[2,4,0] DEUXIÈME ENNÉADE - LIVRE QUATRIÈME. DE LA MATIÈRE. [2,4,1] La Matière est un sujet et un réceptacle de formes : telle est l'assertion commune de tous les auteurs qui ont traité de la Matière, et qui sont arrivés à se faire une idée de cette nature d'être ; mais là s'arrête l'accord. Quant à savoir quelle est cette substance ; quelles essences elle reçoit et comment elle les reçoit, ce sont là des questions sur lesquelles les opinions diffèrent. Les uns, n'admettant pas d'autres êtres que les corps, ne reconnaissant pas d'autre essence que celle que les corps contiennent, prétendent qu'il n'y a qu'une seule espèce de matière, qu'elle sert de sujet aux éléments, qu'elle est l'essence même ; que toutes les autres choses ne sont que des passions de la matière, que la matière modifiée : tels sont les éléments. Les partisans de cette doctrine n'hésitent pas à introduire cette matière dans l'essence des dieux mêmes, en sorte que leur Dieu suprême n'est que la matière modifiée. En outre, ils font de la matière un corps, et disent qu'elle est un corps sans qualité ; ils lui attribuent aussi la grandeur. D'autres admettent que la matière est incorporelle. Quelques-uns de ces derniers en distinguent de deux espèces : l'une est la substance des corps, cette substance dont parlent les premiers {les Stoïciens} ; l'autre, d'une nature supérieure, est le sujet des formes et des essences incorporelles. [2,4,2] Examinons d'abord si cette matière {des essences intelligibles} existe, comment elle existe et ce qu'elle est. Si l'essence de la matière est quelque chose d'indéterminé, d'informe, et si dans les êtres intelligibles, qui sont parfaits, il ne doit y avoir rien d'indéterminé ni d'informe, il semble qu'il ne saurait y avoir de matière dans le monde intelligible. Chaque essence, y étant simple, ne saurait avoir besoin de la matière, qui, en s'unissant avec une autre chose, constitue un composé. La matière est nécessaire dans les êtres qui sont engendrés, qui font naître une chose d'une autre : car ce sont de tels êtres qui ont conduit à la conception de la matière. - Mais, dira-t-on, dans les êtres qui ne sont pas engendrés, la matière semble inutile. D'où aurait-elle pu venir et passer dans les essences intelligibles ? Si elle a été engendrée, elle l'a été par un principe ; si elle est éternelle, il y aura plusieurs principes ; alors les êtres qui occupent le premier rang seront contingents. Enfin si {dans ces êtres} la forme vient se joindre à la matière, leur union constituera un corps, en sorte que les intelligibles seront corporels. [2,4,3] Nous répondrons d'abord qu'il ne faut pas mépriser partout l'indéterminé ni ce que l'on conçoit comme informe, si cela même est le sujet de choses supérieures et excellentes : ainsi, l'âme est indéterminée par rapport à l'intelligence et à la raison, qui lui donnent une forme et une nature meilleure. Ensuite, si l'on dit que les choses intelligibles sont composées {de matière et de forme}, ce n'est pas dans le sens où on le dit des corps : les raisons sont composées et produisent par leur acte un autre composé, la nature, qui aspire à la forme. Si, dans le monde intelligible, le composé tend vers un autre principe, ou en dépend, la différence qu'il y a entre ce composé et les corps est encore mieux marquée. En outre, la matière des choses engendrées change sans cesse de forme ; la matière des intelligibles est toujours identique. Enfin, la matière est ici-bas soumise à d'autres conditions {que dans le monde intelligible}. Ici-bas, en effet, la matière n'est toutes choses que par parties, n'est chaque chose que successivement : aussi rien n'est permanent au milieu de ces changements perpétuels, rien n'est jamais identique. La haut, au contraire, la matière est toutes choses simultanément, et, possédant toutes choses, elle ne saurait se transformer; donc, la matière n'est jamais informe là-haut : car elle n'est pas informe même ici-bas. Seulement l'une {la matière intelligible} est placée dans d'autres conditions que l'autre {la matière sensible}. Mais la première est-elle engendrée ou éternelle ? C'est une question que nous ne pourrons décider qu'après avoir déterminé ce qu'est cette matière. [2,4,4] Admettons maintenant l'existence des idées dont nous avons ailleurs démontré la réalité, et tirons-en les conséquences qui en découlent. Les idées ont nécessairement quelque chose de commun, puisqu'elles sont multiples ; et quelque chose de propre, puisqu'elles différent les unes des autres. Or, le propre de chaque idée, la différence qui la sépare des autres, c'est sa forme particulière. Mais la forme suppose un sujet qui la reçoive et qui soit déterminé par la différence. Il y a donc toujours une matière qui reçoit la forme, il y a toujours un sujet. D'ailleurs, notre monde est l'image du monde intelligible; or, il est composé de matière et de forme ; donc il doit y avoir aussi là-haut de la matière. Autrement, comment appellera-t-on le monde intelligible du nom de g-kosmos {c'est-à--dire, de tout plein d'ordre et de beauté}, si l'on n'y voit la matière recevoir la forme ? Comment y verra t-on la forme, si l'on n'y considère pas ce qui la reçoit? Ce monde est indivisible absolument, divisible relativement. Or si ses parties sont distinctes les unes des autres, leur division, leur distinction est une modification passive de la matière : car c'est elle qui est divisée. Si la multitude des idées constitue un être indivisible, cette multitude, qui réside dans un être un, a cet être un pour sujet, pour matière, et en est les formes. Ce sujet un et varié se conçoit comme varié et revêtu de formes multiples ; il se conçoit donc comme informe avant de se concevoir comme varié. Ôtez-lui par la pensée la variété, les formes, les raisons, les caractères intelligibles, ce qui est antérieur est indéterminé et informe ; il ne reste plus dans ce sujet aucune des choses qui se trouvent en lui et avec lui. [2,4,5] Si, de ce que les intelligibles sont immuables et qu'en eux la matière est toujours unie à la forme, on en concluait qu'ils ne contiennent pas de matière, on serait conduit à prétendre qu'il n'y a pas de matière dans les corps : car toujours la matière des corps a une forme, toujours chaque corps est complet {contient une forme et une matière}. Chaque corps n'en est pas moins composé, et l'intelligence reconnaît qu'il est double : car elle divise jusqu'à ce qu'elle arrive au simple, à ce qui ne peut plus se décomposer; elle ne s'arrête que lorsqu'elle trouve le fond des choses. Or, le fond de chaque chose, c'est la matière. Toute matière est ténébreuse, parce que la raison {la forme} est la lumière, et que l'intelligence est la raison. Quand l'intelligence considère la raison dans un objet, elle regarde comme ténébreux ce qui est au-dessous de la raison, ce qui est au-dessous de la lumière. De même l'oeil, étant lumineux et portant son regard sur la lumière et sur les couleurs qui sont des espèces de lumière, considère comme ténébreux et matériel ce qui est au-dessous, ce que cachent les couleurs. Il y a d'ailleurs une grande différence entre le fond ténébreux des choses intelligibles et celui des choses sensibles : il y a autant de différence entre la matière des premières et celle des secondes qu'il y en a entre la forme des unes et celle des autres. La matière divine, en recevant la forme qui la détermine, possède une vie intellectuelle et déterminée. Au contraire, lors même que la matière des corps devient une chose déterminée, elle n'est ni vivante, ni pensante; elle est morte malgré sa beauté empruntée. La forme des objets sensibles n'étant qu'une image, leur matière n'est également qu'une image. La forme des intelligibles possédant une véritable réalité, leur substance a le même caractère. On a donc raison d'appeler essence la matière, quand on parle de la matière intelligible : car la substance des intelligibles est véritablement une essence, surtout si on la conçoit avec la forme qui est en elle ; alors l'essence est l'ensemble lumineux {de la matière et de la forme}. Demander si la matière intelligible est éternelle, c'est demander si les idées le sont : en effet, les intelligibles sont engendrés en ce sens qu'ils ont un principe ; ils sont non engendrés en ce sens qu'ils n'ont pas commencé d'exister, que, de toute éternité, ils tiennent leur existence de leur principe ; ils ne ressemblent pas aux choses qui deviennent toujours, comme notre monde ; mais ils existent toujours, comme le monde intelligible. La Différence qui est dans le monde intelligible y produit toujours la matière : car, dans ce monde, c'est la Différence qui est le principe de la matière, ainsi que le Mouvement premier ; aussi ce dernier est-il également appelé Différence parce que la Différence et le Mouvement premier sont nés ensemble. Le Mouvement et la Différence, qui procèdent du Premier {du Bien}, sont indéterminés et ont besoin de lui pour être déterminés. Or ils se déterminent quand ils se tournent vers lui. Auparavant, la matière est indéterminée ainsi que la Différence ; elle n'est pas bonne parce qu'elle n'est pas encore éclairée par la lumière du Premier. Puisque le Premier est la source de toute lumière, l'objet qui reçoit de lui sa lumière ne la possède pas toujours ; cet objet diffère de la lumière et il la possède comme une chose étrangère puisqu'il la tient d'autrui. Voilà quelle est la nature de la matière contenue dans les essences intelligibles. Nous l'avons expliquée plus longuement peut-être qu'il n'était nécessaire. [2,4,6] Parlons maintenant du sujet des corps. La transformation des éléments les uns dans les autres démontre qu'ils doivent avoir un sujet. Leur transformation n'est pas une destruction complète ; sinon il y aurait une essence qui irait se perdre dans le non-être. D'un autre côté, ce qui est engendré ne passe pas du non-être absolu à l'être : tout changement n'est que le passage d'une forme à une autre: Il suppose un sujet permanent qui reçoive la forme de la chose engendrée et perde la forme antérieure. C'est ce que démontre la destruction : en effet, elle n'atteint que le composé ; donc chaque objet dissous est composé d'une forme et d'une matière. L'induction prouve encore que l'objet détruit est composé. La dissolution le montre également : un vase en se dissolvant donne de l'or ; l'or, de l'eau ; et l'eau, quelque autre chose analogue à sa nature. Enfin, les éléments sont nécessairement ou la forme, ou la matière première, ou le composé de la forme et de la matière : ils ne peuvent être la forme parce qu'ils ne sauraient, sans la matière, avoir ni masse ni étendue; ils ne peuvent être non plus la matière première puisqu'ils sont soumis à la destruction. Ils sont donc composés de forme et de matière : la forme constitue l'essence et la qualité ; la matière, le sujet qui est indéterminé, parce qu'il n'est pas une forme. [2,4,7] Empédocle fait consister la matière dans les éléments: la corruption à laquelle ils sont exposés réfute cette opinion. Anaxagore suppose que la matière est un mélange, et, au lieu de dire que celle-ci est la capacité de devenir toutes choses, il affirme qu'elle contient toutes choses en acte; il anéantit ainsi l'Intelligence qu'il avait introduite dans le monde : car, selon lui, l'Intelligence ne donne pas au reste la forme et la figure : elle est contemporaine de la matière, au lieu de lui être antérieure. Or, il est impossible que l'Intelligence soit contemporaine de la matière : car si le mélange participe à l'être, l'être est antérieur ; si l'être lui-même est le mélange, il leur faudra un troisième principe. Donc si le Démiurge est nécessairement antérieur, quel besoin y avait-il que les formes fussent en petit dans la matière, qu'ensuite l'Intelligence en démêlât l'inextricable confusion, quand il est; possible de donner des qualités à la matière (puisqu'elle n'en possède aucune) et de la soumettre tout entière à la forme? Enfin, comment tout peut-il être dans tout? Quant à celui qui admet que la matière est l'infini, qu'il explique en quoi consiste cet infini. Par infini entend-il l'immensité? Rien de tel ne saurait exister dans la réalité : l'infini n'existe ni par soi, ni dans une autre nature, par exemple, comme accident d'un corps. L'infini n'existe pas par soi, parce que chacune de ses parties serait nécessairement infinie. L'infini n'existe pas non plus comme accident, parce que ce dont il serait l'accident ne serait par lui-même ni infini ni simple, et, par conséquent, ne serait pas la matière. Les atomes {de Démocrite} ne sauraient non plus remplir le rôle de matière parce qu'ils ne sont rien : car tout corps est divisible à l'infini. On pourrait alléguer encore {contre le système des atomes} la continuité des corps et leur humidité. D'ailleurs il est impossible qu'il existe quelque chose sans l'intelligence et l'âme, qui ne sauraient être composées d'atomes ; il est impossible qu'une autre nature que les atomes produise quelque chose avec les atomes, parce que nul Démiurge ne saurait produire quelque chose avec une matière sans continuité. On pourrait faire et on a fait mille autres objections contre ce système. Mais il est superflu de prolonger cette discussion. [2,4,8] Quelle est donc cette matière une, continue, sans qualité? Évidemment elle ne saurait être un corps, puisqu'elle n'a pas de qualité ; si elle était un corps, elle aurait une qualité. Nous disons qu'elle est la matière de tous les objets sensibles, et non la matière des uns, la forme des autres, comme l'argile est la matière relativement au potier sans être la matière absolument. Puisque nous ne considérons pas la matière de tel ou tel objet, mais la matière de toutes choses, nous n'attribuerons à sa nature rien de ce qui tombe sous les sens, aucune qualité, ni couleur, ni chaleur, ni froid, ni légèreté, ni pesanteur, ni densité, ni rareté, ni figure, ni grandeur par conséquent : car autre chose est la grandeur, autre chose être grand ; autre chose est la figure, autre chose être figuré. La matière n'est donc pas une chose composée, mais simple, une par sa nature. A cette condition seule elle sera privée de toutes propriétés. Le principe qui donne la forme à la matière lui donnera la forme comme une chose étrangère à sa nature; il y introduira également la grandeur et toutes les propriétés qui sont réelles. Sinon, il sera esclave de la grandeur de la matière, il n'en déterminera pas la grandeur d'après sa volonté, mais d'après la disposition de la matière. Supposer que sa volonté se concerte avec la grandeur de la matière, c'est faire une fiction absurde. Au contraire, si la cause efficiente précède la matière, la matière sera absolument telle que le voudra la cause efficiente, capable de recevoir docilement toute espèce de forme, par conséquent, la grandeur. Si la matière avait la grandeur, elle aurait aussi la figure ; elle serait ainsi plus difficile à façonner. La forme entre donc dans la matière en lui apportant tout {ce qui constitue l'essence corporelle} ; or toute forme contient une grandeur et une quantité qui sont déterminées par la raison {l'essence} et avec elle. C'est pourquoi dans toutes les espèces d'êtres, la quantité n'est déterminée qu'avec la forme : car la quantité {la grandeur} de l'homme n'est pas la quantité de l'oiseau. Il serait absurde de prétendre que donner à la matière la quantité d'un oiseau et lui en imprimer la qualité sont deux choses différentes, que la qualité est une raison, et que la quantité n'est pas une forme : car la quantité est mesure et nombre. [2,4,9] Mais, nous dira-t–on, comment concevoir une chose sans grandeur? C'est que toute chose n'est pas identique à la quantité. L'être est distinct de la quantité : car il existe beaucoup d'autres choses qu'elle. Il faut admettre que toute nature incorporelle n'a point de quantité. La matière est donc incorporelle. D'ailleurs la quantité n'est pas un quantum ; un quantum est une chose qui participe à la quantité : nouvelle preuve que la quantité est une forme. De même qu'un objet devient blanc par la présence de la blancheur, et que ce qui produit dans l'animal la blancheur et les diverses couleurs n'est pas une couleur variée, mais une raison variée : de même ce qui produit un quantum n'est pas un quantum, mais le quantum même, ou la quantité même ou la raison. En entrant dans la matière, la quantité l'étend-elle pour lui donner la grandeur? Nullement : la matière n'avait pas été resserrée. La forme donne à la matière la grandeur qu'elle n'avait pas, comme elle lui imprime la qualité dont elle manquait. [2,4,10] Comment donc {me direz-vous} concevoir la matière sans quantité? -- Comment {répondrai-je} la concevez-vous sans qualité? -- Mais par quelle conception, par quelle intuition peut-on l'atteindre ? Par l'indétermination même de l'âme. Puisque ce qui connaît doit être semblable à ce qui est connu, l'indéterminé doit être saisi par l'indéterminé. La raison peut être déterminée par rapport à l'indéterminé; mais le regard qu'elle jette sur lui est indéterminé. Si chaque chose est connue par la raison et par l'intelligence, la raison ici nous dit de la matière ce qu'elle doit nous en dire; en voulant concevoir la matière d'une manière intellectuelle, l'intelligence arrive à un état qui est l'absence d'intelligence, ou plutôt elle se forme de la matière une image bâtarde, illégitime, provenant de l'autre, qui n'est pas vrai, et composée avec l'autre raison. Voilà pourquoi Platon a dit que la matière est perçue par un raisonnement bâtard. En quoi consiste l'indétermination de l'âme? Est-ce dans une ignorance absolue, une absence complète de toute connaissance? Non : l'indéterminé de l'âme implique quelque chose de positif {outre quelque chose de négatif}. Comme l'obscurité est pour l'œil la matière de toute couleur invisible, l'âme, en faisant abstraction dans les objets sensibles de toutes les choses qui en sont en quelque sorte la lumière, ne peut déterminer ce qui reste alors, et, de même que l'œil dans les ténèbres {devient semblable aux ténèbres}, l'âme devient semblable à ce qu'elle voit. Voit-elle donc alors quelque chose? Oui, sans doute : elle voit quelque chose qui n'a ni figure, ni couleur, ni lumière, ni grandeur même. Si cette chose avait une grandeur, l'âme lui prêterait une forme. Quand l'âme ne pense rien, n'est-elle pas dans un état identique à ce qu'elle éprouve quand elle pense à la matière? Non : quand l'âme ne pense rien, elle n'affirme rien, elle n'éprouve rien. Quand elle pense à la matière, elle éprouve quelque chose, elle reçoit l'impression de l'informe. Quand elle se représente les objets qui ont une forme et une grandeur, elle les conçoit comme composés ; car elle les voit distingués et déterminés par les qualités qu'ils contiennent. Elle conçoit donc le tout et les deux éléments qui le forment. Elle a ainsi une perception claire, une sensation vive des propriétés inhérentes {à la matière}. Au contraire elle n'a qu'une perception obscure du sujet informe, parce que là il n'y a pas de forme. Donc, quand l'âme considère la matière dans le tout, dans le composé, avec les qualités inhérentes à ce composé, elle les sépare, les analyse, et ce que la raison laisse {après cette analyse}, l'âme le perçoit vaguement, obscurément, parce que c'est une chose vague, obscure; elle le pense sans le penser réellement. D'un autre côté, comme la matière ne reste pas informe, qu'elle a toujours une forme dans les objets, l'âme lui impose toujours la forme des choses, parce qu'elle supporte avec peine l'indéterminé, parce qu'elle semble craindre de sortir de l'ordre des êtres et de s'arrêter longtemps au non-être. [2,4,11] Pour composer les corps, nous dira-t-on, faut-il autre chose que l'étendue et toutes les qualités? — Oui : il faut un sujet qui les reçoive. Ce sujet n'est pas une masse : car si c'était une masse, ce serait une étendue. —Si ce sujet n'a pas d'étendue {objectera-t-on encore}, comment est-il un réceptacle? Sans étendue, à quoi sert-il, s'il ne contribue ni à la forme et aux qualités, ni à la grandeur et à l'étendue? Il semble que l'étendue, quelque part qu'elle soit, est donnée aux corps par la matière. De même que les actions, les effets, les temps, les mouvements, quoiqu'ils n'impliquent aucune matière, sont cependant des êtres, il semble que les corps élémentaires n'impliquent pas nécessairement une matière {sans étendue}, mais qu'ils sont des êtres individuels, dont la substance diverse est constituée par le mélange de plusieurs formes. Cette matière sans étendue paraît donc n'être qu'un mot vide de sens. {Voici la réponse que nous ferons à cette objection} : D'abord tout réceptacle n'est pas de toute nécessité une masse, à moins qu'il n'ait déjà reçu l'étendue. L'âme, qui possède toutes choses, les contient toutes à la fois. Si elle était étendue, elle posséderait toutes choses dans l'étendue. Aussi la matière reçoit-elle dans l'étendue tout ce qu'elle contient, parce qu'elle est susceptible d'étendue. De même, dans les animaux et les végétaux, à l'accroissement et à la diminution de la grandeur correspondent un accroissement et une diminution de la qualité. On aurait tort de prétendre que la grandeur est nécessaire à la matière parce que, dans les objets sensibles, il existe préalablement une grandeur sur laquelle s'exerce l'action du principe qui les forme: car la matière de ces objets n'est pas la matière pure, mais telle ou telle matière. La matière pure et simple doit recevoir d'un autre principe son étendue. Donc le réceptacle de la forme ne saurait être une masse; en recevant l'étendue, il reçoit encore les autres qualités. La matière est l'image de l'étendue, parce qu'étant matière première elle possède l'aptitude à devenir étendue. On se représente la matière comme une étendue vide ; aussi quelques philosophes ont-ils avancé que la matière est la même chose que le vide. Je le répète donc : la matière est l'image de l'étendue, parce que l'âme, ne pouvant rien déterminer quand elle considère la matière, se répand dans l'indétermination, sans pouvoir rien circonscrire, ni rien marquer; sinon, elle déterminerait quelque chose. Ce sujet ne saurait être appelé exclusivement grand ou petit; il est à la fois grand et petit. Il est à la fois étendu et inétendu parce qu'il est la matière de l'étendue. S'il est agrandi et rapetissé, il parcourt en quelque sorte l'étendue. Son indétermination est une étendue qui consiste à être le réceptacle même de l'étendue, mais à n'être véritablement que l'étendue imaginaire, comme nous l'avons expliqué plus haut. Les autres êtres, qui n'ont pas d'étendue, mais qui sont des formes, sont chacun déterminés, et, par conséquent, n'impliquent aucune idée d'étendue. La matière au contraire, étant indéterminée, incapable de rester en elle-même, étant portée à recevoir partout toutes les formes, étant toujours docile, devient multiple par sa docilité et par la génération {à laquelle elle se prête}. C'est de cette manière qu'elle paraît avoir pour nature l'étendue. [2,4,12] Les étendues concourent donc à la constitution des corps : car les formes des corps sont dans des étendues. Ces formes se produisent non dans l'étendue {qui est une forme}, mais dans le sujet qui a reçu l'étendue. Si elles se produisaient dans l'étendue au lieu de se produire dans la matière, elles n'auraient ni étendue ni substance : car elles ne seraient que des raisons. Or, comme les raisons résident dans l'âme, il n'y aurait pas de corps. Donc, dans le monde sensible, la multiplicité des formes doit avoir un sujet un, qui ait reçu l'étendue, et qui, par conséquent, soit autre que l'étendue. Toutes les choses qui se mélangent forment un mixte, parce qu'elles contiennent de la matière ; elles n'ont pas besoin d'un autre sujet, parce que chacune d'elles apporte avec elle sa matière. Mais il faut {pour les formes} un réceptacle, un vase, ou un lieu. Or le lieu est postérieur à la matière et aux corps. Les corps présupposent donc la matière. Si les actions et les opérations sont immatérielles, il n'en résulte pas que les corps le soient aussi. Les corps sont composés ; les actions ne le sont pas. Quand une action se produit, la matière sert de sujet à l'agent; elle reste en lui sans entrer par elle-même en action : car ce n'est pas là ce que cherche l'agent. Une action ne se change pas en une autre action, par conséquent n'a pas besoin de contenir de la matière ; c'est l'agent qui passe d'une action à une autre, et qui, par conséquent, sert de matière aux actions. La matière est donc nécessaire à la qualité aussi bien qu'à la quantité, par conséquent, aux corps. Elle n'est pas un mot vide de sens, mais un sujet, quoiqu'elle ne soit ni visible ni étendue; sinon, nous serions obligés, par la même raison, de nier aussi les qualités et l'étendue : car on pourrait dire que chacune de ces choses, prise en elle-même, n'est rien de réel. Si ces choses possèdent l'existence, quoique leur existence soit obscure, la matière doit à plus forte raison posséder l'existence, quoique son existence ne soit pas claire ni saisissable par les sens. En effet, la matière ne peut pas être perçue par la vue, puisqu'elle est incolore; ni par l'ouïe, puisqu'elle ne rend pas de son ; ni par l'odorat ou par le goût, puisqu'elle n'est ni volatile ni humide. Est-elle perçue au moins par le tact? non, parce qu'elle n'est pas un corps. Le tact ne touche que le corps, reconnaît qu'il est dense ou rare, dur ou mou, humide ou sec ; or nul de ces attributs n'est propre à la matière. Celle-ci ne peut donc être conçue que par un raisonnement qui n'implique pas la présence de l'intelligence, qui en suppose au contraire l'absence complète, et qui mérite ainsi le nom de raisonnement bâtard. La corporéité même n'est pas propre à la matière. Si la corporéité est une raison {une forme}, elle diffère certainement de la matière; ce sont deux choses distinctes. Si la corporéité est considérée quand elle a déjà modifié la matière et qu'elle s'y est mêlée, elle est un corps; elle n'est plus la matière pure et simple. [2,4,13] Si l'on veut que le sujet des choses soit une qualité commune à tous les éléments, il faut expliquer d'abord quelle est cette qualité, puis comment une qualité sert de sujet, comment une qualité inétendue, immatérielle est perçue dans une chose inétendue; enfin comment, si cette qualité est déterminée, elle est la matière : car si elle est quelque chose d'indéterminé, elle n'est plus une qualité, elle est la matière même que nous cherchons. Mais, pourra-t-on dire, si la matière n'a aucune qualité, parce qu'en vertu de sa nature elle ne participe à aucune qualité des autres choses, qui empêche que cette propriété de ne participer à aucune qualité ne soit elle-même dans la matière une qualification, un caractère particulier et distinctif, qui consiste dans la privation de toutes les autres choses? Dans l'homme, la privation de quelque chose est une qualité : la privation de la vue, par exemple, est la cécité. S'il y a dans la matière la privation de certaines choses, cette privation est aussi pour elle une qualification. S'il y a dans la matière une privation absolue de toutes choses, notre assertion est encore mieux fondée : car la privation est une qualification. — Élever une pareille objection, c'est faire de tout des qualités et des choses qualifiées. Dans ce cas, la quantité est une qualité aussi bien que l'essence. Chaque chose qualifiée doit posséder une qualité. Il est ridicule de prétendre qu'une chose qualifiée est qualifiée par ce qui n'a pas de qualité soi-même, par ce qui est autre que la qualité. Dira-t-on que cela est possible parce que être autre est une qualité? Nous demanderons alors si la chose qui est autre est l'altérité même. Si elle est altérité même, ce n'est pas comme chose qualifiée, parce que la qualité n'est pas une chose qualifiée. Si cette chose est autre seulement, elle ne l'est point par elle-même, elle ne l'est que par l'altérité, comme une chose est identique par l'identité. La privation n'est donc pas une qualité, ni une chose qualifiée, mais l'absence de qualité ou d'autre chose, comme le silence est l'absence du son. La privation est une chose négative; la qualification est une chose positive. La propriété de la matière n'est pas une forme : car sa propriété consiste précisément à n'avoir point de qualification ni de forme. Il est absurde de prétendre qu'elle est qualifiée parce qu'elle n'a point de qualité ; c'est comme si l'on avançait qu'elle est étendue par cela même qu'elle n'a pas d'étendue. La propriété delà matière n'est donc pas autre chose que d'être ce qu'elle est. Sa propriété n'est pas un attribut : elle consiste dans une disposition à devenir les autres choses, parce qu'elle est autre qu'elles. Non seulement ces autres choses sont autres que la matière, mais encore chacune d'elles a une forme individuelle. Le seul nom qui convienne à la matière, c'est autre, ou plutôt autres, parce que le singulier est encore trop déterminatif, et que le pluriel exprime mieux l'indétermination. [2,4,14] Examinons si la matière est la privation, ou si la privation est un attribut de la matière. Si l'on prétend que la privation et la matière sont une seule chose substantiellement, et deux choses logiquement, on doit expliquer la nature de ces deux choses, définir la matière, par exemple, sans définir la privation, et réciproquement. Ou aucune de ces deux choses n'implique l'autre, ou elles s'impliquent réciproquement, ou l'une des deux seulement implique l'autre. Si l'on peut les définir chacune séparément, et que nulle des deux n'implique l'autre, toutes deux formeront deux choses, et la matière sera autre que la privation, quoique la privation soit un accident de la matière. Mais il faut que nulle des deux ne se trouve même en puissance dans la définition de l'autre. Sont-elles dans le même rapport que le nez camus et le camus ? Alors chacune de ces choses est double et il y a deux choses. Sont-elles dans le même rapport que le feu et la chaleur? La chaleur se trouve dans le feu, mais le feu ne se trouve pas nécessairement compris dans la chaleur; ainsi, la matière ayant {pour qualité} la privation, comme le feu a {pour qualité} la chaleur, la privation est une forme de la matière, et a un sujet différent d'elle-même, lequel est la matière. Il n'y a donc pas unité en ce sens. La matière et la privation sont-elles une seule chose substantiellement, et deux choses logiquement, en ce sens que la privation ne désigne pas la présence d'une chose, mais plutôt son absence, qu'elle est la négation des êtres, comme si l'on disait le non-être ? La négation n'ajoute aucun attribut ; elle se borne à affirmer qu'une chose n'est pas. La privation est donc en quelque sorte le non-être. Si la matière est appelée non-être en ce sens qu'elle n'est pas l'être, mais quelque autre chose que l'être, y a-t-il là encore lieu de faire deux définitions, dont l'une s'applique à la substance, et l'autre s'applique à la privation, pour expliquer qu'elle est une disposition à devenir les autres choses ? Il vaut mieux admettre que la matière doit se définir, ainsi que la substance, une disposition à devenir les autres choses. Si la définition de la privation montre l'indétermination de la matière, elle en peut indiquer la nature. Mais nous ne saurions admettre que la matière et la privation soient une seule chose substantiellement et deux choses logiquement : si dès qu'une chose est indéterminée, indéfinie, sans qualité, elle est identique à la matière, comment peut-il y avoir encore là deux choses logiquement? [2,4,15] Examinons encore si l'indéterminé, l'infini, est un accident, un attribut de quelque autre nature, comment il est accident, et si la privation peut être un accident. Les choses qui sont des nombres et des raisons sont exemptes de toute indétermination (car ce sont des déterminations, des ordres, des principes d'ordre pour le reste ; or ces principes n'ordonnent pas des objets déjà ordonnés ni des ordres; la chose qui reçoit l'ordre est autre que celle qui le donne, et les principes dont l'ordre dérive sont la détermination, la limitation, la raison). S'il en est ainsi, ce qui reçoit l'ordre et la détermination est nécessairement l'infini. Or ce qui reçoit l'ordre, c'est la matière avec toutes les choses qui, sans être la matière, y participent et en jouent le rôle. Donc la matière est l'infini même. Elle n'est pas l'infini par accident ; l'infini n'est pas pour elle un accident. En effet, tout accident doit être une raison; or l'infini n'est pas une raison ; ensuite de quel être l'infini peut-il être un accident? Est-ce de la détermination et du déterminé? La matière n'est ni la détermination, ni le déterminé. Enfin l'infini ne saurait s'unir au déterminé sans en détruire la nature. L'infini n'est donc pas un accident de la matière {il en est l'essence}. La matière est l'infini lui-même. Dans le monde intelligible même, elle est l'infini. L'infini semble né de l'infinité de l'Un, soit de sa puissance, soit de son éternité : il n'y a pas infinité dans l'Un, mais l'Un est le créateur de l'infinité. Comment peut-il y avoir infinité à la fois là-haut et ici-bas {dans l'Un et dans la matière} ? C'est qu'il y a deux infinis : il y a entre eux la même différence qu'entre l'archétype et l'image. L'infini d'ici-bas est-il moins infini? Au contraire, il l'est plus. Par cela même que l'image est éloignée de l'être véritable, elle est plus infinie. L'infinité est plus grande dans ce qui est moins déterminé. Or ce qui est plus éloigné du bien est plus dans le mal. Donc là-haut l'infini, possédant plus l'être, est l'infini idéal; ici-bas, l'infini possédant moins l'être, parce qu'il est éloigné de l'être et de la vérité, qu'il dégénère en image {de l'être véritable}, est l'infini réel. Y a-t-il identité entre l'infini et l'essence de l'infini ? Quand l'infini est raison et matière, l'infini et l'essence de l'infini sont deux choses différentes. Quand l'infini n'est que la matière, l'infini et l'essence de l'infini sont identiques. Disons mieux : ici-bas, l'infini n'a pas d'essence; sinon, il serait une raison, ce qui est contraire à la nature de l'infini. Donc la matière est en elle-même l'infini par opposition à la raison. De même que la raison, considérée en elle-même, est appelée raison, de même la matière, qui est opposée à la raison par son infinité et qui n'est nulle autre chose {que matière}, doit être appelée infini. [2,4,16] Y a-t-il identité entre la matière et l'altérité? La matière n'est pas identique à l'altérité même, mais à une partie de l'altérité, à celle qui est opposée aux êtres véritables et aux raisons. C'est en ce sens qu'on peut dire du non-être qu'il est quelque chose, qu'il est identique à la privation, pourvu que la privation soit l'opposition aux choses qui existent dans la raison. La privation sera-t-elle détruite par son union avec la chose dont elle est un attribut? Nullement. Le réceptacle de l'habitude n'est pas lui-même une habitude, mais une privation. Le réceptacle de la détermination n'est pas la détermination ni le déterminé, mais l'infini, en tant qu'il est infini. Comment la détermination peut-elle s'unir à l'infini sans en détruire la nature, puisque cet infini n'est pas tel par accident? Elle détruirait cet infini s'il était infini en quantité ; mais cela n'a pas lieu. Elle lui conserve au contraire son essence, elle réalise et complète sa nature; comme la terre qui ne contenait pas de semences {conserve sa nature} quand elle en reçoit, ou la femelle quand elle est fécondée par le mâle ; alors la femelle ne cesse pas d'être femelle ; elle l'est au contraire à un plus haut degré, elle réalise son essence. La matière continue-t-elle à être le mal quand elle vient à participer du bien? Oui, parce qu'antérieurement elle était privée du bien, qu'elle ne le possédait point. Ce qui manque d'une chose et qui l'obtient, tient le milieu entre le bien et le mal, pourvu qu'il se trouve à une égale distance des deux. Mais ce qui ne possède rien, ce qui est dans l'indigence, ou plutôt ce qui est l'indigence même, est nécessairement le mal : car ce n'est pas l'indigence des richesses, ni de la force, mais l'indigence de la sagesse, de la vertu, de la beauté, de la vigueur, de la figure, de la forme, de la qualité. Comment, en effet, cette chose ne serait-elle pas difforme, absolument laide, absolument mauvaise? Dans le monde intelligible, la matière est l'être : car ce qui est au-dessus d'elle {l'Un} est regardé comme supérieur à l'être. Dans le monde sensible au contraire, ce qui est au-dessus de la matière est l'être; donc la matière est le non-être, et par là même elle est étrangère à la beauté de l'être.