quelque chose puisqu'elle ne perd rien, qu'elle a une nature éternelle, qu'elle n'est sujette à aucun écoulement? Si elle était sujette à un écoulement, elle ne s'avancerait que jusqu'où elle pourrait s'écouler; mais comme elle ne s'écoule point (car il n'y a point de lieu où elle puisse s'écouler), elle a embrassé l'univers, ou plutôt elle est elle-même l'univers et elle est trop grande pour être jugée d'après la grandeur corporelle. On a le droit de dire qu'elle donne peu de chose à l'univers ; elle lui donne cependant tout ce qu'il peut recevoir. Ne regardez pas l'Être universel comme étant plus petit ou comme ayant une masse plus petite {que notre univers} ; sinon, vous serez amené à vous demander comment ce qui est plus petit peut s'unir à ce qui est plus grand. D'ailleurs on ne doit ni qualifier l'Être universel de plus petit, ni comparer sous le rapport de la grandeur ce qui n'a point de masse avec ce qui est une masse; c'est comme si l'on disait que la science appelée médecine est plus petite que le corps du médecin. N'attribuez pas non plus à l'Être universel une étendue plus grande {que celle de notre univers} : car ce n'est pas en étendue que l'âme est plus grande que le corps. Ce qui montre la véritable grandeur de l'âme, c'est que, lorsque le corps vient à s'accroître, la même âme qui se trouvait précédemment dans une masse plus petite est présente dans toute cette masse devenue plus grande ; or il serait ridicule de supposer que l'âme s'augmente de la même manière qu'une masse corporelle. [6,4,6] Pourquoi {si l'Ame universelle possède la grandeur que nous lui attribuons} ne s'approche-t-elle pas d'un autre corps {que de celui qu'elle anime, c'est-à-dire d'un corps particulier}? — C'est à ce corps à s'approcher de l'Ame universelle, s'il le peut; en s'approchant d'elle, il en reçoit quelque chose et se l'approprie. — Mais cet autre corps qui s'approche de l'Ame universelle ne la possède-t-il pas en même temps qu'il possède l'âme qui lui est propre, puisque ces âmes {l'Ame universelle et l'âme particulière} paraissent ne pas avoir de différence entre elles? — Nous répondrons que ces deux âmes différent par leurs attributions {puisque l'une est l'Ame du monde, et l'autre l'âme d'un individu}. — Mais pourquoi admettons-nous que la même âme est présente dans la main et dans le pied, et en même temps que l'âme qui se trouve dans une partie de l'univers n'est point la même que l'âme qui se trouve dans une autre partie? — C'est que, comme les sensations sont différentes, les passions qui sont éprouvées doivent également différer. Les choses jugées sont diverses, mais le juge est le même principe placé successivement en présence des passions différentes, quoique ce ne soit pas lui qui les éprouve, mais bien le corps disposé de telle manière. C'est comme lorsque quelqu'un de nous juge également le plaisir éprouvé par le doigt et la douleur éprouvée par la tête. — Pourquoi donc notre âme ne perçoit-elle pas le jugeaient porté par l'Ame universelle? — C'est que c'est un jugement et non une passion. En outre, la faculté qui a jugé la passion ne dit pas : J'ai jugé; elle s'est bornée à juger. Ainsi, en nous-mêmes, ce n'est pas la vue qui communique à l'ouïe son jugement, quoique chacun de ces deux sens ait jugé de son côté ; ce qui préside à ces deux sens, c'est la raison, qui constitue une faculté différente. Souvent aussi la raison connaît le jugement que porte un autre être et a conscience de la passion qu'il éprouve. Mais nous avons traité cette question ailleurs. [6,4,7] Revenons à cette question : Comment le même principe peut-il exister en toutes choses? — C'est demander comment chacune des choses sensibles qui forment une pluralité et occupent des places diverses peuvent cependant participer au même principe: car il n'est pas permis de diviser l'unité en une multitude de parties; il convient plutôt de ramener la multitude des parties à l'unité, qui ne saurait venir vers elles. Mais, comme ces parties occupent des places diverses, elles nous ont conduits à croire que l'unité est également fragmentée , comme si la puissance qui maîtrise et qui contient se divisait en autant de parties que ce qui est contenu. La main elle-même {toute corporelle qu'elle est} peut tenir un corps entier, un morceau de bois de plusieurs coudées et d'autres objets: dans ce cas, la force qui tient se fait sentir dans tout l'objet qui est tenu et ne se partage pas en autant de parties que lui, quoiqu'elle soit circonscrite par la portée de la main; cependant la main est limitée par son étendue propre et non par celle du corps qui est tenu et suspendu. Ajoutez au corps suspendu une autre longueur et admettez que la main puisse la porter, sa force tiendra le corps entier sans se diviser en autant de parties que lui. Supposez maintenant que la masse corporelle de la main soit anéantie, et laissez néanmoins subsister la même force qui se trouvait auparavant dans la main et soutenait le poids : est-ce que cette même force, indivisible dans le tout, ne sera pas également indivisible dans chaque partie? Figurez-vous un point lumineux qui serve de centre, et autour de lui une sphère transparente, de telle sorte que la clarté du point lumineux brille dans tout le corps qui l'entoure sans que l'extérieur reçoive aucune clarté d'ailleurs : ne reconnaîtrez-vous pas que cette lumière intérieure, en demeurant impassible, pénètre toute la masse qui l'entoure, et que du point central dans lequel on la voit briller elle embrasse toute la sphère? C'est que la lumière n'émanait pas du petit corps placé au centre : car ce petit corps ne répandait pas de lumière en tant que corps, mais en tant que corps lumineux, c'est-à-dire en vertu d'une puissance incorporelle. Anéantissez maintenant par la pensée la masse du petit corps lumineux et conservez-en la puissance lumineuse : pourrez-vous dire encore que la lumière est quelque part? Ne sera-t-elle pas également et dans l'intérieur et dans toute la sphère extérieure? Vous n'apercevrez plus où elle était auparavant fixée et vous ne direz plus d'où elle vient ni où elle est : vous resterez à cet égard plongé dans l'incertitude et dans l'étonnement; vous verrez la lumière briller à la fois dans l'intérieur et dans la sphère extérieure. Vous pouvez dire d'où rayonne dans l'air la lumière solaire lorsque vous regardez le corps du. soleil, en même temps que vous apercevez partout la même lumière sans aucune division : c'est ce que démontrent les objets qui interceptent la lumière; ils ne la renvoient pas autre part que du côté duquel elle était venue; ils ne la fragmentent pas. Mais, si le soleil était une puissance incorporelle, vous ne pourriez, lorsqu'il répandrait la lumière, dire où la lumière a commencé ni d'où elle est envoyée : il n'y aurait qu'une seule lumière, la même partout, n'ayant point de commencement ni de principe d'où elle provînt. [6,4,8] La lumière émanant d'un corps, il est aisé de dire d'où elle vient, parce qu'on sait où ce corps se trouve placé. Mais si un être est immatériel, s'il n'a aucun besoin de corps, s'il est antérieur à tout corps, édifié sur lui-même, ou plutôt s'il n'a pas besoin, comme le corps, d'être édifié quelque part, l'être doué d'une pareille nature n'a point d'origine d'où il soit sorti, ne réside dans aucun lieu, ne dépend d'aucun corps. Comment pourriez-vous donc dire qu'il a une de ses parties ici, une autre là? car de cette manière il aurait une origine d'où il serait sorti et il dépendrait de quelque chose. Il faut donc dire que si une chose participe à cet être par la puissance de l'univers, elle participe à cet être tout entier, sans qu'il change pour cela ou qu'il soit divisé : car c'est à l'être uni à un corps qu'il convient de pâtir (quoique souvent cela ne lui arrive que par accident), et sous ce rapport on peut dire qu'il est passif et divisible, puisqu'il est quelque chose du corps, qu'il en est ou la passion, ou la forme. Quant à l'être qui n'est uni à aucun corps, et auquel le corps aspire à s'unir, il ne doit partager en aucune façon les passions du corps en tant que corps : car se diviser est la passion essentielle du corps en tant que corps. Si le corporel est divisible de sa nature, c'est également de sa nature que l'incorporel est indivisible. Comment en effet diviser ce qui n'a pas d'étendue? Si donc l'être étendu participe à l'être qui n'a pas d'étendue, il participe à cet être sans le diviser ; sinon, cet être aurait de l'étendue. Par conséquent, lorsque vous dites que l'unité {de l'Être universel} est dans la multitude, vous ne dites pas que l'unité est devenue multitude, mais vous rapportez la manière d'être de la multitude à cette unité en la voyant dans toute cette multitude à la fois. Quant à cette unité, il faut bien concevoir qu'elle n'appartient à aucun individu ni à toute la multitude, mais qu'elle n'appartient qu'à elle seule, qu'elle est elle-même, et qu'étant elle-même elle ne se manque pas à elle-même. Elle n'a pas non plus une grandeur telle que celle de notre univers, ni, à plus forte raison, telle que celle d'une des parties de l'univers: car elle n'a absolument aucune grandeur. Comment aurait-elle telle grandeur ? C'est au corps qu'il convient d'avoir telle grandeur. Quant à l'Être qui a une nature toute différente de celle du corps, il ne faut lui attribuer aucune grandeur. S'il n'a aucune grandeur, il n'est nulle part; il n'est pas ici et là : car de cette manière il serait en divers lieux. Si donc la division par rapport aux lieux ne convient qu'à l'être dont une partie est ici et une partie là, comment se diviserait l'Être qui n'est pas ici et là? Par conséquent, l'Être incorporel doit rester en lui-même indivisible, quoique la multitude des choses aspire à s'unir à lui et y parvienne. Si elles aspirent à le posséder, elles aspirent à le posséder tout entier, en sorte que, si elles parviennent à participer à cet Être, elles participent à cet Être tout entier autant qu'elles le peuvent. Toutefois les choses qui participent à cet Être doivent participer à lui comme si elles n'y participaient pas, en ce sens qu'il n'appartient en propre à aucune d'elles. C'est ainsi que cet Être demeure tout entier en lui-même et dans les choses dans lesquelles il se manifeste; s'il ne demeurait pas entier, il ne serait plus lui-même, les choses ne participeraient plus à l'Être auquel elles aspirent, mais à un autre être auquel elles n'aspirent pas. [6,4,9] Si cette unité {de l'Ame universelle} se divisait en une multitude de parties telles que chacune ressemblât à l'unité totale, il y aurait une multitude d'êtres premiers: car chacun de ces êtres serait premier. Comment distinguerait-on alors les uns des autres tous ces êtres premiers, pour qu'ils ne se confondissent pas tous en un seul ? Ils ne seraient point séparés par leurs corps : car des êtres premiers ne sauraient être les formes des corps, puisqu'ils seraient semblables à l'Être premier qui est leur principe. D'un autre côté, si les choses qu'on nomme des parties étaient des puissances de l'Être universel, d'abord chaque chose ne serait plus l'unité totale; ensuite, il y aurait lieu de se demander comment ces puissances se sont séparées de l'Être universel et l'ont abandonné : car si elles l'ont abandonné, c'est évidemment en allant quelque part — Il y aurait lieu de se demander également si les puissances qui sont dans le monde sensible sont encore ou non dans l'Être universel. Si elles ne sont plus en lui, il est absurde de le supposer diminué et devenu impuissant, privé qu'il serait des puissances qu'il possédait auparavant. Il est également absurde de supposer les puissances séparées des essences auxquelles elles appartiennent. Au contraire, si les puissances sont à la fois dans l'Être universel et ailleurs, elles seront ici-bas des touts ou des parties : sont-elles des parties, ce qui demeurera d'elles là-haut formera aussi des parties; sont-elles des touts, elles sont alors ici-bas les mêmes que là-haut; elles ne sont divisées ici-bas en aucune façon, et de cette manière, l'Être universel est encore partout le même sans aucune division. — Ou bien encore les puissances sont l'Être universel particularisé et devenu la multitude des choses dont chacune est l'unité totale, et ces puissances sont semblables entre elles : de cette manière, il n'y aura avec chaque essence qu'une puissance unique, unie à l'essence, et les autres choses ne seront que de simples puissances. Mais il n'est pas plus facile de concevoir une essence sans puissance qu'une puissance sans essence : car là-haut {dans les idées} la puissance est substance et essence, ou plutôt elle est quelque chose de supérieur à l'essence. Il y a ici-bas d'autres puissances, moins énergiques et moins vives : elles émanent de l'Être universel comme d'une lumière brillante en émane une autre qui a moins d'éclat; mais des essences sont inhérentes à ces puissances, parce qu'il ne saurait y avoir de puissance sans essence. Dans de telles puissances, qui sont nécessairement conformes entre elles, l'Ame universelle doit être la même partout, ou, si elle n'est pas partout absolument, elle doit du moins être de toutes parts tout entière sans division, comme dans un seul et même corps. Dans ce cas, pourquoi ne serait-elle pas aussi dans tout l'univers? Si l'on suppose que chaque âme particulière est divisée à l'infini, l'Ame universelle ne sera plus tout entière, et, par suite de cette division, elle tombera dans une impuissance complète. Ensuite, comme il y aura des puissances tout à fait diverses dans les diverses parties du monde, il n'y aura plus de sympathie entre les âmes. Enfin l'image, séparée de l'être qu'elle représente, et la lumière, séparée du foyer dont elle est une émanation affaiblie, ne sauraient plus subsister : car en général, toute chose qui tient d'autrui son existence et en est l'image ne saurait subsister sans son modèle ; de même, ces puissances qui rayonnent de l'Ame universelle cesseraient d'être si elles se trouvaient séparées de leur principe. S'il en est ainsi, le principe qui engendre ces puissances sera partout où elles seront ; par conséquent, il doit encore à ce point de vue être partout présent tout entier sans subir aucune division. [6,4,10] Il n'est pas nécessaire, dira-t-on peut-être, que l'image soit suspendue à son modèle : car il y a des images qui subsistent en l'absence du modèle dont elles proviennent; quand le feu s'éloigne, par exemple, la chaleur qui en procède n'en demeure pas moins dans l'objet échauffé. Voici notre réponse pour ce qui concerne le rapport de l'image avec son modèle. Prenez-vous pour exemple l'image faite par un peintre? Dans ce cas, ce n'est pas le modèle qui a fait l'image, c'est le peintre; et encore n'est-ce point véritablement l'image du modèle, lors même que le peintre aurait fait son propre portrait : car cette image n'est point née du corps du peintre, ni de la forme représentée, ni du peintre même, mais elle est le produit d'un ensemble de couleurs disposées de telle ou telle manière. Il n'y a donc pas là véritablement production d'une image, telle que nous en offrent les miroirs, les eaux et les ombres. Ici, l'image émane réellement du modèle préexistant, est formée par lui et ne saurait subsister sans lui. C'est de cette manière que les puissances inférieures procèdent des puissances supérieures. Passons à l'objection tirée de la chaleur qui subsiste en l'absence du feu. Nous répondrons que la chaleur n'est pas l'image du feu, à moins qu'on ne soutienne qu'il y a toujours du feu dans la chaleur ; mais alors même la chaleur ne serait pas indépendante du feu. En outre, quand vous éloignez d'un corps le feu qui l'échauffe, ce corps se refroidit, sinon instantanément, du moins peu à peu. Qu'on ne vienne pas dire que les puissances qui descendent ici-bas s'éteignent aussi peu à peu : ce serait supposer que l'Un est seul immortel, que les âmes et les intelligences sont mortelles. D'ailleurs, il n'est pas raisonnable d'admettre que même les choses qui proviennent de l'essence qui s'écoule s'écoulent également: rendez le soleil immobile, il répandra toujours la même lumière dans les mêmes lieux. Si l'on objectait que ce n'est pas véritablement la même lumière, on en conclurait que le corps du soleil est dans un écoulement continuel. Enfin, nous avons ailleurs longuement démontré que ce qui procède de l'Un ne périt pas, que toutes les âmes et les intelligences sont immortelles. [6,4,11] Mais, si l'Être intelligible est présent partout, pourquoi tous les êtres ne participent-ils pas à l'Être intelligible tout entier? Pourquoi y a-t-il plusieurs degrés parmi ces êtres, l'un étant le premier, l'autre le second, et ainsi de suite? — C'est qu'on regarde comme présents à l'Être intelligible les êtres qui sont capables de le recevoir. L'Être existe partout dans ce qui est être, ne se manquant ainsi nulle part à lui-même. Tout ce qui peut lui être présent lui est présent dans la réalité, lui est présent, dis-je, dans la mesure où il le peut, non d'une manière locale, mais comme le diaphane est présent a la lumière : car la participation s'opère d'une autre manière dans le corps qui est troublé. Si l'on distingue parmi les êtres plusieurs degrés, il faut bien concevoir que le premier n'est séparé du second, et le second du troisième que par son ordre, sa puissance, ses différences {propres}, et non par son lieu. Dans le monde intelligible, rien n'empêche de subsister ensemble des choses qui sont différentes, telles que l'âme et l'intelligence, et toutes les sciences, soit supérieures, soit inférieures. C'est ainsi que dans une même pomme l'œil voit la couleur, l'odorat sent le parfum, et chacun des autres sens perçoit la qualité qui est de son ressort. Toutes ces choses subsistent ensemble et ne se trouvent point séparées l'une de l'autre. L'Être intelligible {demandera-t-on} est-il donc varié et multiple? — II est varié {répondrons-nous}, mais en même temps il est simple ; il est un et multiple : car la Raison {qui est l'essence de l'Ame universelle} est une et multiple. L'Être universel est également un : s'il est différent {en ce sens qu'il contient des essences différentes}, il le doit à lui-même; la différence fait partie de sa nature (car elle ne saurait appartenir au non-être). L'Être est constitué de telle sorte qu'il n'est pas séparé de l'unité : elle lui est présente partout où il est, et l'Être un subsiste en lui-même. Il est en effet possible qu'un être qui est sous un certain rapport séparé d'un autre être lui soit cependant présent tout entier. Mais il y a divers modes de présence : autre est la manière dont les choses sensibles sont présentes aux choses intelligibles (à celles du moins auxquelles elles peuvent être présentes), autre est celle dont les choses intelligibles sont présentes les unes aux autres; de même, autre est la manière dont le corps est présent à l'âme, autre celle dont la science est présente également à l'âme, autre celle dont une science est présente à une autre science (lorsque toutes deux existent ensemble dans la même intelligence) ; enfin, autre encore est la manière dont un corps est présent à un autre corps. [6,4,12] Quand un son retentit dans l'air et que ce son constitue une parole, l'oreille qui est présente entend et perçoit ce son et cette parole, surtout si le lieu est tranquille. Placez dans ce lieu une autre oreille : le son et la parole s'approcheront également d'elle, ou plutôt cette oreille s'approchera de la parole. Supposez aussi que plusieurs yeux considèrent le même objet : tous sont remplis de sa vue, quoique cet objet occupe une place déterminée. Ainsi le même objet fera éprouver des perceptions différentes à des organes différents, parce que l'un est un œil, et l'autre une oreille. De même, toutes les choses qui peuvent participer à l'Ame y participent en effet, mais chacune reçoit d'un seul et même principe une puissance différente. Le son est présent partout dans l'air : ce n'est pas une unité divisée, mais une unité partout présente tout entière; de même, si l'air reçoit la forme de l'objet visible, il la possède sans division : car, en quelque endroit que l'œil se place, il perçoit la forme de l'objet visible (selon nous, du moins : car tous les philosophes n'admettent pas cette opinion). Nous donnons ces exemples pour faire comprendre que plusieurs choses peuvent participer à un seul et même principe. Du reste, l'exemple du son suffit pour montrer avec évidence ce que nous voulons expliquer ici, à savoir, que la forme est tout entière présente dans l'air entier : car tous les hommes n'entendraient pas la même chose, si la parole énoncée par le son n'était point tout entière partout, et si chaque oreille ne la percevait pas également tout entière. Or, si dans ce cas la parole tout entière se répand dans l'air tout entier, sans que telle partie de la parole soit unie à telle partie de l'air, et que telle autre partie de la parole soit divisée avec telle autre partie de l'air, pourquoi refuser d'admettre qu'une seule Ame pénètre partout sans se diviser avec les choses, qu'elle est présente tout entière partout où elle est, qu'elle est partout dans le monde sans se diviser en parties qui correspondent à celles du monde? Quand elle s'est unie aux corps, de quelque manière qu'elle s'y soit unie, elle a de l'analogie avec la parole qui a été prononcée dans l'air, tandis qu'avant de s'être unie aux corps, elle ressemble à celui qui prononce ou va prononcer une parole. Cependant, lors même qu'elle s'est unie aux corps, elle ne cesse pas réellement de ressembler à certains égards à celui qui prononce une parole, et qui en la prononçant la possède et la donne en même temps. Sans doute la parole n'a pas une nature identique à celle des choses que nous nous sommes proposé d'expliquer par cet exemple; cependant il y a là beaucoup d'analogie. Quant au rapport de l'Ame avec les corps, comme il est d'une nature différente, il faut bien comprendre que l'Ame n'est pas en partie en elle-même, en partie dans les corps, mais qu'à la fois elle demeure tout entière en elle-même et elle projette son image dans la multiplicité des corps {qui la reflètent comme des miroirs}. Tel ou tel corps s'approche de l'Ame pour en recevoir la vie ; il l'obtient en silence et il possède ainsi ce qui était déjà dans d'autres corps. En effet, les choses n'étaient pas préparées de manière qu'une partie de l'Ame, placée dans un certain lieu, attendît un corps pour y entrer, mais cette partie de l'Ame qui entre dans un corps, comme on dit, existait déjà dans l'univers, c'est-à-dire en elle-même, et elle continue d'exister en elle-même quoiqu'elle paraisse être descendue ici-bas. Comment, en effet, l'Ame descendrait-elle ici-bas? Donc, si elle n'est pas descendue ici-bas, si elle a seulement manifesté sa présence actuelle, sans attendre le corps qui devait participer à elle, évidemment l'Ame demeure en elle-même en même temps qu'elle devient présente à ce corps. Or, si l'Ame demeure en elle-même en même temps qu'elle devient présente à ce corps, {ce n'est pas l'Ame qui est venue dans le corps,} c'est le corps qui est venu en elle; c'est le corps qui, étant jusqu'alors hors du véritable être, y est entré, et a passé dans le monde de la vie. Or le monde de la vie était tout en soi-même, sans étendue, par conséquent sans division. Le corps n'y est donc pas entré comme dans quelque chose d'étendu. Il a commencé à participer, non à une des parties du monde de la vie, mais ace monde tout entier. Qu'un autre corps y entre encore, et il y participera de la même manière. Par conséquent, si l'on dit que le monde de la vie est tout entier dans ces corps, il est également tout entier dans chacun d'eux. Il est donc partout le même et numériquement un, sans se diviser, mais toujours présent tout entier. [6,4,13] D'où vient donc l'étendue dans notre univers et dans les animaux? — Le monde de la vie n'a point d'étendue. La sensation, dont le témoignage nous empêche de croire ce qui nous est dit à cet égard, nous fait voir le monde de la vie ici et là. Hais la raison nous dit que, si nous le voyons ainsi, ce n'est pas qu'il soit en effet étendu ici et là, c'est que tout ce qui est étendu a participé au monde de la vie qui n'a cependant aucune étendue. Quand un être participe à quelque chose, évidemment il ne participe pas à lui-même : car de cette manière il ne participerait réellement à rien, il resterait ce qu'il est. Il faut donc que le corps qui participe à quelque chose ne participe pas à la nature corporelle : car il la possède déjà; par conséquent, le corps ne participera pas à la nature corporelle, pas plus qu'une grandeur ne participera à la grandeur, puisqu'elle la possède. Admettons même qu'une grandeur soit augmentée, elle ne participera pas pour cela à la grandeur: car l'objet qui a deux coudées ne devient pas un objet de trois coudées, mais l'objet qui avait telle quantité a ensuite telle autre quantité; sinon, deux deviendrait trois. Ainsi, puisque ce qui est étendu et divisé participe à un genre différent, et même très différent, la chose à laquelle il participe doit n'être ni divisée ni étendue, n'avoir absolument aucune espèce de quantité. Il faut, par conséquent, que l'Être qui est partout présent tout entier soit présent en demeurant indivisible. Il n'est pas indivisible en tant que petit : car il n'en serait pas moins divisible ; seulement, il ne se proportionnerait plus à l'univers, il ne se répandrait pas dans la masse corporelle à mesure qu'elle s'augmente. Il ne ressemble pas non plus à un point : car la masse corporelle n'est pas un point, mais elle renferme une infinité de points; ainsi, ce qu'on supposerait être un point renfermerait une infinité de points {séparés}, et ne saurait être continu, ni par conséquent se proportionner à l'univers. Si donc toute masse corporelle possède l'Être qui est présent partout, elle doit le posséder tout entier dans toutes les parties qui la composent. [6,4,14] Mais si une seule et même Ame est en chacun, comment chacun a-t-il son âme propre? Comment telle âme est -elle bonne, et telle autre mauvaise? — C'est que l'Ame universelle communique la vie à chacun, qu'elle contient toutes les âmes et toutes les intelligences. Elle possède à la fois l'Unité et l'infini : elle renferme en son sein toutes les âmes, distinctes d'elle chacune, mais non séparées; sinon, comment l'Ame posséderait-elle l'infini? On peut encore dire que l'Ame universelle contient toutes choses à la fois, toutes les vies, toutes les âmes, toutes les intelligences, que celles-ci ne sont pas circonscrites chacune par des limites, et que c'est pour cela qu'elles forment une unité En effet .il fallait qu'il y eût dans l'Ame universelle une vie non seulement une, mais encore infinie, et cependant une : il fallait que cette vie une fût une en tant qu'elle était toutes les vies, que celles-ci ne se confondissent pas dans cette unité, mais qu'elles en partissent et qu'en même temps elles restassent là d'où elles étaient parties ; ou plutôt, elles ne sont point parties du sein de l'Ame universelle, elles ont toujours subsisté dans le même état. En effet, rien n'est engendré dans l'Ame universelle : elle ne se divise pas réellement, elle ne paraît divisée qu'à l'égard de ce qui la reçoit; tout demeure en elle tel qu'il a toujours été. Mais ce qui est engendré {c'est-à-dire le corps} s'approche de l'Ame, paraît s'unir à elle et dépend d'elle. Et nous, que sommes-nous ? Sommes-nous l'Ame universelle, ou bien ce qui s'approche d'elle et qui est engendré dans le temps {c'est-à-dire le corps}? — Non {nous ne sommes pas des corps}. Avant que la génération {des corps} fût opérée, nous existions déjà là-haut, nous étions les uns des hommes, les autres même des dieux, c'est-à-dire nous étions des âmes pures, des intelligences suspendues à l'Essence universelle ; nous formions des parties du monde intelligible, parties qui n'étaient pas circonscrites ni séparées, mais qui appartenaient au monde intelligible tout entier. Maintenant même, en effet, nous ne sommes pas séparés du monde intelligible; mais à l'homme intelligible s'est joint en nous un homme qui a voulu être autre que lui {c'est-à-dire l'homme sensible qui a voulu être indépendant}, et nous trouvant (car nous n'étions pas hors de l'univers), il nous a entourés et s'est ajouté à l'homme intelligible qui était alors chacun de nous. Supposez un seul son, une seule parole : ceux qui lui prêtent l'oreille l'entendent et la reçoivent chacun de son côté; l'ouïe passe dans chacun d'eux à l'état d'acte et perçoit ce qui agit sur elle. Nous sommes ainsi devenus deux hommes à la fois {l'homme intelligible et l'homme sensible qui s'est ajouté à lui} ; nous ne sommes plus l'un des deux seulement, comme auparavant, ou plutôt, nous sommes quelquefois encore l'un des deux seulement, l'homme qui s'est ajouté au premier; c'est ce qui a lieu toutes les fois que le premier homme sommeille en nous et n'est pas présent en un certain sens {parce qu'alors nous ne réfléchissons pas aux conceptions de l'intelligence}. [6,4,15] Mais comment s'est approché de l'Ame universelle le corps qui s'est approché d'elle? — Comme ce corps avait une aptitude à participer à l'Ame, il a reçu ce à quoi il était apte; or il était disposé pour recevoir une âme particulière; voilà pourquoi il n'a pas. reçu l'Ame universelle. Quoique celle-ci soit présente tout entière à ce corps, elle ne lui devient pas propre tout entière ; c'est ainsi que les plantes et les animaux autres que l'homme n'ont également de l'Ame universelle que ce qu'ils sont capables de recevoir d'elle. De même, lorsqu'une voix se fait entendre, tel ne perçoit que le son, tel autre entend aussi le sens. Une fois que l'animal a été engendré, il possède présente en lui une âme qu'il tient de l'Être universel, et par laquelle il se rattache à cet Être parce qu'alors il a un corps qui n'est point vide ni inanimé. Ce corps n'était pas auparavant dans un lieu inanimé, et {quand il a été engendré} il n'a fait que se rapprocher davantage de l'âme par son aptitude {à recevoir la vie}; il est devenu non-seulement un corps, mais encore un corps vivant; à la faveur du voisinage où il était de l'âme, il en a reçu un vestige, et par là je n'entends pas une partie de l'âme, mais une sorte de chaleur ou de lumière qui a émané d'elle et qui a engendré en lui des désirs, des plaisirs et des douleurs. Le corps de l'animal ainsi engendré n'était donc pas un corps étranger {à la vie}. L'âme, issue du principe divin, demeurait tranquille selon sa nature, et subsistait en elle-même, lorsque le corps, troublé par sa faiblesse propre, s'écoulant de lui-même et assailli par les coups qui lui venaient du dehors, a fait pour la première fois entendre sa voix dans cette partie de l'animal qui est commune à l'âme et au corps, et a communiqué son trouble à l'être vivant tout entier. C'est ainsi que, tandis qu'une assemblée délibérante examine avec calme une question, une foule confuse, poussée par la faim ou excitée par quelque passion, vient répandre dans toute l'assemblée le trouble et le désordre. Tant que de pareilles gens se tiennent tranquilles, la voix de l'homme sage se fait entendre d'eux ; par suite, la foule observe l'ordre dans ses rangs, et la mauvaise partie ne domine pas; sinon, la mauvaise partie domine, pendant que la bonne reste en silence, parce que le trouble empêche la foule d'entendre la voix de la raison. C'est ainsi que le mal vient à régner dans une cité et dans une assemblée. De même, le mal règne dans celui qui laisse dominer en lui cette foule désordonnée de craintes, de désirs et de passions qu'il porte dans son sein; et cela durera ainsi jusqu'à ce qu'il réduise cette foule à l'obéissance, qu'il redevienne l'homme qu'il était jadis {avant de descendre ici-bas} et qu'il règle sa vie sur lui : ce qu'il accorde alors au corps, il le lui accorde comme à une chose étrangère. Quant à celui qui vit tantôt d'une manière, tantôt de l'autre, c'est un homme mélangé de bien et de mal. [6,4,16] Si l'âme ne saurait devenir mauvaise, si telle est la manière dont elle vient dans le corps et dont elle y est présente, en quoi donc consistent la descente et l'ascension périodiques de l'âme, les châtiments qu'elle subit et ses migrations dans des corps d'animaux autres {que des corps humains} ? Nous avons en effet reçu ces dogmes des philosophes anciens qui ont le mieux traité de l'âme. Or, il convient de montrer que notre doctrine est d'accord avec ce qu'ils ont enseigné, ou du moins ne le contredit pas. Nous venons d'expliquer que, lorsque le corps participe à l'âme, l'âme ne sort pas d'elle-même en quelque sorte pour venir dans le corps, que c'est le corps au contraire qui vient dans l'âme en participant à la vie : or évidemment, quand les philosophes anciens disent que l'âme vient dans le corps, il faut entendre par là que le corps entre dans l'être, qu'il participe à la vie et à l'âme ; en un mot, venir ne signifie pas ici passer d'un lieu dans un autre, mais indique de quelle manière l'âme entre en commerce avec le corps ; descendre, c'est donc pour l'âme être dans un corps , dans le sens où nous l'avons expliqué, c'est-à-dire, lui donner quelque chose d'elle, et non être la chose du corps ; par suite, sortir du corps, c'est encore pour l'âme cesser de le faire participer à la vie. Voici comment s'opère cette participation pour les parties de cet univers {c'est-à-dire pour les corps}. Placée en quelque sorte aux confins du monde intelligible, l'âme donne souvent au corps quelque chose d'elle : car, par sa puissance, elle est voisine du corps, et se trouvant ainsi à une petite distance de lui, elle entre en commerce avec lui en vertu d'une loi de sa nature : or ce commerce est mauvais, et s'affranchir du corps est bon. Pourquoi ? C'est que dans ce commerce, si l'âme n'est pas la chose du corps, elle s'unit cependant à lui, et d'universelle qu'elle était elle devient particulière : car son activité ne s'applique plus au monde intelligible tout entier, quoiqu'elle lui appartienne {toujours par sa nature}. C'est comme si celui qui possède une science entière n'en considérait qu'une seule proposition; or le bien de celui qui possède une science entière consiste à en considérer la totalité au lieu d'une seule partie. De même l'âme, qui appartenait au monde intelligible tout entier et confondait en quelque sorte son être particulier dans l'Être total, s'est élancée hors de l'Être universel et est devenue être particulier, parce que le corps auquel elle applique son activité est une partie de cet univers. C'est comme si le feu, doué de la capacité de brûler tout, était réduit à ne brûler qu'un petit objet, quoiqu'il possédât une puissance universelle. En effet, quand l'âme particulière est séparée du corps, elle n'est plus particulière {en acte} ; au contraire, quand elle s'est séparée de l'Ame universelle, non en passant d'un lieu dans un autre, mais en appliquant son activité {à une partie de cet univers, à un corps}, elle devient particulière {en acte}; toutefois, en cessant d'être universelle {en acte}, elle demeure universelle d'une autre manière {en puissance} : car lorsqu'elle ne préside à aucun corps, elle est véritablement universelle, elle n'est plus particulière qu'en puissance. Par conséquent, lorsqu'on dit que l'âme est aux enfers, si par enfers on entend un lieu invisible, cela veut dire que l'âme est séparée du corps ; si par enfers on entend au contraire un lieu inférieur, cette interprétation offre encore un sens raisonnable : car maintenant notre âme est où se trouve notre corps, elle est placée dans le même lieu que lui. — Mais, quand le corps n'existe plus, que signifie que l'âme est aux enfers? — Si l'âme n'est pas séparée de son image, pourquoi ne serait-elle pas où est son image? Si l'âme a été séparée de son image par la philosophie, cette image va seule dans un lieu inférieur, tandis que l'âme vit purement dans le monde intelligible, sans que rien émane d'elle. Voilà ce que nous avions à dire sur l'image née de tel individu. Quant à l'âme, si elle concentre en son sein la lumière qui rayonne d'elle, alors, tournée vers le monde intelligible, elle rentre dans ce monde tout entier; elle n'est plus en acte, mais elle ne périt pas pour cela {elle est universelle en acte, et particulière seulement en puissance}. Terminons ici ce que nous avions à dire sur ce point, et revenons à notre sujet.