[447] GORGIAS ou DE LA RHÉTORIQUE - PREMIÈRE PARTIE. Discussion de Socrate avec Gorgias sur la rhétorique : Gorgias défend la philosophie comme l'art le plus beau. INTERLOCUTEURS DU DIALOGUE: SOCRATE - CHÉRÉPHON, Athénien, ami de Socrate et de Gorgias - GORGIAS, né â Léontium, en Sicile, rhéteur. POLUS, d'Agrigente, disciple de Gorgias. CALLICLÈS, Athénien, hôte et disciple de Gorgias. La scène est dans la maison de Calliclès. I. — CALLICLÈS. C'est â la guerre et au combat, Socrate, qu'il faut, dit-on, se trouver ainsi après coup. — SOCRATE. Est-ce que, selon le proverbe, nous arrivons après la fête? Arrivons-nous trop tard? — CALLICLÈS. Oui, et après une fête des plus charmantes; car Gorgias nous a fait entendre, il n'y a qu'un instant, une infinité de belles choses. — SOCRATE. Chéréphon, que voici, est la cause de ce retard, Calliclès; il nous a forcés de nous arrêter sur la place. — CHÉRÉPHON. Il n'y a point de mal, Socrate; en tout cas, j'y remédierai. Gorgias est mon ami; ainsi il va nous répéter les mêmes choses en ce moment, si tu veux; ou, si tu l'aimes mieux, ce sera pour une autre fois. — CALLICLÈS. Quoi donc, Chéréphon, Socrate est-il curieux d'entendre Gorgias? — CHÉRÉPHON. Nous sommes venus tout exprès pour cela. — CALLICLÈS. Eh bien, donc, lorsque vous voudrez venir chez moi. Gorgias y loge, il vous exposera sa doctrine. — SOCRATE. Je te suis obligé, Calliclés. Mais serait-il d'humeur à s'entretenir avec nous? Je voudrais seulement apprendre de lui quelle est la vertu de l'art qu'il professe, ce qu'il promet et ce qu'il enseigne. Pour le reste, comme tu dis, il en fera l'exposition une autre fois. —CALLICLÈS. Rien n'est tel que de l'interroger lui-même, Socrate; car ce point fait partie précisément de l'exposition qu'il vient de faire. Il disait tout à l'heure à ceux qui étaient présents de l'interroger sur telle matière qu'il leur plairait, se faisant fort de les satisfaire sur tout. — SOCRATE. Voilà qui est fort bear, Chéréphon, interroge-le. — CHÉRÉPHON. Que lui demanderai-je? — SOCRATE. Ce qu'il est. — CHÉRÉPHON. Que veux-tu dire? — SOCRATE. Par exemple, si son métier était de faire des souliers, il te répondrait qu'il est cordonnier. Ne comprends-tu pas ma pensée? II. — CHÉRÉPHON. Je comprends, et je vais l'interroger. — Dis-moi, Gorgias, ce que dit Calliclés est-il vrai, que tu te fais fort de répondre â toutes les questions qu'on peut te proposer? [448] GORGIAS. Oui, Chéréphon; c'est ce que je déclarais il n'y a qu'un moment : et j'ajoute que depuis bien des années personne ne m'a proposé aucune question qui fût nouvelle pour moi. — CHÉRÉPHON. A ce compte, tu dois répondre avec bien de l'assurance, Gorgias ? — GORGIAS. Il ne tient qu'à toi, Chéréphon, d'en faire l'essai. — POLUS. Assurément; mais fais-le sur moi, si tu le juges à propos, Chéréphon : aussi bien Gorgias me parait fatigué; car il vient de discourir sur bien des choses. — CHÉRÉPHON. Quoi donc, Polus? Te flattes-tu de mieux répondre que Gorgias? POLUS. Qu'importe, pourvu que je réponde assez bien pour toi? Cela n'y fait rien. — CHÉRÉPHON. Réponds donc, puisque tu le veux. — POLUS. Interroge. — CHÉRÉPHON. C'est ce que je vais faire. — Si Gorgias était habile dans le même art que son frère Hérodicus, quel nom devrions-nous lui donner? le même qu'à Hérodicus, n'est-ce pas? —POLUS. Sans doute.— CHÉRÉPHON. Nous devrions donc l'appeler médecin? — POLUS. Oui, Chéréphon. Et s'il était versé dans le même art qu'Aristophon, fils d'Aglaophon, ou que son frère de quel nom conviendrait-ii de l'appeler? — POLUS. Du nom de peintre, évidemment. — CHÉRÉPHON. Puisqu'il est habile dans un certain art, quel nom est-il donc à propos de lui donner? — POLUS. Il y a, Chéréphon, parmi les hommes, un grand nombre d'arts dont la découverte est venue à la suite d'expériences. Car l'expérience fait que notre vie marelle selon les règles de l'art, et l'inexpérience la fait marcher au hasard. Les uns sont versés dans un art. les autres dans nn autre, chacun a sa manière ; mais les arts les meilleurs sont le, partage des hommes qui sont les meilleurs. Gorgias est de ce nombre, et l'art qu'il possède est le plus beau de tous. III. — SOCRATE. Il me paraît, Gorgias, que Polus est bien exercé à discourir; mais il ne tient pas la parole qu'il a donnée à Chéréphon. — GORGIAS. En quoi donc, Socrate? — SOCRATE. Il ne répond pas, ce me semble, à ce qu'on lui demande. — GORGIAS. Interroge-le toi-même, si tu le trouves bon. — SOCRATE. Non; mais s'il te plaisait de répondre, je t'interrogerais bien plus volontiers : d'autant plus que sur ce que Polus vient de dire, il est évident pour moi qu'il s'est bien plus appliqué à ce que l'on appelle la rhétorique, qu'à l'art de converser. — POLUS. Pour quelle raison? — SOCRATE. Par la raison, Polus, que Chéréphon t'ayant demandé en quel art Gorgias est habile, tu fais l'éloge de son art, comme si quelqu'un le méprisait, et tu ne dis point ce qu'il est. — POLUS. N'ai-je pas répondu que c'était le plus beau de tous les arts? — SOCRATE. J'en conviens : mais personne ne t'interroge sur la qualité de l'art de Gorgias; on te demande seulement quel il est, et de quel nom on doit appeler Gorgias. Chéréphon t'a mis sur la voie par des exemples, [449] et tu as d'abord bien répondu, et en peu de mots. Dis-nous de même quel art professe Gorgias et quel nom on doit lui donner à lui-même. Ou plutôt, Gorgias, dis-nous de ta propre bouche de quel nom il faut t'appeler, et quel art tu professes. — GORGIAS. La rhétorique, Socrate. — SOCRATE. Il faut donc t'appeler rhéteur? — GORGIAS. Et bon rhéteur, Socrate, si tu veux m'appeler ce que je me glorifie d'être, pour me servir de l'expression d'Homère. —SOCRATE. J'y consens. — GORGIAS. Eh bien, appelle-moi ainsi. — SOCRATE. Ne dirons-nous pas que tu es capable d'enseigner cet art aux autres? — GORGIAS. C'est de quoi je fais profession, non seulement ici, mais encore ailleurs. — SOCRATE. Voudrais-tu bien, Gorgias, continuer en partie à interroger, en partie à répondre, comme nous faisons maintenant, et remettre à un autre temps ces longs discours, comme celui que Polus avait commencé? Mais, de grâce, tiens ce que tu promets, et réduis-toi à faire des réponses courtes à chaque question. — GORGIAS. Socrate, il y a des réponses qui exigent nécessairement quelque étendue. Je ferai néanmoins en sorte qu'elles soient aussi courtes que possible. Car une des choses dont je me vante, c'est que personne ne dira les mêmes choses que moi en moins de paroles. — SOCRATE. C'est ce qu'il faut ici, Gorgias. Fais-moi voir aujourd'hui ta précision ; tu déploieras une autre fois ton abondance. — GORGIAS. C'est ce que je vais faire; et tu affirmeras que tu n'as jamais entendu personne s'énoncer plus brièvement. IV. — SOCRATE. Puisque tu te vantes d'être habile dans l'art de la rhétorique, et capable d'enseigner cet art à un autre, apprends-moi quel est son objet. Par exemple, l'art du tisserand a pour objet la façon des étoffes : n'est-ce pas? — GORGIAS. Oui. — SOCRATE. Et la musique, la composition des chants? — GORGIAS. Oui. — SOCRATE. Par Junon! mon cher Gorgias, j'admire tes réponses : il n'est pas possible d'en faire de plus courtes. — GORGIAS. Je me flatte, Socrate, de réussir assez bien en ce genre. — SOCRATE. Tu as raison. Réponds-moi de même, je te prie, au sujet de la rhétorique, et dis-moi quel est l'objet de cette science. — GORGIAS. Les discours. — SOGRATE. Quels discours, Gorgias? Ceux qui expliquent aux malades le régime qu'ils doivent observer pour se rétablir? —GORGIAS. Non. — SOCRATE. La rhétorique n'a donc pas pour objet toute espèce de discours? — GORGIAS. Non, sans doute. — SOCRATE. Cependant elle apprend à parler? — GORGIAS. Oui. — SOCRATE. N'apprend-elle pas autant à penser qu'à parler? — GORGIAS. Sans contredit. [450] SOCRATE. Mais la médecine que nous venons de citer, ne met-elle pas en état de penser et de parler sur les malades? — GORGIAS. Nécessairement. — SOCRATE. La médecine, selon les apparences, a donc aussi pour objet les discours. — GORGIAS. Oui. — SOCRATE. Ceux, du moins, qui concernent les maladies? — GORGIAS. Assurément. — SOCRATE. La gymnastique n'a-t-elle point également pour objet les discours sur la bonne ou mauvaise disposition des corps? —GORGIAS. Cela est vrai. — SOCRATE. Et il en est de même, Gorgias, des autres arts : chacun d'eux a pour objet les discours relatifs au sujet sur lequel il s'exerce. GORGIAS. Il paraît. — SOCRATE. Pourquoi donc n'appelles-tu pas rhétorique les autres arts qui ont aussi pour objet les discours, puisque tu donnes ce nom à un art dont les discours sont l'objet? — GORGIAS. C'est, Socrate, que les autres arts ne s'occupent pour ainsi dire que d'ouvrages de main et d'autres productions semblables; au lieu que la rhétorique ne produit aucun travail manuel, et que tout son effet, toute sa vertu est dans le discours. Voilà pourquoi je dis que la rhétorique a les discours pour objet; et je prétends que je dis vrai en cela. V. — SOCRATE. Je crois comprendre ce que tu veux désigner par cet art : mais je verrai la chose plus clairement tout à l'heure. Réponds-moi : nous avons des arts : n'est-ce pas? — GORGIAS. Oui. — SOCRATE. Parmi tous les arts, les uns consistent, je pense, principalement dans l'action, et n'ont besoin que de très peu de discours; quelques-uns même n'en ont que faire du tout : mais leur oeuvre peut s'achever dans le silence; comme la peinture, la sculpture et beaucoup d'autres. Tels sont, à ce qu'il me parait, les arts que tu dis n'avoir aucun rapport à la rhétorique : n'est-ce pas? — GORGIAS. Tu saisis parfaitement ma pensée, Socrate. — SOCRATE. Il y a, au contraire, d'autres arts qui exécutent tout ce qui est de leur ressort par le discours, et n'ont besoin d'ailleurs d'aucune ou de presque aucune action. Tels sont l'arithmétique, le calcul, la géométrie, le jeu de dés et beaucoup d'autres arts, dont quelques-uns demandent à peu prés autant de paroles que d'action, et la plupart davantage, si bien que tout leur effet et toute leur force est dans le discours. C'est de ce nombre que tu dis, ce me semble, qu'est la rhétorique. — GORGIAS. C'est la vérité. — SOCRATE. Ton intention n'est pourtant pas , je pense, de donner le nom de rhétorique à aucun de ces arts; si ce n'est peut-être que, comme tu as dit en termes exprès que la rhétorique est un art dont la vertu est tout entière dans le discours, quelqu'un voulut chicaner sur les mots et en tirer cette conclusion : Gorgias, tu donnes donc le nom de rhétorique à l'arithmétique? Mais je ne pense pas que tu appelles ainsi ni l'arithmétique ni la géométrie? [451] GORGIAS. Tu ne te trompes point, Socrate, et tu prends ma pensée comme il faut la prendre. VI. — SOCRATE. Allons, achève ta réponse à ma question. Puisque la rhétorique est un de ces arts qui font principalement usage du discours, et que beaucoup d'autres sont dans le même cas, tàche de me dire par rapport à quoi toute la vertu de la rhétorique consiste dans le discours. Si quelqu'un me demandait au sujet de l'un des arts que je viens de nommer : « Socrate? qu'est-ce que l'arithmétique?» Je lui répondrais, comme tu as fait tout à l'heure, que c'est un des arts dont toute la vertu est dans le discours. Et s'il me demandait de nouveau : « Par rapport à quoi?» je lui dirais que c'est par rapport à la connaissance du pair et de l'impair, pour savoir combien il y a d'unités dans l'un et dans l'autre. Pareillement s'il me demandait : Qu'entends-tu par l'art du calcul? Je lui dirais que c'est aussi un des arts dont toute la force consiste dans le discours. Et s'il continuait à me demander : « Par rapport à quoi?» je lui répondrais, comme ceux qui recueillent les propositions faites dans les assemblées du peuple , que le calcul est pour tout le reste comme l'arithmétique, puisqu'il a le même objet, savoir, le pair et l'impair : mais qu'il y a cette différence que l'art du calcul considère quel est le rapport du pair et de l'impair entre eux, relativement à la quantité. Si on m'interrogeait encore sur l'astronomie, et si après que j'aurais répondu que c'est aussi un art qui exécute par le discours tout ce qui est de son ressort, on ajoutait : «Socrate, à quoi se rapportent les discours de l'astronomie? » je dirais qu'ils se rapportent au mouvement des astres, du soleil et de la lune, et qu'ils expliquent en quelle proportion est la vitesse de leur course. — GORGIAS. Tu répondrais très bien, Socrate. — SOCRATE. Réponds-moi de même, Gorgias. La rhétorique est un de ces arts qui achèvent et exécutent tout par discours, n'est-ce pas? — GORGIAS. Cela est vrai. — SOCRATE. Dis-moi donc quel est le sujet auquel se rapportent ces discours dont la rhétorique fait usage. GORGIAS Ce sont les plus grandes de toutes les affaires humaines, Socrate, et les plus importantes. VII. — SOCRATE. Ce que tu dis là, Gorgias, est une chose controversée, sur laquelle il n'y a encore rien de décidé. Car tu as, je pense, entendu chanter dans les banquets la chanson où les convives, faisant l'énumération des biens de la vie, disent que le premier est de se bien porter , le second d'être beau, le troisième d'être riche sans injustice, comme dit l'auteur de la chanson ? — GORGIAS. Sans doute, je l'ai entendu chanter; mais à quel propos dis-tu cela? [452] SOCRATE. C'est que les artisans de ces biens chantés par le poète, savoir, le médecin, le maître de gymnase, l'économe, se mettront aussitôt avec toi sur les rangs, et que le médecin me dira le premier : Socrate, Gorgias te trompe. Son art n'a point pour objet le plus grand des biens de l'homme ; c'est le mien. Si je lui demandais : Toi qui parles de la sorte, qui es-tu? — Je suis médecin, me répondra-t-il ? Que prétends-tu? Que le plus grand des biens est celui que produit ton art? — Peut-on le contester, Socrate, me dira-t-il peut-être, puisqu'il produit la santé ? Supposons qu'après celui-ci le maître de gymnase vienne me dire à son tour : Socrate, je serais bien surpris que Gorgias fût en état de te montrer, comme résultant de son art, un bien plus grand que celui qui résulte du mien. — Et toi, mon ami, répliquerais-je, qui es-tu? Quelle est ta profession?—Je suis maître de gymnase, répondrait-il : ma profession est le rendre le corps humain beau et robuste. L'économe venant après le maître de gymnase, et méprisant toutes les autres professions, me dirait, à ce que je m'imagine : — Juge toi-même, Socrate, si Gorgias ou quelque autre peut produire un bien plus grand que la richesse. — Quoi donc, lui dirions-nous, es-tu capable de produire la richesse? Sans doute, répondrait-il? — Qui es-tu donc? — Je suis économe. — Eh quoi! lui dirions-nous; est-ce que tu regardes la richesse comme le plus grand de tous les biens? — Assurément, dira-t-il. — Cependant, poursuivrai-je, Gorgias, que voici, prétend que son art produit un plus grand bien que le tien. Il est évident qu'il demanderait après cela : — Quel est donc ce plus grand bien? que Gorgias s'explique! Imagine-toi donc, Gorgias, que la même question t'est faite par eux et par moi; et dis-moi en quoi consiste ce que tu appelles le plus grand bien de l'homme, ce bien que tu te vantes de produire. — GORGIAS C'est, en effet, Socrate, le plus grand de tous les biens, celui auquel les hommes doivent leur liberté, et qui leur donne dans chaque ville l'autorité sur les autres citoyens. — SOCRATE. Mais encore quel est ce bien? — GORGIAS. C'est, selon moi, de pouvoir persuader par ses discours les juges dans les tribunaux, les sénateurs dans le sénat, le peuple dans les assemblées, eu un mot tous ceux qui composent une réunion politique quelconque. Or, ce talent mettra à tés pieds le médecin et le maître de gymnase : et l'on verra que l'économe s'est enrichi, non pour lui, mais pour un autre, pour toi qui possèdes l'art de parler et de gagner l'esprit de la multitude. [453] VIII. — SOCRATE. Enfin, Gorgias, il me semble que tu m'as montré, d'aussi prés qu'il est possible, l'opinion que tu te fais de la rhétorique : Si j'ai bien compris, tu dis qu'elle est l'ouvrière de la persuasion, que tel est le but de ses opérations, et qu'en somme c'est là qu'elle se termine. Pourrais-tu, en effet, me prouver que le pouvoir de la rhétorique aille plus loin que de faire naître la persuasion dans. l'âme des auditeurs? — GORGIAS. Nullement, Socrate, et je trouve que tu l'as bien défini : car c'est à cela véritablement qu'elle se réduit. — SOCRATE. Écoute-moi, Gorgias. S'il est quelqu'un qui, en conversant avec un autre, soit jaloux de bien comprendre quelle est la chose dont on parle, sois assuré que je me flatte d'être un de ceux-là, et je pense que tu en es aussi. — GORGIAS. A quoi tend ceci, Socrate? — SOCRATE. Le voici : tu sauras que je ne conçois en aucune façon de quelle nature est la persuasion que tu attribues à la rhétorique, ni au sujet de quoi cette persuasion a lieu. Ce n'est pas que je ne soupçonne de quoi tu veux parler. Mais je ne t'en demanderai pas moins quelle persuasion la rhétorique fait naître, et sur quoi. Si je t'interroge, au lieu de te faire part de mes conjectures, ce n'est point à cause de toi, mais en vue de cet entretien, afin qu'il procède de manière que nous connaissions clairement le sujet dont il est question entre nous. Vois toi-même si je suis fondé à t'interroger. Si je te demandais dans quelle classe de peintres est Zeuxis, et si tu répondais qu'il peint des animaux. n'aurais-je pas raison de te demander, en outre, quels animaux il peint, et sur quelle matière il peint? — GORGIAS. Sans doute. — SOCRATE. N'est-ce point parce qu'il y a d'autres peintres qui peignent aussi des animaux? — GORGIAS. Oui. — SOCRATE. Au lieu que si Zeuxis était le seul qui en peignit, alors tu aurais bien répondu. — GORGIAS. Assurément. — SOCRATE. Dis-moi donc par rapport à la rhétorique : te semble-t-il qu'elle soit la seule qui produise la persuasion, ou qu'il y a d'autres ails qui en font autant? Voici quelle est ma pensée. Quiconque enseigne quoi que ce soit persuade-t-il ou non ce qu'il enseigne? — GORGIAS. Il le persuade, sans contredit. — SOCRATE. Pour revenir donc aux mêmes arts dont il a déjà été fait mention, l'arithmétique et l'arithméticien ne nous enseignent-ils pas ce qui concerne les nombres ? — GORGIAS. Oui, — SOCRATE. Et en même temps ne persuadent-ils pas? — GORGIAS. Oui. — SOCRATE. L'arithmétique est donc aussi ouvrière de la persuasion?— GORGIAS. Il y a apparence. — SOGRATE. Si on nous demandait de quelle persuasion, et sur quoi? nous dirions que c'est celle [454] qui apprend la quantité du nombre, soit pair, soit impair. Appliquant la même réponse aux autres arts dont nous parlions, il nous sera aisé de montrer qu'ils produisent la persuasion, et d'en marquer l'espèce et l'objet: n'est-il pas vrai? — GORGIAS. Oui. IX. — SOCRATE. Par conséquent, puisqu'elle n'est pas la seule qui produise la persuasion, et que d'autres arts en font autant, nous sommes en droit, comme au sujet du peintre, de demander en outre de quelle persuasion la rhétrique est l'art, et sur quoi roule cette persuasion. Ne juges-tu pas que cette question soit à sa place? —GORGIAS. En effet. — SOCRATE. Réponds donc, Gorgias, puisque tu penses de même. — GORGIAS. Je parle, Socrate, de cette persuasion qui se fait dans les tribunux et les autres assemblées publiques, comme je disais tout à l'heure, et qui roule sur les choses justes ou injustes. SOCRATE. Je soupçonnais que tu mais. en vue cille persuasion et ces objets, Gorgias. Mals je n'en ai rien dit, afin que tu ne fusses pas surpris, si dans la suite de cet entretien je t'interroge sur des choses qui paraissent évidentes. Ce n'est point à cause de toi, je l'ai déjà dit, que j'en agis de la sorte, nais à cause de la discussion, afin qu'elle marche avec ordre, et que sur de simples conjectures nous ne prenions pas l'habitude de prévenir et de deviner nos pensées de part et d'autre; mais que tu achèves comme il te plaira ton discours, suivant les principes que tu auras toi-même établis. — GORGIAS. Rien n'est plus sage, Socrate, du moins à mon avis, que d'agir ainsi. — SOCRATE. Allons en avant, et examinons encore ceci. Admets-tu ce qu'on appelle savoir? — GORGIAS. Oui. — SOCRATE. Et ce qu'on nomme croire? —GORGIAS. Je l'admets aussi.—SOCRATE. Te semble-t-il que savoir et croire, la science et la croyance soient la même chose ou bien deux choses différentes? — GORGIAS. Je pense, Socrate, que ce sont deux choses différentes. — SOCRATE. Tu penses juste; et tu pourras en juger à cette marque. Si on le demandait : Gorgias , y a-t-il une croyance fausse et une croyance vraie ? Tu en conviendrais sans doute. — GORGIAS. Oui. — SOCRATE. Mais quoi? Y a-t-il de même une science fausse et une science vraie? — GORGIAS. Non, certes. — SOCRATE. Il est donc évident que savoir et croire ne sont pas la même chose. — GORGIAS. Cela est vrai. — SOCRATE. Cependant ceux qui savent sont persuadés, de même que ceux qui croient. — GORGIAS. J'en conviens. — SOCRATE. Veux-tu donc que nous admettions deux sortes de persuasions : l'une qui produit la croyance sans la science, et l'autre qui produit la science? — GORGIAS, Très volontiers. — SOCRATE. De ces deux persuasions quelle est celle que la rhétorique opère dans les tribunaux et les autres assemblées, au sujet du juste et de l'injuste? Est-ce celle d'où naît la croyance sans la science? — GORGIAS. Il est évident, Socrate, que c'est celle d'où nait la croyance. — [455] SOCRATE La rhétorique, à ce qu'il parait, est donc ouvrière de la persuasion qui fait croire, et non de celle qui fait savoir, à propos du juste et de l'injuste. — GORGIAS. Oui. — SOCRATE. Ainsi l'orateur ne se propose point d'instruire les tribunaux et les autres assemblées sur le juste et l'injuste, mais uniquement de les amener à croire. Aussi bien ne pourrait-il jamais en si peu de temps instruire tant de personnes à la fois sur de si grands objets. — GORGIAS. Non, sans doute. X. — SOCRATE. Cela posé, voyons, je te prie, ce que nous devons penser de la rhétorique. Pour moi, je ne puis encore me former une idée précise de ce que je dois en dire. Lorsqu'une ville s'assemble pour faire choix de médecins, de constructeurs de vaisseaux, ou de toute autre espèce d'ouvriers, n'est-il pas vrai que l'orateur n'aura point alors de conseil à donner, puisqu'il est évident que dans chacun de ces choix, il faut prendre le plus habile; ni lorsqu'il s'agira de la construction des murs, des ports, ou des arsenaux; mais que l'on consultera là-dessus les architectes ; ni lorsqu'on délibérera sur le choix d'un général, sur l'ordre dans lequel on marchera à l'ennemi, sur les forts dont il faudra s'emparer; mais que dans toutes ces circonstances, ce sont les hommes de guerre qui seront appelés à donner leur avis, et non point les orateurs? Qu'en penses-tu, Gorgias? Puisque tu te dis orateur, et capable de former d'autres orateurs, on ne peut mieux s'adresser qu'à toi pour connaître à fond ton art. Figure-toi d'ailleurs que je travaille ici pour tes intérêts. Peut-être parmi ceux qui sont présents, y en a-t-il qui veulent devenir tes disciples. J'en connais beaucoup qui ont ce désir et qui n'osent pas t'interroger. Persuade-toi donc que, quand je t'interroge, c'est comme s'ils te demandaient eux-mêmes: Gorgias, que nous en reviendra-t il, si nous prenons des leçons auprès de toi? Sur quoi serons-nous en état de donner conseil à nos concitoyens? Sera-ce seulement sur le juste et l'injuste, ou bien encore sur les choses dont Socrate vient de parler ? Tâche donc de leur répondre. — GORGIAS. Je vais tâcher, Socrate, de te faire voir clairement toute la puissance de la rhétorique ; car tu m'as mis parfaitement sur la voie. Tu sais sans doute que les arsenaux des Athéniens, leurs murailles, leurs ports, ont été construits en partie sur les conseils de Thémistocle, en partie sur ceux de Périclès, et non sur ceux des ouvriers. — SOCRATE. Je sais, Gorgias, qu'on le dit de Thémistocle, A l'égard de Périclès, je l'ai entendu moi-même, lorsqu'il conseilla aux Athéniens d'élever la muraille qui sépare Athènes du Pirée. [456] GORGIAS. Ainsi tu vois, Socrate, que quand il s'agit de prendre un parti sur les choses dont tu parlais, ce sont les orateurs qui conseillent et qui font prévaloir leur avis. — SOCRATE. C'est aussi ce qui m'étonne, Gorgias, et ce qui est cause que je t'interroge depuis si longtemps sur la puissance de la rhétorique. Elle me parait merveilleusement grande, à l'envisager sous ce point de vue. XI. — GORGIAS. Et si tu savais tout, Socrate, tu verrais que la rhétorique embrasse, pour ainsi dire, la puissance de tous les autres arts. Je vais t'en donner une preuve bien frappante. Je suis souvent entré avec mon frère et d'autres médecins chez des malades, qui ne voulaient point, ou prendre une potion, ou souffrir qu'on leur appliquât le fer ou le feu. Le médecin ne pouvant rien gagner sur leur esprit, j'en suis venu à bout, moi, sans le secours d'aucun autre art que de la rhétorique. J'ajoute que, si un orateur et un médecin se présentent dans la ville que tu voudras, et qu'il soit question de disputer de vive voix devant le peuple assemblé, ou devant quelque autre compagnie, sur la préférence à donnerà l'orateur ou au médecin, on ne fera nulle attention à celui-ci, et l'homme qui a le talent de la parole sera choisi, s'il veut l'être. Pareillement, dans la concurrence avec un homme de toute autre profession, l'orateur se fera choisir préférablement à qui que ce soit, parce qu'il n'est aucune matière sur laquelle il ne parle en présence de la multitude, d'une manière plus persuasive que tout autre artiste, quel qu'il soit: tant cet art a de puissance et de grandeur. Toutefois Socrate, on ne doit se servir de la rhétorique que comme on se sert de tous les autres exercies. Et, en effet, dans les autres exercies il ne faut pas se prévaloir, contre tout le monde indifféremment, de ce qu'on a appris la lutte, le pancrace et le maniement des armes de manière à pouvoir vaincre également ses amis et ses ennemis, pour frapper ses ennemis, les blesser et les tuer. Certes, si un homme, après avoir fréquenté la palestre, se trouve avoir acquis une grande vigueur de corps et une adresse merveilleuse au pugilat, et qu'ensuite il vienne à frapper son père ou sa mère, ou quelque autre de ses parents et de ses amis, ce n'est pas à dire pour cela qu'on doive prendre en haine et bannir des villes les maîtres de gymnastique et d'escrime. Ils n'ont dressé leurs élèves à ces exercices qu'afin que ceux-ci s'en servissent légitimement contre leurs ennemis et en général contre ceux qui violent la justice, pour la défense et non pour l'attaque. [457] Et si les élèves, au contraire, usent mal de leur force et de leur adresse contre l'intention de leurs maîtres, il ne s'ensuit pas que les maîtres soient mauvais et responsables, non plus que l'art qu'ils professent, mais la faute retombe, à mon avis, sur les élèves qui en abusent. Or, le même raisonnement a lien pour ta rhétorique. Sans doute l'orateur est, à la vérité, en état de parler contre tous et sur tout, en sorte qu'il sera plus propre que personne à persuader en un instant la multitude sur tel sujet qu'il voudrat. Mais ce n'est pas une raison pour lui d'enlever aux médecins leur réputation non plus qu'aux autres artisans, parce qu'il est en son pouvoir de le faire. Au contraire, il doit faire de la rhétorique, comme de tout autre genre d'escrime, un usage conforme à la justice. Si donc un homme, devenu habile orateur, abuse ensuite de son pouvoir et de son art pour commettre l'injustice, ce n'est pas celui qui l'a instruit qu'on doit prendre en aversion et bannir des villes; car il ne lui avait donné ce talent que pour qu'il en fit un usage légitime, et celui-ci en fait un usage tout contraire. C'est donc celui qui abuse de l'art qu'il est juste de haïr, d'exiler, ou même de condamner à mort, et non celui qui a donné des leçons. XII. — SOCRATE. Je pense, Gorgias, que tu as assisté comme moi à un grand nombre de disputes, et que tu y as remarqué une chose, c'est que, sur quelque sujet que les hommes entreprennent de converser, ils ont bien de la peine à fixer de part et d'autre leurs idées, et à terminer l'entretien, après l'avoir fait servir à leur instruction personnelle et à celle des autres. mais lorsqu'il s'élève entre eux quelque controverse, et que l'un prétend que l'autre parle avec peu de justesse on de clarté, ils se fâchent et s'imaginent que c'est par envie qu'on les contredit ; qu'on parle par esprit de dispute, et non pour éclaircir la matière proposée. Quelques-uns finissent par les injures les plus grossières, et se séparent après avoir dit et entendu des personnalités si odieuses, que les assistants se font un reproche d'avoir prêté l'oreille à de pareilles discussions. A quel propos te préviens-je là-dessus? c'est qu'il me parait que tu ne parles point à présent d'une manière conséquente, ni bien assortie à ce que tu as dit plus haut sur la rhétorique. J'appréhende donc, si je te réfute, que tu n'ailles te mettre dans l'esprit que mon intention n'est pas de disputer sur la chose même, afin qu'elle s'éclaircisse, mais contre toi. [458] Si donc tu es du même caractère que moi, je t'interrogerai avec plaisir ; sinon, j'en resterai là. Mais quel est mon caractère? Je suis de ces hommes qui aiment qu'on les réfute, lorsqu'ils ne disent pas la vérité, qui aiment aussi à réfuter les autres quand ceux-ci s'écartent du vrai, et qui du reste ne prennent pas moins de plaisir à se voir réfutés qu'à réfuter. Je tiens, en effet, pour un bien d'autant plus grand d'être réfuté, qu'il est véritablement plus avantageux d'être délivré du plus grand des maux que d'en délivrer un autre. Or, je ne connais pour l'homme aucun mal comparable à celui d'avoir des idées fausses sur la matière que nous traitons. Si donc tu m'assures que tu es dans les mêmes dispositions que moi, continuons la conversation; si au contraire tu crois devoir l'abandonner, j'y consens, terminons ici l'entretien. — GORGIAS. Je me flatte, Socrate, d'être du nombre de ceux dont tu as fait le portrait: il nous faut pourtant avoir égard aussi à ceux qui nous écoutent. Longtemps avant que tu vinsses, je leur ai déjà expliqué bien des choses; et si nous reprenons la conversation, peut-être nous mènera-t-elle bien loin. Il convient donc de penser aussi aux assistants, pour n'en retenir aucun qui aurait quelque autre chose à faire. XIII. — CHÉRÉPHON. Vous entendez, Gorgias et Socrate, le bruit que font tous ceux qui sont présents, pour témoigner le désir qu'ils ont de vous entendre, si vous continuez à parler. Pour moi, aux dieux ne plaise que j'aie jamais des affaires si pressées et si importantes, qu'elles m'obligent à quitter une dispute aussi intéressante et aussi bien conduite, pour aller vaquer à quelque chose de plus nécessaire! — CALLICLÈS. Par tous les dieux, Chéréphon, tu as raison. J'ai déjà assisté à bien des entretiens; mais je ne sais si aucun m'a jamais causé autant de plaisir que celui-ci, et vous me feriez le plus grand plaisir si vous vouliez converser ainsi tout la journée. — SOCRATE. Si Gorgias y consent, tu ne trouveras, Calliclès, aucun obstacle de ma part. — GORGIAS. Il serait désormais honteux pour moi de n'y pas consentir, surtout après que je me suis engagé à répondre à quiconque voudra m'interroger. Reprends donc l'entretien, si cela plaît à la compagnie, et propose-moi ce que tu jugeras à propos, — SOCRATE. Écoute, Gorgias, ce qui me surprend dans ton discours. Peut-être n'as-tu rien dit que de vrai, et t'ai-je mal compris. Tu es, dis-tu, en état de former un homme à l'art oratoire, s'il veut se faire ton élève? — GORGIAS. Oui. [459] SOCRATE. C'est-à-dire: n'est-il pas vrai, que tu le rentras capable de parler sur toute chose d'une manière plausible devant la multitude, non en enseignant, mais en persuadant? — GORGIAS. Justement. — SOCRATE. Tu as ajouté en conséquence, que, pour la sauté du corps, l'orateur s'attirera plus de croyance que le médecin. — GORGIAS. Je l'ai dit, il est vrai, pourvu qu'il ait affaire à la multitude. — SOCRATE. Par la multitude, tu entends sans doute les ignorants: car apparemment l'orateur n'aura point l'avantage sur le médecin devant des personnes instruites. —GORGIAS. Tu dis vrai. — SOCRATE. Si donc il est plus propre à persuader que le médecin, n'est-il pas plus propre à persuader que celui qui sait?— GORGIAS. Sans doute. — SOCRATE. Quoique lui-même ne soit pas médecin, n'est-ce pas? — GORGIAS. Oui. — SOCRATE. Mais celui qui n'est pas médecin est ignorant dans les choses oit le médecin est savant. — GORGIAS. Cela est évident. — SOCRATE. Ainsi l'ignorant sera plus propre à persuader que le savant vis-à-vis des ignorants, s'il est vrai que l'orateur soit plus propre à persuader que le médecin. N'est-ce point ce qui résulte de là, ou s'ensuit-il autre chose? — GORGIAS. Oui, c'est ce qui en résulte dans le cas present. — SOCRATE. Cet avantage de l'orateur et de la rhétorique n'est-il pas le même par rapport aux autres arts? je veux dire qu'il n'est pas nécessaire qu'elle s'instruise de la nature des choses, et qu'il suffit qu'elle invente quelque moyen de persuasion, de manière qu'elle paraisse aux yeux des ignorants plus savante que ceux qui possèdent ces arts. XIV. — GORGIAS. N'est-ce pas une chose bien commode, Socrate, de n'avoir pas besoin d'apprendre d'autre art que celui-là, pour ne le céder en rien aux autres artisans? — SOCRATE. Nous examinerons tout à l'heure, pour peu que notre sujet le demande, si, de cette manière, l'orateur le cède ou ne le cède point aux autres. Mais auparavant, voyons si par rapport au juste et à l'injuste, à l'honnête et au déshonnête, au bon et au mauvais, l'orateur se trouve dans le même cas que par rapport à la santé du corps, et aux objets des autres arts : de façon qu'il ignore ce qui est bon ou mauvais, honnête ou déshonnête, juste ou injuste, et que sur ces objets il ait seulement imaginé quelque expédient pour persuader, et paraître aux yeux des ignorants plus instruit sur ces matières que les savants, quoiqu'il soit lui-même ignorant. Voyons si c'est une nécessité que celui qui veut apprendre la rhétorique sache tout cela et y soit devenu habile, avant de prendre des leçons auprès de loi : ou si, dans le cas où il n'aurait aucune connaissance de toutes ces choses, il ne les apprendra pas à ton école, puisque ce n'est point ton affaire, et que tu enseignes la rhétorique, mais si tu feras en sorte que, ne les sachent point, il paraisse les savoir, et qu'il passe pour homme de bien sans l'être : ou s'il te sera absolument impossible de lui enseigner la rhétorique à moins que d'avance il ne connaisse la vérité sur toutes ces matières. Q'en penses-tu, Gorgias? [460] au nom de Zeus, développe-nous, comme tu l'as promis il n'y a qu'un moment, toute la vertu de la rhétorique. — GORGIAS. Je pense, Socrate, que s'il ne savait rien de tout cela, il l'apprendrait de moi. — SOCRATE. Arrête, je te prie. Tu réponds très bien. Afin donc que tu puisses faire de quelqu'un un orateur, il faut, de toute nécessité, qu'il connaisse ce que c'est que le juste et l'injuste, soit qu'il l'ait appris avant que d'aller à ton école, soit qu'il l'apprenne de toi. — GORGIAS. Sans contredit. — SOCRATE. Mais quoi? celui qui a appris le métier de charpentier, est-il charpentier ou non? — GORGIAS. Il l'est. — SOCRATE. Et quand on a appris la musique, n'est-on pas musicien? — GORGIAS. Oui. — SOCRATE. Et quand on a appris la médecine, n'est-on pas médecin? En un mot, par rapport à tous les autres arts, quand on a appris ce qui est de leur ressort, n'a-t-on pas la capacité que donne l'étoile de chacun de ces arts? — GORGIAS. J'en conviens. — SOCRATE. Par la même raison, celui qui a appris ce qui appartient à la justice, est juste. — GORGIAS. Sans contredit. — SOCRATE. Mais l'homme juste fait des actions justes. — GORGIAS. Oui. — SOCRATE. Ainsi, c'est une nécessité que l'orateur soit juste, et que l'homme juste veuille faire des actions justes. — GORGIAS. Du moins la chose paraît telle. — SOCRATE. L'homme juste ne voudra donc jamais commettre une injustice. — GORGIAS. C'est une conclusion nécessaire. SOCRATE. Ne suit-il pas nécessairement de ce qui a été dit que l'orateur est juste? — GORGIAS. Oui. — SOCRATE. Jamais, par conséquent, l'orateur ne voudra commettre une injustice. — GORGIAS. Il paraît que non. XV. — SOCRATE. Te rappelles-tu avoir dit un peu plus haut qu'il ne fallait pas s'en prendre aux maîtres de gymnase, ni les chasser des villes, parce qu'un athlète aura abusé de pugilat et fait quelque chose d'injuste, et pareillement que si un orateur fait un usage injuste de la rhétorique, on ne doit point en faire tomber la faute sur son maître, ni le bannir de l'État, mais qu'il faut la rejeter sur l'auteur même de l'injustice, qui n'a point usé de la rhétorique comme il devait? As-tu dit cela, ou non? — GORGIAS Je l'ai dit. — SOCRATE. Venons-nous de voir, ou non, que ce même orateur est incapable de commettre aucune injustice? — GORGIAS. Nous venons de le voir. — SOCRATE. Et ne disais-tu pas dès le commencement, Gorgias, que la rhétorique a pour objet les discours qui traitent, non du pair et de l'impair, mais du juste et de l'injuste? N'est-il pas vrai?— GORGIAS. Oui. — SOCRATE. Lors donc que tu parles de la sorte, je supposais que la rhétorique ne pouvait jamais être une chose injuste, puisque ses discours roulent toujours sur la justice. Mais quand je t'ai entendit dire un peu après [461] que l'orateur pouvait faire un usage injuste de la rhétorique, j'al été surpris et j'ai cru que tes deux discours ne s'accordaient pas. C'est ce qui m'a fait dire que si tu regardais, ainsi que moi, comme un avantage d'être réfuté, nous pouvions continuer l'entretien ; sinon, qu'il fallait le laisser là. Or, tu vois toi-même qu'en soumettant la chose à un nouvel examen, nous sommes encore d'accord sur ce point ; que l'orateur ne peut user injustement de la rhétorique, ni vouloir commettre une injustice. Et par le chien! ce n'est pas la matière d'un petit entretien, Gorgias, que d'examiner à fond ce qu'il faut penser à cet égard. DEUXIÈME PARTIE : Discussion de Socrate avec Polus sur la justice; Polus défendla sophistique comme l'instrument le plus utile. XVI. — POLUS. Quoi donc, Socrate, as-tu réellement l'opinion que tu viens d'émettre sur la rhétorique? ou ne crois-tu pas plutôt que c'est par pudeur que Gorgias t'a accordé que l'orateur connaît le juste, le beau, le bon, et que lui-même, si on venait chez lui sans être instruit de ces choses, il les enseignerait? C'est probablement par suite de cette concession qu'il a paru quelque contradiction dans ses discours : chose dont tu te fais un plaisir, en engageant toi-même tes interlocuteurs dans ces questions captieuses. Mais penses-tu qu'il y ait quelqu'un au monde qui veuille avouer qu'il n'a aucune connaissance de la justice et qu'il n'est pas en état d'en instruire les autres ? En vérité, c'est une grande étrangeté que d'amener le discours à de pareilles fadaises. — SOCRATE. Charmant Polus, nous avons des amis et des enfants tout exprès, afin que si nous venons à faire quelque faux pas étant devenus vieux, vous autres jeunes gens, vous redressiez et nos actions et nos discours. Ainsi dans ce moment, si nous disons, Gorgias et moi , quelque chose qui ne soit pas exact, corrige-nous ; tu le dois; et même, si parmi les concessions qui ont été faites, il y en a quelqu'une qui te paraisse mal à propos, je te permets de la retirer comme tu voudras, pourvu seulement que tu prennes garde à une chose. — POLUS. A quoi donc? — SOCRATE. A réprimer, Polus, cette démangeaison de faire de longs discours, à laquelle tu étais sur le point de te livrer au commencement de cet entretien. — POLUS. Quoi donc! ne me sera-t-il pas permis de parler aussi longtemps que je voudrai? — SOCRATE. Ce serait en user bien mal avec toi, mon cher, si étant venu à Athènes, l'endroit de la Grèce où l'on a la plus grande liberté de parler, tu étais le seul que l'on privât de ce droit. Mais considère d'un autre côté que, si tu parles longuement, sans vouloir répondre avec précision à mes questions, je serai bien à plaindre à mon tour [462] de ne pas pouvoir m'en aller et me dispenser de t'entendre. Ainsi dans le cas où tu prendrais quelque intérêt à la dispute précédente, et où tu voudrais la rectifier retire, comme je l'ai dit, telle concession que tu voudras, interrogeant et répondant à ton tour, comme nous avons fait, Gorgias et moi; réfute-moi et laisse-toi réfuter. Tu te donnes sans doute pour savoir les mêmes choses que Gorgias : n'est-ce pas? — POLUS. Oui. — SOCRATE. N'invites-tu pas aussi chacun à t'adresser les questions qu'il voudra, te faisant fort de pouvoir y répondre?— POLUS. Assurément. — SOCRATE. Eh bien, choisis lequel des deux il te plaira d'interroger ou de répondre. XVII. POLUS. J'accepte la proposition : réponds-moi, Socrate. Puisque Gorgias te parait embarrassé pour expliquer ce que c'est que la rhétorique, dis-nous ce que tu en penses. — SOCRATE. Me demandes-tu quelle espèce d'art elle est, selon moi? — POLUS. Oui. — SOCRATE. A te dire la vérité, Polus, je ne la tiens pas pour un art. — POLUS. Mais enfin, qu'est-ce donc, à ton avis, que la rhétorique? — SOCRATE. C'est une chose que tu te vantes d'avoir réduite en art dans un écrit que ,j'ai lu depuis peu. — POLUS. Quelle chose donc? — SOCRATE. Une espéce de routine. — POLUS. La rhétorique est donc une routine, à ton avis? — SOCRATE. Oui, à moins que tu ne sois d'un autre sentiment.—POLUS. Et quel est l'objet de cette routine? — SOCRATE. De procurer de l'agrément et du plaisir. — POLUS. Ne juges-tu pas que la rhétorique est une helle chose puisqu'elle met en état de plaire aux hommes? — SOCRATE. Quoi donc, Polus, t'ai-je déjà expliqué ce que j'entends par la rhétorique, pour me demander, comme tu fais, si je ne la trouve pas belle? — POLUS. Ne t'ai-je point entendu dire que c'est une certaine routine? — SOCRATE. Puisque tu estimes tant ce qu'on appelle faire plaisir, veux-tu me faire un petit plaisir? — POLUS. Volontiers. —SOCRATE. Demande-moi un peu si je regarde la cuisine comme un art. — POLUS. J'y consens. Quel art est-ce que la cuisine? — SOCRATE. Ce n'en est point un, Polus. — POLUS. Qu'est-ce donc? parle. — SOCRATE. Je vais le dire. C'est une espèce de routine. — POLUS. Quel est son objet? dis. — SOCRATE. C'est, Polus, de procurer de l'agrément et du plaisir. — POLUS. La cuisine et la rhétorique sont-elles donc la même chose? — SOCRATE. Point du tout, mais elles font partie, l'une et l'autre, de la même profession. — POLUS. De quelle profession, s'il te plaît? — SOCRATE. Je crains qu'il ne soit trop grossier de dire crûment la vérité, et je n'ose le faire à cause de Gorgias, de peur qu'il ne s'imagine que je veux tourner en ridicule sa profession. [463] J'ignore si la rhétorique que Gorgias professe est celle que j'ai en vue : d'autant plus que la discussion précédente ne nous a pas découvert clairement ce qu'il en pense. Quant à ce que j'appelle rhétorique, c'est une partie d'une certaine chose qui n'est point du tout belle. — GORGIAS. De quelle chose, Socrate? Dis, et ne crains pas de m'offenser. XVIII. — SOCRATE. Il me paraît donc, Gorgias, que c'est une certaine profession, où l'art n'entre à la vérité pour rien, mais qui suppose une âme pénétrante, hardie et douée de grandes dispositions pour converser avec les hommes. J'appelle flatterie le genre auquel cette profession se rapporte. Ce genre me parait se diviser en je ne sais combien de parties, du nombre desquelles est la cuisine. On croit communément que 'est un art, mais à mon avis, ce n'en est pas un : c'est seulement une pratique, une routine. Je compte aussi parmi les parties de la flaterie la rhétorique, ainsi que la toilette et la sophistique, et jattribue à ces quatre parties quatre objets différents. Maintenant, si Polus veut m'interroger, qu'il interroge ; car je ne lui ai pas encore expliqué quelle partie de la flatterie est la rhétorique, selon moi. Il ne s'aperçoit pas que; je n'ai point encore achevé ma réponse; et cependant, il me demande si je ne tiens point la rhétorique pour une belle chose. Pour moi, je ne le dirai pas si je la tiens pour belle ou pour laide, qu'auparavant je ne lui aie répondu ce qu'elle est. Cela ne serait pas dans l'ordre, Polus. Mais si tu veux savoir mon sentiment, demande-moi à quelle partie de la flatterie je rapporte la rhétorique. — POLUS. Eh bien, je te le demande; dis-moi quelle partie de la flatterie est la rhétorique. — SOCRATE. Comprendras-tu ma réponse? La rhétorique est, selon moi, le simulacre d'une partie de la politique. — POLUS. Mais encore, est-elle belle ou laide? — SOCRATE. Je dis qu'elle est laide; car j'appelle laid tout ce qui est mauvais, puisqu'il faut te répondre comme si tu comprenais déjà ma pensée. — GORGIAS. Par Zeus, Socrate, je ne conçois pas moi-même ce que tu veux dire. — SOCRATE. Je n'en suis pas surpris, Gorgias ; je n'ai encore rien développé. Mais Polus est jeune et ardent. — GORGIAS. Laisse-le là, et explique-moi en quel sens tu dis que la rhétorique est le simulacre d'une partie de la politique. — SOCRATE. Je vais donc essayer de te dire ce que c'est, selon moi, que la rhétorique; et, s'il se trouve qu'elle n'est pas ce que je pense, [464] Polus que voici me réfutera. N'y a-t-il pas une substance que tu appelles corps, et une suite que tu appelles âme? — GORGIAS. Sans contredit. — SOCRATE. Ne juges-tu pas qu'il y a une bonne constitution de l'un et de l'autre? — GORGIAS. Oui. — SOCRATE. Ne reconnais-tu pas aussi à leur égard une constitution qui paraît bonne, et qui ne l'est pas? Je m'explique. Plusieurs paraissent avoir le corps bien constitué; et tout autre qu'un médecin on un maître de gymnase ne s'apercevrait pas aisément qu'il n'en est rien. — GORGIAS. Cela est vrai. — SOCRATE. Je dis donc qu'il y a dans le corps et dans l'âme je ne sais quoi, qui fait croire qu'ils sont l'rtn et l'autre en bon état, quoiqu'ils ne s'en portent pas mieux pour cela. — GORGIAS. Tu as raison. XIX. — SOCRATE. Voyons, Si je pourrai te faire entendre plus clairement ce que je veux dire. Je dis qu'il y a deux arts qui répondent à ces deux substances. Celui qui 'épond à l'âme, je l'appelle politique. Pour l'autre, qui regarde le corps, je ne saurais le désigner par un seul nom. Mais quoique la culture du corps soit une, j'en fais deux parties, dont l'une est la gymnastique, et l'autre la médecine. En divisant de même la politique en deux, je mets la partie législative vis-à-vis de la gymnastique, et la partie judiciaire vis-à-vis de la médecine. Car d'un côté la gymnastique et la médecine, et de l'autre la partie législative et la judiciaire ont beaucoup de rapport entre elles, parce qu'elles s'exercent sur le même objet. Néanmoins elles diffèrent l'une de l'autre en quelque chose. Ces quatre arts étant tels que j'ai dit, et prenant toujours le plus grand soin, les uns du corps, les autres de l'âme, la flatterie s'en est aperçue, je ne dis point par une connaissance réfléchie, mais par instinct et par conjecture, et s'étant partagée en quatre, elle s'est insinuée sous chacune de ces parties, se donnant. pour être la partie sous laquelle elle s'est glissée. Elle ne se met nullement en peine du meilleur; mais visant toujours au plus agréable, elle attire dans ses filets les insensés et les trompe, en sorte qu'ils ont pour elle la plus grande estime. La cuisine s'est glissée sous la médecine, et s'attribue le discernement des aliments les plus salutaires au corps : de façon que, si le médecin et le cuisinier avaient à disputer ensemble devant des enfants, ou devant des hommes aussi peu raisonnables que les enfants, pour savoir qui des deux, du cuisinier ou du médecin connaît mieux les qualités bonnes ou mauvaises de la nourriture, le médecin mourrait de faim. Voilà donc ce que j'appelle flatterie, [465] et ce que je dis être une chose honteuse, Polus (car c'est à toi que j'adresse la parole), parce qu'elle ne vise qu'à l'agréable en négligeant le meilleur. J'ajoute que ce n'est point un art, mais une routine, parce qu'elle n'a aucun principe certain sur la nature des choses qu'elle emploie; en sorte qu'elle ne peut rendre raison de rien. Or, je n'appelle point art un procédé qui n'a rien de rationnel. Si tu prétends me contester ceci je suis prêt à te répondre. XX. —La flatterie en fait de ragoûts s'est donc cachée sous la médecine, comme j'ai dit. Sous la gymnastique s'est glissée de la même manière la toilette, pratique coupable, trompeuse, indigne d'une âme libre et généreuse, qui pour séduire, emploie les formes, les couleurs, le poli de la peau, les vêtements, de manière à nous attirer vers une beauté d'emprunt et à nous faire négliger la beauté naturelle que donne la gymnastique. Et pour ne pas m'étendre, je te dirai, comme les géomètres (peut-être me comprendras-tu mieux), que ce que la toilette est à la gymnastique, la cuisine l'est à la médecine; ou plutôt de cette manière : ce que la toilette est à la gymnastique, la sophistique l'est à la partie législative; et ce que la cuisine est à la médecine, la rhétorique l'est à la partie judiciaire. Telles sont les différences naturelles de ces choses; cependant, attendu les points de rapprochement qui existent entre les unes et les autres, les sophistes et les rhéteurs se confondent avec les législateurs et les juges, s'appliquent aux mêmes objets, et ne savent pas fixer les limites qui séparent leurs professions, pas plus que les autres hommes ne le savent Si l'âme, en effet, ne commandait point au dorps, et que le corps se gouvernât lui-même ; si l'âme n'examinait point par ses yeux, et ne discernait pas ta différence de la cuisine et de la médecine, mais que le corps en fût juge, et qu'il les estimât, par le plaisir qu'elles lui procurent, rien ne serait plus commun, mon cher Polus, que ce que dit Anaxagore (car tu es sans doute habile en ces matières) : toutes choses seraient confondues; on ne pourrait distinguer les aliments salutaires, ni ceux que prescrit le médecin de ceux qu'apprête le cuisinier. Tu as donc entendu ce que je pense de la rhétorique : elle est par rapport à l'âme ce que la cuisine est par rapport au corps. Peut-être est-ce une inconséquence de ma part d'avoir fait un long discours après te l'avoir interdit. Mais j'espère bien que tu me pardonneras : car lorsque je me suis expliqué en peu de mots, tu ne m'as pas compris, et tu n'étais pas capable de tirer parti de mes réponses : en un mot, tu avais besoin d'un développement. [466] Lors donc que tu me répondras, si je me trouve dans le même embarras à l'égard de tes réponses, allonge aussi tes discours, mais si je puis en tirer parti, laisse-moi faire : rien n'est plus juste. Et maintenant, si cette réponse te donne quelque avantage sur moi, fais-en usage. XXI. — POLUS. Qu'est-ce donc que tu dis? La rhétorique est, à ton avis, la même chose que la flatterie? — SOCRATE. J'ai dit seulement qu'elle en était une partie. Eh quoi! Polus, à ton âge, tu manques déjà de mémoire? Que sera-ce donc quand tu seras vieux? — POLUS. Te semble-t-il que dans les villes les bons orateurs soient regardés comme de vils flatteurs? — SOCRATE. Est-ce une question que tu me fais ou un discours que tu entames? — POLUS. C'est une question. — SOCRATE. Eh bien, il me parait qu'on ne les regarde pas même. — Poses. Comment: il te parait qu'on ne les regarde pas? De tous les citoyens ne sont-ils pas ceux qui ont le plus de pouvoir. — SOCRATE. Non, si tu entends que le pouvoir est un bien pour celui qui l'a. — POLUS. C'est ainsi que je l'entends. — SOCRATE. Alors, je dis que les orateurs sont de tous les citoyens ceux qui ont le moins d'autorité. — POLUS. Quoi! semblables aux tyrans, ne font-ils pas mourir celui qu'ils veulent? Ne dépouillent-ils pas de ses biens, et ne bannissent-ils pas des villes qui il leur plait? — SOCRATE. Par le chien ! je suis incertain, Polus, à chaque chose que tu dis, si tu parles de ton chef et si tu m'exposes ta façon de penser, ou si tu me demandes la mienne. — POLUS. Je te demande la tienne. — SOCRATE. A la bonne heure, mon cher ami ; mais pourquoi me fais-tu deux questions à la fois? — POLUS. Comment, deux questions? — SOCRATE. Ne me disais-tu pas tout à l'heure que les orateurs, comme les tyrans, mettent à mort qui ils veulent; qu'ils dépouillent de ses biens et chassent des villes qui il leur plait? — POLUS. Oui. XXII. — SOCRATE. Eh bien, je te dis que ce sont deux questions, et je vais te satisfaire sur l'une et sur l'autre. Je soutiens, Polus, que les orateurs et les tyrans ont très peu de pouvoir dans les villes, comme je siens de le dire, et qu'ils ne font presque rien de ce qu'ils veulent, quoiqu'ils fassent ce qui leur parait être le plus avantageux. — POLUS. Mais n'est-ce point là avoir un grand pouvoir? — SOCRATE. Non, du moins comme le prétend Polus. — POLUS. Moi, je nie cela? Je l'affirme, au contraire. — SOCRATE. J'en jure par... Certainement, tu le nies, puisque tu prétends que posséder un grand pouvoir est avantageux à celui qui le possède. — POLUS. Je le dis encore.— SOCRATE. Crois-tu que ce soit un bien pour quelqu'un de faire ce qui lui parait être le plus avantageux, lorsqu'il est dépourvu de bon sens? Est-ce cela que tu appelles un grand pouvoir? — POLUS. Nullement. [467] SOCRATE. Prouve-moi donc que les orateurs ont du bon sens, et que la rhétorique est un art et non une flatterie ; prouve-le pour me réfuter. Mais tant que tu ne l'auras pas fait, il demeurera toujours vrai que ce n'est point un bien pour les orateurs, ni pour les tyrans, de faire dans un Etat ce qui leur plaît. Le pouvoir est à la vérité un bien, comme tu dis. Mais tu conviens toi-même que faire ce qu'on juge à propos, lorsqu'on est dépourvu de bon sens, est un mal. N'est-il pas vrai?— POLUS. Oui. — SOCRATE. Comment donc les orateurs et les tyrans auraient-ils un grand pouvoir dans un Etat, à moins que Polus ne réduise Socrate à avouer qu'ils font ce qu'ils veulent? — POLUS. Quel homme ! — SOCRATE. Je dis qu'ils ne font pas ce qu'ils veulent : réfute-moi. — POLUS. Ne viens-tu pas d'accorder qu'ils font ce qu'ils croient le plus avantageux pour eux? — SOCRATE. Je l'accorde encore. — POLUS. Ils font donc ce qu'ils veulent? — SOCRATE. Je le nie. — POLUS. Quoi ! lorsqu'ils font ce qu'ils jugent à propos?— SOCRATE. Certainement. — POLUS. En vérité, Socrate, tu avances des choses pitoyables et insoutenables. — SOCRATE. Charmant Polus (pour parler comme toi), ne me condamne pas si vite. Mais si tu as encore quelque question à me faire, prouve-moi que je me trompe sinon, réponds-moi. — POLUS. Je consens à te répondre, afin de voir clair dans ce que tu viens de dire, XXIII. — SOCRATE. Juges-tu que les hommes veulent les actions mêmes qu'ils font habituellement, ou la chose en vue de laquelle ils font ces actions? Par exemple, ceux qui prennent une potion de la main des médecins, veulent-ils, à ton avis, ce qu'ils font, c'est-à-dire avaler une potion et ressentir de la douleur? ou bien veulent-ils la santé en vue de laquelle ils prennent la médecine? — POLUS. Il est évident qu'ils veulent la santé en vue de laquelle ils prennent la médecine. — SOCRATE. Pareillement ceux qui vont sur mer, et qui font toute autre espèce de commerce, ne veulent pas ce qu'ils font journellement ; car quel est l'homme qui veut aller sur mer, s'exposer à mille dangers, et avoir mille embarras? Mais ils veulent, ce me semble, la chose en vue de laquelle ils vont sur mer, c'est-à-dire s'enrichir; les richesses, en effet, sont le but de ces voyages par mer. — POLUS. J'en conviens. — SOCRATE. N'en est-il pas de même par rapport à tout le reste? Quiconque fait une chose en vue d'une autre, ne veut point la chose même qu'il fait, mais celle en vue de laquelle il la fait. — POLUS. Oui. — SOCRATE. Y-a-t-il quoi que soit au monde, qui ne soit bon ou mauvais, ou tenant le milieu entre le bon et le mauvais, sans être ni l'un ni l'autre? — POLUS. Cela ne saurait être autrement, Socrate. — SOCRATE. Ne mets-tu pas au rang des bonnes choses la sagesse, la santé, la richesse et toutes les autres semblables ; et leurs contraires, au rang des mauvaises? — POLUS. Oui. — SOCRATE. Et par les choses qui ne sont ni bonnes ni mauvaises, n'entends-tu pas celles qui tantôt tiennent du bien, [468] tantôt du mal, et tantôt ne tiennent ni de l'un ni de l'autre ? par exemple, être assis, marcher, courir, naviguer; et encore, les pierres, les bois, et les autres objets de cette nature. N'est-ce pas là ce que tu concois par ce qui n'est ni bon ni mauvais, ou bien est-ce autre chose? — POLUS. Non, c'est cela même. SOCRATE. Lorsque les hommes font ces choses indifférentes, les font-ils en vue des bonnes, ou font-ils les bonnes eu vue de celles-là ? —POLUS. Ils font les inditférentes en vue des bonnes. — SOCRATE. C'est donc toujours le bien que nous poursuivons ; lorsque nous marchons, c'est dans la pensée que cela nous sera plus avantageux : et c'est en vue du même bien que nous nous arrêtons, lorsque nous nous arrêtons. N'est-ce pas ? — POLUS. Oui. — SOCRATE. Et soit qu'on mette quelqu'un à mort, qu'on le bannisse, ou qu'op lui ravisse ses biens, ne se porte-t-on point à ces actions, parce qu'on est persuadé que c'est ce qu'il y a de mieux à faire ? N'est-il pas vrai? — POLUS. Assurément. — SOCRATE. Tout ce qu'on fait en ce genre c'est donc en vue du bien qu'on le fait? — POLUS. Oui. XXIV. — SOCRATE. Ne sommes-nous pas convenus que l'on ne veut point la chose qu'on fait en vue d'une autre, mais celle en vue de laquelle on la fait? — POLUS. Sans contredit. — SOCRATE. Ainsi on ne veut pas simplement tuer quelqu'un, le bannir de l'État, lui enlever ses biens : mais si cela est avantageux, on veut le faire ; si cela est nuisible, on ne le veut pas. Car, ainsi que tu l'avoues, on veut les choses qui sont bonnes : quant à celles qui ne sont ni bonnes ni mauvaises, et aux mauvaises, on ne les veut pas. Ce que je dis, Polus, te parait-il vrai, ou non ? Pourquoi ne réponds-tu pas ? — POLUS. Cela me semble vrai. — SOCRATE. Puisque nous sommes d'acord là-dessus, quand un tyran ou un orateur fait mourir quelqu'un, le condamne au bannissement ou à la perte de ses biens, croyant que c'est le parti le plus avantageux pour lui-même, quoique ce soit en effet le plus mauvais, il fait alors ce qu'il juge à propos ; n'est-ce pas ? — POLUS. Oui. — SOCRATE. Fait-il pour cela ce qu'il veut, s'il est vrai que ce qu'il fait est mauvais ? que ne réponds-tu ? — POLUS. Il ne me parait pas qu'il fasse ce qu'il veut. SOCRATE. Se peut-il donc qu'un tel homme ait un grand pouvoir dans la ville, si, de ton aveu, c'est un bien d'être revêtu d'un grand pouvoir ? POLUS Cela ne se peut. — SOCRATE. Par conséquent, j'avais raison de dire qu'il est posssible qu'un homme fasse dans une ville ce qu'il juge à propos, sans jouir néamoins d'un grand pouvoir, et sans faire ce qu'il veut. — POLUS. Comme si toi-même, Socrate, tu n'aimerais pas mieux avoir la liberté de faire dans une ville tout ce qui te plaît, que de rie pas l'avoir : et comme si, lorsque tu vois quelqu'un faire mourir celui qu'il veut, le dépouiller de ses biens, le mettre dans les fers, tu ne lui portais pas envie. — SOCRATE, Supposes-tu qu'il agisse en cela justement ou injustement? [469] POLUS. De quelque manière qu'il agisse, n'est-ce par toujours une chose digne d'envie ? — SOCRATE. Parle mieux, Polus. — POLUS. Pourquoi donc ? — SOCRATE. Parce qu'il ne faut point porter envie ni à ceux dont le sort n'est point à envier, ni aux malheureux, mais en avoir pitié. — POLUS. Quoi ! penses-tu que telle est la condition de ceux dont je parle? — SOCRATE. Quelle autre idée pourrais-je en avoir ? — POLUS. Tu regardes donc comme malheureux et digne de compassion quiconque fait mourir celui qu'il juge à propos, lors même qu'il le condamne justement à la mort? — SOCRATE. Point dit tout : mais aussi il ne me parait pas digne d'envie. — POLUS. N'as-tu pas dit tout à l'heure qu'il est malheureux? — SOCRATE. Oui, mon cher, je l'ai dit de celui qui est mort injustement, et de plus qu'il est digne de pitié. Pour celui qui ôte la vie justement à un autre, je dis qu'il ne doit point faire envie. — POLUS. L'homme qui est injustement mis à mort, n'est-il pas en même temps malheureux et digne de pitié ? — SOCRATE. Moins que l'auteur de sa mort, et moins encore que celui qui a mérité de mourir. — POLUS. Comment cela, Socrate ? — SOCRATE. Le voici. C'est que le plus grand de tous les maux est de commettre l'injustice. — POLUS. Est-ce là le plus grand mal ? Souffrir une injustice, n'est-ce pas encore un mal plus grand?—SOCRATE. Nullement. — POLUS. Aimerais-tu donc mieux souffrir une injustice que de la faire?— SOCRATE. Je ne voudrais ni l'un ni l'autre. Mais s'il fallait absolument commettre une injustice ou la souffrir, j'aimerais mieux la souffrir que la commettre. — POLUS. Est-ce que tu n'accepterais pas la condition de tyran ? — SOCRATE. Non, si tu attaches à ce mot de tyran le même sens que moi. — POLUS. J'entends par là ce que je disais tout à l'heure, avoir le pouvoir de faire dans une ville tout ce qu'on juge à propos, de tuer, de bannir, en un mot d'agir en tout à sa fantaisie. XXV. — SOCRATE. Mon cher ami, fais réflexion à ce que je vais dire. Si lorsque la place publique est pleine de monde, tenant un poignard caché sous mon bras, je te disais: Je me trouve en ce moment, Polus, revêtu d'un pouvoir merveilleux, qui est égal à celui d'un tyran. I)e tous ces nommes que tu vois, celui que je jugerai à propos de faire mourir mourra tout à l'heure, s'il me semble que je doive casser la tête à quelqu'un, elle sera cassée à l'instant; si ie veux déchirer son habit, il sera déchiré ; tant est grand le pouvoir que j'ai dans cette ville. Si tu refusais de me croire, et que je te montrasse mon poignard, peut-être dirais-tu en le voyant : Socrate, il n'est personne à ce compte qui n'eût un grand pouvoir. Tu pourrais de la même façon brûler la maison de tel citoyen qu'il te plairait, mettre le feu aux arsenaux des Athéniens, à leurs galères, et à tous les vaisseaux appartenant au public ou aux particuliers. Mais la grandeur du pouvoir ne consiste pas précisément à faire ce qu'on juge à propos. Le crois-tu ? — POLUS. Non assurément, de la manière que tu viens de dire. [470] SOCRATE. Me dirais-tu bien la raison pour laquelle tu rejettes un semblable pouvoir?—POLUS. Oui. — SOCRATE. Dis-la donc. — POLUS. C'est qu'il est inévitable que quiconque en userait, serait puni. — SOCRATE. Être puni n'est-ce point un mal ? — POLUS. Sans doute. — SOCRATE. Ainsi, mon cher, tu juges donc de nouveau que l'on a un grand pouvoir lorsque, faisant ce qu'on juge à propos, ou ne fait rien que d'avantageux ; et qu'alors c'est une bonne chose. C'est en cela que consiste en effet le grand pouvoir ; hors de là, c'est une mauvaise chose et un faible pouvoir. Examinons encore ceci. Ne convenons-nous point qu'il est quelquefois meilleur de faire ce dont nous parlions à l'instant, de mettre à mort les citoyens, de les bannir, de leur ôter leurs biens; et que quelquefois il ne l'est point? — POLUS. Sans contredit. — SOCRATE. Nous sommes donc, à ce qu'il paraît, d'accord sur ce point toi et moi. — POLUS. Oui. — SOCRATE. Dans quel cas dis tu qu'il est meilleur de faire ces sortes de choses ? Assigne-moi les bornes que tu y mets. — POLUS. Réponds toi-même à cette question, Socrate. — SOCRATE. Eh bien, Polus, puisque tu aimes mieux savoir là-dessus ma pensée, je dis qu'il est meilleur de les faire, lorsqu'on les fait justement, et plus mauvais, lorsqu'on les fait injustement. XXVI. —POLUS. Il est vraiment bien difficile de te réfuter, Socrate! Un enfant ne te prouverait-il pas que tu ne dis point la vérité? —SOCRATE. Je serais fort redevable à cet enfant et je ne te le serai pas moins, si tu me réfutes, et si tu me débarrasses de mes extravagances. Ne te lasse point d'obliger un homme qui t'aime: de grâce, montre-moi que j'ai tort. — POLUS. Il n'est pas besoin, Socrate, de recourir pour cela à des exemples anciens. Ce qui s'est passé hier et avant-hier suffit pour te confondre, et pour démontrer que beaucoup d'hommes coupables d'injustice sont heureux. — SOCRATE. Quels sont ces événements? — POLUS. Tu vois cet Archélaüs, fils de Perdiccas, qui régne en Macédoine. — SOCRATE. Si je ne le vois, du moins j'en entends parler. — POLUS. Qu'en penses-tu? est-il heureux ou malheureux? — SOCRATE. Je n'en sais rien, Polus. Je n'ai point encore eu d'entretien avec lui. — POLUS. Quoi donc! tu saurais ce qu'il en est, si tu avais eu une conversation avec lui ; et tu ne peux connaître par une autre voie, d'ici même, s'il est heureux? — SOCRATE. Non, certes. — POLUS. Évidemment, Socrate, tu diras que tu ne sais pas si le grand roi lui-même est heureux. — SOCRATE. Et je dirai vrai : car j'ignore l'état de son âme par rapport à la science et à la justice. — POLUS. Eh quoi! est-ce en cela que consiste tout le bonheur?— SOCRATE. Oui, selon moi, Polus. Je prétends que quiconque a de la probité et de la vertu, homme ou femme, est heureux; et que l'injuste, le méchant, est malheureux. [471] POLUS. Cet Archèlaüs dont je parle est donc malheureux, à ton compte? — SOCRATE. Oui, mon cher ami, s'il est injuste. — POLUS. Et comment ne serait-il pas injuste? lui qui n'avait aucun droit au trône qu'il occupe, étant né d'une mère esclave d'Alcétas, frère de Perdiccas; lui qui, selon les lois, était esclave d'Alcétas, qui aurait dû le servir en cette qualité, s'il eût voulu être juste, et qui, en conséquence, aurait été heureux, comme tu le prétends; au lieu qu'aujourd'hui il est devenu souverainement malheureux, puisqu'il a commis les plus grands forfaits. Car ayant d'abord envoyé chercher Alcétas, son maître et son oncle, comme pour lui remettre l'autorité dont Perdiccas l'avait dépouillé, il le reçut chez lui, l'enivra, lui et son fils Alexandre, qui était son cousin et à peu près du même âge, et les ayant mis dans un chariot et transportés de nuit hors du palais, il les fit égorger tous deux et les enleva ainsi de la scène du monde. Après avoir commis cet attentat, il ne s'aperçut point du malheur extrême où il s'était précipité, il n'en conçut nul repentir; mais peu de temps après, loin de consentir à devenir heureux, en prenant soin, comme la justice l'exigeait, de l'éducation de son frère, fils légitime de Perdiccas, âgé d'environ sept ans, à qui la couronne appartenait de droit, et en lui rendant cette couronne, il le jeta dans un puits après l'avoir fait étouffer, et dit à Cléopâtre, mère de l'enfant, qu'il était tombé dans ce puits en poursuivant une oie, et y était mort. Aussi s'étant rendu coupable de plus de crimes qu'aucun homme en Macédoine, est-il aujourd'hui, non pas le plus heureux, mais le plus malheureux de tous les Macédoniens. Et peut-être y a-t-il plus d'un Athénien, à commencer par toi, qui préférerait la condition de tout autre Macédonien à celle d'Archélaüs. XXVII. — SOCRATE. Dès le commencement de cet entretien, Polus, je t'ai fait compliment sur ce que tu me paraissais très versé dans la rhétorique, ajoutant que tu as négligé l'art de converser. Voilà donc ces raisons avec lesquelles un enfant me réfuterait, et à t'entendre, tu as détruit avec ces raisons ce que j'ai avancé, que l'injuste n'est point heureux? Par où, mon cher? puisque je ne t'accorde absolument rien de ce que tu as dit. — POLUS. C'est que tu ne le veux pas : car du reste tu penses comme moi. — SOCRATE. Tu es admirable de prétendre me réfuter avec des arguments de rhétorique, comme ceux qui croient faire la même chose devant les tribunaux. Là, en effet, un avocat s'imagine en avoir réfuté un autre, lorsqu'il a produit un grand nombre de témoins distingués à l'appui de ce qu'il avance, et que sa partie adverse n'en a produit qu'un seul ou pas du tout. [472] Mais cette sorte de réfutation ne sert de rien pour découvrir la vérité. Car quelque-fois un accusé peut être condamné sur le faux témoignage d'un grand nombre de personnes qui paraissent dignes de foi. Et, dans le cas présent, presque tous les Athéniens et les étrangers seront de ton avis sur les choses dont tu parles; et si tu veux produire contre moi des témoignages pour me prouver que la vérité n'est pas de mon côté, tu auras, quand il te plaira, pour témoins Nicias, fils de Nicérate, et ses frères, qui ont donné ces trépieds' qu' on voit rangés dans le temple de Bacchus; tu as encore, si tu veux, Aristocrate, fils de Scellios, de qui est cette belle offrande dans le temple d'Apollon Pythien; tu auras aussi toute la famille de Périclès, et telle autre famille d'Athènes qu'il te plaira de choisir. Mais je suis, quoique seul, d'un autre avis; car tu ne dis rien qui m'oblige de changer de sentiment; mais produisant contre moi une foule de faux témoins, tu entreprends de me déposséder de mon bien et de la vérité. Pour moi, tant que je ne parviendrai pas à obtenir ton seul et unique témoignage à l'appui de ce que je dis, je croirai n'avoir rien fait qui vaille sur le sujet de notre dispute, et je pense qu'il en est de même de ton côté : que, tant que tu n'as pas pour toi mon seul et unique témoignage, tu te soucies fort peu de tous les autres. Or, il y a cette première espèce de preuve, comme tu le vois avec la plupart des hommes ; mais il y en a encore une autre espèce, comme je le pense de mon côté. Comparons-les donc attentivement toutes deux, et voyons en quoi elles différent l'une de l'autre. Car le sujet sur lequel nous ne sommes pas d'accord, n'est certainement pas d'une médiocre importance ; au contraire, il n'y en a peut-être point qu'il soit plus beau de connaître, et plus honteux de ne pas connaître, parce que le point capital où il aboutit est de savoir ou d'ignorer qui est heureux ou malheureux. Et tout d'abord, par exemple, dans ce qui fait notre dispute, tu prétends qu'il est possible qu'on soit heureux étant injuste et au milieu même de l'injustice, puisque tu crois qu'Archélaüs, quoique injuste, n'en est pas moins heureux. N'est-ce pas là l'idée que nous devons prendre de ta manière de penser? — POLUS. Tout à fait. XXVIII. — SOCRATE. Et moi, je soutiens que la chose est impossible. Voilà un premier point sur lequel nous ne nous accordons pas. Soit. Mais le coupable sera-t-il heureux, si on lui fait justice, et s'il est puni? — POLUS. Point du tout; au contraire, s'il était dans ce cas, il serait très malheureux. — SOCRATE. Si le coupable échappe à la punition qu'il mérite, il sera donc heureux à ton compte? — POLUS. Assurément. — SOCRATE. Et moi, je pense, Polus, que l'homme injuste et criminel est malheureux de toute manière; mais qu'il l'est encore davantage, s'il ne subit aucun châtiment, et si ses crimes demeurent impunis ; et qu'il est moins malheureux s'il reçoit de la part des hommes et des dieux la juste punition de ses forfaits. [473] POLUS. Tu avances là d'étranges paradoxes, Socrate. — SOCRATE. Je vais essayer, mon cher, de te faire dire les mêmes choses que moi : car je te tiens pour mon ami. Voilà donc les objets sur lesquels nous sommes en dissentiment. Juges-en toi-même. J'ai dit plus haut que commettre une injustice est un plus grand mal que de la souffrir. — POLUS. Cela est vrai. — SOCRATE. Et toi, que c'est un plus grand mal de la souffrir. — POLUS. Oui. — SOCRATE. J'ai avancé que ceux qui agissent injustement sont malheureux, et tu m'as réfuté là-dessus. POLUS. Oui, par Zeus! — SOCRATE. A ce que tu crois, Polus. — POLUS. Et probablement j'ai raison de le croire. — SOCRATE. De ton côté, tu tiens les méchants pour heureux, lorsqu'ils ne portent pas la peine de leur injustice. — POLUS. Sans contredit. — SOCRATE. Et moi, je dis qu'ils sont très malheureux, et que ceux qui subissent le châtiment qu'ils méritent le sont moins. Veux-tu aussi réfuter cela? — POLUS. Cette assertion est encore plus difficile à réfuter que la précédente, Socrate. — SOCRATE. Point du tout, Polus : mais c'est une entreprise impossible; car le vrai ne se réfute jamais. — POLUS. Comment dis-tu? Un homme que l'on surprend dans quelque forfait, comme celui d'aspirer à la tyrannie, qu'on met ensuite à la torture, qu'on déchire, à qui on brûle les yeux, qui, après avoir souffert dans sa personne des tourments sans mesure, sans nombre et de toute espèce, et en avoir vu souffri autant à ses enfants et à sa femme, est enfin mis en croix, ou enduit de poix et brûlé vif, cet homme sera plus heureux que si, échappant à ces supplices, il devenait tyran, s'il passait toute sa vie, maître dans sa ville, faisant ce qui lui plaît, étant un objet d'envie pour ses concitoyens, et pour les étrangers, et regardé comme heureux par tout le monde? Et tu prétends qu'il est impossible de réfuter de pareilles absurdités? XXIX. — SOCRATE. Tu cherches à m'épouvanter par de grands mots, brave Polus ; mais tu ne me réfutes point; et tout à l'heure tu appelais les témoins à ton secours. Quoiqu'il en soit, rappelle-moi une petite chose : as-tu supposé que cet homme aspirât injustement à la tyrannie? — POLUS. Oui. — SOCRATE. Cela étant, l'un ne sera pas plus heureux que l'autre, ni celui qui a réussi à s'emparer injustement de la tyrannie, ni celui qui a été puni; car il ne saurait se faire que de deux malheureux, l'un soit plus heureux que l'autre. Mais le plus malheureux des deux est celui qui a échappé et s'est mis en possession de la tyrannie. Pourquoi ris-tu, Polus? C'est sans doute encore une nouvelle manière de réfuter, que de rire au nez d'un homme, sans alléguer aucune raison contre ce qu'il avance. — POLUS. Ne crois-tu pas être réfuté suffisamment, Socrate, en avançant ainsi des choses qu'aucun homme ne soutiendra jamais ? Interroge plutôt qui tu voudras des assistants. — SOCRATE. Je ne suis point du nombre des politiques, Polus; et, l'an passé, le sort m'ayant fait sénateur, lorsque ma tribu présida à son tour aux assemblées du peuple, et qu'il me fallut recueillir les suffrages, [474] je me rendis ridicule, parce que je ne savais comment m'y prendre. Ne me parle donc point de recueillir les suffrages des assistants, et si, comme je l'ai déjà dit, tu n'as point de meilleurs arguments à m'opposer , laisse-moi t'interroger à mon tour, et faire l'essai de ma façon de réfuter, que je crois être la bonne. Je ne sais produire qu'un seul témoin en faveur de ce que je dis ; c'est celui-là même avec qui je converse; et je ne tiens nul compte de la multitude. Je ne recueille d'autre suffrage que le sien; pour la foule, je ne lui adresse pas même la partite. Vois donc si tu veux souffrir à ton tour que je te réfute, en t'engageant à répondre à mes questions. Car je suis convaincu que toi et moi, et les autres hommes, nous pensons tous que c'est un plus, grand mal de commettre l'injustice que de la souffrir, et de n'étre point puni de ses crimes que d'en être puni. — POLUS. Je soutiens, au contraire, que ce n'est ni mon sentiment, ni celui d'aucun autre, Toi-même, aimerais-tu mieux qu'on te fît une injustice que de faire une injustice à un autre? — SOCRATE. Oui, et toi aussi, et tout le monde. — POLUS. Il s'en faut bien; ni toi, ni moi, ni qui que ce soit n'est dans cette disposition. — SOCRATE. Eh bien, répondras-tu? — POLUS. J'y consens; car je suis extrêmement curieux de savoir ce que tu diras. — SOCRATE. Afin de l'apprendre, réponds-moi, Polus, comme si je commençais pour la première fois à t'interroger. Quel est le plus grand mal, à ton avis, de faire une injustice, ou de la recevoir? — POLUS. De la recevoir, selon moi. — SOCRATE. Et quel est le plus laid de faire une injustice, ou de la recevoir? Réponds. — POLUS. De la faire. XXX. — SOCRATE. Si cela est plus laid, c'est donc aussi un plus grand mal? — POLUS. Point du tout — SOCRATE. J'entends. Tu ne crois pas, à ce qu'il paraît, que le beau et le bon, le laid et le mauvais soient la même chose? — POLUS. Non, certes. — SOCRATE. Et que dis-tu de ceci ? toutes les belles choses en fait de corps, de couleurs, de figures, de sons, de professions, les appelles-tu belles sans avoir rien en vue? Et, pour commencer, par les beaux corps, quand tu dis qu'ils sont beaux, n'est-ce point ou par rapport à leur usage, à cause de l'utilité qu'on peut tirer de chacun d'eux ; ou en vue d'un certain plaisir, lorsque leur aspect fait naître un sentiment de joie dans l'âme de ceux qui les regardent? Est-il hors de là quelque autre raison qui te fasse dire qu'un corps est beau? — POLUS. Je n'en connais point. — SOCRATE. N'appelles-tu pas belles de même toutes les autres choses, figures, couleurs, à raison du plaisir ou de l'utilité qui en revient, ou de l'un et de l'autre à la fois? — POLUS. Oui. — SOCRATE. N'en est-il pas ainsi des sons, et de tout ce qui appartient à la musique? — POLUS. Oui. — SOCRATE. Ce qui est beau pareillement en fait de lois et de genres de vie ne l'est pas sans doute pour une autre raison, que parce qu'il est ou utile ou agréable, ou bien l'un et l'autre ? — [475] POLUS. Il ne me le paraît pas. — SOCRATE. N'est-ce pas la même chose par rapport à la beauté des sciences? — POLUS. Sans contredit; et c'est bien définir le beau que de le fixer, comme tu fais, à ce qui est bon ou agréable. SOCRATE. Le laid est donc bien défini par les deux contraires, le douloureux et le mauvais? — POLUS. Nécessairement. — SOCRATE. De deux belles choses, si l'une est plus belle que l'autre, n'est-ce point parce qu'elle la surpasse ou en agrément, ou en utilité, ou dans tous les deux? — POLUS. Sans doute. — SOCRATE. Et de deux choses laides, si l'une est plus laide que l'autre, ce sera parce qu'elle cause ou plus de douleur, ou plus de mal, ou bien l'un et l'autre. N'est-ce pas une nécessité? — POLUS. Oui. — SOCRATE. Voyons, à présent. Que disions-nous tout à l'heure sur l'injustice, faite ou reçue? Ne disais-tu pas qu'il est plus mauvais de souffrir l'injustice, et plus laid de la commettre?—POLUS. C'est vrai — SOCRATE. Si donc il est plus laid de faire une injustice que de la recevoir cela est plus fâcheux; en d'autres termes, cela est plus laid parce que cela cause ou plus de douleur, ou plus de mal, ou l'un et l'autre à la fois. N'est-ce pas encore une nécessité? — POLUS. Sans contredit. XXXI. — SOCRATE. Examinons d'abord ce point : est-il plus douloureux de commettre une injustice que de la souffrir, et ceux qui la font ressentent-ils plus de douleur que ceux qui la souffrent? — POLUS. Nullement, Socrate, pour ce point-là. — SOCRATE. L'action de commettre une injustice ne l'emporte donc pas du côté de la douleur? — POLUS. Non. — SOCRATE. Si cela est, elle ne remporte point, par conséquent, à raison de la douleur et du mal à la fois. POLUS. Il n'y a pas d'apparence. — SOCRATE. Il reste donc qu'elle l'emporte par l'autre endroit. — POLUS. Oui. — SOCRATE. Par l'endroit du mal ; n'est-ce pas? — POLUS. Apparemment. — SOCRATE. Puisque faire une injustice l'emporte du côté du mal, c'est donc une chose plus mauvaise que le la recevoir. — POLUS. Cela est évident. — SOCRATE. La plupart des hommes ne reconnaissent-ils point, et n'as-tu pas toi-même avoué précédemment, qu'il est plus laid de commettre une injustice que de la souffrir? — POLUS. Oui. — SOCRATE. Ne venons-nous pas de voir que c'est une chose plus mauvaise? — POLUS. Il parait que oui. — SOCRATE. Préférerais-tu ce qui est plus mauvais et plus laid â ce qui l'est moins? N'aie pas honte de répondre, Polus; il ne t'en arrivera aucun mal. Mais abandonne-toi courageusement à la discussion, comme â un médecin; accorde ou nie ce que je te demande. POLUS. Je ne le préférerais pas, Socrate. SOCRATE. Est-il quelqu'un au monde qui le préférât? — POLUS. ll me semble que non; du moins d'après ce qui vient d'être dit. — SOCRATE. Ainsi, j'avais raison lorsque je disais que ni moi, ni toi, ni qui que ce soit n'aimerait mieux faire une injustice que de la recevoir; car c'est une chose plus mauvaise. — POLUS. Il y a apparence. — SOCRATE. Vois-tu présentement, Polus, comparaison faite de ma manière de réfuter avec la tienne, qu'elles ne se ressemblent en rien? Tous les autres, excepté moi, t'accordent ce que tu avances. [476] Pour moi, il me suffit de ton seul aveu, de ton seul témoignage; je ne recueille point d'autre suffrage que le tien, et je me mets peu en peine des autres. Que ce point demeure donc arrêté entre nous. Passons à l'examen de l'autre point, sur lequel nous n'étions pas d'accord, savoir, si être puni pour les injustices qu'on a commises est le plus grand des maux, comme tu, le pensais; ou si c'est un plus grand mal, comme je le pensais, de ne pas être pum . Procédons de cette manicêre. Porter la peine de son injustice, et en être châtié justement, est-ce la même chose, selon toi? — POLUS. Oui. — SOCRATE. Pourrais-tu me nier que tout ce qui est juste, en tant que juste, est beau? Fais-y réflexion avant que de répondre. — POLUS. Il me paraît qu'il en est ainsi, Socrate. XXXII. — SOCRATE. Considère encore ceci. Lorsque quelqu'un fait une chose, n'est-il pas nécessaire qu'il y ait un patient qui réponde â cet agent ? — POLUS. Je le pense ainsi. — SOCRATE. Ce que le patient souffre n'est-il pas le même et de même nature que ce que fait l'agent? Voici ce que je veux dire : Si quelqu'un frappe, n'est-ce pas une nécessité qu'une chose soit frappée? — POLUS. Assurément.— SOCRATE. Et s'il frappe fort ou vite, que la chose soit frappée de la même manière ? — POLUS. Oui. SOCRATE. L'impression faite sur la chose frappée est donc absolument telle que l'a faite la chose qui frappe?—POLUS. Sans contredit. — SOCRATE. Pareillement si quelqu'un brûle, ne faut-il pas qu'une chose soit brûlée? — POLUS. Qui pourrait en douter? — SOCRATE. Et s'il brûle fort ou d'une manière douloureuse, que la chose soit brûlée précisément de la manière dont on la brûle? — POLUS. Sans difficulté. — SOCRATE. Il en est de même si une chose coupe : car une autre est coupée? — POLUS. Oui. —SOCRATE. Et Si la coupure est grande, ou profonde, ou douloureuse, la coupure de l'objet coupé est exactement telle que l'a faite le sujet qui coupe?— POLUS. Il y a apparence. — SOCRATE. En un mot, si tu m'accordes à l'égard de toute autre chose ce que je viens de dire, considère que ce que fait l'agent, le patient le souffre tel que l'agent le fait. — POLUS. Je l'accorde. — SOCRATE. Maintenant que nous sommes d'accord sur ce point : être puni, est-ce souffrir, ou agir ? — POLUS. Nécessairement, Socrate, c' est souffrir. SOCRATE. Par conséquent, l'action d'un agent. — POLUS. Qui en doute? l'action de celui qui punit. — SOCRATE. Quand on punit avec raison, punit-on justement ? — POLUS. Oui. — SOCRATE. Fait-on en cela une action juste ou non? — POLUS. Une action juste. — SOCRATE. Celui qui est puni pour une faute qu'il a commise, ne souffre-t-il pas un traitement juste ? — POLUS. Apparemment. — SOURATE. Mais n'avons nous pas reconnu que tout ce qui est juste est beau ?— POLUS. Sans contredit. — SOCRATE. Ce que fait celui qui punit et ce que souffre celui qui est puni est donc beau? — POLUS. Oui. [477] XXXIII. — SOCRATE. Mais si c'est beau, n'est-ce pas en même temps bon? car le beau est agréable, ou utile. — POLUS. Nécessairement. — SOCRATE. Ainsi ce que souffre celui qui est puni est bon? — POLUS. Il paraît que oui.— SOCRATE. Il lui en revient par conséquent quelque utilité? — POLUS. Oui. — SOCRATE. Est-ce l'utilité que je concois ? devient-il meilleur dans son âme, s'il est vrai qu'il soit puni justement? — POLUS. Cela est du moins vraisemblable. — SOURATE. Ainsi celui qui est puni est délivré du mal qui affecte l'âme? — POLUS. Oui. — SOCRATE. Nest-il pas délivré par là du plus grand des maux? Mais considère la chose de cette façon : en fait de richesses et de trésors accumulés, vois-tu dans un homme d'autre défaut que la pauvreté ? — POLUS. Non, je ne vois que celui-là. — SOCRATE. Et par rapport à la constitution du corps, appelleras-tu mal la faiblesse, la maladie, la laideur, et les défauts de ce genre ? — POLUS. Oui. — SOCRATE. Tu penses sans doute que l'âme a aussi son mal ?— POLUS. Sans contredit. — SOCRATE. N'est-ce pas ce que tu nommes injustice, ignorance, lâcheté, et autres défauts semblables? — POLUS. Assurément. — SOCRATE. A ces trois choses donc les richesses, le corps et l'âme, tu dis que répondent trois maux, la pauvreté, la maladie, l'injustice? — POLUS. Oui. — SOCRATE. De ces trois maux, quel est le plus laid ? N'est-ce pas l'injustice, et en général, le vice de l'âme ? — POLUS. Sans comparaison. — SOCRATE. Si c'est le plus laid, n'est-ce pas aussi le plus mauvais ? — POLUS. Comment entends-tu ceci, Socrate ?— SOCRATE. Le voici. D'après ce dont nous sommes convenus précédemment, ce qui est le plus laid est toujours tel, parce qu'il cause la plus grande douleur, ou le plus grand dommage, ou l'un et l'autre ensemble. — POLUS. Rien de plus vrai. — SOCRATE. Or, ne venons-nous pas de reconnaître que l'injustice et tout vice de l'âme est ce qu'il y a de plus laid? — POLUS. Nous l'avons reconnu en effet. — SOCRATE. Et le plus laid n'est-il point tel, ou parce que rien n'est plus douloureux et ne cause une peine plus vive, ou parce que rien n'est plus dommageable, ou ä cause de l'un et de l'autre ? — POLUS. De toute nécessité. — SOCRATE. Or, est-il plus douloureux d'être injuste, intempérant, lâche, ignorant, que d'être indigent ou malade? — POLUS. Il me paraît que non, Socrate, du moins à prendre ces choses en elles-mêmes. — SOCRATE. Le vice de l'âme n'est donc le plus laid que parce qu'il l'emporte sur les autres en dommage et en mal, d'une manière extraordinaire, étonnante, et qui passe tout ce qu'on pourrait dire, puisque de ton aveu, il ne l'emporte point du côte de la douleur? — POLUS. Selon toute apparence. — SOCRATE. Mais ce qui l'emporte par l'excès du dommage est sans doute le plus grand de tous les maux? POLUS. Oui. — SOCRATE. Ainsi l'injustice, l'intempérance, et les autres vices de l'âme sont les plus grands de tous les maux,— POLUS. Cela est probable. XXXIV. — SOCRATE. Quel art nous délivre de la pauvreté? N'est-ce pas l'industrie en général? — POLUS. Oui. — SOCRATE. Et de la maladie, n'est-ce pas la médecine ? [478] POLUS. Nécessairement. — SOCRATE. Et du mal de l'âme, c'est-à-dire de l'injustice? Si tu n'as pas de réponse toute prête, examine celle-ci : où et chez qui conduisons-nous ceux dont le corps est malade ?— POLUS. Chez les médecins, Socrate. — SOCRATE. Où conduit-on ceux qui s'abandonnent à l'injustice et au dérèglement? — POLUS. Tu veux dire apparemment chez les juges. — SOCRATE. N'est-ce pas pour être punis? — POLUS. Sans doute.— SOCRATE. Ceux qui punis-eut avec raison, ne le font-ils point d'après les règles d'une certaine justice? — POLUS. Cela est évident. — SOCRATE. Ainsi la pratique des affaires délivre de l'indigence, la médecine de la maladie, la justice' de l'intempé, ance et de l'injustice? — POLUS. Je le pense ainsi— SOCRATE. Mais quelle est la plus belle de ces trois choses?— POLUS. Lesquelles veux-tu dire ? — SOCRATE. La pratique des affaires, la médecine et la justice. POLUS. La justice l'emporte de beaucoup, Socrate. — SOCRATE. Si elle est la plus belle, c'est donc qu'elle procure ou le plus grand plaisir, ou la plus grande utilité, ou l'un et l'autre à la fois? — POLUS. Oui. — SOCRATE. Est-ce donc une chose agréable d'être soigné par les médecins, et le traitement qu'on fait aux malades leur cause-til quelque plaisir ?— POLUS. Je ne crois pas. — SOCRATE. Mais du moins c'est une chose utile : n'est-ce pas ? — POLUS. Oui. — SOCRATE. Car le malade est délivré d'un grand mal, en sorte qu'il lui est avantageux de souffrir la douleur et de recouvrer la santé. — POLUS. Sans contredit. — SOCRATE. Peut-on dire, d'après cela, que te plus heureux des hommes, sous le rapport de la santé, est celui qui est entre les mains du médecin, ou celui qui jamais de sa vie n'a été malade ? — POLUS. Il est évident que c'est celui qui n'a jamais été malade. — SOCRATE. En effet, le bonheur ne consiste pas, ce semble, à être soulagé du mal, mais à ne l'avoir jamais éprouvé. — POLUS. Cela est vrai. — SOCRATE. Mais quoi ! de deux hommes malades, soit dans leur corps, soit dans leur âme, quel est le plus malheureux, celui qu'on traite et qu'on délivre de son mal, ou celui qu'on ne traite point, et qui le garde ? — POLUS. Il me paraît que c'est celui qu'on ne traite point. — SOCRATE. Ainsi la punition juridique procure la délivrance du plus grand des maux, la méchanceté. — POLUS. POLUS J'en conviens. — SOCRATE. Car elle rend sage, elle oblige à devenir plus juste, elle est le remède du mal moral?— POLUS. Oui. — SOCRATE. Le plus heureux des hommes est donc celui qui n'a point de vice dans l'âme; car nous avons reconnu que le vice de l'âme est le plus grand des maux. — POLUS. Cela est évident. — SOCRATE. Le plus heureux ensuite est celui qui en a été délivré. — POLUS. Vraisemblablement. — SOCRATE. C'est celui-là même qui a reçu des avis, des réprimandes, qui a subi la punition? — POLUS. Oui. — SOCRATE. Ainsi celui qui conserve l'injustice dans son sein et n'en est pas délivré, mène la vie la plus malheureuse. — POLUS. Selon toute apparence.— SOCRATE. Cet homme, n'est-ce pas celui qui s'étant rendu coupable des plus grandes crimes, et se permettant les injustices les plus criantes, [479] parvient à se mettre au-dessus des réprimandes, des corrections, des punitions ? Telle est, comme tu disais, la situation d'Archélaüs, et celle des autres tyrans, des orateurs, et de tous ceux qui jouissent d'un grand pouvoir. — POLUS. Il semble bien. XXXV. — SOCRATE. Et véritablement, mon cher, tous ces gens-là ont fait à peu près la même chose que celui qui, étant attaqué des plus grandes maladies, trouverait le moyen de ne point faire corriger par les médecins les affections vicieuses qui le travaillent, et de ne point suivre de traitement, craignant, comme un enfant, qu'os ne lui applique le fer et le feu, parce que cela fait souffrir. Ne te semble-t-il pas que la chose est ainsi? — POLUS. Oui. — SOCRATE. C'est que cet homme ignore ce qui constitue la santé et la force du corps. Et en effet, Polus, d'après ce que nous avons reconnu d'un commun accord, il semble que c'est là précisément ce que font ceux qui échappent à la peine juridique qu'ils ont méritée. Ils voient ce qu'elle a de douloureux, mais ils sont aveugles sur ce qu'elle a d'utile; ils ignorent combien on est plus à plaindre de vivre avec une âme malsaine, corrompue, injuste et impie qu'avec un corps malsain. Aussi mettent-ils tout en oeuvre pour échapper à la peine et pour ne point être affranchis du plus grand des maux. Ils cherchent donc à se procurer de l'argent et des amis, et à se former, avec toute la perfection possible au talent de la parole. Mais si les choses dont nous sommes convenus sont vraies, Polus, vois-tu ce qui résulte de ce discours? ou veux-tu que nous en tirions ensemble les conclusions ?— POLUS. J'y consens, à moins que tu ne sois d'un autre avis. — SOCRATE. Ne suit-il pas de là que l'injustice et les actions injustes sont le plus grand des maux? — POLUS. Il me le semble du moins. — SOCRATE. Et n'avons-nous pas vu que la punition est le moyen d'être délivré de ce mal. — POLUS. Peut-être bien. —SOCRATE. Et que l'impunité ne fait que l'entretenir ? — POLUS. Oui. — SOCRATE. Commettre l'injustice n'est donc que le second des maux pour la grandeur; mais commettre l'injustice et n'en être pas puni, c'est le premier et le plus grand de tous les maux. — POLUS. Il y a toute apparence. — SOCRATE. Mon cher ami, n'est-ce pas sur ce point que nous étions partagés de sentiment? Tu regardais comme heureux Archélaüs, parce que, s'étant rendu coupable des plus grands crimes, il n'en subissait aucun châtiment ; et moi, je soutenais au contraire qu'Archélaüs, et tout autre quel qu'il soit, qui ne porte pas la peine des injustices qu'il a commises, doit être tenu pour infiniment plus malheureux que les autres hommes; que l'auteur d'une injustice est toujours plus malheureux que celui qui la souffre, et le méchant qui demeure impuni, plus que celui que l'on châtie. N'est-ce pas là ce que je disais? — POLUS. Oui — SOCRATE. N'est-il pas démontré que je disais la vérité? — POLUS. Il parait bien. [480] XXXVI. — SOCRATE. A la bonne heure. Mais si cela est vrai, Polus, qu'elle est donc la grande utilité de la rhétorique? Car enfin, d'après les principes que nous venons d'admettre, il faut avant tout se garder de commettre une injustice, parce qu'on ne manquera pas par là de s'attirer un mal proportionné à la faute. — POLUS. Sans doute. — SOCRATE. Si donc un homme se rend lui-même coupable d'injustice, lui ou quelqu'un de ceux à qui il s'intéresse, il doit s'empresser d'aller de son propre mouvement là où il subira la punition la plus prompte de sa faute, et de se présenter au juge comme à un médecin, de peur que la maladie de l'injustice, devenue invétérée, ne produise dans son âme une plaie incurable. Qu'en dirons-nous, Polus, si la vérité des propositions que nous avons admises subsiste ? Ne faut-il pas nécessairement que cette conséquence suive du principe, sans qu'il y ait moyen de faire autrement ? — POLUS. En effet, Socrate, qu'y a-t-il à dire à cela? — SOCRATE. La rhétorique, Polus, ne nous est donc d'aucune utilité, pour nous défendre nous-mêmes en cas d'injustice, non plus que nos parents, nos amis, nos enfants, notre patrie, quand ils l'ont commise : à moins peut-être qu'on ne croie devoir s'en servir pour s'accuser soi-même le premier, et ensuite les autres, parents et amis, dès qu'ils auront commis une injustice, et ne point tenir le crime secret, mais l'exposer au grand jour, afin que le coupable soit puni et recouvre la santé; à moins enfin qu'on ne fasse violence à soi-même ainsi qu'aux autres pour s'élever au-dessus de toute crainte, et s'offrir à la justice les yeux fermés et de grand coeur, comme on s'offre au médecin pour souffrir les incisions et les brûlures, s'attachant à la poursuite du bon et du beau, sans tenir aucun compte de la douleur ; en sorte que si la faute qu'on a faite mérite des coups de fouet, on se présente pour les recevoir; si les fers, on tende les mains aux chaînes; si une amende, on la paye; si le bannissement on s'y condamne; si la mort, on la subisse étant le premier à déposer contre soi-même et ses proches, et pour cela mettant la rhétorique en oeuvre, afin que par la révélation de ses crimes on parvienne à être délivré du plus grand de tous les maux, de l'injustice. Accorderons-nous cela, Polus, ou le nierons-nous? — POLUS. Cela me parait bien étrange, Socrate ; toutefois peut-être est-ce une conséquence de ce que nous avons dit précédemment. — SOCRATE. Ainsi, il faut ou renverser nos premières propositions, ou convenir que celles-ci en sont la conséquence nécessaire. — POLUS. Oui, il le faut bien. SOCRATE. Et l'on prendra le contre-pied, lorsqu il s'agira de faire du mal à quelqu'un, soit â son ennemi, soit à tout autre, pourvu néanmoins qu'on ne souffre point de mauvais traitements de la part de cet ennemi : car on doit tâcher de s'en garantir. Mais s'il commet une injustice envers quelque autre, il faut s'efforcer en toute manière, [481] et d'action et de paroles, de le soustraire au châtiment et empêcher qu'il ne paraisse devant le juge, et s'il y paraît, il faut tout mettre en oeuvre pour qu'il échappe et ne soit pas puni ; de sorte que, s'il a volé une grande quantité d'or, il ne le rende point, mais qu'il le garde et l'emploie en dépenses injustes et impies pour son usage et celui de ses amis; que, si son crime mérite la mort, il ne la subisse point, et s'il se peut, qu'il ne meure jamais, mais qu'il soit immortel dans sa méchanceté; sinon qu'il vive dans le crime le plus longtemps possible. Voilà, Polus, à quoi la rhétorique me semble utile; car je ne vois pas qu'elle puisse être d'une grande utilité pour celui qui n'est pas capable de commettre l'in- justice, si même elle peut réellement lui être utile ; comme en effet nous avons reconnu plus haut qu'elle n'est bonne à rien. TROlSIÈME PARTIE Discussion de Socrate avec Calliclés. — Développement et généralisation de la deuxième partie.— Calliclés défend la sophistique, comme l'arme la plus puissante. XXXVII. — CALLICLÈS. Dis-moi, Chéréphon, Socrate parle-t-il sérieusement ou plaisante-t-il? — CHÉRÉPHON. Il me parait, Calliclés, qu'il parle très sérieusement ; mais rien n'est tel que de l'interroger lui-même. — CALLICLÈS. Par tous les dieux, tu as raison; c'est ce que j'ai envie de faire. Socrate, dis-moi que tout ceci est sérieux de ta part, ou que ce n'est qu'un badinage. Car si tu parles sérieusement, et si ce que tu dis est vrai, la conduite que nous tenons tous tant que nous sommes, qu'est-ce autre chose qu'un renversement de l'ordre et une suite d'actions contraires, ce semble, à nos devoirs ? — SOCRATE. Si les hommes, Calliclés, n'étaient pas sujets aux mêmes passions, ceux-ci d'une façon, ceux-là d'une autre, mais que chacun de nous eût sa passion particulière, différente de celles des autres, il ne serait point aisé de faire connaître à autrui ce qu'on éprouve soi-même. Je parle de la sorte, en faisant réflexion que nous sommes actuellement affectés toi et moi de la même manière et que nous aimons tous deux deux choses: moi, Alcibiade, fils de Clinias, et la philosophie; toi, le peuple d'Athènes, et le fils de Pyrilampe. Je remarque donc tous les jours que, tout éloquent que tu es, lorsque les objets de ton amour sont d'un autre avis que toi, et quelle que soit leur manière de penser, tu n'as pas la force de les contredire, et que tu passes comme il leur plait, d'un extrême à l'autre. En effet, quand tu parles aux Athéniens assemblés, s'ils soutiennent que les choses ne sont pas telles que tu dis, tu changes aussitôt de sentiment, pour te conformer à leurs intentions. La mème chose t'arrive vis-à -vis de ce beau garçon, le fils de Pyrilampe. Car tu n'as pas la force de résister aux volontés et aux discours de tes amours, en sorte que si quelqu'un, témoin du langage que tu tiens toujours pour leur complaire, en paraissait surpris et le trouvait absurde, tu lui répondrais probablement, pourvu que tu voulusses dire la vérité, [482] qu'à moins qu'on ne vienne à bout de faire cesser tes amours de parler comme ils font, tu ne cesseras point toi-même de parler comme tu fais. Figure-toi donc que tu as la même réponse à entendre de ma part, et ne t'étonnes point des discours que je tiens; mais engage la philosophie, mes amours, à ne plus parler de même. Car c'est elle, mon cher ami, qui dit ce que tu as entendu ; et elle est beaucoup moins étourdie que l'autre objet de mes amours. Le fils de Clinias parle tantôt d'une façon, tantôt d'une autre; mais la philosophie à toujours le même langage. Ce qui te paraît en ce moment si étrange, est d'elle : tu étais présent à ses discours. Ainsi, ou réfute ce qu'elle disait tout à l'heure par ma bouche, et prouve-lui que commettre l'injustice et vivre dans l'impunité après l'avoir commise, n'est pas le comble de tous les maux ; ou, si tu laisses cette vérité subsister dans toute sa force, je te jure, Calliclés, par le chien, dieu des lgyptiens, que Calliclés ne s'accordera point avec lui-même, et sera toute sa vie dans une contradiction perpétuelle. Cependant, mon cher ami, je crois qu'il y aurait moins d'inconvénient pour moi à me servir d'une lyre qui serait mal montée et discordante, ou à ne pas me trouver en mesure avec le chœur que je dirigerais, ou même à voir la plupart des hommes adopter des opinions différentes des miennes et dire le contraire de ce que je dirais, que si je ne me trouvais pas d'accord avec moi-même, et que je vinsse à dire des choses opposées à celles que j'aurais avancées jusque-là. XXXVIII. — CALLICLÈS. Te voilà bien fier, Socrate, à ce qu'il me semble, du succès que tu as obtenu dans cette discussion, comme un harangueur subtil et audacieux ; et dans ce moment même, tout cet étalage que tu fais de beaux discours n'est fondé que sur ce que Polus est tombé dans le même inconvénient qu il reprochait à Gorgias d'avoir encouru vis-à-vis de toi. Il a dit en effet que Gorgias, à qui tu demandais si dans le cas où un élève s'adresserait à lui pour apprendre la rhétorique, sans savoir ce que c'est que la justice, il lui enseignerait ce qu'elle est, avait eu honte de dire non et s'était déclaré prêt à lui en donner des leçons, uniquement à cause de l'habitude qu'ont les hommes de se fâcher quand on leur refuse quelque chose. Polus ajoutait que cette seule concession avait mis Gorgias malgré lui en contradiction avec lui-même et que tu en avais été fort aise. A cette occasion, il se moquait de toi avec raison, autant qu'il me semble. Voilà qu'il se trouve aujourd'hui dans le même cas que Gorgias. Je t'avoue pour moi que je ne suis nullement satisfait de Polus, en ce qu'il t'a accordé qu'il est plus laid de commettre l'injustice que de la souffrir. Car c'est pour t'avoir fait cette concession qu'il s'est embarrassé dans la discussion avec toi et que tu lui as fermé la bouche, parce qu'il n'a pas osé dire ce qu'il pensait. Car au fond, Socrate, c'est toi qui, sous prétexte de chercher la vérité, jettes ceux avec qui tu converses sur des questions importunes et déclamatoires, qui ont pour objet ce qui est beau, non selon la nature, mais selon la loi. Or, dans la plupart des choses, la nature et la loi sont opposées entre elles : [483] d'où il arrive que si on se laisse aller à la honte, et que l'on n'ose dire ce qu'on pense, on est forcé de se contredire. Tu as aperçu cette subtile distinction, et tu la fais servir à dresser des piéges dans la dispute. Si quelqu'un parle de ce qui appartient à la loi, tu l'interroges sur ce qui regarde la nature; et s'il parle de ce qui est dans l'ordre de la nature, tu l'interroges sur ce qui est dans l'ordre de la loi. C'est ce que tu viens de faire au sujet de l'injustice commise et soufferte. Polus parlait de ce qui est plus laid en ce genre, selon la loi ; toi au contraire, tu discutais la loi au point de vue de la nature. Selon la nature, en effet, tout ce qui est plus mauvais est aussi plus laid : ainsi, à ce point de vue, ce qui est plus laid, c'est de souffrir l'injustice ; mais selon la loi, c'est de la commettre. Et en effet, succomber sous l'injustice d'autrui n'est pas le fait d'un homme, mais d'un vil esclave, pour qui il est plus avantageux de mourir que de vivre, lorsque souffrant des injustices et des affronts, il n'est pas en état de se défendre soi-même, non plus que ceux à qui il porte de l'intérêt. Mais, selon moi, c'est la multitude, ce beau et le juste. Mais qu'il paraisse un homme d'une nature puissante, qui secoue et brise toutes ces entraves, s'en affranchisse, foule aux pieds nos écritures, nos prestiges, nos enchantements, nos lois contraires à la nature, et s'élève au-dessus de tous, comme un maître, lui dont nous avions fait un esclave, c'est alors qu'on verra briller la justice telle qu'elle est selon l'institution de la nature. Pindare me paraît appuyer ce sentiment dans l'ode où il dit que « la Loi est la reine de tous les êtres mortels et immortels. Elle mène (poursuit-il) avec soi d'une main toute puissante la Force, dont elle fait la Justice. J'en juge par les actions d'Hercule qui, sans les avoir achetés"... » Ce sont à peu près les paroles de Pindare, car je ne sais point cette ode par coeur. Mais le sens est qu'flercule emmena avec lui les boeufs de Géryon, sans qu'il les eût achetés ou qu'on les lui eût donnés ; donnant à entendre que cette action était juste naturellement, et que les boeufs sont les hommes faibles qui ont fait les lois; aussi est-ce pour eux-mêmes et uniquement pour leur intérêt qu'ils les établissent : s'ils approuvent, s'ils blâment quelque chose, ce n'est que dans cette vue. Pour effrayer les plus forts, qui seraient capables de se rendre plus riches, et pour les empêcher d'en venir là, ils disent que c'est une chose laide et injuste d'avoir plus que les autres, et que travailler à devenir plus puissant, c'est se rendre coupable d'injustice. Étant les plus faibles, ils se tiennent, je crois, trop heureux que tout soit égal. XXXIX. Voilà pourquoi, dons l'ordre de la loi, il est injuste et laid de chercher à avoir plus que la multitude, et pourquoi on donne à cette passion le nom d'injustice? Mais la nature elle-même démontre, ce me semble, qu'il est juste que celui qui vaut mieux ait plus que celui qui vaut moins, et le plus fort que le plus faible. Elle fait voir en mille rencontres qu'il en est ainsi, en ce qui concerne non seulement les animaux, mais encore les hommes eux-mêmes, parmi lesquels nous voyons des Etats et des nations entières, où la règle du juste est que le plus fort commande au plus faible, et soit mieux partagé. De quel droit, en effet, Xerxès fit-il la guerre à la Grèce, et son père aux Scythes? Et ainsi d'une infinité d'autres exemples qu'on pourrait citer. Dans ces sortes d'entreprises, on agit, je pense, selon la nature du juste, et certainement on suit une loi, du moins celle de la nature, quoique peut-être on ne consulte guère la loi fictive que les hommes ont établie. Nous prenons dès l'enfance les meilleurs et les plus forts d'entre nous; nous les formons et les domptons, [484] comme des lionceaux, par des enchantements et des prestiges, et nous leur enseignons (484a) qu'il faut respecter l'égalité, et qu'en cela consiste le beau et le juste. Mais qu'il paraisse un homme d'une nature puissante, qui secoue et brise toutes ces entraves, foule aux pieds nos écritures, nos prestiges, nos enchantements et nos lois contraires à la nature, et s'élève au-dessus de tous, comme un maître, lui dont nous avions fait un esclave, c'est alors (484b) qu'on verra briller la justice telle qu'elle est selon l'institution de la nature. Pindare me paraît appuyer ce sentiment dans l'ode où il dit que la loi est la reine des mortels et des immortels. Elle traîne après elle, poursuit-il, la violence d'une main puissante, et elle la légitime. J'en juge par les actions d'Hercule, qui, sans les avoir achetés... Ce sont à-peu près les paroles de Pindare ; car je ne sais point cette ode par cœur. Mais le sens est qu'Hercule emmena avec lui les bœufs de Géryon, (484c) sans qu'il les eût achetés ou qu'on les lui eût donnés ; donnant à entendre que cette action était juste, à consulter la nature, et que les bœufs et tous les autres biens des faibles et des petits appartiennent de droit au plus fort et au meilleur. XL. La vérité est donc telle que je dis : tu le reconnaîtras toi-même, si laissant là enfin la philosophie, tu t'appliques à de plus grands objets. J'avoue, Socrate, que la philosophie est quelque chose d'agréable, quand on l'étudie avec modération dans la jeunesse ; mais lorsqu'on s'y arrête plus longtemps qu'il ne convient, c'est la perte des hommes. En effet, quelque beau talent que l'on ait, si on continue à philosopher dans un âge avancé, on néglige nécessairement dacquérir l'expérience d'une infinité de choses qu'il faut savoir pour devenir honnête homme et se faire une réputation. On n'a aucune idée ni des lois de l'État, ni des termes en usage pour toutes les affaires publiques ou privées qu'on peut avoir à traiter avec les hommes; on n'a au- cune expérience des plaisirs et des passions humaines, ni en général de ce qu'on appelle la vie. Aussi, lorsqu'on se trouve chargé de quelque affaire domestique ou civile , on se rend ridicule, à peu prés comme les politiques, quand ils assistent à vos assemblées et à vos disputes. C'est le cas de dire avec Euripide : "Tout homme est plein d'ardeur" et d'empressement pour les choses dans lesquelles il excelle; il y consacre la plus grande partie du jour. [485] Au contraire, on s'éloigne des choses où l'on réussit mal, et on en parle avec mépris ; tandis que par amour-propre on vante les premières, croyant par là se vanter soi-même. Mais le meilleur est, à mon avis, d'avoir quelque connaissance des unes et des autres. Il est bon d'avoir une teinture de philosophie, autant qu'il en faut pour que l'esprit soit cultivé, et il n'est pas honteux à un jeune homme de philosopher. Mais lorsqu'on est déjà sur le retour de l'âge, et qu'on philosophe encore, la chose devient alors ridicule, Socrate. Pour moi, je suis, par rapport à ceux qui s'appliquent à la philosophie, dans la même disposition d'esprit qu'à l'égard de ceux qui bégayent et qui folâtrent. Quand je vois un petit enfant, à qui cela convient encore, bégayer ainsi en parlant et folâtrer, j'en suis fort aise, je trouve cela gracieux, libéral et séant à cet âge enfantin; et si j'entends un enfant articuler d'une ma- nière nette, cela me choque, me blesse l'oreille, et me paraît sentir l'esclave. Mais si c'est un homme que l'on entend ainsi bégayer, ou que l'on voit folâtrer, la chose est jugée ridicule, indécente à cet âge, et digne du fouet. Telle est ma façon de penser au sujet de ceux qui se mêlent de philosophie. Quand je vois un jeune homme s'y adonner, j'en suis charmé, cela me semble à sa place, et je juge que ce jeune homme a de la noblesse dans les sentiments. S'il la néglige au contraire, je le regarde comme une âme basse, qui ne se croira jamais capable d'aucune action belle et généreuse. Mais lorsque je vois un vieillard qui s'applique encore à la philosophie, et n'a point renoncé à cette étude, je le tiens digne du fouet, Socrate. Comme je disais en effet tout à l'heure, quelque beau naturel qu'ait cet homme, il ne peut manquer de tomber au-dessous de lui-même en évitant les endroits fréquentés de la ville et les places publiques, où les hommes, selon le poète, acquièrent de la célébrité et se condamnant pour le reste de ses jours à s'enfoncer dans un coin obscur pour babiller avec trois ou quatre enfants, sans jamais faire entendre aucun discours noble, grand et solide. XLI. Quant à moi, Socrate, j'ai assurément beaucoup d'amitié pour toi. Il me parait que je suis à ce moment dans les mêmes sentiments à ton égard que Zéthus vis-à-vis de l'Amphion d'Euripide, dont j'ai déjà fait mention; et il me vient à la pensée de t'adresser un discours semblable à celui que Zéthus tenait à son frère : « Tu négliges, Socrate, ce qui devrait faire ta principale occupation; [486] tu habilles d'un personnage d'enfant une âme aussi bien faite que la tienne. Tu ne saurais ni proposer un sage avis dans les délibérations de la justice, ni saisir dans une affaire ce qu'elle a de plausible et de vraisemblable, ni suggérer aux autres un conseil généreux." Cependant, mon cher Socrate, (ne t'offense point de ce que je vais dire; c'est par bienveillance que je te parle ainsi), ne trouves-tu pas qu'il est honteux pour toi d'être dans l'état où je suis persuadé que tu es, toi et les autres qui poussent toujours plus avant dans la carrière philosophique? Si quelqu'un mettait actuellement la main sur toi ou sur un de ceux qui te ressemblent, et te conduisait en prison, disant que tu lui as fait tort, quoiqu'il n'en soit rien, tu sais qua tu serais fort embarrassé de ta personne, que la tête te tournerait et que tu ouvrirais la bouche toute grande, sans savoir que dire. Lorsque tu paraîtrais, quelque vil et méprisable que fùt ton accusateur, tu serais mis à mort, s'il lui plaisait de requérir cette peine contre toi. Or, quelle estime, Socrate, peut-on faire d'un art qui, trouvant un homme doué d'un heureux naturel, le gâte, le met hors d'état de se secourir lui-même et de se tirer ou de tirer les autres des plus grands dangers, qui l'expose à se voir dépouiller de tous ses biens par ses ennemis et à traîner dans sa patrie une vie sans honneur ? La chose est un peu forte à dire; mais enfin on peut impunément frapper sur la joue un homme de ce caractère. Ainsi, crois-moi, mon cher, laisse là tes arguments, cultive les belles choses, exerce-toi à ce qui te donnera la réputation d'homme habile; abandonne à d'autres ces vaines subtilités qui ne sont que des extravagances et des puérilités, bonnes à te ruiner et te faire une maison déserte, et propose-toi pour modèles, non ceux qui disputent sur ces frivolités, mais ceux qui ont du bien, du crédit, et qui jouissent des autres avantages de la vie. XLII.— SOCRATE. Si mon âme était d'or, Calliclés, ne penses-tu pas que ce serait un grand sujet de joie pour moi d'avoir trouvé quelque pierre excellente, de celles dont on se sert pour éprouver l'or ; de façon qu'approchant mon âme de cette pierre, si elle m'en rendait un témoignage favorable, je reconnusse à n'en pouvoir douter que je suis en bon état, et que je n'ai plus besoin d'aucune épreuve? — CALLICLÈS. A quel propos me demandes-tu cela, Socrate? — SOCRATE. Je vais te le dire : je crois avoir fait en ta personne cette heureuse rencontre. — CALLICLÈS. Pourquoi cela? — SOCRATE. Je suis bien assuré que si tu tombes d'accord avec moi sur les opinions que j'ai dans l'âme, ces opinions sont vraies. [487] Je remarque en effet que pour examiner avec succès si une âme est bien ou mal, il faut avoir trois qualités, que tu réunis toutes : la science, la bienveillance et la franchise. Je me trouve avec bien des gens qui ne sont pas capables de me sonder, parce qu'ils ne sont pas savants comme toi. Il en est d'autres qui sont savants; mais comme ils ne s'intéressent pas à moi comme toi, ils ne veulent pas me dire la vérité. Quant à ces deux étrangers, Gorgias et Polus, ils sont habiles l'un et l'autre, et de mes amis; mais ils manquent d'une certaine hardiesse à parler, et ils sont plus circonspects qu'il ne convient de l'être. Comment ne le seraient-ils pas, puisqu'ils ont, par mauvaise honte, porté la timidité à cet excès de se contredire l'un et l'autre en présence de tant de personnes, et cela sur les objets les plus importants? Pour toi, tu as d'abord tout ce qui manque aux autres. Car tu es grandement habile, comme la plupart des Athéniens en conviendront; et de plus, tu as de la bienveillance pour moi. Voici par où j'en juge. Je sais, Calliclès, que vous êtes quatre qui avez étudié ensemble la philosophie, toi, Tissandre d'Alphidna, Andron, fils d'Androtion , et Nausicide de Cholarges. Je vous ai entendus un jour délibérer jusqu'à quel point il fallait cultiver la sagesse, et je sais que l'avis qui l'emporta fut qu'on ne devait pas se proposer de devenir un philosophe dans toute la force du terme; au contraire, vous vous avertissiez mutuellement de prendre garde qu'ayant acquis plus de sagesse qu'il ne convient, vous ne vinssiez, sans le savoir, à vous gâter. Aujourd'hui donc que je t'entends me donner le même conseil qu'à tes plus intimes amis, c'est une preuve suffisante pour moi que tu m'es affectionné. Que tu aies d'ailleurs ce qu'il faut pour me parler avec toute liberté, et ne me rien déguiser par honte, tu le dis toi-mé me, et le discours que tu viens de m'adresser en fait foi. Or, voici évidemment où en est la question sur cet objet : du moment que tu te trouveras d'accord avec moi sur quelque point, ce sera dès lors une chose suffisamment examinée par chacun de nous, et il ne faudra plus la soumettre à aucune autre épreuve. Car assurément jamais tu ne consentirais à l'admettre par défaut de science, ni par excès de timidité, ni dans le dessein de m'induire en erreur, puisque tu es mon ami, ainsi que tu le déclares toi-même. Par conséquent la conformité d'opinions entre nous sera la pleine et entière vérité. Or, de tous les sujets de discussion, Calliclés, le plus beau est sans doute celui sur lequel tu m'as fait une leçon : [488] ce que l'homme doit être, à quoi il doit s'appliquer, et jusqu'à quel point, soit dans la vieillesse, soit dans la jeunesse. Quant à moi, si le genre de vie que je mène est répréhensible à quelques égards, sois persuadé que la faute n'est pas volontaire de ma part, et que l'ignorance seule en est cause. Ne renonce donc pas à me donner des avis, comme tu as si bien commencé; mais explique-moi à fond quel genre de vie je dois embrasser, et comment je m'y prendrai pour l'exercer; et si après que la chose aura été arrêtée entre nous, tu découvres dans la suite que je ne suis pas fidèle à mes conventions, tiens-moi pour un homme sans coeur, et désormais ne me fais plus part de tes conseils, comme en étant absolument indigne. Expose-moi donc de nouveau, je te prie, ce que vous entendez, toi et Pindare, par le juste suivant l'ordre de la nature ; c'est, dis-tu, le droit qu'aurait le plus puissant de s'emparer de ce qui appartient au plus faible, le meilleur de commander au moins bon, et celui qui vaut davantage d'avoir plus que celui qui vaut moins? As-tu quelque autre idée du juste? ou ma mémoire est-elle fidèle? XLIII. — CALLICLÈS. C'est ce que j'ai dit alors, et ce que je dis encore. —SOCRATE. Est-ce le même homme que tu appelles meilleur et plus puissant? car je t'avoue que je n'ai pu comprendre ce que tu voulais dire; ni si, par les plus puissants, tu entendais les plus forts, et s'il faut que les plus faibles soient soumis aux plus forts, comme tu l'as, ce me semble, insinué, en disant que les grands Etats attaquent les petits en vertu du droit . de nature, parce qu'ils sont plus puissants et plus forts; ce qui suppose que plus puissant, plus fort et meilleur sont la même chose. Ou peut-on être meilleur et en même temps plus petit et plus faible ; plus puissant et aussi plus méchant? ou le meilleur et le plus puissant sont-ils compris sous la même définition? Distingue-moi nettement si plus puissant, meilleur, et plus fort expriment la même idée ou des idées différentes. — CALLICLÈS. Je te déclare donc nettement que ces trois mots expriment la même idée. — SOCRATE. Dans l'ordre de la nature, la multitude n'est-elle pas plus puissante qu'un seul? Cette même multitude qui, comme tu disais tout à l'heure, fait des lois contre l'individu. — CALLICLÈS. Sans contredit. — SOCRATE. Les lois du plus grand nombre sont donc celles des plus puissants. — CALLICLÈS. Assurément. — SOCRATE. Et par conséquent, des meilleurs puisque, selon toi, les plus puissants sont aussi les meilleurs de beaucoup. — CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Leurs lois sont donc belles suivant la nature, étant celles des plus puissants. — CALLICLÈS. J'en conviens. — SOCRATE. Or, le grand nombre ne pense-t-il pas que la justice consiste, ainsi que tu le disais il n'y a qu'un moment, dans l'égalité, [489] et qu'il est plus laid de commettre l'injustice que de la souffrir? Cela est-il vrai, ou non? Et prends garde d'aller montrer ici de la honte. Le grand nombre pense-t-il ou non qu'il est juste d'avoir autant, et non pas plus que les autres, et que faire une injustice est une chose plus laide que de la recevoir? Ne me refuse pas une réponse là-dessus, Caliiclés, afin que si tu en conviens, je m'affermisse dans mon sentiment, le voyant appuyé du suffrage d'un homme capable d'en juger. — CALLICLÈS. Eh bien, oui; le grand nombre est dans cette persuasion. — SOCRATE. Ainsi ce n'est pas suivant la loi seulement, mais encore suivant la nature, qu'il est plus laid de faire une injustice que de la recevoir et que la justice consiste dans l'égalité ; et, à ce qu'il parait, tu ne disais pas la vérité tout à l'heure, et tu avais tort de m'accuser et de soutenir que la nature et la loi sont opposées l'une à l'autre, que je le savais fort bien, et que j'abusais de cette connaissance pour embarrasser la discussion en faisant tomber la dispute sur la loi, lorsqu'on parlait de la nature, et sur la nature, lorsqu'on parlait de la loi. XLIV. — CALLICLÈS. Voilà un homme qui ne cessera pas de dire des puérilités ! Dis-moi, Socrate, n'as-tu pas honte, à ton âge, de faire la chasse aux expressions, et, si par hasard on se trompe de mot, de t'en prévaloir comme d'une trouvaille merveilleuse? Crois-tu donc, en effet, que par les plus puissants j'entende autre chose que les meilleurs? N'y a-t-il pas longtemps que je te dis que je prends dans la même acception ces termes de meilleur et de plus puissant? Et t'imagines-tu que je veuille dire que, si un vil ramas d'esclaves ou d'hommes de tous les pays, qui n'auront peut-être aucun autre mérite que la force du corps, décide qu'une chose est légitime, elle le sera pour cela? — SOCRATE. A la bonne heure, très sage Calliclés. Est-ce ainsi que tu l'entends? CALLICLÈS. Oui, sans doute. — SOCRATE. Je soupçonnais aussi depuis longtemps, mon cher, que tu prenais dans ce sens le mot plus puissant, et la question que je te fais ne vient que de mon désir de savoir positivement ce que tu veux dire. Car, sans doute, tu ne crois pas que deux hommes soient meilleurs qu'un seul, ni que tes esclaves soient meilleurs que toi parce qu ils sont plus forts. Mais, répète-moi, je te prie, ce que tu entends par meilleurs, puisque tu n'entends pas les plus forts; et de grâce, mon admirable ami, mets plus d'indulgence dans les leçons que tu veux bien me donner, afin que je ne m'enfuie point de ton école. — CALLICLÈS. Tu railles, Socrate. — SOCRATE. Non, Calliclés, par Zéthus, sous le nom duquel tu m'as raillé tout â l'heure assez longtemps. Mais, allons, dis-moi quels sont ceux que tu appelles les meilleurs? — CALLICLÈS. Ceux qui valent mieux. — SOCRATE. Tu vois que tu ne dis toi-même que des mots, et que tu ne m'expliques rien. Ne me diras-tu point si par les meilleurs et les plus puissants tu entends les plus sages, ou d'autres semblables? — CALLICLÈS. Oui, par Zeus, ce sont ceux-là que j'entends, et je l'entends très fort. [490] SOCRATE. Ainsi, souvent un seul homme sage est meilleur à ton avis que dix mille qui ne le sont pas; c'est à lui qu'il appartient de commander, tandis que les autres doivent obéir ; et en qualité de maître, il doit avoir plus que ses sujets. Voilà, ce me semble, ce que tu veux dire, s'il est vrai qu'un seul soit meilleur que dix mille, et ici je n'épluche point les mots. — CALLICLÈS. C'est bien ce que je veux dire. Je crois en effet qu'il est juste, selon la nature, que le meilleur et le plus sage commande et soit mieux partagé que ceux qui ont moins de mérite. XLV. — SOCRATE. Bon; arrête ici. Que réponds-tu maintenant à cette question? Si nous étions plusieurs dans un même lieu, comme nous sommes ici, et que nous eussions en commun différents mets et différents breuvages ; que notre réunion fût composée de toute sorte de personnes, les unes robustes, les autres faibles, et qu'un seul d'entre nous, en qualité de médecin, ait plus de connaissance des choses dont il s'agit; que d'ailleurs il fût, comme il doit probablement arriver, plus fort que les uns et plus faible que les autres; n'est-il pas vrai que cet homme, étant plus instruit que nous, sera aussi meilleur et plus prudent, par rapport à ces choses? — CALLICLÈS. Sans contredit. — SOCRATE. Faudra-t-il qu'il ait une meilleure part de ces aliments que nous, parce qu'il est meilleur? Ou plutôt, en qualité de chef, ne doit-il pas être chargé de la distribution du tout? Et pour ce qui est de la consommation des aliments, et de leur usage pour la nourriture de son corps, ne faut-il pas qu'il s'abstienne d'en prendre plus que les autres, sous peine d'être incommodé ; qu'il en ait plus que ceux-ci, moins que ceux-là, et même s'il est le plus faible de tous, ne faut-il pas, Calliclés, qu'il en ait moins que tous les autres, quoiqu'il soit le meilleur? Cela n'est-il pas ainsi, mon cher? — CALLICLÈS. Tu me parles d'aliments, de boissons, de médecins, et d'autres sottises semblables; mais ce n'est pas là ce que je veux dire. — SOCRATE. Ne conviens-tu que c'est le plus sensé que tu appelles le meilleur? accorde ou nie. —CALLICLÈS. J'accorde. — SOCRATE. Et ne dis-tu pas que le meilleur doit avoir davantage? CALLICLÈS. Oui ; mais pas en fait d'aliments et de breuvages. — SOCRATE. J'entends : peut-être s'agit-il d'habits; et faut-il que le plus habile à fabriquer des étoffes porte l'habit le plus grand, et se promène chargé d'un plus grand nombre de vêtements et des plus beaux? — CALLICLÈS. De quels habits me parles-tu? — SOCRATE. Apparemment donc, il faut que le plus entendu à faire des chaussures, et le meilleur en ce genre, en ait aussi plus que les autres; et le cordonnier doit peut-être aller par les rues portant les plus grands souliers et en plus grand nombre ? — CALLICLÈS. Quels souliers? Plaisantes-tu? — SOCRATE. Eh bien, si ce n'est pas cela que tu veux dire, c'est peut-être ceci : le laboureur, par exemple, l'homme entendu, sage et habile dans la culture des terres doit peut-être avoir plus de semences et en jeter dans son champ le plus qu'il est possible. — CALLICLÈS. Comme tu rebats toujours les mêmes choses, Socrate! — SOCRATE. Non seulement les mêmes choses, Calliclès, mais sur le même sujet. — [491] CALLICLES. Oui, par tous les dieux, tu ne parles jamais que de cordonniers, de foulons, de cuisiniers et de médecins, comme s'il était ici question d'eux. — SOCRATE. Ne me diras-tu pas enfin en quoi doit être plus puissant et plus habile celui que la justice autorise à avoir plus que les autres? Ne souffriras-tu pas que je te le suggère ou ne le diras-tu pas toi-même? — CALLICLÈS. Mais voilà longtemps que je te le dis. Ei d'abord par ceux qui sent plus puissants, je n'entends ni les cordonniers, ni les cuisiniers, mais ceux qui sont habiles dans les affaires publiques et la bonne administration d'un État, et non seulement entendus, mais courageux, capables d'exécuter les projets qu'ils ont conçus, et ne se rebutant point par mollesse d'âme. XLVI. — SOCRATE. Tu le vois, mon cher Calliclés, nous nous accusons l'un et l'autre du même défaut. Car tu prétends que je dis toujours les mêmes choses, et tu m'en fais un reproche; et moi je prétends au contraire que tu ne dis jamais les mêmes choses sur les mêmes objets; et de ce que par les meilleurs et plus puissants tu entends tantôt les plus forts, et tantôt les plus sages, et voilà maintenant que tu viens en apporter une troisième définition, et tu appelles plus courageux ceux qui sont plus puissants et meilleurs; mais, mon cher, dis-moi une fois pour toutes qui sont ceux que tu appelles les meilleurs et les plus puissants, et par rapport à quoi. CALLICLÈS. J'ai déjà dit que ce sont les hommes habiles dans les affaires politiques et courageux : à eux appartient le gouvernement des Etats, et il juste qu'ils aient plus que les autres, puisqu'ils commandent, et que ceux-là obéissent. — SOCRATE. Ils commandent quoi ? mon ami : à eux-mêmes? ou en quoi fais-tu consister cet empire et cette obéissance'?— CALLICLÈS. Comment l'entends-tu? — SOCRATE. Je parle de chaque individu, en tant que commandant à soi-même. Ou bien est-ce qu'il ne faut pas qu'on exerce un empire sur soi-même, mais seulement sur les autres? — CALLICLÈS. Qu'entends-tu par commander à soi-même? — SOCRATE. Rien d'extraordinaire, mais ce que tout le monde entend, savoir : être tempérant, maitre de soi-même, et commander à ses passions et à ses désirs. — CALLICLÈS. Que tu es charmant ! tu nous parles d'imbéciles sous le nom de tempérants.— SOCRATE. Comment'? il n'est personne qui ne comprenne que ce n'est pas là ce que je veux dire. — CALLICLÈS. C'est cela même, Socrate. Comment, en effet, un homme serait-il heureux, s'il est asservi à quoi que ce soit? Mais je vais-te dire avec toute liberté ce que c'est que le beau et le juste dans l'ordre de la nature. Pour mener une vie heureuse, il faut laisser prendre à ses passions tout l'accroissement possible, etne point les réprimer. [492] Lorsqu'elles sont ainsi parvenues à leur plus grand développement, il faut être en état de les satisfaire par son courage et son habileté, et de remplir chaque désir à mesure qu'il nuit. Mais c'est ce que la plupart des hommes ne sauraient faire, à ce que je pense; aussi blâment-ils ceux qui ont de telles passions, parce qu'ils sont honteux de ne pouvoir les satisfaire, et cachent-ils leur impuissance en disant que l'intempérance est une ignominie. Comme je l'ai dit précédemment, ils réduisent à l'esclavage ceux qui sont nés avec un naturel plis généreux; incapables de se procurer ce qu'il faut pour rassasier leurs passions, ils font l'éloge de la tempérance et de la justice; mais ce n'est que lâcheté de leur part ; et dans le vrai, pour tous ceux qui doivent à leur naissance d'être fils de roi, ou qui ont su, à force de grandeur d'âme, se créer quelque souveraineté comme une tyrannie, une royauté, y aurait-il rien de plus honteux et de plus dommageable que la tempérance, lorsque des hommes de ce caractère, pouvant jouir de tous les biens de la vie, sans que personne les en empêche, s'imposeraient eux-mêmes pour maîtres, les lois, les discours et la censure du vulgaire? Comment cette beauté prétendue de la justice et de la tempérance ne les rendrait-elle pas malheureux, puisqu'elle leur ôterait la liberté de donner plus à leurs amis qu'à leurs ennemis ; et cela, tout souverains qu'ils sont, même dans leur propre ville? Tel est l'état des choses dans la vérité, Socrate, après laquelle tu cours, comme tu le dis toi-même. La mollesse, l'intempérance, la licence, lorsqu'il ne leur manque rien, voilà la vertu et la félicité. Toutes ces autres belles idées, ces conventions contraires à la nature, ne sont que des extravagances humaines dont il ne faut pas tenir le moindre compte. XLVII. — SOCEATE. Tu viens, Calliclés, d'exposer ton sentiment avec beaucoup de courage et de liberté : tu t'expliques nettement sur des choses que les autres pensent, mais qu'ils n'osent pas dire. Je te conjure donc de ne te relâcher en aucune manière, afin que nous voyions clairement quel genre de vie il faut embrasser. Et dis-moi ; tu soutiens que pour être tel qu'on doit être, il ne faut point gourmander ses passions, mais les laisser s'accroître le plus qu'il est possible, et se ménager d'ailleurs de quoi les satisfaire, et qu'en cela consiste la vertu?— CALLICLÈS. Oui, je le soutiens. — SOCRATE. Cela posé, on a donc grand tort de dire que ceux qui n'ont besoin de rien sont heureux — CALLICLÈS. A ce compte, il n'y aurait rien de plus heureux que les pierres et les cadavres. — SOCRATE. Mais aussi ce serait une terrible vie, que celle dont tu parles. En vérité, je ne serais pas surpris que ce que dit Euripide fût vrai : "Qui sait si la vie n'est pas une mort et la mort une vie"? [493] Peut-être sommes-nous morts réellement, nous autres, comme je l'ai entendu dire à un sage qui prétendait que notre vie actuelle est une mort, notre corps un tombeau, et que cette partie de l'âme où résident les passions est de nature à céder à la persuasion et à passer d'un sentiment à l'autre ; et un homme d'esprit, Sicilien peut-être ou Italien, habile à expliquer les fables, appelait par une allusions de nom cette partie de l'âme un tonneau, à cause de sa facilité à croire et à se laisser persuader, et les insensés des profanes qui n'ont pas été initiés. Il comparait la partie de l'âme de ces insensés dans laquelle résident les passions, en tant qu'elle est intempérante et ne saurait rien retenir, à un tonneau percé, à cause de son insatiable avidité. Cet homme, Calliclés, pensait, tout au contraire de toi, que parmi tous ceux qui sont aux enfers (il entendait par ce mot g-aidehs, ce qu'il y a d'invisible), les plus malheureux sont ces profanes, et qu'ils portent dans un tonneau percé de l'eau qu'ils puisent avec un crible également percé. Ce crible, disait-il en m'expliquant sa pensée, c'est l'âme : et il désignait par un crible l'âme des insensés, pour montrer qu'elle est percée, et que la défiance et l'oubli ne lui permettent de rien retenir. Toute cette explication est assez bizarre, cependant elle fait entendre ce que je veux te prouver, si toutefois je puis réussir à te persuader de changer d'opinion et de préférer à une vie insatiable et dissolue une vie réglée, qui se contente de ce qu'elle a sous la main, et qui n'en désire pas davantage. Eh bien, ai-je gagné quelque chose sur ton esprit, et, changeant d'idée, crois-tu que les tempérants sont plus heureux? ou n'ai-je rien obtenu, et quand même j'emprunterais à la fable d'autres allégories, n'en seras-tu jamais plus disposé à changer d'opinion? — CALLICLÈS. Ton dernier mot, Socrate, est plus vrai. XLVIII. — SOCRATE. Eh bien, voyons, que je te présente une autre comparaison, tirée de la même école que celle à laquelle je faisais allusion tout à l'heure ! Vois en effet si tel est ton sentiment au sujet de l'un et de l'autre genre de vie, celui où on se livre sans frein à ses passions, et celui où on les subjugue : supposons, par exemple, que deux hommes aient chacun un grand nombre de tonneaux, que ceux de l'un soient en bon état et pleins, l'un de vin, l'autre de miel, celui-ci de lait, et bien d'autres encore de liqueurs diverses, rares, difficiles à trouver, et que chacun de ces hommes ne puisse se procurer que difficilement et avec des peines infinies ; que l'un d'eux, après avoir rempli ses tonneaux, n'y verse plus rien, et n'y pense plus, mais qu'il reste parfaitement tranquille à cet égard, tandis que l'autre, qui pourra, comme le premier, se procurer de ces liqueurs, mais avec la même difficulté, n'aura que des vases percés et fêlés, [494] et sera forcé jour et nuit de les remplir et de se donner ainsi les plus grandes peines. Si telle est l'image de ces deux genres de vie, peux-tu dire que la vie de l'homme dissolu soit plus heureuse que celle de l'homme bien réglé? Ce discours t'engage-t-il à convenir que la vie réglée est préférable à la vie dissolue? ou bien n'en es-tu pas persuadé? — CALLICLÈS. Tu ne me persuades pas, Socrate; car cet homme dont les tonneaux demeurent remplis, ne goûte plus aucun plaisir, et il est dans le cas dont je parlais tout à l'heure : il vit comme une pierre, dés qu'une fois ils sont pleins, sans plaisir ni douleur. Mais la douceur de la vie consiste à y verser le plus qu'on peut. — SOCRATE. N'est-ce pas une nécessité que plus on y verse, plus il s'en écoule, et qu'il y ait de grands trous pour ces écoulements ? — CALLICLÈS. Sans doute. — SOCRATE. La condition dont tu parles n'est point à la vérité celle d'un cadavre ni d'une pierre, mais celle de l'oiseau glouton des ravins. De plus, dis-moi : ne reconnais-tu point ce qu'on appelle avoir faim et manger ayant faim ? — CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Ainsi qu'avoir soif et boire ayant soif? — CALLICLÈS. Oui; et je soutiens que c'est vivre heureux que d'éprouver ces désirs et les autres semblables, et d'être en état de les satisfaire. XLIX. — SOCRATE. Fort bien, mon cher; continue comme tu as commencé, et prends garde que la honte ne s'empare de toi. Mais il faut, ce me semble, que je ne sois point honteux de mon cité. Et d'abord, dis-moi si c'est vivre heureux que de pouvoir, quand on a la gale et des démangeaisons, se gratter à son aise et passer toute sa vie à se gratter? — CALLICLÈS. Que tu es absurde Socrate. Tu n'es qu'un bavard. — SOCRATE. Aussi, Calliclés, ai-je déconcerté et rendu honteux Polus et Gorgias. Pour toi, je n'ai pas peur que tu te déconcertes ni que tu rougisses, tu es trop courageux; mais réponds seulement à ma question. — CALLICLÈS. Je dis donc que celui qui se gratte vit agréablement. — SOCRATE. Et si sa vie est agréable, n'est-elle pas heureuse? — CALLICLÈS. Sans contredit. —SOCRATE. Est-ce assez qu'il éprouve des démangeaisons à la tête seulement? ou bien faut-il que je continue à t'interroger encore? Prends garde, Calliclès, à ce que tu répondras si l'on continue à te faire toutes les questions qui se présentent naturellement après celle-ci. Et, en un mot, les choses étant telles, la vie des impudiques n'est-elle pas triste, honteuse et misérable? Oseras-tu soutenir que ces hommes-là sont heureux, même s'ils ont abondamment de quoi se satisfaire? — CALLICLÈS. Ne rougis-tu pas, Socrate, de faire tomber la conversation sur de pareils propos? — SOCRATE. Est-ce moi, honorable Calliclès, qui y donne occasion, ou celui qui avance sans façon que quiconque ressent du plaisir, de quelque nature qu'il soit, [495] est heureux, sans mettre aucune distinction entre les plaisirs honnêtes et les plaisirs déshonnêtes? Mais explique-moi encore ceci. Prétends-tu que l'agréable et le bon sont la même chose? ou admets-tu des choses agréables qui ne sont pas bannes? — CALICLÈS. Afin qu'il n'y ait pas de contradiction dans mou discours, si je dis que l'un est différent de l'autre, je réponds que c'est la même chose. — SOCRATE. Tu gâtes tout ce qui a été dit précédemment, Calliclès, et tu ne cherches plus la vérité avec moi aussi exactement que possible, si tu réponds autrement que selon ta pensée. — CALLICLÈS. Tu m'en donnes l'exemple, Socrate. — SOCRATE. Si cela est, je ne fais pas bien, non plus que toi. Mais prends bien garde, mon cher, que ce ne soit pas dans la jouissance du plaisir, quel qu'il soit, que consiste le bien : car il parait, s'il en est ainsi, en résulter toutes les conséquences honteuses que je viens d'indiquer à mots couverts, et beaucoup d'autres semblables. — CALLICLÈS. Oui, à ce que tu crois, Socrate. — SOCRATE. Mais, réellement, Calliclès , assures-tu d'une manière bien sérieuse qu'il en est ainsi? — CALLICLÈS. Oui. L. — SOCRATE. Attaquerai-je ce discours, comme étant sérieux de ta part? — CALLICLÈS. Très sérieux. SOCRATE. A la bonne heure. Puisque telle est ta manière de penser, explique-moi ceci. Y a-t-il quelque chose que tu appelles science?— CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Et ne parlais-tu pas d'une certaine force de courage jointe à la science? — CALLICLÈS. Cela est vrai. — SOCRATE. N'as-tu pas parlé de ces deux choses en distinguant de la science la force de courage? — CALLICLÈS. Assurément. — SOCRATE. Mais quoi! la volupté est-elle la même chose que la science, ou en diffère-t-elle? — CALLICLÈS. Elle en diffère, trés sage Socrate. — SOCRATE. Et la force de courage, est-elle pareillement différente de la volupté? — CALLICLÈS. Sans contredit. — SOCRATE. Attends, afin que nous gravions ceci dans notre mémoire. Canidés d'Acharnes soutient que l'agréable et le bon sont la même chose, mais que la science et la force de courage soit différentes l'une de l'autre et du bien. — CALLICLÈS. Et Socrate d'Alopèce n'en convient pas; ou peut-être en convient-il?—SOCRATE. Il n'en convient pas; mais je ne pense pas non plus que Calliclès en convienne, lorsqu'il s'examinera sérieusement lui-même. Dis-moi, en effet, ne crois-tu pas que ceux qui mènent une vie heureuse éprouvent tout le contraire de ceux qui vivent dans le malheur? — CALLICLÈS. Certainement. — SOCRATE. Puisque ces deux choses sont opposées, n'est-ce pas une nécessité qu'il en soit d'elles comme de la santé et de la maladie? Car le même homme n'est point à la fois sain et malade, et ne saurait en même temps perdre la santé et être délivré de la maladie. — CALLICLÈS. Que veux-tu dire? [496] — SOCRATE. Le voici : Prenons pour exemple telle partie du corps qu'il te plaira. Examine bien. L'homme n'a-t-il pas quelquefois une maladie d'yeux? ce qu'on appelle ophthalmie. — CALLICLÈS. Sans doute. — SOCRATE. Et probablement il n'a pas dans le même temps les yeux sains?— CALLICLÈS. Cela ne se peut nullement. — SOCRATE. Mais quoi! lorsqu'on guérit de l'ophthalmie, perd-on la santé des yeux, et finit-on par se trouver tout à la fois débarrassé de l'une et privé de l'autre? CALLICLÈS. Non, assurément. — SOCRATE. Ce serait en effet, je pense, prodigieux et absurde : n'est-ce pas? — CALLICLÈS. Tout à fait. — SOCRATE. Mais, autant qu'il me semble, chacun de ces deux états se prend et se perd tour à tour. — CALLICLÈS. J'en conviens. — SOCRATE. N'en est-il pas de même de la force de la faiblesse? — CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Et de la vitesse et de la lenteur? — CALLICLÈS. Sans contredit. — SOCRATE. Et pour ce qui est des biens, du bonheur et de leurs contraires, les maux et le malheur, les gagne-t-on et les perd-on successivement?— CALLICLÈS. Incontestablement. — SOCRATE. Si donc il se trouve des choses que l'on puisse perdre et posséder en même temps, il est évident que ce n'est pas le bien et le mal. Sommes-nous d'accord sur ce point? — Penses-y bien avant de répondre. — CALLICLÈS. J'en conviens parfaitement. LI. — SOCRATE. Revenons maintenant à ce qui a été accordé précédemment. A propos de la faim, as-tu dit que ce fût un sentiment agréable ou douloureux? Je parle de la faim prise en elle-même. — CALLICLÈS. C'est un sentiment douloureux; et manger quand on a faim, est une chose agréable. — SOCRATE. J'entends; mais la faim en elle-même est douloureuse, n'est-ce pas? — CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Et la soif aussi par conséquent? — CALLICLÈS. Très certainement. — SOCRATE. Faut-il que je fasse encore plusieurs autres questions, ou conviens-tu que tout besoin, tout désir est douloureux? CALLICLÈS. J'en conviens : laisse-là tes questions. — SOCRATE. A la bonne heure. Mais boire quand on a soif, n'est-ce pas, selon toi, une chose agréable?— CALLICLÈS. J'en conviens. — SOCRATE. Et, dans ce plaisir dont tu parles, le fait même d'avoir soif n'est-il pas douloureux? — CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Et l'action de boire n'est-elle pas la satisfaction d'un besoin, et un plaisir? CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Tu dis un plaisir, en tant que boire? — CALLICLÈS. Sans le moindre doute. — SOCRATE. Pourvu qu'on ait soif? — CALLICLÈS. D'accord. — SOCRATE. Et qu'en tant qu'on a soif, on sent de la douleur? — CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Vois-tu qu'il résulte de là, que quand tu dis, boire ayant soif, c'est comme si tu disais, avoir du plaisir en éprouvant de la douleur? Ces deux mêmes sentiments ne concourent-ils pas dans le même temps et dans le même lieu, soit de l'âme, soit du corps, comme il te plaira, car cela n'y fait rien, à mon avis? Est-ce vrai, ou non? — CALLICLÈS. Cela est vrai. [497] — SOCRATE. Mais n'as-tu pas dit qu'il est impossible d'être malheureux en même temps qu'on est heureux? — CALLICLÈS. Je le dis encore. — SOCRATE. Tu viens aussi de reconnaître qu'on peut avoir du plaisir en éprouvant de la douleur. — CALLICLÈS. Il y a apparence. — SOCRATE. Donc avoir du plaisir n'est point être heureux, ni éprouver de la douleur être malheureux: et par conséquent l'agréable est autre que le bon. — CALLICLÈS. Je ne sais quels raisonnements captieux tu emploies, Socrate. — SOCRATE. Tu le sais très bien; mais tu dissimules, Calliclés. Va toujours en avant, avec le délire qui te saisit, afin que tu voies jusqu'à quel point tu es sage, toi qui te permets de me donner des avis.... Ne cesse-t-on pas en même temps d'avoir soif et de sentir le plaisir qu'il y a à boire? — CALLICLÈS. Je ne vois pas ce que tu veux dire. — GORGIAS. Ne parle point de la sorte, Calliclés ; réponds du moins à cause de nous, afin d'achever cette dispute. — CALLICLÈS. Socrate est toujours le même, Gorgias. Il fait de petites questions qui ne sont d'aucune importance, et puis il vous réfute. — GORGIAS. Mais que t'importe? Après tout, ce n'est point là ton affaire. Permets à Socrate d'argumenter à sa guise. — CALLICLÈS. Continue donc tes étroites et mesquines interrogations, puisque tel est l'avis de Gorgias. LII. — SOCRATE. Tu es bien heureux, Calliclès, d'avoir été initié aux grands mystères avant de l'avoir été aux petits : pour moi, je n'aurais pas cru que cela fût permis. Reviens donc à l'endroit où lu en es resté, et dis moi si on ne cesse point en même temps d'avoir soif et de sentir du plaisir. — CALLICLÈS. Je l'avoue.—SOCRATE. Ne perd-on pas de même à la fois, avec le sentiment de la faim et des autres désirs, celui du plaisir? —CALLICLÈS. Cela est vrai. — SOCRATE. On cesse donc en même temps d'avoir de la douleur et du plaisir? — CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Or, on ne peut pas, comme tu en es convenu, perdre à la fois les biens et les maux. N'en conviens-tu pas encore? — CALLICLÈS. Sans doute : que s'ensuit-il? — SOCRATE. Il s'ensuit, mon cher ami, que les biens ne sont pas la même chose que les plaisirs, ni les maux que les douleurs, puisque pour les uns, on cesse en même temps de les éprouver, et non pas de même pour les autres ; ce qui en montre la différence. Comment en effet l'agréable serait-il la même chose que le bon, et le douloureux que le mauvais? Examine encore ce point, si tu veux, de cette autre manière : je ne pense pas que tu y sois plus d'accord avec loi-même. Vois donc; n'appelles-tu pas bons ceux qui sont bons à cause de tout ce qu'il y a de bien en eux, comme tu appelles beaux ceux en qui se trouve la beauté? CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Mais quoi! appelles-tu gens de bien les insensés et les lâches? Tu ne le faisais pas tout à l'heure; mais tu donnais ce nom aux hommes courageux et intelligents. Ne dis-tu pas encore que ceux-là sont des gens de bien? — CALLICLÈS. Assurément. — SOCRATE. N'as-tu jamais vu dans la joie un enfant dépourvu de raison? — CALLICLÈS. Eh bien. — SOCRATE. N'as-tu jamais vu aussi dans la joie un homme insensé? — CALLICLÈS. Je le pense. Mais à quoi tendent ces questions? [498] SOCRATE. A rien : réponds toujours. — CALLICLÈS. J'en ai vu. — SOCRATE. Et as-tu jamais vu dans la tristesse et dans la joie un homme raisonnable? — CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Lesquels ressentent plus vivement la joie et la douteur, des sages ou des insensés? — CALLICLÈS. Je ne crois pas qu'il y ait grande différence. — SOCRATE. Cela me suffit. Et à la guerre n'as-tu jamais vu d'homme lâche? — CALLICLÈS. Comment n'en aurais-je pas vu? — SOCRATE. Lorsque les ennemis se retiraient, lesquels te paraissaient témoigner plus de joie, des lâches ou des courageux? — CALLICLÈS. Il m'a semblé que tantôt les uns et tantôt les autres s'en réjouissaient davantage, ou du moins à peu près également. — SOCRATE. Cela n'y fait rien. Les lâches ressentent donc aussi de la joie. — CALLICLÈS. Très fort. — SOCRATE. Et les insensés de même, à ce qu'il paraît? — CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Mais quand l'ennemi s'avance, n'y a-t-il que les lâches qui éprouvent de la tristesse, ou les courageux en éprouvent-ils aussi? — CALLICLÈS. Les uns et les autres. — SOCRATE. Est-ce de la même manière? — CALLICLÈS. Les lâches plus peut-être. — SOCRATE. Quand l'ennemi se retire, ne sont-ils pas plus joyeux? — CALLICLÈS. Peut-être. — SOCRATE. Ainsi les insensés et les sages, les lâches et les courageux ressentent la douleur et le plaisir à peu près également. à ce aura tu dis, mais les lâches plus que tes courageux? — CALLICLÈS. Je le soutiens. — SOCRATE. Mais les sages et les courageux sont bons; les lâches et les insensés sont méchants. — CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Les bons et les méchants éprouvent donc la joie et la douleur à peu prés également? — CALLICLÈS. Je le prétends. — SOCRATE. Mais les bons et les méchants sont-ils à peu près également bons ou méchants? ou même les méchants sont-ils à la fois menteurs et pires ? LIII. — CALLICLÈS. Je ne sais pas ce que tu veux dire. — SOCRATE. Ne sais-tu pas que tu as dit que les bons sont bons par la présence du bien ; que les méchants sont méchants par la présence du mal; que le plaisir est un bien, et la douleur un mal?—CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Le bien ou le plaisir se rencontre donc en ceux qui ressentent de la joie, dans le temps qu'ils en ressentent. — CALLICLÈS. Est-il possible autrement? — SOCRATE. Ceux qui ressentent de la joie sont donc bons par la présence du bien. — CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Eh quoi! le mal ou la douleur ne se rencontre-t-il pas en ceux qui éprouvent de la peine? — CALLICLÈS. Il s'y rencontre. — SOCRATE. Dis-tu encore, ou ne dis-tu plus que les méchants sont méchants par la présence du mal? — CALLICLÈS. Je le dis encore. — SOCRATE. Ainsi ceux qui goûtent de la joie sont bons, et ceux qui éprouvent de la douleur sont méchants. — CALLICLÈS. Tout à fait. — SOCRATE. Et ils le sont davantage, si ces sentiments sont plus vifs, moins, s'ils sont plus faibles; également, s'ils sont égaux. — CALLICLÈS. — Oui. — SOCRATE. Ne prétends-tu pas que les sages et les insensés, les lâches et les courageux ressentent la joie et la douleur à peu près également, et même les taches davantage? — CALLICLÈS. — C'est mon avis. — SOCRATE. Tire en commun avec moi les conclusions qui résultent de ces conventions; [499] car il est beau, dit-on, de répéter et de considérer jusqu'à deux et trois fais les belles choses. Nous disons que le sage et le courageux sont bons, n'est-ce pas? — CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Et que l'insensé et le lâche sont méchants. — CALLICLÈS. Sans doute. — SOCRATE. De plus, que celui qui éprouve de la joie est bon. — CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Et que celui qui ressent de la douleur est méchant. — CALLICLÈS. Nécessairement. — SOCRATE. Enfin, que le bon et le méchant éprouvent également de la joie et de la douleur, et le méchant peut-être davantage. — CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Donc le méchant devient aussi bon et même meilleur que le bon. Ceci, et ce qui a été dit tout à l'heure, ne suit-il pas de ce que l'on confond ensemble le bon et l'agréable? Ces conséquences ne sont-elles pas inévitables, Calliclès? LIV. — CALLICLÈS. Il y a longtemps, Socrate, que je t'écoute et t'accorde bien des choses, faisant réflexion en même temps que si l'on t'accorde quoi que ce soit en badinant, tu le saisis avec le même empressement que les enfants. Penses-tu donc que mon sentiment, ou celui de tout autre homme, n'est point que les plaisirs, sont les uns meilleurs, les autres plus mauvais? — SOCRATE. Ha! Ha! Calliclés, que tu es rusé! Tu me traites comme un enfant, en me disant tantôt que les choses sont d'une façon, tantôt qu'elles sont d'une autre i et tu cherches ainsi à me tromper. Je ne croyais pas pourtant, au commencement, que tu pusses consentir à me tromper, parce que je te croyais mon ami : mais je me suis abusé, et je vois bien qu'il faut me contenter, selon le vieux proverbe, des choses telles qu'elles sont, et de prendre ce que tu me donnes. Tu dis donc maintenant, à ce qu'il paraît, que les plaisirs sont, les uns bons, les autres mauvais : n'est-ce pas? CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Les bons ne sont-ce pas ceux qui sont avantageux, et les mauvais ceux qui sont nuisibles? — CALLICLÈS. Sans doute. — SOCRATE. Les plaisirs avantageux sont apparemment ceux qui procurent quelque bien, et les mauvais, ceux qui font du mal. — CALLICLÈS. Nul doute. — SOCRATE. Ne parles-tu point des plaisirs que je vais dire; de ceux, par exemple, relativement au corps, qui se rencontrent, comme nous avons dit, dans le manger et le boire? Et ne tiens-tu pas pour bons ceux qui procurent au corps la santé, la force, ou quelque autre bonne qualité de ce genre ; et pour mauvais ceux qui produisent les qualités contraires? — CALLICLÈS. Assurément. — SOCRATE. N'en est-il pas ainsi des douleurs? Les unes ne sont-elles pas bienfaisantes, les autres malfaisantes?— CALLICLÈS. Sans contredit. — SOCRATE. Ne faut-il pas choisir et se donner les plaisirs et les douleurs qui font du bien?— CALLICLÈS. Oui, certes. — SOCRATE. Et nullement les plaisirs et les douleurs qui font du mal? — CaLLICLÈS. Evidemment. — SOCRATE. Car, s'il t'en souvient, nous sommes convenus, Polus et moi, qu'en soutes choses on doit agir dans la vue du bien. Penses-tu aussi, comme nous, que le bien est la fin de toutes les actions; [500] que tout le reste doit se rapporter à lui, et non par lui aux autres choses? Donnes-tu aussi ton suffrage en tiers avec le nôtre? — CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Ainsi, il faut tout faire, même l'agréable, en vue du bien, et non le bien en vue de l'agréable. — CALLICLÈS. Sans aucun doute. — SOCRATE. Le premier venu est-il en état de discerner parmi les choses agréables, quelles sont les bonnes et les mauvaises? Ou bien est-il besoin pour cela d'un expert en chaque genre? — CALLICLÈS. Il en est besoin. LV. — SOCRATE. Rappelons ici ce que j'ai dit sur ce sujet à Polus et à Gorgias. Je disais, s'il t'en souvient, qu'il y a certaines industries qui ne vont que jusqu'au plaisir, ne procurent que le plaisir, ignorent ce qui est bon et ce qui est mauvais; et qu'il y en a d'autres qui connaissent le bien et le mal. Au nombre des industries qui ont pour objet le plaisir, j'ai mis la cuisine, non comme un art, mais comme une routine relative au corps; et j'ai compté la médecine parmi les arts qui ont le bien pour objet. Au nom de Zeus qui préside à l'amitié, ne crois pas, Calliclès, qu'il te convienne de badiner ici vis-à-vis de moi, ne va pas me répondre contre ta pensée tout ce qui te vient à la bouche, et surtout ne prends pas mes paroles pour un badinage. Car tu vois sur quel sujet roule notre entretien; et peut-il y en avoir de plus sérieux pour un homme doué d'un peu de raison, que de savoir de quelle manière il faut vivre, s'il faut embrasser la vie à laquelle tu m'invites, agir en homme, prendre la parole dans les assemblées du peuple, pratiquer l'éloquence, administrer les affaires de l'ltat comme vous autres vous les administrez aujourd'hui; ou choisir la vie que nous propose la philosophie, et en quoi celle-ci diffère de celle-là? Peut-être est-il plus à propos de les distinguer l'une de l'autre, comme j'ai commencé tout à l'heure à le faire ; et, après les avoir séparées et reconnu d'un commun accord si ces deux vies existent, d'examiner en quoi consiste leur différence, et laquelle des deux mérite d'être préférée. Tu ne comprends peut-être pas encore ce que je veux dire? — CALLICLÈS. Non vraiment. — SOCRATE. Je vais donc te l'expliquer plus clairement. Puisque nous sommes convenus, toi et moi, qu'il y a quelque chose de bon et quelque chose d'agréable, que l'agréable diffère du bon, qu'il y a une certaine étude et une certaine pré- paration pour se les procurer, qui tendent, l'une à la recherche de l'agréable, l'autre à celle du bon, commence avant tout par m'accorder ou me nier ce point: l'accordes-tu ? — CALLICLÈS. Oui. LVI. — SOCRATE. Voyons si tu m'acorderas aussi que ce que j'ai dit à Polus et à Gorgias t'a paru vrai. Je leur disais que l'adresse du cuisinier ne me paraît point être un art, mais une routine; [501] qu'au contraire la médecine est un art : me fondant sur ce que la médecine a étudié la nature du sujet sur lequel elle travaille, connaît les causes de ce qu'elle fait, et, peut rendre raison de chacune de ses opérations; au lieu que la cuisine, appliquée tout entière à l'apprêt du plaisir, marche vers ce but sans aucun art, n'ayant jamais examiné ni la nature ni la cause du plaisir; tout à fait dépourvue de raison, elle ne tient pour ainsi dire compte de rien, elle n'est qu'une pratique, une routine, qui conserve uniquement la mémoire de l'effet ordinaire des recettes par lesquelles elle procure du plaisir. Considère donc d'abord si ce que je dis là te paraît exact ; et ensuite s'il y a par rapport à l'âme d'autres professions pareilles, dont les unes marchent suivant les règles de l'art et prennent soin de procurer à l'âme ce qui lui est le plus avantageux, tandis que les autres négligent ce soin, et, comme je l'ai dit au sujet de la cuisine, s'occupent uniquement du plaisir de l'âme et des moyens de lui en procurer, sans examiner d'ailleurs en aucune manière quels sont les plaisirs bons ou mauvais, et rie s'occupant' d'autre chose que d'affecter l'âme agréablement pour son bien ou pour son mal. Pour moi, je pense, Calliclès, qu'il y a de ces professions, et je soutiens que telle est la flatterie, tant par rapport au corps que par rapport à l'âme, et à tout autre objet dont on ménage le plaisir, sans aucune considération de ce qui est utile ou préjudiciable. Es-tu du même avis que moi là-dessus, ou d'un avis contraire? — CALLICLÈS. Non, mais je te passe ce point, afin de terminer cette dispute, et par complaisance pour Gorgias. — SOCRATE. La flatterie dont je parle a-t-elle lieu à l'égard d'une âme seule, et non â l'égard de deux et de plusieurs? — CALLICLÈS. Elle a lieu. A l'égard de deux et de plusieurs âmes. — SOCRATE. Ainsi on peut chercher à complaire à une foule d'âmes assemblées, sans se mettre en peine de ce qui est le plus avantageux pour elles. — CALLICLÈS. Oui, je le crois. LVII. — SOCRATE. Pourrais-tu me dire quelles sont les professions qui produisent cet effet? ou plutôt, si tu aimes mieux, je t'interrogerai, et à mesure qu'il te paraîtra qu'une profession est de ce genre, tu diras oui; si tu ne juges pas qu'elle en soit, tu diras non. Commençons par la profession de joueur de flûte. Ne te semble-t-il point, Calliclés, qu'elle vise uniquement à nous procurer du plaisir, et qu'elle ne se mette pas en peine d'autre chose ? — CALLICLÈS. Il me le semble. — SOCRATE. Ne portes-tu pas le même jugement de toutes les autres professions semblables, comme celle de jouer de la lyre dans les jeux publics? —CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Mais quoi? n'en dis-tu pas autant des exercices des chœurs et de la composition des dithyrambes? Crois-tu que Cinésias, fils de Mélès, se soucie beaucoup que ses chants soient propres à rendre meilleurs ceux qui les entendent, [502] et qu'il vise à autre chose qu'à plaire à la multitude des spectateurs? — CALLICLÈS. Cela est évident, Socrate, pour Cinésias. — SOCRATE. Et son père Mélès? Penses-tu que quand il chantait sur la lyre, il eût en vue le meilleur? Est-ce qu'il ne visait pas aussi à ce qui est le plus agiéable, quoique son chant déplût aux spectateurs? Examine bien. Ne juges-tu pas que toute espèce de chant sur la lyre, et toute composition dithyrambique, a été inventée en vue du plaisir? — CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Et la tragédie, ce poème imposant et admirable, à quoi vise-t-elle? Tous ses efforts, tous ses soins n'ont-ils pas, à ton avis, pour objet unique de plaire aux spectateurs? Lorsqu'il se présente quelque chose d'agréable et de gracieux, mais en même temps de mauvais, prend-elle sur soi de le supprimer, et de déclamer et chanter ce qui est désagréable, mais utile, soit que les spectateurs y trouvent du plaisir, ou non? De ces deux dispositions quelle est, dis-moi, celle de la tragédie? — CALLICLÈS. Il est clair, Socrate, qu'elle va davantage du côté du plaisir et de l'agrément des spectateurs. — SOCRATE. N'avons-nous pas vu tout à l'heure, Calliclès, que tout cela n'est que flatterie? — CALLICLÈS. Assurément. — SOCRATE. Mais si l'on ôtait de quelque poesie que ce soit le chant, le rhythme et la mesure, resterait-il autre chose que les paroles ? CALLICLÈS. Non, nécessairement. — SOCRATE. Or, n'est-ce pas à la multitude et au peuple assemblé que s'adressent ces paroles? — CALLICLÈS. Sans doute. — SOCRATE. La poésie est donc une espèce de discours populaire. — CALLICLÈS. Il y a apparence. — SOCRATE. Et par conséquent une sorte de rhétorique : car ne te semble-t-il pas que les poètes font sur les théâtres le personnage d'orateurs? — CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Nous avons trouvé une rhétorique pour le peuple, c'est-à-dire pour les enfants, les femmes, les hommes libres et les esclaves confondus ensemble, rhétorique dont nous ne faisons pas grand cas, puisque nous avons dit qu'elle n'était que flatterie. — CALLICLÈS. Cela est vrai. LVIII. — SOCRATE. Et que nous semble de cette rhétorique faite pour le peuple d'Athènes, et les peuples d'autres cités, tous composés de personnes libres? Te paraît-il que les orateurs fassent toujours leurs harangues en vue du plus grand bien, et se proposent pour but de leurs discours de rendre les citoyens aussi vertueux qu'il est possible? Ou bien les orateurs eux-mêmes cherchant à plaire aux citoyens et négligeant l'intérêt public pour leur intérêt personnel, ne se conduisent-ils pas avec les peuples comme avec des enfants, s'appliquant uniquement à leur faire plaisir, [503] sans s'inquiéter s'ils deviendront par là meilleurs ou pires ? —CALLICLÈS. La question n'est plus aussi simple; il faut distinguer. Il y a des orateurs qui parlent en vue de l'intérêt public ; il y en a aussi qui sont tels que tu dis. — SOCRATE. Cela me suffit : car s'il y a deux manières de haranguer, l'une des deux est une flatterie et une déclamation honteuse, et l'autre est honnête; j'entends celle qui travaille à rendre meilleures les âmes des citoyens, et s'applique en toute rencontre à dire ce qui est le plus avantageux, soit que cela doive être agréable ou désagréable aux auditeurs. Mais tu n'as jamais vu de rhétorique semblable, ou si tu peux me nommer quelque orateur de ce caractère, pourquoi ne me dis-tu pas à moi aussi quel est son nom? — CALLICLÈS. Par Zeus! je n'en connais aucun parmi tous les orateurs d'aujourd'hui. — SOCRATE. Eh bien, en connais-tu quelqu'un parmi les anciens, auxquels les Athéniens aient l'obligation d'être devenus meilleurs depuis qu'il a commencé à les haranguer, de moins bons qu'ils étaient auparavant? Car pour moi, je ne vois pas qui ce pourrait être. — CALLICLÈS. Quoi donc? N'entends-tu pas dire que Thémistocle fut un homme de bien, ainsi que Cimon et Miltiade et ce Périclès mort depuis peu, et dont tu as toi-même écouté les discours ? — SOCRATE. Si la véritable vertu consiste, comme tu l'as dit, Calliclés, à contenter ses passions et celles des autres, tu as raison; mais si ce n'est pas cela, si, comme nous avons été forcés d'en convenir dans la suite de cette discussion, la vertu consiste à satisfaire ceux de nos désirs dont l'accomplissement rend l'homme meilleur, et à ne rien accorder à ceux qui le rendent pire; et si d'ailleurs il y a un art pour cela, peux-tu me dire qu'aucun de ceux que tu viens de nommer ait été vertueux? — CALLICLÈS. Je ne sais quelle réponse te faire. LIX . — SOCRATE. Si tu la cherches bien, tu la trouveras. Examinons donc ainsi paisiblement si quelqu'un d'entre eux a été tel. N'est-il pas vrai que l'homme vertueux, qui dans tous ses discours a le plus grand bien en vue, ne parlera point à l'aventure, et se proposera un but? Il fera comme tous les artistes qui, visant chacun à la perfection de leur ouvrage, ne prennent point au hasard ce qu'ils emploient pour l'exécuter, mais choisissent ce qui est propre à lui donner la forme qu'il doit avoir. Par exemple, si tu veux jeter les yeux sur les peintres, les architectes, les constructeurs de vaisseaux, en un mot sur tel ouvrier qu'il te plaira, tu verras que chacun d'eux place dans un certain ordre tout ce qu'il place, et qu'il force chaque partie à s'adapter et s'arranger avec les autres, [504] jusqu'à ce que le tout ait l'assortiment, la forme et la beauté convenable. Ce que les autres ouvriers font par rapport à leur ouvrage, ceux dont nous parlions auparavant, je veux dire les maîtres de gymnase et les médecins, le font à l'égard du corps, en y mettant de l'ordre et de l'arrangement. Reconnaissons-nous ou non que la chose est ainsi? — CALLICLÈS. A la bonne heure; que cela soit ainsi. — SOCRATE. Une maison où règne l'ordre et l'arrangement n'est-elle pas bonne ? et si le désordre y est, n'est-elle pas mauvaise? — CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Ne faut-il pas en dire autant d'un vaisseau? — CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Nous tenons le même langage au sujet de notre corps. — CALLICLÈS. Sans contredit. — SOCRATE. Et notre âme sera-t-elle bonne, si elle est déréglée? Ne le sera-t-elle pas plutôt si tout y est dans l'ordre et dans la règle?— CALLICLÈS. C'est ce qu'on ne saurait nier après ce qui a été convenu précédemment. — SOCRATE. Quel nom donne-t-on à l'effet que produisent la règle et l'ordre par rapport au corps? — CAI.LICLÈS. Tu l'appelles probablement santé et force? — SOCRATE. Oui. Essaie à présent de trouver et de me dire pareillement le nom de l'effet que la règle et l'ordre produisent dans l'âme. — CALLICLÈS. Pourquoi ne le dis-tu pas toi-même, Socrate? — SOCRATE. — Si tu l'aimes mieux, je le dirai : seulement, si tu juges que j'ai raison, conviens-en ; sinon, réfute-moi, et ne me laisse rien passer. Il me semble donc que l'on donne le nom de salutaire à tout ce qui entretient l'ordre dans le corps, c'est-à-dire à tout ce qui produit la santé et les autres bonnes qualités du corps. Cela est-il vrai ou non? — CALLICLÈS. Cela est vrai. — SOCRATE. Et qu'on appelle légitime et loi tout ce qui met de l'ordre et de la règle dans l'âme : d'où se forment les hommes justes et réglés. Ce qui produit cet effet, c'est la justice et la tempérance. L'accordes-tu, oui ou non? — CALLICLÈS. Soit. LX. — SOCRATE. — Ainsi le bon orateur, celui qui se conduit selon les règles de l'art, visera toujours à ce but dans les discours qu'il adressera aux âmes, et dans toutes ses actions ; s'il fait au peuple quelque largesse, il la fera dans cette vue; s'il lui retire quelque chose, ce sera pour le même motif. Son esprit sera sans cesse occupé des moyens de faire naître la justice dans l'âme de ses concitoyens, et d'en bannir l'injustice ; d'y faire germer la tempérance, d'en écarter l'intempérance, d'y introduire enfin toutes les vertus, et d'en exclure tous les vices. Conviens-tu de cela ou non? — CALLICLÈS. J'en conviens. — SOCRATE. Que sert-il en effet, Calliclès, à un corps malade et mal disposé, qu'on lui présente des mets en abondance, et les breuvages les plus agréables, ou toute autre chose qui ne lui sera pas plus avantageuse que dommageable, et même moins, à le bien prendre? N'est-il pas vrai? [505] — CALLICLÈS. Soit : je le veux bien. — SOCRATE. Car ce n'est point, je pense, un avantage pour un homme de vivre avec un corps malsain, puisqu'il est forcé de traîner en conséquence une vie malheureuse : n'est-ce pas? — CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. — Aussi les médecins, n'est-ce pas, laissent-ils pour l'ordinaire à ceux qui se portent bien la liberté de satisfaire leurs appétits, comme de manger autant qu'ils veulent, lorsqu'ils ont faim, et de boire de même, lorsqu'ils ont soif; mais ils ne permettent presque jamais aux malades de se rassasier de ce qu'ils désirent. Accordes-tu cela aussi? — CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Mais, mon excellent ami, ne faut-il pas tenir la même conduite à l'égard de l'âme? Je veux dire que, tant qu'elle est en mauvais état, parce qu'elle est déraisonnable, déréglée, injuste et impie, on doit l'éloigner de ce qu'elle désire, et ne lui rien permettre que ce qui peut la rendre meilleure. Est-ce ton avis ou non? — CALLICLÈS. C'est mon avis. — SOCRATE. C'est sans doute le parti le plus avantageux pour l'âme. — CALLICLÈS. Sans contredit. — SOCRATE. Mais tenir quelqu'un éloigné de ce qu'il désire, n'est-ce pas le corriger? — CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Il vaut donc mieux pour l'âme d'être corrigée que de vivre dans la licence, comme tu le pensais tout à l'heure. — CALLICLÈS. Je ne sais ce que tu veux dire, Socrate : interroge quelque autre. — SOCRATE. Voilà un homme qui ne peut souffrir qu'on lui rende service, ni endurer la chose même dont nous parlons, c'est-à-dire la correction. — CALLICLÈS. Je me soucie bien de tous tes discours ! Si je t'ai répondu, ce n'est que par complaisance pour Gorgias. — SOCRATE. Soit. Que ferons-nous donc? Laissons nous cette discussion sans l'achever? — CALLICLÈS. Tout ce qu'il te plaira. — SOCRATE. Mais on dit communément qu'il n'est pas permis de laisser au beau milieu les contes mêmes, et qu'il faut y mettre une tête, afin qu'ils n'aillent point sans tête de côté et d'autre. Réponds donc à ce qui reste, pour donner une tête à cet entretien. LXI. — CALLICLÈS. Que tu es pressant, Socrate ! Si tu m'en crois, tu renonceras à cette dispute, ou tu l'achèveras avec quelque autre. — SOCRATE. Et quel autre le voudra? De grâce, ne quittons pas ce discours sans l'achever. — CALLICLÈS. Ne pourrais-tu pas l'achever seul, soit en parlant de suite, soit en te répondant à toi-même? — SOCRATE. Oui, pour qu'il m'arrive ce que dit Épicharme, d'être réduit à dire tout seul ce qui auparavant faisait un dialogue. Je vois bien pourtant que de toute nécessité il faudra que j'en vienne là. Cependant, si nous prenons ce parti, je pense que nous devons tous être jaloux de connaître ce qu'il y a de vrai et de faux dans le sujet que nous traitons : car il est de notre intérêt commun que la chose soit mise en évidence. [506] Ainsi je vais exposer ce que je pense là-dessus. Si quelqu'un de vous trouve que je reconnaisse pour vraies des choses qui ne le sont pas, qu'il ne manque point de m'arrêter et de me réfuter. Aussi bien je ne parle pas comme un homme sûr de ce qu'il dit : mais je cherche en commun avec vous. Si donc celui qui me contestera une chose me paraît avoir raison, je serai le premier à en tomber d'accord. Au reste je ne vous propose ceci qu'autant que vous jugerez qu'il faut achever cette discussion : si vous n'en êtes pas d'avis, laissons-la pour ce qu'elle est, et allons-nous-en. — GORGIAS. Pour moi, Socrate, mon avis n'est pas que nous nous retirions, mais que tu achèves ce discours; et il me paraît que les autres pensent de même. Je serai charmé de t'entendre exposer ce qui te reste à dire. — SOCRATE. Et moi, Gorgias, je reprendrais volontiers la conversation avec Calliclés, jusqu'à ce que je lui eusse rendu le morceau d'Amphion pour celui de Zéthus. Mais puisque tu ne veux pas, Calliclès, achever cette dispute avec moi, écoute-moi du moins, et lorsqu'il m'échappera quelque chose qui ne te paraîtra pas bien dit, arrête-moi : si tu me prouves que j'ai tort, je ne me fâcherai pas contre toi, comme tu fais contre moi; au contraire, je te tiendrai pour mon plus grand bienfaiteur. — CALLICLÈS. Parle, mon cher, et achève. LXII. — SOCRATE. Écoute-moi donc : je vais reprendre notre dispute dès le commencement. L'agréable et le bon sont-ils la même chose? Non, comme nous en sommes convenus, Calliclès et moi. Faut-il faire l'agréable en vue du bon, ou le bon en vue de l'agréable? Il faut faire l'agréable en vue du bon. L'agréable n'est-ce point ce qui cause en nous un sentiment de plaisir, lorsque nous en jouissons? et le bon ce qui nous rend bons par sa présence? Sans contredit. Or, sommes-nous bons, nous et toutes les autres choses qui sont bonnes, par l'effet de quelque vertu qui se rencontre en nous? Cela me parait incontestable, Calliclés. Mais la vertu d'une chose quelconque, meuble, corps, âme, animal, ne se rencontre pas ainsi en elle à l'aventure de la manière la plus parfaite ; elle doit sa naissance à l'arrangement, à la rectitude et à l'art qui a été attribué à chacune de ces choses. Cela est-il vrai? Pour moi, je dis que oui. C'est donc l'ordre qui règle et embellit la vertu de chaque chose? J'en conviendrais. Ainsi un certain ordre naturel et propre à chaque chose est ce qui la rend bonne entre toutes? Il me le semble. Par conséquent l'âme en qui se trouve l'ordre qui lui convient, est meilleure que celle où il n'y a aucun ordre? Nécessairement. Mais l'âme en qui l'ordre règne est réglée ? Comment ne le serait-elle pas? [507] L'âme réglée est tempérante! De toute nécessité. Donc l'âme tempérante est bonne. Je ne saurais l'entendre autrement, mon cher Calliclès : pour toi, si tu as quelque chose à y opposer, apprends-le-moi. — CALLICLÈS. Poursuis, mon cher. — SOCRATE. Je dis donc que, si l'âme tempérante est bonne, celle qui est dans une disposition toute contraire est mauvaise. Cette âme-là, n'est-ce pas l'âme insensée et intempérante? Sans contredit. L'homme tempérant s'acquitte-t-il de tous ses devoirs envers les dieux et envers ses semblables? Car ne cesserait-il pas d'être tempérant, s'il ne les remplissait pas? Il est nécessaire que cela soit ainsi. En s'acquittant de ses devoirs vis-à-vis de ses semblables, il fait des actions justes, et en les remplissant vis-à-vis des dieux, il fait des actions saintes; or, quiconque fait des actions justes et saintes, n'est-il pas nécessairement juste et saint? Cela est vrai. Nécessairement il est encore courageux, car il n'est pas d'un homme tempérant ni de rechercher ni de fuir ce qu'il ne convient pas qu'il recherche ou qu'il fuie ; mais selon que le devoir l'exige, de fuir ou de rechercher les choses et les personnes, les plaisirs et les dou- leurs, et de souffrir avec constance dans les occasions où il le faut. Ainsi, il est de toute nécessité, Calliclès, que l'homme tempérant étant, comme nous l'avons vu, juste, courageux et saint, soit parfaitement homme de bien; qu'étant homme de bien, toutes ses actions soient boules et honnêtes, et qu'agissant de la sorte, il soit heureux et fortuné : qu'au contraire le méchant, dont les actions sont mauvaises, soit malheureux. Or, le méchant, c'est celui qui est dans nne disposition contraire à celle de l'homme tempérant, c'est l'homme dissolu, dont tu vantais la condition. LXIII. — Quant à moi, voilà ce que je pose pour certain, ce que j'affirme être vrai. Mais si cela est vrai, il n'y a point, ce semble, d'autre parti à prendre, pour l'homme qui veut être heureux, que de s'attacher et de s'exercer à la tempérance, de fuir de toutes ses forces la vie licencieuse; il doit par-dessus tout faire en sorte de ne pas avoir besoin d'être corrigé; mais, s'il en a besoin, lui-même ou quelqu'un de ses proches, soit qu'il s'agisse d'un particulier ou d'un Etat, il faut qu'on lui fasse subir un châtiment et qu'on le corrige, si l'on veut qu'il soit heureux. Tel est. à mon avis le but vue duquel on doit régler sa conduite, rapportant toutes ses actions et celles de l'État à cette fin, que la justice et la tempérance règnent en celui qui aspire à être heureux, et se gardant bien de donner une libre carrière aux passions, de s'efforcer de les satisfaire, ce qui est un anal sans remède, et de mener ainsi une vie de brigand. Un tel homme en effet ne saurait être ami ni des autres hommes ni de Dieu : car il est impossible qu'il ait aucune liaison avec eux, et où il n'y a point de liaison, l'amitié ne peut avoir lieu. Les sages, Calliclés, disent [508] que le ciel et la terre, les dieux et les hommes sont unis par un lien commun d'amitié, de convenance, de tempérance et de justice : et c'est pour cette raison, mon cher, qu'ils donnent à cet univers le nom d'ordre, et non celui de désordre ou dérèglement. Mais, tout sage que tu es, il me paraît que tu ne fais pas attention â cela, et que tu ne vois pas que l'égalité géométrique a beaucoup de pouvoir chez les dieux et chez les hommes. Tu crois, toi, qu'il faut travailler à avoir plus que les autres ; car tu te soucies peu de la géométrie. A la bonne heure ! Alors il nous faut donc, ou réfuter ce que je viens de dire, et montrer qu'on n'est point heureux par la possession de la justice et de la tempérance, et malheureux par celle du vice, ou si ce discours est vrai, examiner ce qui en résulte. Or, il en résulte, Calliclès, tout ce que j'ai dit précédemment, et sur quoi tu m'as demandé si je parlais d'une manière sérieuse, lorsque j'ai avancé qu'il fallait en cas d'injustice s'accuser soi-même, son fils, son ami, et se servir de la rhétorique à cette fin. Et ce que tu as cru que Polus m'accordait par honte, était donc vrai, à savoir, qu'autant il est plus laid, autant aussi il est plus mauvais de faire une injustice que de la recevoir. Et il est vrai aussi que, pour être un bon orateur, il faut être juste et versé dans la science des choses justes : ce que Polus a dit pareillement que Gorgias m'avait accordé par honte. LXIV. — Les choses étant ainsi, examinons un peu les reproches que tu me fais, et si tu as raison de me dire que je ne suis pas en état de me secourir moi-même, ni aucun de mes amis ou de mes proches, et de me tirer des plus grands dangers; que je suis, comme les hommes déclarés infâmes, à la merci du premier venir, soit qu'on veuille me frapper sur la joue (c'était l'expression la plus forte de ton discours), ou me bannir de la ville, ou enfin me faire mourir; et que se trouver dans pareille situation, c'est la chose du monde la plus honteuse. Tel était ton sentiment. Voici le mien : je l'ai déjà dit plus d'une fois, mais rien n'empêche de le répéter. Je soutiens, Calliclés, que ce qu'il y a de plus laid n'est pas d'être frappé injustement sur la joue, ni de se voir mutiler le corps, ou couper la bourse, mais qu'il est plus laid et plus mauvais de me frapper et de m'enlever injustement ce qui m'appartient; et que me voler, s'emparer de ma personne, percer ma muraille, commettre, en un mot, quelque espèce d'injustice que ce soit envers moi et ce qui est à moi, est une chose plus mauvaise et plus honteuse pour l'auteur de l'injustice que pour moi qui la souffre. Ces vérités, qui, à ce que je prétends, ont été démontrées dans toute la suite de cet entretien, sont, [509] autant qu'il me semble, et pour parler avec un peu de hardiesse peut-être, attachées et liées entre elles par des raisons de fer et de diamant. Si tu ne parviens à les rompre, toi ou quelque autre plus vigoureux que toi, il faut qu'il ne soit pas possible de parler raisonnablement sur ces objets en parlant autrement que je fais. Car, pour moi, je tiens toujours là-dessus le même langage, savoir, que je ne sais point au juste ce qu'il en est en réalité, mais qu-, de tous ceux avec qui j'ai conversé, comme je le fais maintenant avec toi, il n'en est aucun qui ait pu éviter de se rendre ridicule en soutenant une autre opinion. Encore une fois, je pose en principe que les choses sort ainsi : mais si cela est, si l'injustice est le plus grand de tous les maux pour celui qui la commet, et si, tout grand qu'est ce mal, c'en est un plus grand encore, s'il se peut, de n'être point puni pour les injustices qu'on a commises, quel est le genre de secours qu'on ne puisse être incapable de se procurer à soi-même sans être véritablement digne de risée? N'est-ce pas le secours dont l'effet est de détourner de nous le plus grand dommage? Oui, et ce qu'il y a incontestablement de plus laid est de ne pouvoir se ménager ce secours à soi-même, ni à ses amis, ni à ses proches. Il faut mettre au second rang l'impuissance de parer le second mal ; au troisième, l'impuissance de parer le troisième ; et ainsi de suite, à proportion de la grandeur du mal. Ainsi, autant il est beau de pouvoir se garantir de chacun de ces maux, autant il est laid de ne pouvoir le faire. Cela est-il comme je dis, Calliclés, ou autrement? — CALLICLÈS. Cela est comme tu dis. LXV. — SOCRATE. De ces deux choses, commettre l'injustice et la souffrir, la première est, selon nous, un plus grand mal, et la seconde un moindre. Que faut-il donc que l'homme se procure pour être à portée de se secourir, et peur jouir du double avantage de ne commettre et de ne souffrir aucune injustice? Est-ce la puissance ou la volonté? Voici ce que je veux dire. Je demande si, pour ne souffrir aucune injustice, il suffit qu'on ne veuille pas en souffrir, ou s'il faut se rendre assez puissant pour se mettre à l'abri de toute injustice? — CALLICLÈS. Il est clair qu'on ne parviendra à s'en garantir qu'en se rendant puissant. — SOCRATE. Et par rapport à l'autre point, qui est de commettre l'injustice, est-ce assez de ne le pas vouloir, pour n'en point commettre, de sorte qu'en effet on n'en commettra point; ou faut-il, de plus, acquérir pour cela une certaine puissance, un certain art, faute duquel, si on ne l'apprend et si on ne le met en pratique, on tombera dans l'injustice? Pourquoi ne me réponds-tu pas là-dessus, Calliclés? Juges-tu que, quand nous sommes convenus, Polus et moi, que personne ne commet l'injustice volontairement, mais que tous les méchants sont tels malgré eux, nous ayons été forcés à le reconnaître par de bonnes raisons, ou non? [510] — CALLICLÈS. Je te passe ce point, Socrate, afin que tu termines ton discours. — SOCRATE. Il faut donc, comme il paraît, se procurer aussi une certaine puissance, un certain art, pour ne point faire d'injustice. — CALLICLÈS. Sans doute. — SOCRATE. Mais quel est le moyen de se garantir de toute ou presque toute injustice de la part d'autrui? Vois si tu es du même avis que moi. Je pense qu'il faut avoir toute autorité dans sa ville en qualité de souverain ou de tyran, ou être ami du gouvernement qui s'y trouve établi. — CALLICLÈS. Vois-tu. Socrate, combien je suis disposé à t'approuver quand tu dis quelque chose de bon? Ceci me parait tout à fait bien dit. LXVI. — SOCRATE. Examine si ce que j'ajoute est moins vrai. Il me semble, comme l'ont dit d'anciens et sages personnages, que la plus grande amitié est celle qui unit le semblable à son semblable. Ne penses-tu pas de même? — CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Ainsi, partout où il se trouve un tyran farouche et sans éducation, s'il y a dans la ville quelque citoyen beaucoup meilleur que lui, il le craindra, et ne pourra jamais lui être attaché de toute son âme. — CALLICLÈS. Cela est vrai. —SOCRATE. Ce tyran ne pourra pas non plus aimer tout citoyen d'un mérite fort inférieur au sien, il ne pourra pas non plus inspirer de lui donner son amitié; car il le méprisera, et n'aura jamais pour lui l'affection qu'on a pour un ami. CALLICLÈS. Cela est encore vrai. — SOCRATE. Le seul ami qui lui reste par conséquent, le seul à qui il donnera sa confiance, est celui qui, étant du même caractère, approuvant et blâmant les mêmes choses, consentira à lui obéir et à être soumis à ses volontés. Cet homme jouira d'un grand crédit dans la ville; personne ne lui nuira impunément. N'est-ce pas? — CALLICLÈS. Certainement. — SOCRATE. Si quelqu'un des jeunes gens de cette ville se disait à soi-même : De quelle manière pourrai-je m'élever â un grand pouvoir, et me mettre à l'abri de toute injustice? La voie pour y parvenir est, ce me semble, de s'accoutumer de bonne heure à se plaire et à se déplaire aux mêmes choses que le maître, et à s'efforcer d'acquérir la plus parfaite ressemblance avec lui. N'est-il pas vrai? —CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Par ce moyen, il parviendra sans doute à se mettre au-dessus des atteintes de l'injustice, et â se rendre puissant dans sa ville, comme vous dites. — CALLICLÈS. Assurément. — SOCRATE. Mais se garantira-t-il également de commettre l'injustice? ou s'en faut-il de beaucoup, puisqu'il ressemble à son maitre qui est injuste, et qu'il aura un grand pouvoir auprès de lui? Pour moi je pense, au contraire, que toutes ses démarches tendront à se mettre en état de commettre les plus grandes injustices, et le mal sans être puni. N'est-ce pas? — CALLICLÈS. Il y a apparence. [511] — SOCRATE. Par conséquent il sera en proie au plus grand des maux, ayant l'âme malade et dégradée par sa ressemblance avec son maitre, et par sa puissance. — CALLICLÈS. Je ne sais, Socrate, quel secret tu as de tourner et de retourner le discours en tout sens, Ignores-tu que cet homme, qui imite le tyran, fera mourir, s'il le juge à propos, et dépouillera de ses biens celui qui ne veut pas l'imiter? — SOCRATE. Je le sais, mon cher Calliclés : il faudrait que je fusse sourd pour l'ignorer, après l'avoir entendu tout à l'heure plus d'une fois de ta bouche, de celle de Polus et de presque tous les habitants de cette ville. Mais écoute-moi aussi à ton tour. Je conviens qu'il mettra à mort qui il voudra : mais il sera méchant, et celui qu'il fera mourir, homme de bien. — CALLICLÈS. N'est-ce pas justement ce qu'il y a de plus indigne? — SOCRATE. Non, du moins pour l'homme sensé, comme ce discours le prouve. Crois-tu donc qu'on doive s'appliquer à vivre le plus longtemps qu'il est possible, et à n'être occupé que d'apprendre les arts qui nous sauvent en toute rencontre des plus grands dangers, comme la rhétorique, que tu me conseilles aujourd'hui d'étudier, et qui fait notre sûreté devant les tribunaux? — CALLICLÈS. Par Zeus! c'est un très bon conseil que je te donne. LXVII. — SOCRATE. Eh quoi, l'art de nager te parait-il d'un ordre bien élevé? — CALLICLÈS. Non certes. — SOCRATE, Cependant il sauve les hommes de la mort, lorsqu'ils se trouvent dans les circonstances où l'on a besoin de cet art. Mais si celui-ci te paraît méprisable, je vais t'en nommer un plus important, l'art de gouverner les vaisseaux, qui préserve des plus grands dangers non seulement les âmes, mais aussi les corps et les biens, comme la rhétorique. Cet art est modeste et sans pompe; il ne fait point grand étalage, et ne se pavane pas, comme s'il produisait des effets merveilleux; mais quoiqu'il nous procure les mêmes avantages que l'art oratoire, il ne prend, je crois, que deux oboles, pour nous ramener sains et saufs d'Égine jusqu'ici; et si c'est de l'Égypte et du Pont, pour un si grand bienfait, et pour aveir conservé tout ce que je viens de dire, notre personne et nos biens, nos enfants et nos femmes, après qu'il nous a mis à terre sur le port, il n'exige que deux drachmes. Quant à celui qui possède cet art, et qui nous a rendu un si grand service, une fois qu'il est débarqué, il se promène dans une contenance modeste le long du rivage et de son vaisseau. Car il sait, à ce que je m'imagine, se dire à lui-même qu'il ignore quels sont les passagers à qui il a fait du bien, en les préservant d'être submergés, et ceux à qui il a fait tort, [512] sachant bien qu'ils ne sont pas sortis de son vaisseau meilleurs ni pour le corps ni pour l'âme, que quand ils y sont entrés. Voici comment il raisonne : « Si quelqu'un dont le corps est travaillé de maladies considérables et sans remède ne s'est pas noyé, c'est un malheur pour lui de n'être pas mort, et il ne m'a aucune obligation; et si quelqu'un a dans son âme, qui est beaucoup plus précieuse que son corps, une foule de maux incurables, est-ce un bien pour lui de vivre, et rend-on service à un tel homme, en le sauvant de la mer, on des mains de la justice, ou de tout autre danger? » Au contraire le pilote sait que ce n'est pas pour le méchant un avantage de vivre, parce que c'est une nécessité qu'il vive malheureux. LXVIII. — C'est pour cela qu'il n'est point d'usage que le pilote tire vanité de son art, quoique nous lui devions notre salut, non plus, mon cher ami, que le machiniste qui, dans certains cas, peut sauver autant de choses, je ne dis pas que le pilote, mais que le général d'armée, et tout autre, quel qu'il soit, puisqu'il est telle circonstance où il préserve des villes entières. Ainsi ne vas pas le mettre en comparaison avec l'homme du barreau. Cependant, Calliclés, s'il voulait tenir le même langage que vous autres, et vanter son art, il vous accablerait par ses raisons, en vous prouvant que vous devez vous faire machinistes, et en vous y exhortant, parce que les autres arts ne sont rien auprès de celui-là. Tu ne l'en méprises pas moins toutefois lui et son art, et tu lui dirais comme une injure qu'il n'est qu'un machiniste; tu ne voudrais ni donner ta fille en mariage à son fils, ni prendre sa fille pour bru. Néanmoins à examiner les raisons qui élèvent, si fort ton art à tes yeux, de quel droit méprises-tu le machiniste et les autres dont j'ai parlé? Je sais bien que tu vas me dire que tu es meilleur qu'eux, et de meilleure famille. Mais si par meilleur il ne faut pas entendre ce que j'entends, et si toute la vertu consiste à sauver sa fortune et ses biens, quelle que soit d'ailleurs la profession, ton mépris pour le machiniste, le médecin et les autres arts dont le but est de veiller à notre conservation, est bien ridicule. Mais, mon cher, prends garde que la vertu et le bien ne soient tout autre chose que d'assurer son salut et celui des autres ; vois si celui qui est vraiment homme ne doit point négliger de s'occuper du plus ou moins de temps qu'il pourra vivre, et montrer peu d'attachement pour la vie, et s'il ne faut pas, laissant à Dieu le soin de tout cela, et ajoutant foi à ce que disent les femmes, que personne n'a jamais échappé à son heure fatale, voir de quelle manière on s'y prendra pour passer le mieux qu'il est possible le temps qu'on a à vivre. [513] Est-ce en se conformant aux moeurs du gouvernement sous lequel on se trouve? Et dès lors faut-il que tu t'efforces de ressembler le plus qu'il se peut au peuple d'Athènes, si tu veux lui être cher et avoir un grand crédit dans cette ville? Vois si c'est là ton avantage et le mien. Mais il est à craindre, mon ami, qu'il ne nous arrives la même chose qu'aux femmes de Thessalie, lorsque, dit-on, elles attirent la lune, et que nous ne puissions attirer à nous une telle puissance dans Athènes, qu'aux dépens de ce que nous avons de plus cher. Et si tu crois que quelqu'un au monde t'apprendra le secret de devenir puissant dans cette ville sans ressembler à son gouvernement, soit en mieux, soit en pis, je crois que tu te trompes, Calliclés. Car il ne suffit pas de contrefaire les Athéniens; il faut être né avec un caractère tel que le leur, pour contracter une amitié réelle avec ce peuple, comme avec le fils de Pyrilampe. Ainsi, quiconque te donnera une parfaite conformité avec eux, fera de toi un politique et un orateur, tel que tu désires de l'être. Les hommes en effet se plaisent aux discours qui se rapportent à leur caractères; tout ce qui est étranger les offense. Mais peut-être, mon cher ami, es-tu d'un autre avis. Avons-nous quelque chose à opposer à cela, Calliclés? LXIX. — CALLICLÈS. Je ne sais comment il se fait, Socrate, qu'il me paraît que tu as raison; mais avec tout cela je suis dans le même cas que ceux qui t'écoutent : tes paroles ne me persuadent pas entièrement. — SOCRATE. C'est que le double amour enraciné dans ton âme, Calliclés, combat mes raisons. Mais si nous réfléchissons ensemble à plusieurs reprises et plus à fond sur les mêmes objets, peut-être te rendras-tu. Rappelle-toi donc ce que nous avons dit, qu'il y a deux manières de cultiver le corps et l'âme ; l'une qui a pour but le plaisir ; l'autre qui se propose ce qu'il y a de meil- leur, et qui, loin de chercher à les flatter, combat au contraire leurs inclinations. N'est-ce pas là ce que nous avons alors établi d'une manière distincte ? — CALLICLÈS. Parfaitement. — SOCRATE. Celle qui ne vise qu'au plaisir est basse, et n'est autre chose qu'une flatterie : n'est-ce pas? — CALLICLÈS. A la bonne heure, puisque tu le veux. — SOCRATE. Au lieu que l'autre ne pense qu'à rendre meilleur l'objet de nos soins, le corps ou l'âme. CALLICLÈS. Sans doute. — SOCRATE. N'est-ce pas ainsi que nous devons entreprendre de servir l'État et les citoyens, en les rendant aussi bons que possible? puisque sans cela, comme nous l'avons va plus haut, [514] tout autre service qu'on leur rendrait ne leur serait d'aucune utilité, à moins que l'âme de ceux à qui on doit, procurer de grandes richesses, ou un accroissement de leur domaine, ou quelqu'autre genre de puissance ne soit bonne et honnête. Poserons-nous cela pour certain? — CALLICLÈS. Je le veux bien si cela te fait plaisir. — SOCRATE. Si nous nous excitions mutuellement, Calliclés, à nous charger de quelque entreprise publique, par exemple de la construction des murs, des arsenaux, des temples, des édifices les plus considérables, ne serait-il point à propos de nous sonder nous-mêmes, et d'examiner en premier lieu si nous sommes habiles ou non dans l'architecture, et de qui nous avons appris cet art? Cela serait-il nécessaire ou non? — CALLICLÈS. Sans contredit. — SOCRATE. La seconde chose qu'il faudrait examiner, n'est-ce pas si de nous-mêmes nous avons déjà bâti quelque maison pour nous ou pour nos amis, et si cette maison est bien ou mal construite? Et, cet examen fait, si nous trouvions que nous avons eu des maîtres habiles et célèbres, que sous leur direction nous avons bâti un grand nombre de beaux édifices, et beaucoup d'autres aussi par nous-mêmes, depuis que nous avons quitté nos maîtres; s'il en était ainsi, il n'y aurait que de la prudence à nous charger des ouvrages publics; si au contraire nous ne pouvions dire quels ont été nos maîtres, ni montrer aucun bâtiment de notre façon, ou si nous en montrions plusieurs, mais des bâtiments sans aucune valeur, ce serait une folie de notre part d'entreprendre aucun ouvrage public, et de nous y encourager l'un l'autre. Avouerons-nous que cela est bien dit, ou non? — CALLICLÈS. Assurément. LXX. — SOCRATE. N'en est-il pas de même de toutes les autres choses? par exemple, si nous avions dessein de servir le public en qualité de médecins, et que nous nous y excitassions mutuellement, comme étant suffisamment versés dans cet art; ne nous examinerions-nous point de part et d'autre, toi et moi? Au nom du ciel, dirais-tu, voyons d'abord comment Socrate lui-même se porte, voyons si quelque autre homme, libre ou esclave, a été guéri de quelque maladie par les soins de Socrate. Autant en voudrais-je savoir sans doute par rapport à toi. Et s'il se trouvait que nous n'avons rendu la santé à personne, ni étranger, ni concitoyen, ni homme, ni femme, par Zeus! Calliclés, ne serait-ce pas réellement une chose ridicule que des hommes en vinssent à cet excès d'extravagance, de vouloir, comme l'on dit, faire sur la cruche même l'apprentissage du métier de potier, de se mettre au service du public, et d'engager les autres à en faire autant, avant d'avoir fait en particulier plusieurs coups d'essai, d'avoir réussi un certain nombre de fois, et d'avoir suffisamment exercé leur art? Ne penses-tu pas qu'une pareille conduite serait insensée? — CALLICLÈS. Oui. [515] — SOCRATE. Maintenant donc, ô le meilleur des hommes! que tu commences depuis peu à te mêler des affaires publiques, que tu m'engages à t'imiter, et que tu me reproches de n'y prendre aucune part, ne nous examinerons-nous point l'un l'autre? Voyons un peu: Calliclés a-t-il par le passé rendu quelque citoyen meilleur? Est-il quelqu'un qui étant auparavant méchant, injuste, libertin, insensé, soit devi nu honnête homme par les soins de Calliclés, étranger ou citoyen, esclave ou libre? Dis-moi, Calliclés, si on te questionnait là-dessus, que répondrais-tu? Diras-tu que ton commerce a rendu quelqu'un meilleur? As-tu honte de me déclarer si, n'étant que simple particulier, avant de t'immiscer dans le gouvernement de l'État, tu as fait quelque chose de semblable? — CALLICLÈS. Tu es un disputeur, Socrate. LXXI. — SOCRATE. Non, ce n'est point par esprit de dispute que je t'interroge, mais dans le désir sincère d'apprendre comment tu crois qu'on doit se conduire chez nous dans l'administration publique; et si, en te mêlant des affaires de l'État, tu te proposeras un autre objet que de faire de nous des citoyens accomplis. Ne sommes-nous pas convenus déjà plusieurs fois que tel doit être le but de l'homme politique? En sommes-nous convenus, ou non? Réponds : Oui, nous en sommes convenus, puisqu'il faut que je réponde pour toi. Si donc tel est l'avantage que l'homme de bien doit tâcher de procurer à sa patrie, réfléchis un peu, et dis-moi s'il te semble encore que ces personnages dont tu parlais tout à l'heure, Périclès, et Cimon, et Miltiade, et Thémistocle, ont été de bons citoyens? — CALLICLÈS. Sans doute. — SOCRATE. S'ils ont été bons citoyens, il est évident qu'ils ont rendu leurs compatriotes meilleurs, de plus mauvais qu'ils étaient auparavant. L'ont-ils fait ou non? — CALLICLÈS. Ils l'ont fait. — SOCRATE. Lorsque Périclès commença à parler en public, les Athéniens étaient donc plus mauvais que quand il les harangua pour la dernière fois? — CALLICLÈS. Peut-être. — SOCRATE. Il ne faut pas dire peut-être, mon cher ; cela est nécessaire, après ce dont nous sommes convenus, s'il est vrai que Périclès fut un bon citoyen. — CALLICLÈS. Eh bien, qu'en veux tu conclure? — SOCRATE. Rien. Mais dis-moi de plus : est-ce l'opinion commune que les Athéniens sont devenus meilleurs par les soins de Périclès, ou tout au contraire qu'il les a corrompus? J'entends dire en effet que Périclès a rendu les Athéniens paresseux, làches, bavards et intéressés parce qu'il a le premier imaginé de les payer. — CALLICLÈS. Tu entends ceux qui ont les oreilles meurtries tenir ce langage, Socrate. — SOCRATE. Du moins ce qui suit n'est pas un ouï-dire, Je sais certainement, et tu sais toi-même que Périclès s'acquit au commencement une grande réputation, et que les Athéniens, dans le temps qu'ils étaient plus méchants, ne rendirent contre lui aucune sentence infamante; [516] mais que sur la fin de la vie de Périclés, après qu'ils furent devenus bons et vertueux par ses soins, ils le condamnèrent pour cause de péculat, et peu s'en fallut qu'ils ne le jugeassent à mort, sans doute comme un mauvais citoyen. LXXII. — CALLICLÈS. Quoi donc! Périclès était-il pour cela un mauvais citoyen? — SOCRATE. On tiendrait pour mauvais gardien tout homme, qui aurait des ânes, des chevaux, des boeufs à soigner, si ces animaux, devenus féroces sous sa conduite, ruaient, frappaient de la corne, mordaient, quoiqu'ils ne fissent rien de semblable, quand ils ont été confiés à ses soins. Ne penses-tu pas qu'on s'entend mal à gouverner quelque animal que ce soit, quand on l'a reçu doux, et qu'on le rend glus intraitable qu'on ne l'a reçu? Est-ce ton avis, ou non? — CALLICLÈS. Je le veux bien pour te faire plaisir. — SOCRATE. Fais-moi donc encore le plaisir de me dire si l'homme est ou n'est pas classé parmi les animaux — CALLICLÈS. Comment ne le serait-il pas? — SOCRATE. N'est-ce pas des hommes que Périclès avait à prendre soin? — CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Eh bien, s'il eût été réellement bon politique, ne fallait-il pas, comme nous en sommes convenus, que d'injustes qu'ils étaient, les Athéniens devinssent plus justes sous sa conduite, puisqu'il en prenait soin? — CALLICLÈS. Certainement. — SOCRATE. Mais les justes sont doux comme dit Homère. Et toi, qu'en dis-tu? ne penses-tu pas de même ? — CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. Or, Périclès les a rendus plus féroces qu'ils n'étaient quand il s'en est chargé, et cela contre lui-même, c'était la chose du monde la plus contraire à ses intentions. — CALLICLÈS. Veux-tu que je te l'accorde? — SOCRATE. Oui, Si tu trouves que je dis vrai. — CALLICLÈS. Soit donc. — SOCRATE. En les rendant plus féroces, ne les a-t-il pas rendus plus injustes et plus méchants? — CALLICLÈS Soit. — SOCRATE. Ainsi, à ce compte, Périclès n'était point un bon politique. — CALLICLÈS. C'est toi-même qui le nies. — SOCRATE. Et toi aussi assurément, si on en juge par tes aieux. Dis-moi encore au sujet de Cimon : ceux dont il prenait soin ne lui firent-ils pas subir la peine de l'ostracisme, afin que pendant dix années entières ils n'entendissent plus sa voix? Ne tinrent-ils pas la même conduite à l'égard de Thémistocle , et de plus ne le condamnèrent-ils pas au bannissement? Pour Miltiade, le vainqueur de Marathon, ils réunirent leurs suffrages pour le faire jeter dans la fosse, et sans le chef des Prytanes, il y eût été précipité. Cependant s'ils avaient été de bons citoyens, comme tu le prétends, il ne leur serait jamais arrivé rien de semblable. Il n'est pas naturel que les habiles conducteurs de chars ne tombent point de leurs attelages dans les commencements, et qu'ils en tombent quand ils ont rendu leurs chevaux plus dociles et qu'ils sont devenus eux-mêmes meilleurs cochers. C'est ce qui n'arrive ni dans la conduite des chars, ni dans aucune autre chose. Le penses-tu? CALLICLÈS. En effet, cela n'arrive pas. [517] — SOCRATE. Ce qui a été dit précédemment était donc vrai, à ce qu'il paraît, que nous ne connaissons aucun homme de cette ville qui ait été bon politique. Tu avouais toi-même qu'il n'y en a point aujourd'hui; ruais tu soutenais qu'il y en a eu autrefois, et tu as nommé de préférence ceux dont je viens de parler. Or, nous avons vu qu'ils n'ont aucun avantage sur ceux de nos jours. C'est pourquoi, s'ils étaient orateurs, ils n'ont fait usage ni de la véritable rhétorique (car jamais alors ils ne seraient tombés de leur puissance), ni de la rhétorique flatteuse. LXXIII. — CALLICLÈS. Cependant, Socrate, il s'en faut de beaucoup qu'aucun des politiques d'aujourd'hui exécute d'aussi grandes choses que tel de ceux-là qu'il te plaira de nommer. — SOCRATE. Aussi, mon cher, je ne les méprise pas comme serviteurs du peuple : il me paraît au contraire qu'à ce titre ils l'emportent sur ceux de nos jours, et qu'ils ont montré plus d'habileté à procurer au peuple ce qu'il désirait. Mais pour ce qui est de faire changer d'objet aux désirs du peuple, de ne pas lui permettre de les satisfaire, et de tourner les citoyens, soit par persuasion, soit par contrainte vers ce qui pouvait les rendre meilleurs, c'est en quoi il n'y a, pour ainsi dire, aucune différence entre eux et ceux d'à présent ; et c'est pourtant la seule et véritable tâche d'un bon citoyen. A l'égard des vaisseaux, des murailles, des arsenaux, et de beaucoup d'autres choses semblables, je conviens avec toi que ceux du temps passé s'entendaient mieux à nous procurer tout cela que ceux de nos jours. Mais il nous arrive, à toi et à moi, une chose plaisante dans cette dispute. Depuis le temps que nous conversons, nous n'avons pas cessé de tourner autour du même objet, et nous ne nous entendons pas l'un l'autre. Je crois que tu as plusieurs fois admis et reconnu que, par rapport au corps et à l'âme, il y a deux manières de les soigner, dont une toute servile, qui se propose de fournir par tous les moyens possibles des aliments aux corps lorsqu'ils ont faim, de la boisson lorsqu'ils ont soif, des vêtements pour le jour et pour la nuit et des chaussures lorsqu'ils ont froid, en un mot toutes les autres choses dont le corps peut avoir besoin. Si je me sers encore des mêmes images, c'est tout exprès, afin que tu comprennes mieux ma pensée. Qu'un homme, en effet, soit en état de fournir aux besoins de cette nature, comme marchand forain ou à poste fixe, comme artisan de quelqu'une de ces choses, boulanger, cuisinier, tisserand, cordonnier, tanneur, il n'est pas surprenant qu'en cette qualité il se regarde lui-même comme chargé des soins du corps, et qu'il soit regardé comme tel par quiconque ignore que, outre tous ces arts, il y en a un dont les parties sont la gymnastique et la médecine, auquel l'entretien du corps appartient véritablement; que c'est à lui qu'il convient de commander à tous les autres arts, [518] et de se servir de ce qu'ils font, parce qu'il sait ce qu'il y a dans le boire et le manger de salutaire et de nuisible à la santé, et que les autres arts l'ignorent. C'est pour cela qu'en ce qui regarde le soin du corps, les autres arts sont réputés comme des professions serviles et basses ; et que la gymnastique et la médecine tiennent, comme il est juste, le rang de maîtresses. Les mêmes choses ont lieu à l'égard de l'âme ; il me paraît que tu comprends quelle est ma pensée ; en effet, tu m'accordes certains points comme un homme qui entend parfaitement ce que je dis. Mais l'instant d'après tu viens me dire qu'il y a eu dans cette ville d'excellents hommes d'État ; et quand je te demande leurs noms, tu me présentes des hommes qui, pour les affaires politiques, sont précisément tels que si, au moment où je te demande quels ont été ou quels sont les gens habites dans la gymnastigne et capables de dresser le corps, tu, me nommais très sérieusement Théarion le boulanger, Mithaecos qui a écrit sur la cuisine sicilienne, et Sarambos le marchand de vin; prétendant qu'ils ont été des hommes merveilleux dans l'art de soigner les corps, parce qu'ils savaient admirablement apprêter le pain, les ragoûts, le vin. LXX1V. — Peut-être te fâcherais-tu contre moi, si je te disais à ce sujet : Tu n'as, mon cher ami, nulle idée de la gymnastique. Tu me nommes des serviteurs dont toute l'occupation est de satisfaire nos besoins, mais qui ne connaissent point ce qu'il y a de bon et d'honnête dans ce genre, et qui peut-être, après avoir rassasié et engraissé les corps de leurs concitoyens, et en avoir reçu force compliments, finissent par ruiner le fond même de leur santé. Ceux-ci, dans leur ignorance, n'accuseront pas ces pourvoyeurs de leur gourmandise d'être cause des maladies qui leur surviennent, et de la perte de leur premier embonpoint; mais ils en rejetteront la faute sur ceux qui pour lors se trouvent auprès d'eux et leur donnent des conseils; et lorsque les excès qu'ils ont faits, sans aucun égard pour leur santé auront amené longtemps après les maladies, ils s'en prendront à ces derniers, ils les blâmeront, et leur feront du mal, s'ils le peuvent : pour les premiers, au contraire, qui sont la vraie cause de leurs maux, ils les combleront de compliments. Voilà précisément la conduite que tu tiens à présent, Calliclès. Tu exaltes des hommes qui ont fait faire bonne chère aux Athéniens en leur servant tout ce qu'ils désiraient. Ils ont agrandi l'État, disent les Athéniens, [519] sans s'apercevoir que cet agrandissement n'est qu'une enflure, une tumeur pleine de corruption, et que c'est là tout ce qu'ont fait ces anciens politiques, en remplissant la ville de ports, d'arsenaux, de murailles, de tributs et d'autres superfluités semblables, sans songer à la tempérance et à la justice. Aussi, quand viendra la crise excitée par leur faiblesse, ils s'en prendront à ceux qui se mêleront alors de leur donner des conseils, et ils n'auront que des éloges pour Thémistocle, Cimon et Périclès, les véritables auteurs de leurs maux. Peut-être même se saisiront-ils de toi, si tu n'es sur tes gardes, et de mon ami Alcibiade, quand ils auront perdu leurs anciennes possessions outre celles qu'ils ont acquises, quoique vous ne soyez point les premiers auteurs, mais peut-être les complices de leur ruine. Au reste, je vois qu'il se passe aujourd'hui une chose tout à fait déraisonnable, et j'en entends dire autant de ceux qui nous ont précédés. Je remarque en effet que, si la république punit quelqu'un de ces hommes politiques, comme, coupable de malversation, ils s'emportent et se plaignent amèrement des mauvais traitements qu'on leur fait subir, après les services sans nombre qu'ils ont rendus à l'État ; ils prétendent que c'est injustement qu'on les fait mourir. Mais rien n'est plus faux. Jamais un homme à la tête d'un état ne peut être injustement opprimé par l'État qu'il gouverne. Mais il paraît qu'il en est de ceux qui se donnent pour des hommes politiques, comme des sophistes ; car les sophistes, gens habiles d'ailleurs, tiennent à certain égard une conduite dépourvue de bon sens. En même temps qu'ils font profession d'enseigner la vertu, ils accusent souvent leurs élèves d'être coupables envers eux d'injustice, en ce qu'ils les frustrent de l'argent qui leur est dû, et ne témoignent pour eux aucune reconnaissance des bienfaits qu'ils en ont reçus Or, y a-t-il rien de plus inconséquent qu'un pareil langage ? Des hommes devenus bons et justes, auxquels leur maître a ôté l'injustice et donné la justice en échange, agir injustement sous l'empire d'un vice qui n'est plus en eux ! Ne juges-tu pas cela tout à fait absurde, mon cher? Vraiment, Calliclès, tu m'as réduit à faire un discours dans les formes, en refusant de me répondre. LXXV. — CALLICLÉS. Quoi donc ! ne pourrais-tu point parler, à moins qu'on ne te réponde ? — SOCRATE. Il y a apparence que je le puis, puisque je m'étends à présent en longs discours depuis que tu ne veux plus me répondre. Mais, mon cher, au nom de Zeus qui préside à l'amitié, dis-moi : ne trouves-tu point absurde qu'un homme qui se vante d'en avoir rendu un autre vertueux, se plaigne de lui comme d'un méchant, quand par ses soins il est devenu bon et qu'il l'est réellement? — CALLICLÈS. Cela me paraît absurde. — SOCRATE. N'est-ce pas pourtant le langage que tu entends tenir à ceux qui font profession de former les hommes à la vertu? [520] — CALLICLÈS. Il est vrai : mais que dire de gens méprisables, tels que les sophistes ? — SOCRATE. Eh bien, que dire de ceux qui se vantant d'être à la tête d'un État, et de mettre tous leurs soins à le rendre le meilleur possible, l'accusent ensuite, à la première occasion, d'être tout à fait corrompu? Crois-tu qu'il y ait quelque différence entre eux et les précédents? Le sophiste, mon cher, et l'orateur sont la même chose, ou deux choses très ressemblantes, comme je le disais à Polus. Mais faute de connaître cette ressemblance, tu penses que la rhétorique est ce qu'il y a de plus beau au monde, et tu méprises la profession de sophiste. Dans le fait cependant, la sophistique est plus belle que la rhétorique, comme la fonction de législateur l'emporte sur celle de juge, et la gymnastique sur la médecine. Je croyais, pour moi, que les sophistes et les orateurs étaient les seuls qui n'eussent aucun droit de reprocher au sujet qu'ils forment d'être mauvais à leur égard; ou qu'en l'accusant, iis s'accusaient eux-mêmes de n'avoir fait aucun bien à ceux qu'ils se vantent de rendre meilleurs. Cela n'est-il pas vrai? — CALLICLÈS. Sans contredit. — SOCRATE. Ce sont aussi les seuls qui pourraient n'exiger aucun salaire pour les avantages qu'ils procurent, si ce qu'ils disent était vrai. En effet, quelqu'un qui aurait reçu toute autre espèce de bienfait, qui serait devenu, par exemple, léger à la course par les soins d'un maître de gymnase, serait peut-être capable de le frustrer de la reconnaissane qu'il lui doit, si le maître de gymnase la laissait à sa discrétion, et qu'il n'eût pas fait avec lui une convention pour le prix, en vertu de laquelle il reçoit de l'argent en même temps qu'il lui donne l'agilité. Car ce n'est pas, je pense, la lenteur à la course, mais l'injustice, qui fait les hommes mauvais. N'est-ce pas? — CALLICLÈS. Sans doute. — SOCRATE. Si donc quelqu'un détruisait ce principe du mal, je veux dire l'injustice, il n'aurait point à craindre qu'on se comportât injustement à son égard ; et il serait le seul qui pourrait en sûreté placer son bienfait en pur donc s'il était réellement en son pouvoir de rendre les hommes vertueux. N'en conviens-tu pas? — CALLICLÈS. J'en conviens. LXXVI. — SOCRATE. C'est probablement pour cette raison qu'il n'y a point de honte à recevoir un salaire pour les autres conseils que l'on donne, sur l'architecture, par exemple, ou tout autre art semblable. — CALLICLÈS. Il y a apparence. — SOCRATE. Au lieu que s'il s'agit d'inspirer à un homme la vertu, et de lui apprendre à gouverner parfaitement sa famille ou sa patrie, on tient pour une chose honteuse de refuser ses conseils à qui ne donne point d'argent. N'est-ce pas? CALLICLÈS. Oui. — SOCRATE. La raison de cette différence est évidemment que de tous les bienfaits celui-là est le seul qui porte la personne qui l'a reçu à faire du bien à son tour à son bienfaiteur, en sorte qu'il paraît que c'est un bon signe lorsqu'on donne à l'auteur d'un tel bienfait des marques de sa reconnaissance, et un mauvais signe, lorsqu'on ne lui en donne aucune. Les choses ne sont-elles pas ainsi? [521] — CALLICLÈS. Tout à fait. — SOCRATE. Des deux manières de prendre soin de l'État, explique-moi bien quelle est celle que tu me conseilles. Est-ce de combattre les penchants des Athéniens, en vue de les rendre aussi bons que possible, comme fait un médecin ; ou de les servir, et de ne traiter avec eux que pour les flatter? Dis-moi là-dessus la vérité, Calliclès : il est juste qu'ayant débuté par me parler avec franchise, tu continues jusqu'au bout à me dire ce que tu penses. Ainsi, réponds-moi sincèrement et hardiment. — CALLICLÈS. Je dis donc que je te conseille de les servir. — SOCRATE. C'est-à-dire, très généreux Calliclès, que tu m'engages à les flatter. — CALLICLÈS. Si tu aimes mieux qu'on te traite de Mysien, Socrate; car assurément, si tu ne prends le parti de les flatter... — SOCRATE. Ne me répète point ce que tu m'as déjà dit souvent, que le premier venu me mettra à mort, si tu ne veux pas que je te répète à mon tour que ce sera un méchant qui fera mourir un homme de bien : ni qu'il me ravira ce que je puis posséder, afin que je ne te dise point que, m'ayant dépouillé de mes biens, il ne saura quel usage en faire : mais que comme il me les aura ravis injustement, il en usera de mème injustement, et par conséquent d'une manière laide et, par conséraent encore, d'une manière mauvaise. LXXVII. — CALLICLÈS. Tu me parais, Socrate, être dans la ferme confiance qu'il ne t'arrivera rien de semblable, comme si tu étais éloigné de tout danger, et qu'il ne pût arriver qu'un homme, très méchant peut-étre et très méprisable, te trainât devant les tribunaux. — SOCRATE. Je serais à coup sûr un insensé si je ne croyais pas que dans une ville comme Athènes il y ait quelqu'un qui ne soit exposé à toutes sortes d'accidents. Mais ce que je sais, c'est que si je dois jamais paraître devant quelque tribunal pour un de ces accidents dont tu me menaces, celui qui m'y citera sera un méchant homme : car jamais un citoyen vertueux ne citera en justice un innocent. Et il ne serait pas d'ailleurs étonnant que je fusse condamné à mort. Veux-tu que je te dise pourquoi je m'y attends? — CALLICLÈS. Je le veux bien. — SOCRATE. Je pense qu'avec un petit nombre d'Athéniens, pour ne pas dire seul, je m'applique à la véritable politique, et que seul aujourd'hui je remplis les devoirs de citoyen. Comme je ne cherche point à flatter ceux avec qui je m'entretiens chaque jour, que je vise au plus utile et non au plus agréable, et que je ne veux rien faire de toutes ces belles choses que tu me conseilles, je ne saurai que dire lorsque je me trouverai devant les juges; et ce que je disais à Polus revient fort bien ici : je serai jugé comme le serait un médecin accusé devant des enfants par un cuisinier. Examine, en effet, ce qu'un médecin, au milieu de pareils juges, aurait à dire pour sa défense, si on l'accusait en ces termes : "Enfants, cet homme vous a fait beaucoup de mal; il vous perd, vous et les plus jeunes d'entre vous, et vous jette dans le désespoir en vous coupant, vous brûlant, [522] vous amaigrissant et vous étouffant, en vous donnant des potions très amères, et vous faisant souffrir la faim et la soif, au lieu de vous régaler comme moi de mets de toute espèce, en grand nombre et agréables au goût." Que penses-tu que dirait un médecin surpris dans un danger si pressant? Répondrait-il, ce qui est vrai : "Enfants, je n'ai fait tout cela que pour vous conserver la santé?" Comment crois-tu que de tels juges se récrieraient à cette réponse? De toutes leurs forces, n'est-ce pas?—CALLICLÈS. Sans doute ; il y a du moins tout lieu de le croire. —SOCRATE. Ce médecin donc ne se trouvera-t-il pas, à ton avis, dans le plus grand embarras sur ce qu'il doit dire? — CALLICLÈS. Assurément. LXXVIII. — SOCRATE. Pour moi, je sais bien que la même chose m'arrivera, si jamais je dois comparaître devant un tribunal. Car je ne pourrai pas parler aux unes de plaisirs que je leur aie procurés, ces plaisirs qu'ils comptent seuls pour des bienfaits et des services, et que je n'envie, moi, ni à ceux qui les procurent, ni ä ceux qui en jouissent. Si quelqu'un m'accuse, ou de corrompre la jeunesse en remplissant son esprit de doutes, ou d'insulter aux hommes d'un âge plus avancé par des paroles d'une insolence amère, soit en particulier, soit en public, je ne pourrai ni répondre, ce qui pourtant est vrai : "Si je parle de la sorte, c'est avec justice, et je ne le fais que pour votre avantage, juges! ni dire aucune autre chose." Ainsi, je dois m'attendre à tout ce qu'il plaira au sort d'ordonuer. — CALLICLÈS. Te semble-t-il, Socrate, qu'il soit beau pour un homme d'être dans une semblable position, qui le met hors d'état de se secourir lui-même? — SOCAATE. Oui, Calliclès, du moins s'il se trouve en lui un avantage, qu'à plusieurs reprises tu as reconnu véritable : je veux dire, s'il peut produire pour sa défense, de n'avoir aucune parole, aucune action injuste à se reprocher, ni envers les dieux, ni envers les hommes. Car nous avons reconnu plus d'une fois que ce secours est le meilleur qu'on puisse s'assurer. Si l'on me prouvait donc que je suis incapable de me donner ce secours à moi-même ou à quelque autre, je rougirais, devant peu, comme devant beaucoup de personnes, et même vis-à-vis de moi seul, d'être pris en défaut sur ce point, et je serais au désespoir qu'une pareille impuissance fût cause de ma mort. Mais si je perdais la vie, faute d'avoir quelque usage de la rhétorique flatteuse, je suis bien sûr que tu me verrais supporter la mort de bonne grâce. Aussi bien personne ne craint la mort en elle-même, à moins d'être tout à fait insensé et lâche. Ce qu'on craint, c'est de commettre l'injustice; et, en effet, le plus grand de tous les malheurs est de descendre aux enfers avec une âme chargée d'injustices. J'ai envie, si tu le veux bien, de te montrer par un récit la vérité sur ce point. — CALLICLÈS. Puisque tu as achevé tout le reste, achève encore ceci. [523] LXXIX. — SOCRATE. Écoute donc, comme on dit, un beau récit, que tu prendras, à ce que j'imagine, pour une fable, mais que je crois être un récit très véritable ; je te donne pour certain ce que je vais dire. Zeus, Poseidon et Pluton partagèrent ensemble, comme Homère le rapporte, l'empire qu'ils tenaient des mains de leur père. Or, du temps de Cronos, il y avait sur les hommes une loi, qui a toujours subsisté et subsiste encore parmi les dieux, que celui des mortels qui avait mené une vie juste et sainte allait après sa mort dans les iles Fortunées, où il jouissait d'un bonheur parfait, à l'abri de tous les maux; qu'au contraire celui qui avait vécu dans l'injustice et dans l'impiété, allait dans la prison qu'on appelle le Tartare, séjour d'expiation et de justice. Sous le règne de Cronos, et récemment encore, sous celui de Zeus, ces hommes étaient jugés vivants par des juges vivants, qui prononçaient sur leur sort le jour même qu'ils devaient mourir. Aussi, ces jugements se rendaient-ils mal. C'est pourquoi Pluton et les gardiens des îles Fortunées, étant allé trouver Zeus, lui dirent qu'il leur arrivait des hommes qui ne méritaient ni les récompenses, ni les châtiments qu'on leur avait assignés : «Je ferai cesser cette injustice» répondit Zeus. Ce qui fait que les jugements se rendent mal aujourd'hui, c'est qu'on juge les hommes tout vêtus; car on les juge lorsqu'ils sont encore en vie. Aussi, poursuivit-il, plusieurs dont l'âme est corrompue, sont éblouissants de beauté, de noblesse et de richesses; et lorsque vient le moment de prononcer la sentence, il se présente une foule de témoins en leur faveur, prêts â attester qu'ils ont bien vécu. Les juges se laissent donc troubler par toutes ces apparences, et de plus, eux-mêmes jugent vêtus, ayant devant leur âme des yeux, des oreilles et tout le corps qui les enveloppe. Cet appareil qui les couvre eux-mêmes et ceux qu'ils ont à juger est pour eux un obstacle. Il faut donc commencer, dit-il, par ôter aux hommes la prescience de leur dernière heure; car maintenant ils la connaissent d'avance. J'ai déjà donné mes ordres à Prométhée, afin qu'il leur enlève cette prescience. En outre, je veux qu'avant d'être jugés, ils soient dépouillés de tout ce qui les enveloppe, et qu'à cet effet ils ne soient jugés qu'après leur mort. Il faut aussi que le juge lui-même soit nu, qu'il soit mort, et qu'immédiatement après la mort de chaque homme, il l'examine, âme pour âme, loin de toute sa parenté, après qu'il a laissé sur la terre tout cet attirail trompeur, de sorte que le jugement soit équitable. Instruit de ce désordre avant vous, j'ai établi pour juges trois de mes fils : deux d'Asie, Minos et Rhadamanthe, [524] et un d'Europe, Éaque. Lorsqu'ils seront morts, ils rendront leurs jugements dans la prairie à l'endroit où aboutissent trois chemins, dont un conduit aux îles Fortunées, et un autre au Tartare. Rhadamanthe jugera les hommes de l'Asie, Eaque ceux de l'Europe : je donnerai à Minos l'autorité suprême pour décider eu dernier ressort, dans les cas où les deux autres seraient embarrassés, afin que la sentence soit rendue avec toute l'équité possible sur la destination de chaque âme." LXXX. Tel est, Calliclès, le récit que j'ai entendu, et que je tiens pour vrai. Quand je raisonne sur ce discours, voici ce qui me parait en résulter. La mort n'est rien, à ce qu'il me semble, que la séparation de deux choses jusque-là réunies. Au moment qu'elles sont séparées l'une de l'autre, chacune d'elles n'est pas beaucoup différente de ce qu'elle était du vivant de l'homme. Le corps conserve sa nature, et tous les vestiges bien marqués des soins qu'on a pris de lui, ou des accidents qu'il a éprouvés : par exemple, si un homme étant en vie, avait un grand corps, soit qu'il le tint de la nature ou de l'éducation, de l'une et de l'autre, après sa mort son cadavre est grand; s'il avait de l'embonpoint, son cadavre en a aussi; et ainsi du reste. S'il avait pris plaisir à soigner sa chevelure, il conserve beaucoup de cheveux. Si c'était un homme à étrivières, qui de son vivant portât sur son corps les cicatrices de coups de fouet ou de toute autre blessure, on en retrouve les traces après sa mort. S'il avait quelque membre rompu ou disloqué durant sa vie, ces défauts sont encore visibles après son décès. En un mot, tel on a été pendant la vie pour ce qui regarde le corps, tel on est après le trépas, en totalité ou en grande partie, pendant un certain temps. Or, il me paraît, Calliclès, qu'il en est de même à l'égard de l'âme. Quand elle est dépouillée de son corps, elle garde la marques évidentes de sa nature et des accidents qu'elle a éprouvés, par suite du genre de vie que l'homme a embrassé. Lors donc que les morts arrivent devant leur juge, ceux d'Asie, par exemple, devant Rhadamanthe, Rhadamanthe, les faisant approcher, examine avec attention l'âme de chacun d'eux, sans savoir ce qu'elle est; et souvent ayant entre les mains celle du Grand Roi, ou celle de quelque autre roi ou potentat, il n'y trouve rien de sain; [525] il voit que le parjure et l'injustice l'ont en quelque sorte flagellée et couverte de cicatrices dont ces vices ont laissé l'empreinte dans son âme; que le mensonge et la vanité y ont tracé mille détours obliques; qu'il n'y a rien de droit en elle, parce qu'elle a été élevée loin de la vérité. Il voit que la puissance sans bornes, la mollesse, la licence, le dérèglement ont rempli cette âme de désordre et d'infamie. A cette vue, il l'envoie ignominieusement à la prison, où elle ne sera pas plus tôt arrivée, qu'elle subira les châtiments qu'elle mérite. LXXXI. Or, il convient que tout homme qui subit une peine, s'il est châtié justement par un autre, ou en devienne meilleur et tire avantage de la punition, ou serve d'exemple aux autres, afin qu'étant témoins des tourments qu'il souffre, ils en craignent autant pour eux-mêmes, et qu'ainsi ils travaillent à s'amender. Mais pour tirer profit de la punition et satisfaire la justice des dieux et des hommes, les fautes doivent être de nature à pouvoir s'expier. Toutefois, même alors, ce n'est que par les douleurs et les souffrances que l'expiation s'accomplit et devient profitable ici et dans l'autre monde : car il n'est pas possible d'être délivré autrement de l'injustice. Pour ceux qui ont commis les plus grands crimes et que leurs forfaits ont rendus incucurables, on fait sur eux des exemples. Leur supplice ne leur est d'aucune utilité, parce qu'ils sont incapables de guérison ; mais c'est utile aux autres qui voient les tourments extrêmes, atroces, effroyables, que ces hommes souffrent à jamais pour leurs crimes, étant en quelque sorte suspendus dans la prison des enfers, comme un exemple servant tout à la fois de spectacle et d'avertissement à tous les méchants, qui sans cesse y arrivent. De ce nombre sera certainement Archélatis, si ce que Polus a dit de lui est vrai, ainsi que tout autre tyran qui lui ressemblera. Je crois même que la plupart de ceux qui sont donnés ainsi en spectacle sont des tyrans, des rois, des potentats, des hommes d'État. Car ce sont eux qui, à cause du pouvoir dont ils sont revêtus, commettent les actions les plus injustes et les plus impies. J'invoque ici le témoignage d'Homère. Ceux qu'il représente comme tourmentés éternellement aux enfers, sont des rois et des potentats, comme Tantale, Sisyphe, Tithye. Quand à Thersite, ou tout autre méchant ayant vécu dans une condition privée, aucun poète ne l'a représenté en proie aux plus grands supplices comme incurable, sans doute parce qu'il n'avait pas eu tout pouvoir : en quoi il était plus heureux que ceux qui pouvaient tout. [526] En effet, Calliclés, les plus grands scélérats se composent de ceux qui ont en main toute autorité. Rien n'empêche pourtant qu'il ne se rencontre parmi eux des hommes vertueux, et on ne saurait assez admirer ceux qui le sont. Car c'est une chose bien difficile, Calliclés, et bien digne d'éloges, que de passer toute sa vie dans la justice, lorsqu'on a eu pleine liberté d'être injuste. Il se trouve peu de caractères qui aient cette énergie. Il y a eu néanmoins, et dans cette ville et ailleurs, et il y aura sans doute encore des personnages excellents en ce genre de vertu, qui consiste à administrer, suivant les règles de la justice, les intérêts qui leur sont confiés. Il en est un qui s'est rendu célèbre dans toute la Grèce : c'est Aristide, fils de Lysimaque. Mais, en général, mon cher ami, les hommes deviennent méchants en devenant puissants. LXXXII. Pour revenir donc à ce que je disais, lorsqu'un homme de cette espèce tombe entre les mains de Rhadamanthe, ce juge ne connaît nulle autre chose de lui, ni qui il est, ni quels sont ses parents, sinon qu'il est méchant et l'ayant connu pour tel, il l'envoie au Tartare, après lui avoir mis un certain signe, selon qu'il le juge curable ou incurable. Arrivé au Tartare, le coupable subit les châtiments qu'il a mérités. D'autres fois, en voyant une âme qui a vécu saintement et dans la vérité, soit l'âme d'un particulier ou de quelque autre, mais surtout comme je le pense, Calliclès, celle d'un philosophe uniquement occupé de ses devoirs, et qui pendant sa vie s'est tenu en dehors de toute intrigue, Rhadamanthe est ravi à sa vue et l'envoie aux îles Fortunées. Éaque en fait autant de son côté. L'un et l'autre rendent leurs jugements, tenant une baguette en main. Minos seul, assis à part et les surveillant, a dans la main un sceptre d'or, comme l'Ulysse d'Homère rapporte qu'il l'a vu : un sceptre d'or à la main, rendant la justice aux morts. Pour moi donc, Calliclès, j'ajoute une foi entière à ces discours, et je cherche les moyens de paraître un jour devant le juge avec l'âme la plus saine. Ainsi, méprisant ce que la plupart des hommes estiment, et ne considérant que la vérité, je ferai tous mes efforts pour vivre et pour mourir, lorsque le temps en sera venu, aussi vertueux que je pourrai. J'invite tous les autres hommes, et jé t'invite toi-même à te consacrer à ce genre de vie, et à soutenir vaillamment ce combat, le plus grand, à mon avis, de tous ceux d'ici-bas. Je te reproche en même temps que tu ne seras point en état de te secourir toi même, lorsqu'il te faudra comparaître et subir le jugement dont je viens de parler; mais arrivé en présence de ton juge, [527] le fils d'Égine, quand il t'aura pris et amené devant son tribunal, tu ouvriras la bouche toute grande, et la tête te tournera comme à moi devant les juges de cette ville. Peut-être qu'alors aussi, on te frappera ignominieusement sur la joue, et que l'on te fera toute sorte d'outrage. Tu regardes probablement tout cela comme des contes de vieille femme, et tu n'en fais nul cas. Eh ! sans doute, il n'y aurait rien de surprenant à mépriser ces discours, si, après bien des recherches, nous pouvions trouver quelque chose de meilleur et de plus vrai. Mais tu le vois, à vous trois, qui êtes les plus savants des Grecs d'aujourd'hui, toi, Polus et Gorgias, vous n'êtes pas capables de prouver qu'on doive mener une autre vie que celle qui parait devoir nous être utile quand nous serons là-bas. Au contraire, de tant d'opinions que nous avons discutées longuement et réfutées, la seule qui demeure inébranlable est celle qui soutient qu'on doit se garder plutôt de commettre que de souffrir une injustice, et qu'avant toutes choses il faut s'appliquer, non à paraitre homme de bien, mais à l'être en effet, tant en public qu'en particulier; que, si quelqu'un devient méchant en quelque point, il faut le châtier, et que le plus grand de tous les biens, après celui d'être juste, est de le devenir, et de subir une juste punition ; qu'enfin, il faut fuir toute flatterie, tant pour soi-même que pour les autres, qu'ils soient en petit ou en grand nombre, et qu'on ne doit jamais faire usage de la rhétorique, ni d'aucun autre talent, qu'en vue de la justice. LXXXIII. Rends-toi donc à mes raisons, et suis-moi dans la route qui conduira au bonheur dans cette vie et après ta mort, comme ton propre discours vient de le montrer. Souffre qu'on te méprise comme un insensé, qu'on t'insulte, si l'on veut, et toi-même, par Zeus, laisse-toi courageusement frapper de ce oup qui te parait si outrageant. Il ne t'en arrivera aucun mal, si tu es réellement homme de bien et ferme dans la pratique de la vertu. Après que nous l'aurons ainsi cultivée en commun, alors, si nous le jugeons nécessaire, nous nous mêlerons des affaires publiques, ou sur quelque sujet qu'il nous paraisse à propos de délibérer, nous délibérerons alors, étant bien plus en état de le faire que nous ne le sommes à présent. Car il est honteux pour nous que, dans la situation oh nous paraissons être, nous nous an fassions accroire, comme si nous valions quelque chose, nous qui changeons à tout instant de sentiment sur les mêmes objets, et les plus importants : tant est grande notre ignorance ! Servons-nous donc du discours qui nous éclaire maintenant, comme d'un guide qui nous fait voir que le meilleur parti à prendre est de vivre et mourir dans la pratique de la justice et des autres vertus. Suivons la route qu'il nous trace, et engageons les autres à la suivre aussi. Gardons-nous bien d'écouter le discours qui t'a séduit, et auquel tu m'exhortes à me rendre ; car il ne vaut rien, Calliclés.