[6,0] LIVRE VI. [6,1] L'Éthiopie occupe la pointe occidentale de la terre exposée au soleil, comme l'Inde occupe la pointe orientale. Elle est limitrophe de l'Égypte du côté de Méroé, et, se prolongeant au delà de la partie inconnue de la Libye, elle a pour borne la mer que les poètes appellent Océan, nom qu'ils donnent à la mer qui entoure la terre entière. C'est l'Éthiopie qui donne à l'Égypte le Nil : ce fleuve vient des Catadupes, et apporte de l'Éthiopie tout le limon dont il couvre l'Égypte. Cette contrée n'est pas, pour l'étendue, comparable à l'Inde, pas plus qu'aucune autre des terres que les hommes appellent des continents. Même en ajoutant l'Éthiopie à l'Égypte (le Nil ne les unit-il pas?) ces deux pays, comparés à l'Inde, qui est immense, sont encore loin de l'égaler. En songeant aux particularités de l'Indus et du Nil, on trouve entre ces deux fleuves de grands rapports de ressemblance : ils inondent la terre à l'époque de l'année où la terre a besoin d'eau; ce sont les seuls fleuves qui nourrissent des crocodiles et des hippopotames; les cérémonies religieuses y sont les mêmes, le Nil est l'objet d'un culte comme l'Indus. Il y a aussi similitude entre les deux terres, témoin les plantes aromatiques qui y croissent, témoin les lions et l'éléphant, qui, dans l'Égypte comme dans l'Inde, subit la captivité et l'esclavage. Ces deux terres nourrissent des bêtes féroces qu'on ne trouve pas ailleurs, des hommes noirs que n'ont pas les autres continents, des pygmées, des cynocéphales et autres monstres. Les griffons de l'Inde et les fourmis de l'Éthiopie, sous des formes différentes, ont, dit-on, le même instinct : on prétend qu'ils aiment les terres où il y a de l'or, et que, dans chacune de ces deux terres ils sont préposés à la garde de ce métal. Je n'ajouterai pas d'autres détails : revenons où nous en étions, et suivons notre héros. [6,2] Quand il fut arrivé aux frontières de l'Égypte et de l'Éthiopie, à l'endroit qu'on nomme Sycaminon, il trouva, au détour de deux routes, de l'or non monnayé, du lin, de l'ivoire, des racines, des parfums et des aromates. Toutes ces choses étaient là sans gardien. Je vais expliquer ce fait qui vient d'un usage conservé jusqu'à nous. Les Éthiopiens tiennent un marché de tous les produits de l'Éthiopie : les Égyptiens les emportent, et apportent au même lieu des objets de même valeur fournis par leur terre pour échanger ce qu'ils ont contre ce qui leur manque. Les peuples qui occupent la frontière des deux pays ne sont pas tout à fait noirs, ils tiennent de la couleur des Égyptiens et de celle des Éthiopiens, moins noirs que les Éthiopiens, plus noirs que les Égyptiens. Apollonius avant appris la manière de commercer de ces peuples dit : «Nos marchands grecs soutiennent qu'ils ne peuvent vivre si l'obole n'enfante pas une obole, s'ils ne sont pas maîtres de fixer selon leur caprice le prix des marchandises, faisant un trafic sordide et enfermant avec soin ce qu'ils vendent, donnant pour raison, l'un qu'il a une fille à marier, l'autre qu'il a un fils à établir, celui-ci qu'il a une somme à compléter, celui-là qu'il bâtit, un autre qu'il serait honteux pour lui qu'on pût dire qu'il a moins amassé d'argent que son père. Heureux le temps où la richesse n'était pas honorée, où l'égalité florissait, où le noir fer était encore enfoui dans le sol, où les hommes vivaient dans la concorde, et où toute la terre semblait ne former qu'un seul pays ! » [6,3] Apollonius parlait ainsi, fidèle à sa coutume de tirer des circonstances le sujet de ses entretiens. Il se dirigea d'abord vers le lieu consacré à Memnon. Il avait pour guide un jeune Égyptien, sur lequel Damis nous donne les détails suivants. Il se nommait Timasion; il était à peine sorti de la première jeunesse, et il avait gardé toute sa beauté. Sa belle-mère était éprise de lui, et n'ayant pu vaincre sa chasteté, elle avait indisposé contre lui son père, non point par des artifices semblables à ceux de Phèdre, mais en le représentant comme un mignon, qui préférait les caresses des hommes à celles des femmes. Ce jeune homme quitta la ville de Naucrate, où tout cela s'était passé, et vint s'établir près de Memphis; il y acheta une misérable embarcation, et se fit batelier sur le Nil. Comme il descendait le fleuve, il vit Apollonius qui le remontait avec ses compagnons : leurs manteaux et les livres qu'ils avaient entre les mains apprirent à Timasion que ce bateau avait des sages pour passagers. Il demanda qu'on l'autorisât, comme ami de la sagesse, à se joindre aux voyageurs. « Ce petit jeune homme, dit Apollonius, est chaste, et mérite qu'on lui accorde sa demande. » Et tandis que Timasion ramait pour aborder, il conta à voix basse, aux disciples qui l'entouraient, l'histoire de sa belle-mère. Quand les bateaux se furent touchés, Timasion passa du sien dans celui d'Apollonius, donna des instructions à son pilote sur ce qu'il devait faire de sa cargaison, et salua Apollonius et ses disciples. Apollonius le fit placer devant lui, et lui dit : « Jeune Égyptien (car vous paraissez être de ce pays), dites-moi ce que vous avez fait de bien ou de mal ; je vous pardonnerai vos fautes, par égard pour votre âge, je vous louerai de vos bonnes actions, et je vous admettrai à philosopher avec moi et mes compagnons. » Timasion rougit et se demanda s'il devait parler ou se taire. Apollonius, voyant son hésitation, renouvela plusieurs fois sa demande, comme s'il n'avait rien deviné. Timasion, se rassurant, s'écria : « Ô Dieux! que dirai-je de moi? Je n'ai pas fait de mal, et je ne sais si je dois croire que j'aie fait du bien. Car ne pas mal faire, ce n'est pas là un mérite. - Oh! oh! jeune homme, dit Apollonius, vous parlez comme si vous reveniez de l'Inde; car vous me dites ce que pense le divin Iarchas. Mais, d'où viennent ces idées? De qui les tenez-vous? On dirait que vous avez eu à vous défendre contre une occasion de pécher. » Dès qu'il eut commencé à raconter la conduite de sa belle-mère envers lui et sa résistance, les disciples d'Apollonius, voyant que leur maître avait tout deviné par une inspiration divine, poussèrent des cris d'admiration. « Qu'avez-vous, amis? leur demanda Timasion. Ce que j'ai dit n'est pas plus étonnant que risible, à ce qu'il me semble. - Notre étonnement vient d'une autre cause, que vous ignorez encore. Quant à vous, jeune homme, ce que nous admirons en vous, c'est la modestie avec laquelle vous croyez n'avoir rien fait qui mérite des éloges. - Offrez-vous des sacrifices à Vénus? demanda Apollonius. - Oui, certes, répondit-il, et tous les jours. Car je crois que cette déesse est partout présente dans les choses divines et humaines. » Apollonius, charmé, s'écria: « Décernons, mes amis, une couronne à ce chaste jeune homme, bien plutôt qu'au fils de Thésée. Hippolyte, en effet, méprisait Vénus, et c'est probablement pour cela qu'il était fort contre la volupté, et que l'Amour ne venait pas jouer autour de lui : il était d'un caractère trop sauvage et trop rude. Ce jeune homme, au contraire, bien qu'il honore Vénus, lui-même nous le dit, n'a pas répondu à la passion de la femme qui l'aimait, et s'est enfui, craignant la vengeance de la déesse elle-même, s'il ne se gardait d'un amour criminel. Détester une divinité quelconque, comme Hippolyte détestait Vénus, ce n'est pas là ce que j'appelle de la sagesse ; il est plus sage de respecter tous les Dieux, et surtout à Athènes, où il y a des autels élevés même aux Dieux inconnus. » Tels sont les discours que Timasion fournit à Apollonius, qui l'appelait Hippolyte, à cause de la conduite qu'il avait tenue envers sa belle-mère : il paraissait de plus avoir pris soin de son corps et avoir pris des mouvements gracieux dans les exercices de la gymnastique. [6,4] Timasion servit de guide à nos voyageurs au lieu consacré à Memnon. Voici ce que Damis rapporte au sujet de Memnon. Il était fils de l'Aurore, et mourut non pas à Troie (il n'y vint même jamais), mais en Éthiopie, où il régna durant cinq générations. Or les Éthiopiens, qui sont les peuples de la terre chez lesquels la vie est la plus longue, pleurent Memnon comme un jeune homme emporté à la fleur de son âge. L'endroit où s'élève sa statue ressemble à une vieille agora, comme il en reste dans les ruines de villes antiques, présentant des tronçons de colonnes et de murailles, des sièges, des portes, des hermès, le tout détruit par la main des hommes ou par le temps. La statue de Memnon est tournée vers l'Orient : elle représente un jeune homme imberbe; elle est en pierre noire. Les deux pieds sont joints, suivant l'usage des sculpteurs du temps de Dédale; les deux mains sont droites et appuyées sur le siège : on dirait un homme assis qui va se lever. Ce mouvement, l'expression des yeux, et ce que l'on dit de sa bouche, qui semble près d'émettre des sons, tout cela n'est pas ce qui d'abord frappa le plus nos voyageurs, qui n'en connaissaient pas l'artifice: mais, lorsque le premier rayon éclaira la statue (ce qui arrive au lever du soleil), ils ne se tinrent plus d'admiration. Aussitôt, en effet, que le rayon eut atteint la bouche, Memnon parla, ses yeux devinrent brillants comme ceux d'un homme exposé au soleil. Nos voyageurs comprirent alors que Memnon semble se lever devant le soleil, comme on se lève pour mieux honorer une divinité. Ils sacrifièrent au Soleil Éthiopien et à Memnon Oriental : ce sont les noms que leur donnent les prêtres. Ce nom d'Éthiopien est donné au soleil parce qu'il échauffe et brûle; celui d'Oriental à Memnon parce qu'il a pour mère l'Aurore. Après cela, nos voyageurs partirent, montés sur des chameaux, pour les demeures des Gymnosophistes. [6,5] Ils rencontrèrent un homme habillé à la mode de Memphis, et qui paraissait marcher au hasard, et non se diriger droit vers un but. Damis lui demanda qui il était et pourquoi il errait ainsi. « Questionnez-moi plutôt que lui, dit Timasion ; car il rougirait de vous dire le malheur qui lui est arrivé. Mais moi, qui le connais et qui le plains, je vous dirai toute son histoire. Il a tué involontairement un habitant de Memphis, et les citoyens de cette ville condamnent quiconque est coupable d'homicide involontaire à s'expatrier. Il doit aller trouver les Gymnosophistes ; s'il revient purifié, il peut rentrer dans sa patrie après s'être présenté au tombeau du mort et y avoir fait quelque léger sacrifice. Tant qu'il n'a pas été reçu par les Gymnosophistes, il erre dans ces lieux, jusqu'à ce qu'il obtienne d'eux qu'ils l'admettent comme un suppliant. - Et que pensent de cet homme les Gymnosophistes? demanda Apollonius. - Je ne sais, répondit Timasion, car voici sept mois qu'il est ici en suppliant, et il n'est pas encore purifié. - Les Gymnosophistes, reprit Apollonius, ne sont pas des sages s'ils ne purifient pas cet homme. Ignorent-ils donc que l'homme qu'il a tué, Philisque, descendait de l'Égyptien Thamus, qui ravagea autrefois le pays des Gymnosophistes ? - Que dites-vous? demanda Timasion étonné. - Je dis ce qui est, jeune homme. Thamus préparait une révolution à Memphis: les Gymnosophistes, l'ayant convaincu de complot, s'opposèrent à ses menées ; trompé dans son ambition, il ravagea toutes leurs terres, et, à la tête d'une bande de brigands, s'établit aux environs de Memphis. Philisque, que cet homme a tué, est, je le sais, le treizième descendant de Thamus, et il devait être un objet d'horreur pour ceux dont Thamus a autrefois dévasté le territoire. Cet homme, il faudrait le couronner, s'il avait commis le meurtre de dessein prémédité; eh bien! parce qu'il a commis un meurtre involontaire, qui, après tout, profite aux Gymnosophistes, est-il sage de ne pas le purifier? » Timasion, étonné de ce qu'il venait d'entendre, s'écria : « Qui donc êtes-vous, ô étranger? - Vous le saurez, répondit Apollonius, chez les Gymnosophistes. Mais comme je ne puis sans sacrilège parler à un homme encore souillé de sang, dites-lui, jeune homme, d'avoir bon espoir : bientôt il sera purifié ; qu'il me suive jusqu'à l'endroit où je vais m'arrêter. » Quand le suppliant se fut présenté, Apollonius fit sur lui toutes les cérémonies prescrites pour les expiations par Empédocle et Pythagore, puis il lui dit de s'en aller et de se considérer comme purifié. [6,6] Ils quittèrent, au lever du soleil, l'endroit où s'était arrêté Apollonius, et arrivèrent avant midi au séjour des Gymnosophistes. La relation de Damis nous apprend qu'ils habitent sur une colline peu élevée, à peu de distance du Nil. Ils sont, pour la sagesse, beaucoup plus au-dessous des Indiens qu'ils ne sont au-dessus des Égyptiens : ils sont nus, comme les Athéniens qui s'exposent au soleil. Il y a peu d'arbres dans ce pays : on n'y voit qu'un petit bois où ils se réunissent pour délibérer sur les affaires publiques. Ils n'ont pas un sanctuaire unique, comme les Indiens; mais ils ont plusieurs chapelles dispersées sur la colline, et fort bien entretenues, au rapport des Égyptiens. Ils honorent surtout le Nil, qu'ils pensent être à la fois terre et eau. Ils ne sentent le besoin ni de maisons, ni même de cabanes : ils vivent en plein air et ne connaissent d'autre toit que le ciel; mais, pour recevoir les étrangers, ils ont construit un petit portique, de la même étendue que celui d'Olympie,où les athlètes viennent attendre le cri du héraut à midi. [6,7] Ici Damis rapporte un acte d'Euphrate, que je ne veux pas appeler puéril, mais qui trahit une jalousie peu digne d'un philosophe. Ayant souvent entendu Apollonius dire qu'il se proposait de comparer la sagesse des Égyptiens à celle des Indiens, il envoya chez les Gymnosophistes Thrasybule de Naucratis, pour le calomnier auprès d'eux. Thrasybule leur dit qu'il venait s'entretenir avec eux, et les avertit qu'ils seraient visités par Apollonius de Tyane, et que cette visite ne laisserait pas d'être un danger pour eux. Il leur représenta Apollonius comme se croyant plus sage que les Indiens, qu'il exaltait cependant à toute occasion, et comme ayant préparé coutre les Gymnosophistes toute sorte d'arguments captieux, comme n 'accordant aucun pouvoir au soleil, au ciel, ni à la terre, mais arrangeant leurs mouvements à sa façon et bouleversant tout selon sa fantaisie. [6,8] Après avoir ainsi décrié Apollonius, Thrasybule repartit. Les Gymnosophistes ajoutèrent foi à ses paroles; et, sans refuser tout à fait de s'entretenir avec Apollonius, ils lui firent dire qu'ils avaient de graves affaires qui les occupaient tout entiers, qu'ils viendraient lui parler quand ils auraient du loisir, et qu'il leur aurait fait connaître l'objet de sa visite et les questions qu'il voulait leur poser. Leur messager engagea Apollonius et ses compagnons à s'établir sous le portique. « A quoi bon parler d'un endroit couvert? dit Apollonius. Le climat ne permet-il pas ici de vivre nu? » C'était une manière de faire sentir que, si les Gymnosophistes vivaient nus, ce n'était pas par choix, c'était par nécessité. Il ajouta: « Quant à l'objet de ma visite et aux questions que je veux leur poser, je ne m'étonne pas qu'ils me le demandent : cependant les Sages indiens n'ont pas eu besoin de me le demander. » [6,9] Puis Apollonius s'appuya contre un arbre et répondit à toutes les questions que lui adressèrent ses compagnons. Damis, prenant à part Timasion, lui dit : « Mon ami, vous avez été, je crois, avec ces Sages; eh bien ! dites-moi en quoi consiste leur sagesse. - Elle est, répondit Timasion, très étendue et très élevée. - Cependant, mon ami, leur conduite envers nous n'est pas très sage. En effet, ne pas vouloir parler de sagesse avec un homme comme celui-ci, et le prendre de haut avec lui, comment appeler cela, sinon un insupportable orgueil? - Je n'ai pas encore vu chez eux d'orgueil, et cependant je suis venu déjà deux fois les trouver : jusqu'ici je les ai toujours vus modestes et pleins de bienveillance pour ceux qui les visitaient. Ainsi, récemment, il y a cinquante jours environ, il se trouvait ici un certain Thrasybule, qui n'est cependant pas un philosophe bien illustre: eh bien! cet homme s'étant présenté comme un des disciples d'Euphrate, il fut accueilli par eux avec beaucoup d'empressement. - Que dites-vous, jeune homme? dit Damis. Vous avez vu ici Thrasybule de Naucratis ? - Sans doute, et même c'est dans ma barque qu'il a redescendu le Nil. - J'y suis maintenant, s'écria Damis d'un air indigné; je suis sûr qu'il y a là-dessous quelque fourberie. - Hier, reprit Timasion, quand j'ai demandé à votre chef qui il est, il a jugé convenable de m'en faire un secret; maintenant, à moins qu'il y ait là quelque mystère, dites-le moi : peut-être pourrai-je contribuer à la découverte de ce que vous cherchez. - C'est Apollonius de Tyane, dit Damis. - Tout est découvert, s'écria Timasion. En effet, comme Thrasybule descendait le Nil dans ma barque, je lui demandai pourquoi il était venu ici; alors il me dévoila ses mauvais desseins, et me dit qu'il avait rempli l'esprit des Gymnosophistes de préventions contre Apollonius, afin qu'il fût mal reçu à son arrivée. Les motifs de haine qu'il a contre lui, je les ignore; mais, avoir recours à la calomnie contre un ennemi, cela ne me paraît digne ni d'un homme ni d'un philosophe. Je veux aller trouver les Gymnosophistes (car je suis de leurs amis) et m'informer de leurs dispositions. » Timasion revint le soir; il ne dit rien à Apollonius, si ce n'est qu'il venait de voir les Gymnosophistes; il dit en particulier à Damis qu'ils viendraient le lendemain, pleins des préventions que leur avait inspirées Thrasybule. [6,10] La soirée se passa en conversations ordinaires, et qui ne méritent pas d'être rapportées. Ils prirent leur repas et dormirent au même endroit; au lever du jour, comme Apollonius, après avoir, selon sa coutume, adoré le Soleil, se livrait à une méditation, il vit accourir vers lui Nil le plus jeune des Gymnosophistes, qui lui dit : « Nous sommes à vous. - Vous faites bien ; car, pour venir vous trouver, j'ai fait un long voyage depuis la mer jusqu'ici. » En disant ces mots, il suivit Nil, et rencontra les Gymnosophistes près du portique. Après les saluts donnés et reçus, il leur demanda où aurait lieu leur entretien. « Dans ce bois, » répondit Thespésion. C'était le plus ancien et le chef des Gymnosophistes, qui le suivaient, comme les Hellanodices suivent le plus âgé d'entre eux, d'un pas lent et réglé. Ils s'assirent au hasard (car ici l'ordre cessait); puis, tous portèrent les yeux sur Thespésion, comme sur le dispensateur de la parole, et il commença ainsi: « Apollonius, vous avez vu les jeux Pythiques et les jeux Olympiques, nous le savons par Stratoclès de Pharos, qui vous y a rencontré et qui nous l'a rapporté; or, on dit que Delphes reçoit ses visiteurs avec un cortège de chanteurs et de joueurs de flûte et de cithare, qu'ils leur fout fête avec des comédies et des tragédies, et qu'à la fin seulement ils leur donnent le spectacle des combats gymniques; on dit, au contraire, qu'à Olympie, on rejette comme inutiles et peu convenables au lieu tous les préambules de ce genre, et que l'on n'offre aux spectateurs que les jeux gymniques, conformément à l'institution d'Hercule. Il en est de même de notre sagesse, comparée à celle des Indiens. Comme les ordonnateurs des jeux de Delphes, les Indiens cherchent à attirer les visiteurs par diverses séductions ; chez nous, comme à Olympie, il n'y a que des hommes nus. Ici vous ne verrez pas la terre étendre sous nos corps des tapis de gazon, vous ne la verrez pas nous verser du lait ou du vin, comme aux Bacchantes; l'air ne nous soutient pas élevés au-dessus du sol ; mais nous nous faisons un lit de la terre même, et nous vivons sans lui demander autre chose que le nécessaire, afin qu'elle nous le donne de bon gré et ne souffre de nous aucune violence. Mais, pour que vous ne croyiez pas que nous sommes impuissants à faire des prodiges, voyez vous-même. « Arbre, s'écria-t-il, en montrant un orme, le troisième arbre à partir de celui sous lequel avait lieu l'entretien, saluez le sage Apollonius. » L'arbre obéit, et, d'une voix de femme très distincte, fit entendre ces mots : « Salut, sage Apollonius. » Thespésion fit ce prodige pour diminuer les Indiens dans l'esprit d'Apollonius, et pour changer son opinion à l'égard de ces Sages, dont il allait partout vantant les paroles et les actes. Il ajouta qu'il suffit au sage d'être pur de toute nourriture qui ait eu vie, des désirs qui s'allument par les yeux, de l'envie qui est la mère de l'injustice, et qui porte au crime l'esprit et la main. « Enfin, dit-il, la vérité n'a pas besoin de prodiges ni d'opérations magiques. Voyez Apollon de Delphes, qui occupe le milieu de la Grèce et rend des oracles. Là, vous le savez, quiconque veut avoir une réponse du Dieu expose sa demande en peu de mots; Apollon répond selon sa sagesse, et cela sans prodiges. Rien ne lui serait plus facile que d'ébranler tout le Parnasse, de changer en vin l'eau de la fontaine Castalie, d'arrêter le cours du Céphise ; au lieu de faire tout ce fracas, il se borne à dire la vérité. Croyons bien que c'est malgré lui qu'on lui apporte de l'or et des offrandes magnifiques; son temple même ne lui fait pas de plaisir, et ne lui en ferait pas, quand il serait deux fois plus vaste qu'il n'est : ce Dieu, en effet, habita autrefois une modeste demeure, et il construisit une étroite cabane, selon la tradition, avec de la cire apportée par des abeilles et des plumes apportées pas des oiseaux. La sagesse, la vérité s'apprennent à l'école de la simplicité : soyez simple, rejetez les prestiges des Indiens, vous paraîtrez un sage accompli. Pour dire : « Faites ou ne faites pas, je sais ou je ne sais pas, c'est ceci ou c'est cela, » qu'y a-t-il besoin de faire du tapage, de lancer la foudre, ou plutôt d'être comme si on en avait été frappé ? Vous connaissez, entre autres allégories, celle de Prodicus sur Hercule. Hercule est représenté comme un jeune homme; il hésite entre le genre de vie qu'il doit embrasser. La Volupté et la Vertu s'emparent de lui et s'efforcent de l'attirer chacune de son côté. La Volupté est parée de colliers d'or, elle porte une robe de pourpre, ses joues sont brillantes, sa chevelure est nouée avec art, ses yeux sont entourés de vermillon, et, pour compléter la magnificence de sa toilette, elle a des chaussures dorées. La Vertu a l'air d'une personne fatiguée, son regard a quelque chose de sévère ; elle se fait une parure de son extérieur négligé : elle marche nu pieds, n'a qu'une robe courte, et n'en aurait pas du tout si la pudeur n'interdisait aux femmes la nudité. Eh bien ! Apollonius, supposez que vous êtes vous-même placé entre la sagesse indienne et la nôtre. L'une vous dit qu'elle s vous préparera pour vôtre sommeil un lit de fleurs, qu'elle a du lait pour votre soif et du miel pour votre faim, qu'elle vous fournira, quand vous voudrez, du nectar et des ailes, que pour vos repas elle formera un cercle de trépieds et de siéges d'or, que vous n'aurez pas à prendre de peine, que toutes ces choses viendront d'elles-mêmes vous trouver. L'autre vous dit, au contraire, qu'il convient de coucher sur la dure, de vivre nu, comme nous, et au milieu des fatigues de ne prendre ni goût ni plaisir à tout ce qui n'aura pas été gagné avec peine, d'éviter l'ostentation et le faste, de rejeter loin de vous les visions et les songes qui font oublier la terre. Si vous choisissez comme Hercule, si votre jugement est bien ferme, si vous ne dédaignez ni ne repoussez la simplicité qui est conforme à la nature, vous pourrez vous vanter d'avoir dompté plusieurs lions, d'avoir coupé la tête à plusieurs hydres, d'avoir vaincu des Géryons et des Nessus, afin d'avoir accompli tous les travaux d'Hercule : que si vous préférez les artifices des charlatans, vous pourrez flatter les yeux et les oreilles, mais vous ne serez pas plus sage qu'un autre, et vous serez battu par un Gymnosophiste égyptien. » [6,11] Quand Thespésion eut fini de parler, tous jetèrent les yeux sur Apollonius, ses compagnons persuadés qu'il saurait bien répondre, et ceux de Thespésion se demandant ce qu'il pourrait avoir à dire. Apollonius commença par louer Thespésion de l'aisance et de l'animation de sa parole, et lui demanda s'il n'avait rien à ajouter. « Rien, répondit Thespésion; j'ai dit tout ce que j'avais à dire. » Apollonius voulut savoir si quelque autre des Sages avait quelque chose à ajouter. « Tous ont parlé par ma bouche, dit Thespésion. » Apollonius, après s'être recueilli un instant, les veux en quelque sorte fixés sur ce qu'il avait entendu, s'exprima ainsi : « Le choix que, selon Prodicus, Hercule fit dans sa jeunesse, a été interprété par vous sainement, et dans un esprit vraiment philosophique; mais, sages égyptiens, cela ne s'applique pas à moi. Si je viens vous visiter, ce n'est pas pour vous demander conseil sur le genre de vie que je dois suivre, il y a longtemps que mon choix est fait. Je suis plus âgé que vous tous, excepté Thespésion, et je serais bien plutôt en état de vous donner des conseils à vous-mêmes sur le choix à faire entre les sagesses, si vous n'aviez déjà fait le vôtre. Cependant, quelque soit mon âge, et quel que soit le degré de sagesse où je suis parvenu, je ne craindrai pas de discuter avec vous le genre de vie que j'ai embrassé, pour vous prouver que j'ai bien fait de le choisir, n'en ayant pas encore trouvé de meilleur. J'ai vu dans la philosophie de Pythagore quelque chose de grand: j'ai vu que, par l'effet d'une sagesse mystérieuse, il savait non seulement ce qu'il était, mais ce qu'il avait été, qu'il ne s'approchait des autels que dans un état d'entière pureté, qu'il ne se souillait jamais par une nourriture qui eût eu vie, qu'il éloignait de son corps le contact de toute étoffe faite avec la dépouille des bêtes, que le premier des hommes il sut enchaîner sa langue et fit une loi du silence, que tout le reste de sa philosophie porte le caractère de l'utilité pratique et de la vérité, et j'ai embrassé sa doctrine. Je n'ai pas choisi entre deux sagesses, comme l'excellent Thespésion me le conseille; mais la Philosophie a mis devant mes yeux toutes ses sectes, elle a paré chacune d'elles des ornements qui lui sont propres, puis elle m'a dit de les regarder et de bien faire mon choix. Toutes me parurent belles et d'un extérieur divin, quelques-unes même étaient de nature à éblouir les yeux et à frapper d'admiration : mais je regardais fixement chacune d'elles : elles-mêmes m'enhardissaient en cherchant à m'attirer à elles et en m'annonçant tous les présents qu'elles se proposaient de me faire. L'une me disait que, sans la moindre peine, je verrais fondre sur moi tout l'essaim des plaisirs; l'autre m'assurait qu'après la peine viendrait pour moi le repos; une troisième promettait de mêler des jouissances à mes labeurs. Partout brillaient à mes yeux des plaisirs, la permission de lâcher les rênes à ma gloutonnerie, d'étendre la main vers les richesses, et de ne réprimer en rien mes regards; amours, désirs, passions de ce genre, tout m'était accordé. Une seule de toutes ces sagesses se vantait d'opposer un frein à ces appétits; elle était fière, portée à réprimander les vices, et d'une activité toujours en éveil; elle avait une beauté ineffable qui avait autrefois séduit Pythagore. Elle ne se confondait pas avec la foule des autres sagesses, mais elle se tenait à l'écart et silencieuse. Voyant que je ne m'attachais pas à ses rivales, et que cependant je ne la connaissais pas encore elle-même, elle me dit : « Jeune homme, je suis sans agrément, et je n'aime que l'austérité. Quand un homme embrasse mes doctrines, il se résigne à retrancher de sa table tout ce qui a eu vie, il renonce au vin, il ne s'expose jamais à troubler le pur breuvage de la sagesse, qui est le privilège et des esprits qui s'abstiennent de vin ; il ne se plaît pas à porter des vêtements faits avec le poil ou la laine des animaux; ses chaussures sont faites d'écorce d'arbre; il dort comme il se trouve; est-il sensible aux plaisirs de l'amour? J'ai des gouffres où la Justice, ministre de la Sagesse, l'entraîne et le précipite. Enfin, jugez de ma dureté envers ceux qui adoptent mes préceptes : j'enchaîne jusqu'à leur langue. Maintenant, si vous supportez une telle vie, voulez-vous savoir ce que vous y gagnerez? Vous y gagnerez d'être tempérant et juste, de ne trouver personne digne d'envie, d'être redouté des tyrans au lieu de leur être asservi, d'être évidemment plus agréable aux Dieux en leur offrant de modiques sacrifices, que ceux qui versent à flots en leur honneur le sang des taureaux. Comme vous serez pur, je vous donnerai la science de l'avenir, j'éclaircirai vos yeux au point que vous pourrez reconnaître un Dieu, distinguer un démon, et dissiper les fantômes nébuleux qui souvent prennent la forme humaine. » Telle est, sages Égyptiens, la vie que j'aie choisie; ce choix, inspiré par Pythagore, je m'en applaudis, et jamais je n'ai trahi mes engagements, pas plus que je ne me suis vu trahi : car je suis ce qu'un philosophe doit être, et j'ai tout ce qui m'avait été promis. J'ai étudié les origines de la philosophie, j'en ai vu les principes, et il m'a semblé qu'elle vient de quelques hommes qui ont bien connu les choses divines et qui ont exercé leur âme : leur nature immuable et immortelle est la source d'où a jailli la philosophie. Je ne crois pas qu'il faille faire honneur de cette découverte aux Athéniens, car si Platon a chez eux disserté sur l'âme d'une manière divine et tout à fait sage, eux-mêmes ont altéré ses doctrines et se sont jetés dans des opinions contraires et tout à fait fausses. Je voulais savoir quelle est la ville, quelle est la nation, où je ne dis pas celui-ci et celui-là, mais une génération tout entière a tenu le même langage sur l'âme. C'est alors que, jeune encore et inexpérimenté, je tournai les yeux de votre coté, parce qu'on vous attribuait des connaissances tout à fait merveilleuses, et j'en parlai à mon maître de philosophie. Il me retint et me dit: « Je suppose que vous soyez porté à l'amour et en âge d'aimer: vous faites la rencontre d'un bel adolescent, et vous vous éprenez de lui ; vous vous informez de ce qu'est son père, on vous dit que son père fut chevalier ou général, que ses aïeux out été chorèges. Allez ensuite lui parler de son père comme d'un simple triérarque ou d'un simple phylarque ; vous verrez si c'est le moyen de vous le concilier, et si au contraire vous ne le choquerez pas en lui donnant un nom obscur et étranger plutôt que celui de son père. Eh bien ! vous êtes épris d'une sagesse qui vient des Indiens, et au lieu de lui donner le nom de ses pères naturels, vous lui donnez celui des hommes qui l'ont adoptée ; et par la vous accordez aux Égyptiens un avantage plus considérable que si vous leur rendiez celui dont ils se vantent d'avoir joui jadis, d'avoir l'eau du Nil mêlée de miel. » Ces paroles me décidèrent à visiter les Indiens avant vous: je me disais que de tels hommes devaient être d'un esprit plus subtil, comme ils vivaient au milieu d'une lumière plus pure, et qu'il devait y avoir plus de vérité dans leurs doctrines sur la nature et les Dieux, comme ils vivaient plus près des Dieux et habitaient non loin des principes de la substance éthérée et vivifiante. Lorsque j'eus été en relation avec eux, il m'arriva, au sujet de leurs promesses, ce qui arriva, dit-on, aux Athéniens au sujet de l'art du poète Eschyle. C'était un poète tragique; voyant son art encore grossier et sans règle, il réduisit le nombre excessif des choristes, il créa le dialogue en évitant de laisser trop longtemps la parole à un même acteur, il voulut que les meurtres eussent lieu derrière la scène, et non sous les yeux du spectateur: un poète qui a tant fait pour son art est certes un homme de génie, et il ne faut pas croire qu'un porte moins habile eût eu les mêmes idées. Eschyle, se sentant capable de parler la langue de la tragédie, et considérant que cette sorte de poème s'accommode mieux du sublime que du bas et du rampant, imagina un appareil qui répondit à l'extérieur des héros : il fit chausser aux acteurs le cothurne, pour qu'ils eussent leur taille et leur démarche, il leur donna le premier des vêtements semblables a ceux qu'avaient dû porter les héros et les héroïnes; aussi les Athéniens voyaient-ils en lui le père de la tragédie, et, même après sa mort, l'appelaient-ils aux concours tragiques des Dionysiaques : un décret permettait de remettre sur la scène les pièces d'Eschyle, et ainsi se renouvelaient ses triomphes. Et cependant le plaisir d'une tragédie bien représentée ne subsiste pas longtemps : il ne dure que quelques heures, comme les Dionysiaques elles-mêmes. Au contraire la philosophie, réglée comme elle l'a été par Pythagore, et inspirée d'un souille divin, comme déjà elle l'était avant Pythagore, chez les Indiens, procure des jouissances moins fugitives, des jouissances infinies en nombre et en durée. Il me semble donc que je n'ai pas été déraisonnable de me laisser séduire par une philosophie si richement parée, que les Indiens, après l'avoir couverte de vêtements magnifiques, exposent à tous les regards sur une machine haute et divine. Il est temps de vous prouver que j'ai eu raison d'admirer les Indiens et de les considérer comme des sages et des bienheureux. J'ai vu des hommes qui habitent sur la terre et n'y habitent pas, qui ont une citadelle sans en avoir, et qui ne possèdent rien que ce que possède tout le monde. Si je vous parle par énigmes, la sagesse de Pythagore m'y autorise : celui qui enseigna la loi du silence apprit aussi à parler par énigmes. Vous-mêmes vous avez autrefois encouragé Pythagore dans cette philosophie, alors que vous approuviez la sagesse des Indiens, car vous êtes Indiens d'origine : mais rougissant du motif pour lequel vous êtes venus ici, par suite de la colère de la terre, vous avez voulu passer pour autre chose que pour des Éthiopiens venus de l'Inde, et vous avez tout fait pour arriver à ce but. Vous avez commencé par rejeter les vêtements indiens, comme si avec l'habillement vous quittiez le nom d'Éthiopiens; vous êtes convenus d'honorer les Dieux plutôt d'après les rites égyptiens que d'après les vôtres; vous avez mal parlé des Indiens, comme si vous- mêmes vous n'étiez pas suspects comme venant du pays dont vous critiquiez les Sages. Vous n'avez pas même encore aujourd'hui renoncé à ces critiques, et vous venez de m'en donner une preuve dans les injures et dans les plaisanteries de Thespésion : selon vous, il n'y a rien de bon dans les pratiques des Indiens, ce ne sont qu'artifices pour effrayer ou séduire soit les yeux soit les oreilles. Vous ne connaissez pas encore ma science, et je vois que vous êtes incapables de l'apprécier. Je ne veux rien dire pour moi-même : puissé-je seulement être tel que les Indiens me croient ! Mais je ne puis souffrir qu'on les attaque. Pour peu qu'il y ait en vous quelque chose du bon sens de Stésichore, qui, après avoir composé des vers contre Hélène, en fit d'autres qu'il appela sa Palinodie, et qu'il commença ainsi : «Non, je n'ai pas dit la vérité, » il est temps que vous fassiez, vous aussi, une rétractation, et que vous preniez à leur égard d'autres sentiments. Que si c'est trop demander à votre muse qu'une Palinodie comme celle de Stésichore, au moins épargnez des hommes auxquels les Dieux accordent tous les biens qui leur appartiennent, et dont les biens ne sont pas dédaignés par les Dieux eux-mêmes. Vous avez dit en passant, Thespésion, que la Pythie rend ses oracles simplement et sans aucun appareil, et vous avez tiré un argument en votre faveur de ce temple qui fut autrefois formé de cire et de plumes. Il me semble que cela ne se fit pas sans quelque préparation. Ainsi ces paroles : « Oiseaux, apportez vos plumes, abeilles, apportez votre cire, » ne sont-elles pas d'un homme qui se prépare une demeure et imite la forme d'une maison? Mais le Dieu, jugeant cette demeure trop étroite et peu digne de sa sagesse, en voulut une autre, puis une autre, et maintenant il veut de grands temples, des temples de cent pieds. A la voûte de l'un d'eux on dit qu'il a suspendu des bergeronnettes d'or qui attirent comme les Sirènes. Pour orner le temple de Delphes, il y a entassé les offrandes les plus magnifiques. Il n'a même pas dédaigné la sculpture, il a laissé porter dans son temple des statues colossales de Dieux, d'hommes, de chevaux, de taureaux et d'autres animaux, et n'a pas dédaigné le plat ciselé que lui apportait Glaucus, ni la prise de la citadelle de Troie, qu'y a peinte Polygnote. Ce n'est pas qu'Apollon ait pensé que l'or des rois de Lydie, par exemple, fût un bien grand sujet d'orgueil pour Delphes, mais c'est dans l'intérêt des Grecs qu'il le fit mettre dans son temple, sans doute pour qu'ils fussent témoins de la richesse des Barbares, et fussent plus portés à désirer l'or de l'Asie qu'à ravager le pays les uns des autres. Mais il orna son temple à la manière des Grecs et comme il convenait à sa propre sagesse, et c'est par là qu'il donna tant d'éclat au temple de Delphes. Je vois encore, et je ne crois pas me tromper, le souci de l'ornement, dans ses oracles rendus en vers. En effet, s'il n'avait pas pensé à cela, voici quelles auraient été ses réponses : « Faites ou ne faites pas ceci; allez ou n'allez pas; concluez cette alliance ou ne la concluez pas. » Voilà qui eût été plus court, et, pour parler comme vous, plus nu. Mais Apollon a voulu se servir d'un langage plus élevé et plus agréable aux auditeurs, et il a parlé en vers. Il croit tout savoir; il dit même savoir le nombre des grains de sable de la mer, pour les avoir comptés; il dit avoir mesuré la mer entière. Mettrez-vous au nombre des vanteries de charlatan ces paroles qu'Apollon prononce avec la majesté de son langage et la rectitude de sa raison? Mais (puissiez-vous ne pas vous choquer de ceci, Thespésion!), je vous dirai que des vieilles, armées de cribles, s'en vont parmi les bergers et les bouviers, se faisant fortes de guérir par la divination les animaux malades, et qu'elles veulent se faire passer pour savantes et plus savantes que les véritables devins. C'est l'effet que vous me produisez, lorsque je compare votre sagesse à celle des Indiens. Les Indiens sont des hommes divins et parés à la manière de la Pythie, et vous... Mais je ne veux pas aller plus loin ; j'aime, comme les Indiens, la modération dans les discours; et puissé-je en faire toujours la compagne et la conductrice de ma langue, moi qui m'efforce d'avoir ce qui est à ma portée, en les louant et en les aimant, au lieu de répandre l'invective sur ce que je ne puis atteindre. Vous avez vu, dans les chants d'Homère sur les Cyclopes, que la terre nourrit sans semence et sans culture les plus cruels et les plus injustes des hommes; cette histoire vous fait plaisir: si quelques Edones ou quelques Lydiens célèbrent Bacchus, vous ne mettez pas en doute que la terre ne fasse jaillir pour eux des sources de lait et de vin, et ne les abreuve à leur gré ; et ceux qui célèbrent les Bacchanales de la sagesse, vous ne voulez pas que la terre produise rien pour eux d'elle-même ! Dans les banquets des Dieux il y a des trépieds qui se meuvent d'eux-mêmes, et Mars, malgré son ignorance et son inimitié, n'a pas accusé Vulcain à ce sujet. Jamais les Dieux n'ont entendu une accusation comme celle-ci : « Vous avez tort, Vulcain, d'orner le banquet des Dieux et d'y faire paraître des merveilles. » Il a fait des servantes d'or, et personne ne lui a reproché de corrompre les métaux, en donnant la vie à l'or. L'ornement est le but de tous les arts : ils n'ont été inventés qu'en vue de l'ornement. Ceux qui marchent nu-pieds, qui portent le manteau et la besace, ne cherchent-ils pas un genre particulier d'ornement ? Et ceux qui vivent nus, comme vous, il semble que leur extérieur soit ce qu'il y a de plus simple et de plus dépourvu de recherche; cependant, cette nudité même, c'est un ornement, ou du moins cela s'en rapproche par une autre sorte de faste, comme on dit. Il faut juger d'après les mêmes principes le culte du Soleil et les rites nationaux des Indiens. Les Dieux terrestres aiment les fosses et les sacrifices qu'on fait dans les creux de la terre ; mais l'air est le véhicule du Soleil, et ceux qui veulent l'honorer convenablement doivent s'élever au-dessus de la terre et se maintenir ainsi avec ce Dieu : c'est ce que tout le monde voudrait, et ce que peuvent les seuls Indiens. » [6,12] Damis respira, lui-même nous le dit, après avoir entendu ce discours. Les paroles d'Apollonius produisirent un grand effet sur les Égyptiens : Thespésion, quoiqu'il fût noir, rougit d'une manière fort sensible; tous les autres furent saisis de la fermeté et de l'éloquence qu'Apollonius avait déployée; et Nil, le plus jeune des Gymnosophistes, tout transporté d'admiration, s'avança vers Apollonius, lui prit la main et le pria de lui rapporter les entretiens qu'il avait eus avec les Indiens. « Je ne vous cacherai rien, à vous, lui dit Apollonius, car je vois que vous êtes docile et que vous aimez toute sorte de sagesse; mais pour Thespésion et pour ceux qui regardent comme des radotages les enseignements des Indiens, je n'ai garde de leur communiquer les doctrines que je tiens de ces philosophes. - Si vous étiez marchand ou armateur, dit Thespésion, et que vous nous apportassiez des marchandises de ce pays, auriez-vous la prétention, sous prétexte qu'elles viennent de l'Inde, de nous les faire accepter sans examen, et de nous les vendre sans les laisser voir ni goûter? - Je les laisserais examiner, reprit Apollonius, par ceux qui le désireraient; mais si, à mon arrivée au port, je voyais venir un homme qui méprisât ma marchandise, qui prétendit que je viens d'un pays qui ne produit rien de bon et que je n'ai rapporté de ma navigation que des objets sans valeur, et si cet homme entraînait les autres dans son opinion, est-il, je vous le demande, un marchand qui à ma place voulût jeter l'ancre et attacher son vaisseau dans un tel port? Ne se déciderait-il pas à remettre à la voile, à prendre de nouveau le large et à confier sa fortune aux vents, plutôt que d'en faire présent à des gens ignorants et inhospitaliers? - Mais moi, s'écria Nil, je me saisis du cable et je vous conjure, armateur, de me faire part des marchandises que vous apportez; je suis même tout disposé à monter dans votre vaisseau en qualité de passager et de contrôleur de votre cargaison. » [6,13] Thespésion voulut mettre fin à ces propos irritants : « Je suis heureux, dit-il à Apollonius, de vous voir si sensible à ce que je vous ai dit : cela vous disposera sans doute à nous pardonner, si nous avons été sensibles aux traits que vous avez lancés contre la sagesse égyptienne, avant d'en avoir fait l'épreuve. » Apollonius fut un instant surpris de ces paroles : il n'avait rien appris des intrigues de Thrasybule et d'Euphrate; mais soupçonnant, avec sa sagacité habituelle, ce qui était arrivé, il répondit : « Thespésion, rien de semblable ne serait arrivé aux Indiens, et ils n'auraient pas prêté l'oreille à un Euphrate, s'il était venu les trouver : c'est qu'ils savent deviner. Pour moi je n'ai eu avec Euphrate aucun démêlé à moi personnel. Mais j'ai voulu le mettre en garde contre sa passion pour l'or, et contre son empressement à s'enrichir par tout moyen ; il a trouvé mes conseils déplacés et au-dessus de ses forces; il a même pensé que ce que j'en disais était pour le discréditer, et il ne cesse de machiner quelque chose contre moi. Mais puisqu'il a trouvé créance auprès de vous en m'attaquant, faites attention qu'il vous a attaqués vous-mêmes tout les premiers. Il me semble, en effet, que tout homme qui est l'objet de mauvais propos est fort exposé: on le haïra sans qu'il ait rien fait de mal. Mais ne croyez pas qu'ils courent moins de danger, ceux qui ont prêté l'oreille à ces mauvais propos : ils font voir d'abord qu'ils aiment le mensonge, et qu'ils en font autant de cas que de la vérité; puis, qu'ils sont légers et crédules, ce qui est honteux même pour des jeunes gens ; qu'ils sont portés à l'envie, puisque c'est l'envie qui enseigne à écouter les discours injustes; enfin qu'ils sont assez disposés à la calomnie, puisqu'ils l'acceptent si facilement sur les autres. En effet, l'esprit des hommes est porté à faire ce qu'il est porté à croire. Puisse un homme d'un tel caractère ne jamais parvenir à l'autorité suprême, et ne jamais être à la tête du peuple ! car la démocratie même deviendrait, sous lui, une insupportable tyrannie. Puisse-t-il n'être jamais juge! car il ne prendrait pas d'informations ; ni commandant d'un vaisseau ! car tout l'équipage se révolterait; ni chef d'armée! car cela ferait les affaires de l'ennemi; ni philosophe! car la vérité ne guiderait pas son esprit. Euphrate vous a fait tort, même de votre sagesse: car des hommes qui se sont laissé séduire par des mensonges, comment prétendraient-ils être sages? Est-ce faire preuve de sagesse, que de croire les rapports les plus invraisemblables? - Assez parlé d'Euphrate et de petits sujets, dit Thespésion, d'une voix qui annonçait qu'il voulait calmer Apollonius. Nous tâcherons de vous réconcilier tous les deux, car nous pensons qu'il appartient à la sagesse de vider les débats entre les Sages. Mais qui me réconciliera avec vous et vos amis? Car, je comprends qu'un homme, qui a été calomnié, soit toujours en garde contre la calomnie. - C'est bien, dit Apollonius, mettons-nous à philosopher; c'est ce qui nous réconciliera le mieux. » [6,14] Nil, qui désirait vivement entendre Apollonius, lui dit: « Il convient que vous commenciez ce que vous avez à nous dire par la relation de votre voyage dans l'Inde et des entretiens que vous avez eus avec les Sages; les sujets en ont sans doute été magnifiques. - Je désire vous entendre aussi parler, dit Thespésion, de la sagesse de Phraote; car on dit que vous rapportez aussi de l'Inde l'empreinte profonde de ses discours. » Apollonius leur raconta tout ce qu'il avait appris dans ses voyages, en commençant par Babylone. Les Gymnosophistes l'écoutèrent avec plaisir et avec l'attention la plus soutenue; à midi, ils interrompirent l'entretien : les Gymnosophistes, comme les Indiens, accomplissent à ce moment les cérémonies religieuses. [6,15] Comme Apollonius et ses compagnons prenaient leur repas, Nil vint à eux avec des légumes, des pains et des gâteaux, dont il portait une partie, et dont le reste était porté par d'autres. Il leur dit en plaisantant : « Voici des présents que les Sages vous envoient, et à moi aussi; car on ne dira pas que je n'ai pas été invité ; je me suis invité moi-même. - Le plus agréable des présents que vous nous apportez, répondit Apollonius, c'est vous-même, et votre esprit, qui parait être celui d'un philosophe sincère et des mieux disposés pour les doctrines des Indiens et de Pythagore. Couchez-vous ici et mangez avec nous. - Me voici en place, mais jamais il n'y aura de quoi satisfaire mon appétit. - Vous êtes donc un bien grand mangeur? - Je suis vorace : car après le festin si copieux et si magnifique que vous nous avez servi, je ne suis pas encore rassasié; et je ne tarderai pas à venir demander un nouveau repas. Après cela, de quel nom voulez-vous m'appeler, si ce n'est du nom d'insatiable et de glouton? - Rien ne vous empêche de vous satisfaire : mais vous ferez en partie les frais du régal, et je me charge du reste. » [6,16] Le repas achevé, Nil commença ainsi: « Jusqu'ici, j'ai servi dans les rangs des Gymnosophistes. Je m'étais enrôlé dans les troupes légères et parmi les frondeurs : je m'en vais me faire inscrire parmi les hoplites, et me parer, Apollonius, de votre bouclier. - Mais, mon cher Égyptien, Thespésion et les autres Gymnosophistes se plaindront de ce que vous embrassez notre parti, avant de nous avoir bien examinés, et avec plus de précipitation que n'en comporte le choix d'un genre de vie. - Sans doute, répliqua Nil, mais s'il y a quelque chose à dire contre qui choisit, que n'y aura-t-il pas à dire contre qui n'aura pas choisi! Et ils seront plus blâmés s'ils viennent à faire ensuite le même choix que moi. Quand des hommes plus âgés que moi, et plus sages, n'auront pas choisi depuis longtemps ce que je choisis aujourd'hui, on aura droit de leur savoir mauvais gré de ce que, ayant sur moi de tels avantages, ils n'ont pas su mieux faire leur choix. - On ne saurait mieux dire, jeune homme; mais peut-être, précisément en raison de leur âge et de leur sagesse, ont-ils bien fait le choix qu'ils ont fait, peut-être ont-ils eu raison de se garder du votre, peut-être enfin aurez-vous été un peu téméraire, en agissant de vous-même, au lieu d'agir en suivant leur impulsion. » L'Égyptien répondit contre l'attente d'Apollonius : « Pour toutes les choses où un jeune homme doit obéissance à ses alliés, je n'ai jamais été en défaut. Tant que j'ai cru voir en eux plus de sagesse que chez les autres hommes, je me suis attaché à eux. Voici ce qui me donna lieu de prendre cette résolution: Mon père navigua autrefois pour son plaisir sur la mer Érythrée; il commandait un vaisseau que les Égyptiens envoient dans l'Inde. S'étant trouvé en rapport avec les Indiens qui habitent les côtes, il rapporta sur les Sages de ce pays des relations semblables à celles que vous nous avez faites. J'appris de lui que les Indiens sont les hommes les plus sages de la terre, que les Éthiopiens descendent d'une colonie indienne, qu'il leur reste quelque chose de la sagesse de leurs ancêtres, vers laquelle sont fixés leurs regards. Dès que je fus arrivé à l'adolescence, j'abandonnai mon patrimoine à qui le voulut et je me rendis chez les Gymnosophistes, nu comme eux, pour apprendre les doctrines indiennes, ou des doctrines parentes de celles-là. Je trouvai chez eux de la science, mais non la science des Indiens. Et comme je leur demandais pourquoi ils ne suivaient pas la philosophie indienne, ils se mirent à la ravaler à peu près comme ils ont fait aujourd'hui devant vous. Cependant, malgré ma jeunesse, ils m'ont admis, comme vous voyez, dans leur communauté, sans doute afin que je ne les quittasse pas pour naviguer, comme mon père, sur la mer Érythrée; ce que, par les Dieux! je n'eusse pas manqué de faire. Même j'aurais poussé jusqu'à la citadelle des Sages, si quelque Dieu ne vous eût envoyé ici à mon aide : mais de cette manière je n'aurai pas besoin de passer la mer Érythrée et de me mettre en relation avec les habitants des rivages de l'Inde, pour connaître la sagesse indienne; car ce n'est pas d'aujourd'hui que j'ai choisi mon genre de vie: ce choix était fait depuis longtemps, mais je n'avais pas ce à quoi j'aspirais. Qu'y a-t-il d'étrange à ce qu'un chasseur, qui a perdu la trace du gibier qu'il poursuit, y revienne après l'avoir retrouvée? Et si j'arrivais à leur faire prendre le même parti, à les convaincre de ce dont je me suis persuadé moi-même, qu'y aurait-il là, je vous le demande, de si téméraire? Il ne faut pas détourner la jeunesse d'agir ainsi, car elle est plus en état d'apprendre que la vieillesse; et quand un homme conseille à un autre d'embrasser une philosophie qu'il a embrassée lui-même, du moins ne peut-on pas lui faire le reproche de chercher à persuader ce dont il n'est pas convaincu; au contraire, jouir seul des biens qui vous viennent de la fortune, c'est faire tort à ces biens, qui pourraient faire un plus grand nombre d'heureux. » [6,17] Nil parlait ainsi, avec tout l'entrain d'un jeune homme. Apollonius répondit: « Mais puisque ma philosophie vous plaît, ne commencerez-vous pas par traiter avec moi des honoraires? - Ce sera bientôt fait : vous pouvez me demander ce que vous voudrez. - Je vous demande de garder pour vous le choix que vous avez fait, et de ne pas importuner les Gymnosophistes en cherchant à les convaincre, ce à quoi vous n'arriveriez pas. - Je vous obéirai. Ainsi nous voilà d'accord sur les honoraires. » Tels furent leurs entretiens. Puis, Nil questionna Apollonius sur le temps qu'il se proposait de passer parmi les Gymnosophistes. « Autant de temps, répondit Apollonius, qu'il faut pour s'instruire de leur sagesse. Après cela nous irons aux Catadupes, pour voir les sources du Nil : car je serai heureux, non seulement de voir ses sources, mais d'entendre le bruit de ses cataractes. » [6,18] Le jour se passa au milieu de ces entretiens et de conversations sur l'Inde, puis ils dormirent sur le gazon. Le jour suivant, dès l'aurore, ils tirent leurs prières habituelles, et, suivirent Nil qui les conduisit auprès de Thespésion. Après s'ètre salués et s'être assis dans le bois, ils se mirent à parler de philosophie. Apollonius commença ainsi : « Ce que nous avons dit hier prouve qu'il convient de ne pas tenir la science cachée. J'ai appris des Indiens tous les secrets de leur science, que j'ai cru pouvoir m'approprier : plein du souvenir de mes maîtres, je parcours le monde, enseignant ce qu'ils m'ont enseigné. Vous voyez que, vous aussi, vous avez tout à gagner à me renvoyer au courant de votre science; car je ne cesserai d'en parler aux Grecs et d'en écrire aux Indiens. [6,19] - Questionnez-moi, vous savez que l'enseignement se fait par des questions et par des réponses. » « Ma première question, dit Apollonius, sera sur les Dieux. Pourquoi avez-vous donné aux hommes de ce pays des images de Dieux si ridicules et si grotesques, à l'exception d'un petit nombre. Que dis-je, un petit nombre? C'est à peine s'il existe chez vous quelques représentations des Dieux qui soient raisonnables et qui conviennent à la nature divine? En voyant toutes les autres, on dirait que vous adorez non des Dieux, mais des bêtes privées de raison et de beauté. » Thespésion ne put entendre ces mots de sang-froid ; il s'écria : « Comment les Dieux sont-ils donc représentés chez vous? - De la manière la plus belle et la plus respectueuse pour les Dieux. - Vous parlez sans doute du Jupiter d'Olympie, de la statue de Pallas- Athéné, de la Vénus de Cnide, de la Junon d'Argos, et des autres statues qui sont des chefs-d'oeuvre? - Je ne parle pas seulement de celles-là ; mais je dis qu'en général la statuaire de tous les pays a observé la bienséance, tandis que vous, vous semblez plutôt chercher à tourner les Dieux en dérision qu'à les faire respecter. - Est-ce que les Phidias et les Praxitèle sont montés au ciel, et en ont rapporté les empreintes des Dieux pour composer ensuite leurs statues? Ou bien est-ce par un autre moyen qu'ils se sont mis à les faire? - C'est par un autre moyen, qui est plein d'habileté. - Et lequel? Ce ne peut être que par l'imitation. - Non, c'est l'imagination qui a conduit leur main, l'imagination qui est une plus grande artiste que l'imitation. En effet, l'imitation ne représentera que ce qu'elle a vu, l'imagination représentera même ce qu'elle n'a pas vu : elle se le figurera, en se reportant au réel. Il arrive souvent que la surprise nuit à l'exactitude de l'imitation, taudis qu'elle ne peut rien sur l'imagination, qui va droit et sans se troubler à l'objet qu'elle se représente. Ainsi, celui qui s'est figuré l'image de Jupiter doit nécessairement, comme Phidias l'a fait dans un transport de génie, le voir avec le ciel, les saisons et les astres. Celui qui veut représenter Pallas doit avoir à la fois dans l'esprit et l'ardeur guerrière, et la prudence, et les arts, et la déesse s'élançant du cerveau de Jupiter. Faites un épervier, une chouette, un loup, un chien et mettez ces images pour représenter Mercure, Pallas, Apollon, il semblera que ces images soient en l'honneur des animaux, et la dignité des Dieux se trouvera fort diminuée. - Prenez garde de juger nos usages sans les avoir examinés. Si les Égyptiens ont montré de la sagesse en quelque chose, c'est en n'ayant pas la présomption de représenter les Dieux eux-mêmes, mais en n'offrant d'eux que des images symboliques et allégoriques. Ces images n'en sont que plus respectables. - Mes amis, dit Apollonius en souriant, je vois que vous avez bien profité de la sagesse des Égyptiens et des Éthiopiens, puisqu'un chien, un ibis et un bouc, vous paraissent plus dignes que vous-mêmes de figurer les Dieux. C'est, en effet, ce que me dit le sage Thespésion. Qu'y a-t-il donc dans ces images qui soit propre à inspirer le respect ou l'effroi? Les parjures, les sacrilèges, et toute l'engeance des impies méprisent de tels Dieux plutôt qu'ils ne les craignent, et c'est bien naturel. Vous trouvez vos images symboliques plus vénérables? Mais les Dieux auraient obtenu plus de vénération en Égypte, si l'on n'avait pas fait d'images, et si vous traitiez les choses divines autrement, d'une manière plus sage et plus mystérieuse. Vous pouviez, en effet, leur bâtir des temples, leur élever des autels, leur faire des sacrifices bon ou mauvais, dont vous auriez déterminé l'époque, la durée, les paroles et les cérémonies, mais ne pas mettre de statues dans les temples, laissant ceux qui les fréquentent libres de se les figurer sous telle ou telle forme : car l'esprit est encore plus puissant pour concevoir des images, que tout l'art des artistes pour en exécuter. Mais qu'avez-vous fait? Que les Dieux ne peuvent plus paraître beaux ni aux yeux ni à l'esprit. - Il y a eu, répondit Thespésion, un Athénien nommé Socrate, qui était, comme nous, un vieux fou : car il prenait des chiens, des oies et des platanes pour des divinités, et il jurait par elles. - Ce n'était pas un fou, c'était un homme divin et un vrai sage: s'il jurait par des chiens, des oies et des platanes, ce n'était pas qu'il les prit pour des Dieux, mais c'était pour éviter de jurer par les Dieux. » [6,20] A ce moment Thespésion, comme un homme qui voulait changer le sujet de la conversation, interrogea Apollonius sur la peine du fouet chez les Lacédémoniens, et lui demanda si le fouet se donnait en public. « Parfaitement, dit Apollonius, et cependant c'est le plus libre et le plus fier des peuples. - Et que font-ils aux esclaves, quand ils les prennent en faute? - Ils ne les tuent plus, comme le permettait la loi de Lycurgue; mais ils se servent aussi du fouet contre eux. - Et que pensent d'eux les autres Grecs? - Ils accourent â ce spectacle, comme aux Hyacinthies et aux Gymnopédies, avec autant de joie que d'empressement. - Eh quoi ! ces braves Grecs n'ont pas honte de voir ceux qui ont été leurs maîtres fouettés publiquement! Ils ne rougissent pas d'avoir obéi à des gens qu'on fouette ainsi en public ! Comment n'avez-vous pas corrigé cet abus? car on dit que vous avez donné des conseils même aux Lacédémoniens. - Mes conseils ont porté sur ce qu'il était possible de corriger, et ils se sont empressés de les suivre: car ce sont les plus libres des hommes, et ils ne se rendent qu'aux bons avis. Quant à l'usage du fouet, il est maintenu en l'honneur de Diane Scythique, et, à ce qu'il paraît, sur l'ordre formel des oracles. Or c'est une folie, je suppose, de s'élever contre la volonté des Dieux. - Ce sont des Dieux bien peu sages que ceux des Grecs, Apollonius, s'ils ont conseillé de punir du fouet des hommes qui font profession d'être libres. - Ils ne commandent pas de fouetter, mais d'arroser l'autel de sang humain, parce que tel était l'usage des Grecs: mais les Lacédémoniens ont habilement interprété ce qu'il y avait de barbare dans cet ordre de verser le sang, et ils en font un exercice de patience, qui ne fait pas mourir, et qui permet d'offrir à la déesse les prémices de leur sang. - Pourquoi ne sacrifient-ils pas les étrangers à Diane, comme c'était l'usage des Scythes? - Parce que les Grecs n'ont pas coutume d'emprunter les coutumes des Barbares. - Cependant il semble qu'il y aurait eu moins d'inhumanité de leur part à sacrifier un ou deux étrangers qu'à porter contre eux une loi qui les chasse tous. - Thespésion, n'attaquons pas Lycurgue, et d'abord comprenons bien ce qu'il a voulu : quand il a interdit aux étrangers le séjour de Lacédémone, il n'a pas prétendu empêcher ses concitoyens de se mêler aux autres hommes, son intention a été de préserver l'intégrité de leurs moeurs en évitant le contact des étrangers dans l'intérieur de Sparte. - Pour moi, j'aurais pour les Lacédémoniens l'estime à laquelle ils prétendent, s'ils vivaient avec les étrangers sans rien changer des moeurs de leurs pères: car le vrai mérite eût été de se conserver toujours les mêmes, non pas à la faveur de l'absence des étrangers, mais malgré leur présence. Or, qu'est-il arrivé? Malgré leurs lois contre les étrangers, ils ont laissé leurs moeurs se corrompre, et on les a vus prendre celles du peuple qu'ils haïssaient le plus dans la Grèce. En effet, la marine et les impôts qu'a entraînés son établissement, n'est-ce pas là une institution athénienne? Ainsi, ce que les Lacédémoniens avaient d'abord considéré comme un juste sujet de guerre contre Athènes, ils se mirent à le faire à leur tour, vainqueurs des Athéniens à la guerre, mais vaincus par leurs moeurs et leurs institutions. De plus, amener de Scythie ou de Tauride une déesse, n'était-ce pas faire un emprunt à des étrangers? Si c'était pour obéir à des oracles, qu'était-il besoin du fouet ? Pourquoi imaginer un genre de patience convenable à des esclaves? Je m'imagine qu'il eût été plus conforme aux moeurs lacédémoniennes, afin de fortifier contre la mort, qu'un jeune Spartiate eût été volontairement immolé : un tel sacrifice eût mieux fait éclater le courage des Spartiates, et aurait empêché la Grèce de jamais prendre les armes contre eux. Mais, dira-t-on, il fallait conserver les jeunes gens pour la guerre. Eh bien ! la loi des Thraces sur les sexagénaires devait être appliquée par les Lacédémoniens encore plus que par les Scythes, si c'était sincèrement et non par ostentation qu'ils disaient aimer la mort. Ce que je dis n'est pas contre les Lacédémoniens, mais contre vous, Apollonius. Si nous nous mettons à chercher le mauvais côté des institutions anciennes, et que leur ancienneté nous empêche de bien connaître, si nous en venons à accuser les Dieux de les approuver, cette manière de philosopher nous fera tomber dans une foule d'absurdités. Nous pourrions par exemple, au sujet des mystères d'Éleusis, regretter qu'on fasse ceci, plutôt que cela; au sujet des mystères de Samothrace, trouver mauvais qu'on fasse cela plutôt que ceci; de même pour les Dionysiaques, les cérémonies Ithyphalliques, pour l'Hermès de Cyllène; nous ne pourrions que critiquer toutes ces choses. Passons maintenant à un autre sujet, celui que vous voudrez, et respectons le précepte de Pythagore, qui est aussi le nôtre: il est bon de garder le silence, sinon sur toutes les matières, du moins sur celles de ce genre. - Si vous aviez voulu approfondir ce sujet, reprit Apollonius, je vous aurais fait voir que Lacédémone peut alléguer un grand nombre de belles institutions qu'elle observe avec honneur et mieux que tous les autres Grecs : mais puisque vous écartez ces matières, et que vous allez même jusqu'à croire qu'il y a de l'impiété à en parler, passons à un autre sujet, fort important, à mon avis ! Parlons de la justice. [6,21] - Oui, traitons ce sujet, dit Thespésion: car il convient à ceux qui sont philosophes et à ceux qui ne le sont pas. Mais pour que nous n'allions pas mêler les opinions des Indiens â celles qui nous sont propres, et que notre entretien ne reste pas sans résultat, commencez par exposer ce que pensent les Indiens sur la justice: car il n'y a pas de doute que vous en ayez conféré avec eux. Si leur sentiment est conforme à la vérité, nous y donnerons notre assentiment : si, au contraire, ce que nous pensons est plus sage, il faudra que vous y accédiez; cela même rentre dans la justice. - Fort bien, Thespésion, répondit Apollonius, ce que vous dites me fait le plus grand plaisir. Écoutez donc comment ont raisonné les Indiens. Je leur racontais qu'autrefois; quand mon âme présidait à un autre corps, j'étais pilote et dirigeais un grand navire. Les pirates me promettaient de l'argent si je voulais, par trahison, conduire le navire en un endroit où ils devaient l'attaquer et s'emparer de la cargaison; je promis de faire ce qu'ils voudraient, pour éviter leur attaque, puis je les dépassai et me mis hors de leur portée. Je croyais en cela avoir fait un grand acte de justice. - Et les Indiens ont-ils été de votre avis? - Ils se sont mis à rire, et m'ont dit que ce n'est pas être juste que de ne pas commettre une injustice. - Ils ont eu raison : car ce n'est pas être prudent que de ne pas former une folle entreprise, ni brave que de ne pas abandonner son poste, ni tempérant que de ne pas tomber dans l'adultère, ni digne de louange que de ne pas s'attirer de blâme. Tout ce qui ne mérite ni récompense ni peine n'est pas encore la Vertu. - Que doit faire un homme, Thespésion, pour être couronné comme juste? - Ne pouviez-vous philosopher sur la justice d'une manière plus complète et plus convenable à la circonstance, que vous ne l'avez fait en présence du roi d'une contrée si vaste et si fertile, qui vous entendait disserter sur la chose qui a le plus de rapport avec la justice, la royauté ? - Si nous avions parlé en présence de Phraote, vous auriez eu raison de nous blâmer de n'avoir pas devant lui épuisé ce qu'il y avait à dire sur la justice. Mais d'après ce que je vous ai raconté hier, vous avez vu que le roi devant qui nous parlions était un homme adonné au vin et ennemi déclaré de toute philosophie: nous n'aurions fait que l'ennuyer, et à quoi bon? Qu'était-il besoin de nous ennuyer nous-mêmes à déserter devant un homme qui ne voyait rien hors de la volupté? Mais puisque la poursuite de la justice convient mieux à des sages comme vous qu'à des rois et à des généraux, cherchons l'homme vraiment juste. Ainsi moi qui croyais l'être, quand je commandais à mon vaisseau, et les autres qui se bornent à s'abstenir d'injustice, vous ne nous accordez pas encore le nom de justes et vous ne pensez pas que nous ayons droit à être honorés comme tels. - Et ce n'est pas sans raison. Car on n'a jamais vu ni les Athéniens ni les Lacédémoniens décréter de couronner tel citoyen parce que ce n'est pas un débauché, ou d'accorder le droit de cité à tel homme, parce que ce n'est pas un pilleur de temples. Quel est donc l'homme juste, et à quels actes se reconnaît-il ? Car je ne sache pas que personne ait été couronné comme juste, ni que jamais il y ait eu un décret pour le couronner, parce qu'il s'est montré juste en faisant telle ou telle chose. Il semble même, quand on songe au sort de Palamède à Troie, et à celui de Socrate à Athènes, qu'il n'y a guère de bonheur pour la justice parmi les hommes : c'étaient les plus justes des hommes, et ils ont été traités de la manière la plus injuste. Encore ces hommes justes ont-ils été frappés par des condamnations imméritées, et pour des crimes supposés; mais ce qui a perdu Aristide, fils de Lysimaque, c'est sa justice même, et c'est parce qu'il avait cette vertu que ce grand homme s'en est allé en exil. J'avoue que la justice a des chances pour paraître une chose assez ridicule. Elle a été placée sur la terre par Jupiter et les Parques pour protéger les hommes contre l'injustice, et elle ne se peut protéger elle-même contre ses attaques. L'exemple d'Aristide me suffit pour faire voir quel est l'homme injuste, quel est l'homme juste. En effet, dites-moi, cet Aristide n'est-il pas cet Athénien qui, selon les récits des Grecs venus en Égypte, a chargé de parcourir les îles pour régler les tributs, n'en établit que de fort modérés, et revint avec le même manteau qu'il avait au départ. - C'est lui-même, et il fit fleurir l'amour de la pauvreté. - Eh bien ! Je suppose qu'il se soit trouvé dans Athènes deux orateurs pour approuver Aristide, à son retour de chez les alliés ; je suppose que l'un ait proposé de le couronner parce que non seulement il est revenu sans s'être enrichi et sans avoir rien acquis pour lui-même, mais qu'étant l'un des plus pauvres citoyens d'Athènes, il est revenu plus pauvre; et que l'autre soumette au peuple un décret ainsi conçu: «Considérant qu'Aristide n'a pas imposé aux alliés des tributs qui fussent au-dessus de leurs forces, mais qu'il les a fixés selon leurs ressources; considérant qu'il a cherché à concilier leurs esprits à la République, et a fait en sorte qu'ils supportassent les tributs sans se plaindre; le peuple ordonne qu'il soit couronné à cause de sa justice.» Ne croyez-vous pas qu'Aristide se fût opposé lui-même au premier décret, comme étant peu en rapport avec sa conduite, attendu qu'il n'avait pas droit à être couronné pour n'avoir pas commis d'injustice, et que peut-être il eût approuvé l'autre, comme frappant au but qui avait été celui de tous ses efforts? En effet, c'est dans l'intérêt des Athéniens et des alliés qu'il avait veillé à ce que les tributs fussent modérés, et c'est après Aristide que la sagesse de sa conduite apparut plus clairement. Les Athéniens dépassèrent les limites qu'Aristide avait fixées aux tributs, ils en imposèrent aux îles de trop lourds : à partir de ce moment, c'en fut fait de leurs forces navales, qui étaient ce qui les rendait le plus redoutables; les Lacédémoniens étendirent leur empire jusque sur la mer, il ne leur resta rien de leur puissance, et tous les peuples qui leur étaient soumis ne songèrent qu'à se révolter et à se détacher d'eux. Ainsi, Apollonius, l'homme juste, pour suivre la droite raison, n'est pas celui qui ne commet pas d'injustice, c'est celui qui fait lui-même des choses justes et qui empêche les autres de faire des injustices. De la justice, ainsi entendue, naîtront d'autres vertus, surtout la vertu judiciaire et la vertu législative: un homme qui possédera cette justice jugera avec plus d'équité que ceux qui prêtent serment sur la chair coupée des victimes; et s'il fait des lois, ce sera un Solon, un Lycurgue : car assurément c'est la justice qui a inspiré ces grands législateurs. » [6,22] C'est ainsi, suivant Damis, que Thespésion parla au sujet de l'homme juste, et Apollonius l'approuva; car il avait coutume de ne pas refuser son assentiment à ce qui était bon. Ils s'entretinrent aussi de l'immortalité de l'âme, et parlèrent sur la Nature à peu près comme Platon dans le Timée. Ils s'occupèrent surtout des lois qui sont en vigueur chez les Grecs. « Je suis venu ici, dit enfin Apollonius pour vous visiter et pour voir les sources du Nil : ces sources, il est permis de ne pas les connaître quand on ne va pas plus loin que l'Égypte, mais, quand on pousse comme moi jusqu'en Éthiopie, ce serait une honte de les négliger et ne pas chercher à s'en enquérir. - Allez, et soyez heureux! Vous pourrez demander à ces sources tout ce qui vous plaira : car il y a en elles quelque chose de divin. Je suppose que vous prendrez pour guide Timasion, citoyen autrefois de Naucratis, aujourd'hui de Memphis : il connaît bien les sources, et il est si pur qu'il n'a pas besoin d'expiation. Mais vous, Nil, nous avons à vous parler en particulier. » Apollonius comprit le sens de ces mots: il devina que les Gymnosophistes voyaient avec peine l'attachement que Nil témoignait pour lui. Il les laissa donc parler avec Nil, et se retira pour faire ses préparatifs : il devait partir le lendemain au lever du jour. Bientôt Nil vint le trouver: il ne dit rien de ce qui lui avait été dit, mais il riait à part lui; personne ne l'interrogea, tous respectèrent son secret. [6,23] On prit le repas du soir, on causa de choses indifférentes, et l'on s'endormit. Quand le jour parut, Apollonius et ses amis prirent congé des Gymnosophistes et, suivirent la route qui conduisait aux montagnes, à gauche du Nil. Voici ce qu'ils virent de remarquable. Les Catadupes sont des montagnes de terre, semblables au Tmolus, montagne de Lydie; le Nil en descend, et toute la terre qu'il entraîne, il la répand sur l'Égypte. Le bruit de ces eaux qui se précipitent du haut de ces montagnes et qui se jettent avec fracas dans le lit du Nil est assourdissant et on ne saurait le supporter; quelques-uns de ceux qui en ont approché trop pris en sont devenus sourds. [6,24] Apollonius et ses compagnons, poussant plus loin, virent des collines couvertes d'arbres, dont les Éthiopiens récoltent les feuilles, l'écorce et la résine. Sur leur chemin des lions, des panthères et d'autres bêtes féroces du même genre s'offrirent à leurs regards, mais sans les attaquer : ces animaux s'éloignaient précipitamment, comme si la vue des hommes leur eût fait peur. Ils virent aussi des cerfs, des chevreuils, des autruches, des onagres en grand nombre, mais surtout des bœufs sauvages et des "boutrages", animaux qui tiennent du bouc et du boeuf : de là leur nom. Souvent nos voyageurs rencontraient de leurs os et de leurs cadavres demi-rongés : c'est que les lions, quand ils se sont repus de proie fraîche, en dédaignent les restes, assurés qu'ils sont d'en trouver toujours une nouvelle. [6,25] Cette contrée est habitée par les Éthiopiens nomades, qui habitent sur des chars comme dans des villes. Près d'eux sont des peuplades qui font la chasse aux éléphants : il les coupent en morceaux qu'ils exposent en vente; comme ils se nourrissent d'éléphants, on les a nommés Éléphantophages. Parmi les autres peuplades de l'Éthiopie il y a aussi les Nasamons, les Androphages, les Pygmées, les Sciapodes: ces peuplades habitent sur les bords de l'Océan Éthiopique, où les voyageurs ne vont que malgré eux, et poussés par une tempête. [6,26] Comme Apollonius et ses compagnons dissertaient sur les animaux qu'ils avaient vus, et sur la Nature qui fournit aux différentes espèces d'animaux une nourriture différente, ils entendirent un bruit semblable à celui d'un tonnerre qui n'a pas encore éclaté, mais dont les premiers grondements retentissent dans la nue, « Compagnons, s'écria Timasion, nous approchons de la cataracte qui est la dernière en descendant, et la première en montant. » S'étant avancés à dix stades environ, ils virent le fleuve tomber d'une montagne avec un volume d'eau aussi considérable que le Marsyas et le Méandre à leur confluent. Ils allèrent encore plus loin, après avoir adressé des prières au Nil. Au delà ils ne rencontrèrent plus d'animaux : car les animaux craignent naturellement le bruit, et aiment mieux gîter près des eaux tranquilles que près de celles qui tombent avec fracas dans quelque précipice. A environ cinquante stades de là, ils entendirent une autre cataracte, mais celle-là faisait un bruit qui n'était plus supportable : l'eau tombait de montagnes plus élevées, et eu volume double de celui de la précédente. Damis nous dit qu'il fut, ainsi qu'un des voyageurs, tellement assourdi qu'il revint sur ses pas et pria Apollonius de ne pas aller plus loin : mais Apollonius, sans se laisser déconcerter, s'avança vers la troisième cataracte avec Nil et Timasion. A son retour, voici ce qu'il rapporta. Au-dessus du Nil s'élèvent en cet endroit des montagnes de huit stades au plus, mais vis-à-vis de ces montagnes se trouve un rocher découpé d'une manière extraordinaire, sur lequel vient se briser l'eau qui tombe de la montagne; l'eau se jette ensuite dans le Nil toute blanche d'écume. Ce que l'on éprouve en présence de cette masse d'eau qui est plus considérable que les précédentes, le bruit qu'elle produit et que répercutent les montagnes, tout cela fait qu'on ne peut qu'avec peine contempler cette chute d'eau. Quant au chemin qui mène plus loin, vers les premières sources du Nil, il est difficile à parcourir et même à imaginer. On fait, sur des Dieux qui les fréquentent, plusieurs récits semblables à ceux qu'a faits le docte Pindare sur le Dieu qu'il représente présidant à ces sources pour régler le cours du Nil. [6,27] Après avoir vu les cataractes, nos voyageurs s'arrêtèrent dans un petit bourg de l'Éthiopie; le soir venu, comme ils prenaient leur repas, en mêlant le badinage aux propos sérieux, ils entendirent des cris nombreux: c'étaient les femmes du bourg qui se criaient les unes aux autres : « Prenez-le, poursuivez-le, » et qui excitaient leurs maris à les aider. Ceux-ci s'emparant de pierres, de morceaux de bois, et de tout ce qui leur tombait sous la main, s'excitaient à venger l'outrage fait à leurs femmes. Il y avait déjà dix mois que ce bourg était fréquenté par le fantôme d'un Satyre qui se ruait sur les femmes, et qui, disait-on, avait tué deux d'entre elles, dont il était, à ce qu'il paraît, particulièrement épris. Ce tumulte effraya les compagnons d'Apollonius, mais il leur dit: «Ne craignez rien. Ce n'est qu'un Satyre qui en veut aux femmes. - Par Jupiter! s'écria Nil, voici longtemps que nous autres Gymnosophistes, nous sommes impuissants à mettre un terme à ses lubricités. - Cependant il y a contre les êtres lubriques de cette espèce un préservatif dont on dit que Midas se servait autrefois. Ce Midas était lui-même quelque peu de la famille des Satyres, comme il paraissait à ses oreilles: un Satyre, s'autorisant de la parenté, s'amusa un jour à le plaisanter sur ses oreilles en chantant et en jouant de la flûte : mais Midas avait appris, je pense, de sa mère, que le moyen de venir à bout d'un Satyre, c'est de l'enivrer, et qu'une fois endormi il devient calme et réservé; il mêla du vin à une fontaine qui coulait près de son palais, et y fit boire le Satyre: dès qu'il eut bu, il fut dompté. Et, voulez-vous que je vous prouve que ce n'est pas une fable? Allons trouver le chef du bourg : si les habitants ont du vin, nous le mêlerons d'eau, et, quand nous l'aurons fait boire à ce Satyre, il lui arrivera ce qui est arrivé à celui de Midas. » La proposition d'Apollonius fut approuvée: il jeta quatre amphores égyptiennes dans l'abreuvoir du bétail, et invita le Satyre à y venir boire, en ajoutant quelques menaces secrètes. Le Satyre ne parut pas aux yeux des assistants; mais le vin diminua, de manière qu'on vit bien qu'il y avait quelqu'un qui le buvait. Lorsqu'il fut épuisé, Apollonius dit: « Maintenant faisons la paix avec le Satyre, car il dort. » Et après avoir dit ces mots, il conduisit les habitants du bourg vers l'antre des Nymphes, qui était à une distance de moins d'un plèthre; là il leur montra le Satyre endormi, et leur défendit de le frapper et de lui faire aucun mal; « Car, ajouta-t-il, il n'est plus au nombre des fous. » Cet acte d'Apollonius n'est pas, qu'on se garde de le croire, un ornement ajouté au récit de son voyage, mais un des principaux incidents de ce voyage; et si, dans vos lectures, vous tombez sur une lettre d'Apollonius à un jeune débauché, dans laquelle il lui dit qu'il a ramené à la continence un démon du genre des Satyres, souvenez-vous de cette histoire. Quant â l'existence des Satyres et à leur penchant à l'amour, c'est un fait dont on ne saurait douter. J'ai eu pour camarade à Lemnos un enfant dont la mère, disait-on, était fréquentée par un Satyre, à en juger par la description qu'on en donnait : il avait sur le dos une peau de faon qui s'y trouvait naturellement attachée, et dont les pieds de devant entouraient le cou et étaient noués sur la poitrine. Du reste je n'insiste pas : on doit croire l'expérience et mon affirmation. [6,28] C'est après qu'Apollonius fut de retour de l'Éthiopie, que l'animosité entre Euphrate et lui s'aggrava par suite des discours qu'ils tenaient chaque jour, et dans lesquels Apollonius s'adressait surtout à Ménippe et à Nil : pour lui, il ne parlait contre Euphrate que rarement, et donnait tous ses soins à l'instruction de Nil. [6,29] Lorsque Titus eut pris Jérusalem et rempli toute la ville de carnage, les populations voisines lui décrétèrent des couronnes : il les refusa, disant que ce n'était pas lui qui avait fait tout cela, et qu'il n'était que l'instrument de la colère de Dieu. Apollonius approuva cette conduite. Ce refus d'être couronné pour du sang versé annonçait un homme ami de la sagesse, qui avait l'intelligence des choses divines et humaines. Il lui écrivit une lettre, qu'il lui fit remettre par Damis. Elle était ainsi conçue : « Apollonius à Titus, général des Romains, salut. Vous n'avez pas voulu recevoir de couronne pour un combat et pour du sang versé; puisque vous savez si bien ce qui mérite ou ne mérite pas une couronne, je vous décerne celle de la modération. Adieu. » Cette lettre fit grand plaisir à Titus, qui répondit: « Je vous rends grâces et en mon nom et au nom de mon père, et je me souviendrai de vous : je me suis emparé de Jérusalem, et vous de moi. » [6,30] Titus fut peu après proclamé empereur à Rome, et reçut ainsi le prix de ses exploits; il partit donc pour partager l'empire avec son père. Mais, pensant retirer un grand profit d'un entretien même fort court avec Apollonius, il le pria de venir à Argos: A son arrivée. il l'embrassa et lui dit : « Mon père m'a fait connaître toutes les circonstances où il vous a eu pour conseiller. Voici sa lettre, où il m'écrit que nous vous devons tout ce que nous sommes. Je n'ai, comme vous voyez, que trente ans, et je suis parvenu au rang que mon père n'a obtenu qu'à soixante : je suis appelé à commander peut-être, avant d'avoir appris à obéir, et je crains d'avoir à porter un fardeau trop lourd pour moi. » Alors Apollonius, lui frappant sur le cou, qu'il avait aussi robuste qu'un athlète, lui dit : « Qui donc osera mettre sous le joug un taureau si vigoureux? - Celui, répondit Titus, a qui a pris soin de moi, alors que je n'étais qu'un veau.» Titus désignait ainsi son père, et annonçait l'intention de n'obéir qu'à celui qui, dès son bas âge, l'avait habitué à l'obéissance. « Je me félicite, dit Apollonius, de voir que vous êtes prêt à vous soumettre à votre père, à qui sont heureux d'obéir même ceux qui ne sont pas ses enfants, et que vous lui rendrez les hommages qu'on vous rendra à vous-même. La jeunesse partageant avec la vieillesse le pouvoir souverain, quelle harmonie suave et délicieuse! Est-il une flûte, est-il une lyre qui la puisse égaler? A cette union de la vieillesse et de la jeunesse, la vieillesse gagnera la force, et la jeunesse la modération. » [6,31] « Et quelles règles me prescrivez-vous, demanda Titus, au sujet de l'autorité suprême ? - Celles que vous vous êtes tracées à vous-mêmes. Puisque vous devez être d'une entière docilité envers votre père, il n'est pas douteux que vous ne deveniez semblable à lui. Cependant je vous citerai le précepte d'Archytas : c'était un Tarentin, disciple de Pythagore. Dans un Traité sur l'éducation des enfants, il dit: « Que le père soit un modèle de vertus pour ses enfants; la pensée que leurs enfants leur ressembleront fera que les pères marcheront d'un pas plus ferme dans la voie de la vertu. » De plus je mettrai en rapport avec vous mon ami Démétrius, que vous retiendrez autant que vous voudrez, pour apprendre de lui les devoirs de l'honnête homme. - Quel est le genre de mérite de ce philosophe? - De parler avec franchise, et de dire la vérité, sans s'effrayer de rien : il a la fermeté d'un cynique. » Ce titre de cynique ou de chien déplut à Titus. Apollonius reprit: « Homère a pensé que Télémaque, étant jeune, avait besoin de deux chiens, et il a jugé convenable de les donner, quoique dénués de raison, comme compagnons au fils d'Ulysse : vous aussi, vous aurez avec vous un chien qui aboiera pour vous contre les autres et contre vous-même, quand vous commettrez une faute, et ce sera un chien pourvu de raison et même de sagesse. - Eh bien ! Donnez-moi pour compagnon ce chien, s'écria Titus, et je lui permets de me mordre, quand il me trouvera en faute. - Je lui ai écrit à Rome, car c'est dans cette ville que réside ce philosophe. - Vous avez bien fait, mais je voudrais que quelqu'un vous écrivit aussi en ma faveur, afin que vous fissiez avec moi le voyage de Rome. - Je le ferai quand il sera plus utile pour vous et pour moi. » [6,32] Titus fit alors éloigner tout le monde, et dit : « Apollonius, nous sommes seuls, me permettez-vous de vous interroger sur ce qui me tient le plus au coeur? - Vous pouvez m'interroger, répondit Apollonius, et plus vos questions seront importantes, plus vous pouvez les faire avec confiance. - Je veux vous interroger au sujet de ma vie et des hommes contre lesquels je dois le plus me tenir en garde; mais peut-être trouverez-vous qu'il y a de la lâcheté dans de telles appréhensions. - Je ne vois là que de la précaution et de la prudence : car c'est à cela qu'il faut veiller tout d'abord. » Et, levant les yeux vers le Soleil, il prit ce Dieu à témoin qu'il allait précisément parler à l'empereur sur ce sujet, quand l'empereur ne l'eût pas abordé: il ajouta que les Dieux lui avaient dit d'avertir Titus de redouter, du vivant de son père, les ennemis de son père, et après la mort de Vespasien, ses plus proches parents. « De quelle manière mourrai-je? demanda Titus. - Comme Ulysse : on dit que la mort lui vint de la mer. » Cela voulait dire, comme nous l'explique Damis, que Titus devait se garder du piquant de la raie, qui blessa, dit-on, Ulysse. En effet, deux ans après avoir été admis par son père au partage de l'empire, il mourut empoisonné avec du lièvre marin, poisson qui fournit un venin plus mortel que toutes les substances de la terre et de la mer. Néron s'en était servi pour empoisonner dans ses festins ses plus grands ennemis : Domitien s'en servit contre son frère Titus, irrité, non parce qu'il avait pour collègue un frère, mais parce que son collègue était doux et vertueux. Après cet entretien secret, Titus et Apollonius s'embrassèrent publiquement. Quand l'empereur partit, Apollonius le salua par ces mots : «Prince, soyez supérieur à vos ennemis par vos armes, à votre père par vos vertus. » [6,33] Voici la lettre qu'Apollonius avait écrite à Démétrius: « Le philosophe Apollonius à Démétrius le cynique, salut. Je vous donne à l'empereur Titus, pour que vous lui appreniez à régner. Faites que je lui aie dit vrai à votre égard, et soyez tout pour lui, mais sans colère. Adieu. » [6,34] Les habitants de Tarse avaient autrefois détesté Apollonius, parce qu'il leur avait adressé des reproches continuels, et que, vivant dans la mollesse et la volupté, ils ne pouvaient supporter un langage un peu ferme. Mais à l'époque où nous sommes arrivés, ils se prirent pour lui d'une telle estime qu'ils le considérèrent comme le fondement et le soutien de leur ville. Dans un sacrifice public que faisait Titus, tous les citoyens, se pressant autour de l'empereur, l'implorèrent pour leurs intérêts les plus chers : Titus répondit qu'il présenterait leur requête à son père, et qu'il se chargerait en leur faveur des fonctions de député de la ville de Tarse. Apollonius s'approcha et dit : « Si je vous prouvais que quelques-uns de ces hommes sont les ennemis de votre père et les vôtres, qu'ils ont eu des intelligences à Jérusalem pour y exciter la révolte, et qu'ils ont ainsi donné secrètement du secours à vos ennemis le plus déclarés, que leur feriez-vous? - Que pourraient-ils attendre de moi, sinon la mort? - Eh quoi! ne rougissez-vous pas d'avoir les châtiments tout prêts en votre main, et de différer les bienfaits ; de vous charger vous-même des premiers, et d'avoir besoin pour les autres d'en référer à votre père? » Ces paroles firent un grand plaisir à Titus qui s'écria : « J'accorde aux habitants de Tarse ce qu'ils demandent : mon père ne pourra trouver mauvais que je cède à la vérité et à vous, Apollonius. » [6,35] J'ai énuméré les pays qu'Apollonius visita pour apprendre et pour enseigner. Depuis, il voyagea souvent, mais ses voyages furent moins longs et il n'alla chez aucun peuple qu'il ne connût déjà. Les pays où il séjourna le plus longtemps après son retour d'Éthiopie sont la basse Égypte, la Phénicie, la Cilicie, l'Ionie, l'Achaïe, l'Italie où il retourna; partout il fit en sorte qu'on le vit toujours le même. En effet, s'il parait difficile de se connaître soi-même, il est plus difficile encore, à mon sens, que le sage reste toujours semblable à lui-même : et il ne peut amener au bien ceux qui ont une mauvaise nature qu'à la condition de ne pas changer lui-même. Mais j'ai suffisamment exposé cette doctrine ailleurs, et pour peu qu'on lise avec soin l'exposé que j'en ai fait, on y apprendra que l'homme vraiment homme ne peut ni changer ni être réduit en servitude. Afin donc de ne pas allonger cet ouvrage en reproduisant tous les discours qu'a tenus ce philosophe chez les différents peuples, et d'un autre côté pour ne pas avoir l'air de traiter légèrement une histoire que j'écris avec beaucoup de soin pour ceux qui ne connaissent pas Apollonius, je crois devoir choisir, pour y insister, les faits les plus importants et les plus dignes de mémoire. Quant à ses voyages, nous devons les considérer comme semblables aux visites des enfants d'Esculape. [6,36] Il y avait un jeune homme fort ignorant, qui instruisait des oiseaux, et qui les avait sans cesse avec lui pour en faire des oiseaux savants : il leur apprenait à parler comme les hommes et à moduler tous les sons de la flûte. Apollonius, le rencontrant un jour, lui demanda quelles étaient ses occupations. Le jeune homme ne parla que de rossignols et de merles; il dit tout ce qu'il apprenait aux pluviers, mais son langage décelait son ignorance. Apollonius lui dit : « Vous me paraissez doublement pervertir les oiseaux, d'abord en ce que vous ne leur laissez pas faire entendre leur ramage, dont la douceur est telle qu'elle ne peut être imitée même par les instruments de musique les plus perfectionnés, ensuite en ce que vous leur apprenez à parler le mauvais grec que vous parlez vous-même. De plus, jeune homme, vous vous ruinez : quand je vois votre suite et votre parure, vous me paraissez de la classe de ces riches voluptueux dont les sycophantes sucent la substance en dardant contre eux leur langue acérée. A quoi vous servira alors votre passion pour les oiseaux? Vous aurez beau faire retentir à la fois toutes les mélodies de vos rossignols, vous ne parviendrez pas à vous débarrasser de ces gens-là : ils s'acharneront et se colleront contre vous, il vous faudra répandre sur eux vos richesses, il vous faudra leur jeter l'or comme on jette aux chiens des gâteaux de miel ; et, s'ils aboient, il faudra leur en donner encore, puis encore, jusqu'à ce que vous soyez sans ressources et que vous mouriez de faim. Vous avez besoin d'un changement, et en quelque sorte d'une éclatante métamorphose dans votre conduite, si vous ne voulez pas vous laisser plumer sans vous en apercevoir, et mériter les chants plaintifs plutôt que les chants joyeux de vos oiseaux. Pour opérer une telle métamorphose, il n'est pas besoin de toutes les ressources de la magie : il y a dans toutes les villes une race d'hommes que vous ne connaissez pas encore, et qu'on appelle des maîtres. Donnez-leur une petite partie de vos richesses, et vous vous assurerez la possession du reste : ils vous enseigneront l'éloquence des places publiques, ce n'est pas bien difficile à apprendre. Si je vous voyais encore enfant, je vous dirais de fréquenter des philosophes et des sophistes, et de mettre autour de votre maison comme un rempart de toute sorte de sciences : mais vous n'êtes plus d'âge à apprendre tout cela; instruisez-vous donc seulement dans l'art de parler pour vous, mais dites-vous que, si vous acquériez une science plus parfaite, vous seriez comme un homme couvert d'une armure complète et dont le seul aspect serait redoutable, tandis que, vous bornant à la rhétorique, vous n'aurez que l'équipement des troupes légères et des frondeurs; mais vous vous en servirez pour chasser les sycophantes comme des chiens. » Le jeune homme comprit la sagesse du conseil d 'Apollonius : il cessa de s'occuper d'oiseaux, fréquenta les écoles, et devint assez fort dans les combats d'esprit et de parole. [6,37] Deux traditions sont répandues à Sardes : l'une sur le Pactole, qui aurait autrefois charrié pour Crésus des paillettes d'or, l'autre sur des arbres qui seraient plus anciens que la terre. Apollonius jugeait que la première était assez digne de foi; qu'en effet le Tmolus avait autrefois un sable mêlé d'or que les pluies avaient fait descendre et qu'elles avaient entraîné dans le lit du Pactole, mais qu'avec le temps tout ce sable avait été emporté, et qu'il n'en restait plus. Quant à l'autre tradition, il ne fit qu'en rire : « Vous vous vantez, dit-il aux habitants, d'avoir des arbres plus anciens que la terre; mais depuis le temps que j'étudie, je n'ai pas encore vu qu'il y ait des astres plus anciens que le ciel. » C'était leur dire que le contenu ne peut exister sans le contenant. [6,38] Le gouverneur de Syrie répandait la discorde dans Antioche, et nourrissait entre les citoyens des soupçons qui mettaient la division dans les assemblées. Un fort tremblement de terre étant survenu, ils furent frappés d'épouvante; et, comme c'est l'ordinaire, quand il est arrivé quelque prodige, ils prièrent les uns pour les autres. Apollonius se présenta au milieu d'eux et leur dit : « Reconnaissez ici la main de Jupiter, qui a voulu vous réconcilier; vous, désormais, gardez-vous de retomber dans la sédition, si vous ne voulez vous exposer au même malheur. » Ainsi il les avertit des maux qu'ils auraient à subir, et leur dit qu'ils auraient à craindre le même fléau que les autres villes. [6,39] Voici encore un fait qui mérite d'être rapporté. Un homme taisait un sacrifice à la Terre, pour lui demander de l'or; et il ne craignait même pas, dans cet intérêt, d'adresser des prières à Apollonius. Celui-ci, songeant au désir de cet homme, dit : « Je vois un homme bien avide de richesses. - Dites que vous voyez un pauvre misérable, qui n'a presque rien à lui, qui n'a pas de quoi nourrir sa famille. - Vous nourrissez donc une foule de fainéants? Car, pour ce qui est de vous, je vois que vous n'êtes pas du nombre des sots. - J'ai, dit l'homme, en s'attendrissant et en versant quelques larmes, quatre filles, et il me faut autant de dots. Je n'ai pour le moment que vingt mille drachmes environ : quand je les leur aurai partagées, chacune d'elles ne paraîtra pas avoir reçu grand-chose, et moi je serai tout à fait ruiné. » Apollonius ne put s'empêcher de le prendre un peu en pitié, et il lui dit : « C'est bien. La Terre et moi, nous nous occuperons de vous. Car on dit que vous offrez un sacrifice à la Terre. » Après avoir ainsi parlé, il s'en alla dans le faubourg de la ville, comme les gens qui vont acheter du fruit; il vit un champ planté d'oliviers, admira la grandeur et la belle venue de ces arbres, et, comme il y avait là un petit jardin avec des fleurs et des essaims d'abeilles, il y entra comme pour examiner quelque chose de plus prés, fit des prières à Pandore, et revint à la ville. Il alla ensuite trouver le maître du champ, qui avait amassé une fortune d'une manière tout à fait inique, en dénonçant les Phéniciens détenteurs de quelque bien. « Vous possédez, lui dit-il, tel champ. Combien l'avez-vous acheté? et combien avez-vous dépensé pour son entretien? - Je l'ai acheté l'année dernière quinze mille drachmes, répondit cet homme, mais je n'y ai fait encore aucuns frais d'entretien. » Apollonius le décida à vendre ce champ vingt mille drachmes, ce qui lui fit un bénéfice de cinq mille. L'homme qui soupirait après un trésor ne voyait pas bien ce qu'il gagnait à ce marché: il croyait même y avoir perdu, et y avoir perdu d'autant plus que les vingt mille drachmes qu'il avait eu main ne dépendaient que de lui, tandis que le champ qu'il recevait en échange était exposé aux gelées, aux grêles et aux autres accidents qui perdent les fruits de la terre. Mais bientôt il y trouva, autour des ruches mêmes, une amphore contenant vingt mille dariques, et fit une ample récolte d'olives, dans une année peu productive; alors il chanta des hymnes en l'honneur d'Apollonius, et sa maison se remplit de prétendants jaloux de lui plaire. [6,40] Encore quelques actes d'Apollonius, dont le souvenir mérite d'être conservé. Un homme était amoureux de la statue de la Vénus de Cnide, qui est représentée nue. Il lui faisait de riches dons, et promettait de lui en faire de plus riches encore afin qu'elle l'acceptât pour époux. Apollonius trouvait absurde une telle conduite. Mais les habitants de Cnide n'y voyaient rien de mal : ils disaient même que le pouvoir de la déesse n'en était que plus manifeste, puisqu'elle trouvait un amant. Apollonius n'en voulut pas moins purifier le temple de cette folie ; les Cnidiens lui demandèrent s'il se proposait d'amender quelque chose aux sacrifices et aux prières : « Je veux répondit-il, amender les yeux, mais vos rites nationaux resteront tels qu'ils sont. » Il fit venir l'amoureux transi, et lui demanda s'il croyait aux Dieux. « J'y crois si bien, répondit l'insensé, que je suis épris d'une déesse, que je veux l'épouser, et que je célèbre les sacrifices de l'hymen. - Mon ami, lui dit Apollonius, votre présomption vous vient des poètes qui chantent l'hymen des Anchise et des Pélée avec des déesses, mais croyez à ce que je vais vous dire de l'amour entre les différents êtres. Les Dieux aiment des déesses; les hommes, des femmes; les animaux, des femelles de leur espèce; chaque être aime son semblable, pour en fauter des êtres semblables à lui. Quand il y a union entre deux êtres d'espèces différentes, c'est une monstruosité, ce n'est pas un hymen. Si vous aviez songé â l'histoire d'Ixion, jamais il ne vous serait venu à l'esprit de vous éprendre pour un être d'une nature différente de la vôtre. Ixion tourne comme une roue dans le ciel; quant à vous, si vous ne renoncez à entrer dans ce temple, vous serez poursuivi par le malheur sur toute la terre, et vous ne pourrez dire que les Dieux ne sont pas justes envers vous. » Ainsi s'éteignit cette ivresse, et l'amoureux s'en alla, après avoir offert à Vénus un sacrifice pour implorer son pardon. [6,41] Les villes situées sur la rive gauche de l'Hellespont ayant été agitées par des tremblements de terre, des Égyptiens et des Chaldéens y firent des quêtes afin de recueillir une somme d'argent nécessaire pour offrir à Neptune et à la Terre un sacrifice de dix talents. Les villes y contribuèrent des deniers publics; les particuliers, frappés d'épouvante, y mirent aussi du leur; et ces charlatans déclaraient que le sacrifice n'aurait pas lieu tant que l'argent n'aurait pas été déposé chez les banquiers. Apollonius ne voulut pas négliger les riverains de l'Hellespont : il parcourut les villes qui avaient été affligées du fléau, en chassa les misérables qui profitaient de l'infortune d'autrui pour battre monnaie, s'enquit des causes de la colère des Dieux, leur offrit des sacrifices selon les ressources des villes, éloigna d'elles le fléau sans leur imposer de lourdes charges, et arrêta les tremblements de terre. [6,42] XLII. Vers ce temps, l'empereur Domitien défendit par décret de faire des eunuques, et de planter des vignes, avec ordre d'arracher celles qui étaient déjà plantées. Apollonius, qui arrivait chez les peuples de l'Ionie, leur dit : « Ces décrets ne me concernent pas : car, je suis peut-être le seul homme qui ne sente le besoin ni des parties génitales, ni du vin. Mais ce prince merveilleux ne voit pas qu'il épargne les hommes, et châtre la terre. » Ce mot enhardit les Ioniens, qui envoyèrent des députés à l'empereur pour intercéder en faveur de leurs vignes et le prier de rapporter une loi qui ordonnait de ravager la terre et de n'y point planter. [6,43] Il me reste à rapporter un incident du séjour d'Apollonius à Tarse. Un chien enragé s'était jeté sur un adolescent, et l'effet de cette morsure fut que l'adolescent imita tout ce que font les chiens. Il aboyait, il hurlait, il marchait à quatre pattes. Il y avait trente jours qu'il était malade, quand Apollonius, qui venait d'arriver à Tarse, vint le trouver. Apollonius ordonna de rechercher le chien qui était l'auteur de tous ces désordres. On lui répondit qu'on n'avait pas vu ce chien, que le jeune homme avait été attaqué par lui hors de la ville, comme il s'exerçait à lancer des javelots, et que, comme le malade n'avait pas même conscience de lui-même, il avait été impossible d'apprendre de lui la forme de ce chien. Apollonius, après quelques moments de réflexion, dit à Damis: « C'est un animal qui a le poil blanc et fort épais, il est originaire d'Amphilochie; il est encore près de telle fontaine, tout tremblant: car il voudrait boire, et l'eau lui fait horreur. Amenez-le moi sur la rive du Cydnus, à l'endroit où sont les palestres. Il vous suffira de lui dire que c'est moi qui l'appelle. » A peine ce chien eut-il été amené par Damis, qu'il alla se coucher aux pieds d'Apollonius, en poussant des cris plaintifs, comme les suppliants qui entourent les autels. Apollonius le caressa, pour le rendre encore plus traitable, et plaça le jeune homme auprès de lui, le retenant par la main. Puis, pour que personne n'ignorât ce grand mystère, il dit à haute voix : « L'âme de Téléphe le Mysien est passée en cet enfant, et la destinée s'acharne toujours contre lui. » Après avoir prononcé ces mots, il ordonna au chien de lécher la plaie, afin que l'auteur du mal en fût aussi le médecin. Aussitôt l'enfant se retourna vers son père, reconnut sa mère, adressa la parole à ses camarades, et but de l'eau du Cydnus. Apollonius n'oublia pas le chien : après avoir fait des prières au fleuve, il lança cet animal au travers du courant. Quand le chien eut atteint l'autre rive, il s'y arrêta, aboya (ce que ne font jamais les chiens enragés), baissa les oreilles, et remua la queue, se sentant guéri. L'eau en effet est le remède contre la rage, quand le malade ose l'affronter. Voilà ce que fit Apollonius pour les temples et les villes, ce qu'il fit à l'égard de différents peuples et pour leur avantage, ce qu'il fit pour les morts et les malades, à l'égard des sages et des hommes étrangers à la sagesse, enfin à l'égard des princes qui le consultèrent sur la manière de bien vivre.