[4,0] LIVRE IV. [4,1] Apollonius, arrivé en Ionie, se dirigea vers Éphèse. Partout sur sa route les artisans eux-mêmes quittaient leur ouvrage et le suivaient, admirant les uns sa science, les autres sa beauté, ceux-ci son genre de vie, ceux-là son costume, quelques-uns toutes ces choses à la fois. Il n'était bruit que de réponses rendues en sa faveur, soit par l'oracle de Colophon, qui avait déclaré qu'Apollonius participait à la science d'Apollon, que c'était un vrai sage, et choses semblables; soit par l'oracle de Didyme et par celui du temple de Pergame : là le Dieu avait ordonné à plusieurs de ceux qui lui demandaient la santé d'aller trouver Apollonius; il avait ajouté que telle était sa volonté et celle des Parques. Des villes lui envoyaient des députations pour lui conférer le droit de cité et lui soumettre diverses questions relatives à leurs moeurs, à la consécration des autels et des statues des Dieux. Il répondait à tout soit par des lettres, soit par la promesse de sa visite. Smyrne, comme les autres, lui envoya une députation, mais sans dire ce qu'elle demandait, le priant seulement de venir dans son sein. « Que me voulez-vous ? » demanda-t-il au messager. — « Nous ne voulons que vous voir et être vus de vous. —J'irai, répondit Apollonius; et vous, ô Muses! faites que j'aime Smyrne, et qu'elle m'aime. » [4,2] Il fit sa première allocution aux Ephésiens de la porte du temple. Il ne parla pas à la manière des disciples de Socrate, mais il s'efforça de les détacher de toute occupation et de tout travail autre que la philosophie, il les exhorta à s'attacher â elle seule, et à répandre dans Ephèse l'amour de la sagesse au lieu de l'esprit d'oisiveté et d'insolence qu'il y voyait régner ; en effet, ils raffolaient de pantomimes, ne songeaient eux-mêmes qu'à la danse, et partout il n'y avait que flûtes, qu'hommes efféminés et que bruit. Ces reproches ne laissaient pas d'abord d'indisposer les Éphésiens contre Apollonius; mais il ne voulut pas fermer les yeux sur ces désordres, et il réussit à les détruire et à les rendre odieux au plus grand nombre. [4,3] Il tint ses autres harangues dans les bosquets qui entouraient les Xystes. Un jour qu'il parlaitde l'obligation de s'entr'aider, et qu'il disait que les hommes doivent nourrir les hommes et être nourris par les hommes, il vit des moineaux perchés sur les arbres et silencieux; un autre moineau vola vers eux en poussant des cris, comme pour les avertir de quelque chose: alors ils se mirent tous à crier et s'envolèrent en le suivant. Apollonius s'arréta; il savait fort bien pourquoi les oiseaux s'étaient envolés, mais il ne voulait pas encore le dire à la foule. Tous suivirent des yeux ces oiseaux en l'air, et quelques-uns pensèrent mal à propos que c'était quelque présage. Mais Apollonius changea de propos et dit : « Un enfant portait du blé dans un panier; il est tombé et s'en est allé après avoir mal ramassé son blé, et en laissant plusieurs grains épars dans telle rue. Le moineau l'a vu et est venu chercher les autres pour les faire profiter de cette bonne aubaine, et les inviter en quelque sorte à son festin. » La plupart de ses auditeurs se mirent à courir pour vérifier le fait. Apollonius continua sa harangue sur l'obligation de s'entr'aider, et comme ceux qui étaient partis revenaient tout émerveillés et poussant des cris d'enthousiasme : « Vous voyez, s'écria-t-il, comme les moineaux s'occupent les uns des autres, comme ils aiment à partager leurs biens; et nous, loin de faire comme eux, si nous voyons un homme faire part de ses biens aux autres, nous lui donnons les noms de dépensier, de prodigue, et d'autres semblables; et ceux qui sont admis à sa table, nous les appelons des flatteurs et des parasites. Que nous reste-t-il à faire, sinon à nous claquemurer comme de la volaille qu'on engraisse, à nous gorger de nourriture chacun dans notre coin, jusqu'à ce que nous crevions d'embonpoint?» [4,4] Cependant la peste commençait à se glisser dans Éphèse. Le fléau n'était pas encore bien déclaré; mais Apollonius en pressentit l'approche, et il l'annonça plusieurs fois au milieu de ses allocutions. Il disait : « O terre, reste telle que tu es ! » Ou bien il prononçait d'autres paroles menaçantes, comme : « Sauve ces peuples ! » Ou encore il s'écriait : « Ici tu t'arréteras. » Mais on n'y faisait pas attention, et l'on croyait que ces paroles étaient des formules sacramentelles, d'autant plus qu'on le voyait sans cesse dans les temples cherchant par ses prières à détourner le mal qu'il prévoyait. Voyant l'aveuglement des Éphésiens, il pensa qu'il n'y avait plus lieu à leur venir en aide, et il parcourut tout le reste de l'Ionie, redressant partout le mal sur son passage, et tenant toujours des discours salutaires à ceux qui les entendaient. [4,5] Comme il était en route pour Smyrne, les Ioniens vinrent à sa rencontre. C'était le temps. des fétes du Panionium. Apollonius lut un décret par lequel les Ioniens le priaient de se rendre au lieu de leur réunion. Ses yeux tombèrent sur un nom qui n'était pas ionien; c'était celui d'un certain Lucullus, qui était inscrit au bas du décret. Il envoya une lettre au Conseil pour lui reprocher de reconnaitre des noms barbares; il avait encore lu sur le décret le nom de Fabricius, et quelques autres semblables. Ses reproches furent pleins de véhémence, comme on le voit par sa Lettre aux Ioniens. [4,6] Le jour où il vint à l'assemblée des Ioniens, il demanda : « Quelle est cette coupe? -- C'est, lui répondit-on, la coupe de la confédération Ionienne. » Il y mit du vin, et faisant une libation, il s'écria : « O Dieux qui présidez aux villes Ioniennes, faites que cette belle colonie ait une mer sûre, qui ne lui apporte aucun mal; faites qu'Égéon qui ébranle la terre, ne renverse jamais ces villes ! » S'il fit cette prière, c'est, sans doute, qu'il prévoyait le tremblement de terre qui dans la suite affligea Smyrne, Milet, Chio, Samos et plusieurs autres villes ioniennes. [4,7] Voyant les habitants de Smyrne adonnés à toute espèce d'études, il les exhorta à persévérer, échauffa leur zèle, et les invita à songer plutôt à leur âme qu'à la beauté de leur ville. « Sans doute, leur disait-il, Smyrne est la plus belle des villes qu'éclaire le Soleil, sans doute la mer est à elle, et elle renferme les sources du Zéphyre; mais n'est-elle pas plus heureuse d'avoir pour couronne une population d'hommes, que des portiques, des peintures et de l'or, quand elle en aurait en plus grande quantité qu'elle n'en possède? Car les édifices demeurent toujours à la mème place, on ne peut les voir que dans la contrée où ils sont bâtis; au contraire, des hommes dignes de ce nom peuvent être vus partout, entendus partout; ils peuvent étendre la gloire de leur patrie aussi loin que peuvent aller leurs pas. Les villes qui ne sont belles que par leurs édifices ressemblent au Jupiter d'Olympie, oeuvre de Phidias, qui est représenté assis (ainsi l'a voulu l'artiste); mais les hommes qui parcourent le monde entier peuvent se comparer au Jupiter d'Homère, que le poète représente sous plusieurs formes, chacune plus admirable que la statue d'ivoire de Phidias; l'un n'apparaît que sur la terre, l'imagination représente l'autre partout dans le ciel. [4,8] Comme les habitants de Smyrne étaient divisés d'opinion sur le gouvernement de leur république, Apollonius leur parla de ce qui fait la tranquillité des États. «Pour qu'un État soit prospère, leur dit-il, il faut qu'il y règne une concorde mêlée de désaccord. » Cette proposition parut inadmissible et contradictoire. Apollonius, voyant qu'il n'était pas compris du plus grand nombre, dit alors: « Il est impossible que le blanc et le noir deviennent une seule couleur, que le doux et l'amer forment un bon mélange; mais c'est pour le salut des républiques qu'il y aura quelque discord dans la concorde. Je m'explique. Il faut qu'une république soit exempte de ces discords qui portent les citoyens à lever le glaive les uns contre les autres ou à se lapider; car elle ne vit que par l'éducation, par les lois, par des hommes qui sachent parler et agir. Mais les rivalités au sujet du bien commun, les luttes ardentes pour surpasser les autres dans les conseils donnés au peuple, dans les magistratures, dans les ambassades, dans la magnificence des édifices publics, à la construction desquels il préside, ne sont-ce pas là des querelles et des discords qui tournent au profit de la république? Je sais bien qu'autrefois les Lacédémoniens trouvaient puéril de prétendre travailler au bien public en s'attachant à des occupations différentes ; chez eux on ne songeait qu'à la guerre, c'est vers la guerre que se tournaient tous les efforts, la guerre était toute leur vie. Mais il me semble préférable que chacun fasse ce qu'il sait et ce qu'il peut. Que l'un se fasse admirer par son talent à conduire le peuple par la parole, l'autre par sa sagesse, un autre par des richesses dont il fait profiter ses concitoyens, celui-ci par sa bonté, celui-là par une sévérité qui ne pardonne aucune faute, ce dernier par une intégrité au-dessus de tous les soupçons ; voilà comment la république restera prospère, ou, pour mieux dire, voilà comment sa prospérité croîtra.» [4,9] Comme il parlait ainsi, il aperçut un vaisseau à trois voiles qui allait sortir du port, et dans lequel tous les matelots, chacun de son côté, faisait ses préparatifs. «Voyez l'équipage de ce vaisseau, dit-il à ses auditeurs, en le leur montrant du doigt; les uns sont des rameurs, les voici à bord des chaloupes; les autres lèvent les ancres et les suspendent aux flancs du navire; d'autres tendent les voiles au vent; d'autres encore surveillent les manoeuvres de la proue et de la poupe. Qu'un seul de ces hommes manque si peu que ce soit à la tache qui lui est échue, ou qu'il y soit inexpérimenté, le vaisseau sera mal conduit, et c'est comme s'il recélait dans son sein la tempête. Qu'au contraire chacun y mette de l'émulation, qu'ils se disputent tous à qui l'emportera sur l'autre, d'abord ils sortiront heureusement du port, puis ils ne trouveront dans toute leur navigation que bon temps et vent favorable; leur prudence sera pour eux un Neptune tutélaire. » [4,10] Par ces discours, il calma les esprits émus des habitants de Smyrne. Cependant la peste s'était abattue sur Éphèse. Ne trouvant aucun remède à opposer au fléau, les Ephésiens envoyèrent des députés à Apollonius, dont ils espéraient leur guérison. Apollonius ne crut pas devoir différer : « Allons, » dit-il, et au même instant il fut à Éphèse, sans doute pour imiter Pythagore, qui s'était trouvé en même temps à Thurium et à Métaponte. Il rassembla les Éphésiens et leur dit : « Rassurez-vous, dés aujourd'hui je vais arrêter le fléau. » Il dit et mena la multitude au théàtre, à l'endroit où se trouve aujourd'hui une statue d'Hercule Sauveur. Là se tenait un vieux mendiant, qui feignait de loucher; cet homme portait une besace remplie de morceaux de pain, était vêtu de haillons, et avait le visage pâle et défait. « Entourez, s'écrie Apollonius, cet ennemi des Dieux, ramassez autant de pierres que vous en pourrez trouver, et jetez-les lui. » Un tel ordre étonne les Éphésiens : ils jugent inique de tuer cet étranger, un homme dont la position était si misérable, et qui par ses prières, s'efforçait de provoquer leur commisération. Mais Apollonius insistait et pressait les Ephésiens de ne pas le laisser aller. Quelques-uns se mettent à lui jeter des pierres; alors cet homme, qui avait paru louche, fait voir des yeux étincelants et tout flamboyants. Les Éphésiens reconnaissent un démon, et l'ensevelissent sous un monceau de pierres. Après un court intervalle, Apollonius ordonne d'enlever ces pierres, pour que tous voient le monstre qui vient d'être tué. On les écarte, et que voit-on? Le vieux mendiant a disparu, et en sa place est là gisant un énorme molosse, de la taille d'un fort lion, tout meurtri et la gueule remplie d'écume comme un chien enragé. C'est à la place même où le mauvais génie fut ainsi lapidé qu'a été élevée la statue d'Hercule Sauveur. [4,11] Après avoir délivré du fléau les Éphésiens, et être resté assez de temps en Ionie, Apollonius fut impatient d'aller en Grèce. Cependant il commença par se rendre à Pergame, et s'arrêta avec plaisir dans le temple d'Esculape: à ceux qui étaient ventis consulter le Dieu il indiqua ce qu'il fallait faire pour obtenir des songes contenant des présages favorables, et il fit plusieurs cures. Puis il alla sur le territoire de Troie : là il évoqua toutes les traditions que rappellent ces lieux, visita tous les tombeaux des Achéens, tint plusieurs discours en leur mémoire, leur offrit plusieurs sacrifices comme il les faisait, des sacrifices purs et non souillés de sang; après cela, il dit à ses compagnons de regagner le vaisseau, et annonça l'intention de passer une nuit près du tombeau d'Achille. Ses disciples (ils s'étaient groupés en grand nombre autour de lui, et comptaient déjà parmi eux les Dioscorides et les Phédimes) essayèrent de l'effrayer, et lui dirent que l'ombre d'Achille apparaissait terrible, au dire des habitants du territoire de Troie. « C'est une erreur, dit Apollonius. Je sais qu'Achille aime fort la conversation : et la preuve, c'est sa grande amitié pour Nestor, qui venait de ce que le roi de Pylos avait toujours quelque chose de bon à lui dire ; la preuve, c'est son estime pour Phénix, qu'il appelait son père nourricier, son compagnon, et qu'il comblait de toute sorte de témoignages d'estime, parce que Phénix savait le distraire par ses discours. La preuve encore, c'est la douceur avec laquelle il considéra Priam, son ennemi le plus odieux, après que Priam eut parlé; c'est, à l'époque mème de sa retraite, sa modération envers Ulysse, auquel il parut plus beau que terrible. Quant à son bouclier, et à son casque dont les mouvements, dit-on, sont si menaçants, tout cela ne menace que les Troyens, auxquels Achille ne peut pardonner leur perfidie au sujet de son hymen. Mais moi, je n'ai rien de commun avec les Troyens, et je prétends bien avoir avec lui un entretien plus agréable que n'en ont jamais eu ses anciens amis. S'il me met à mort, comme vous me l'annoncez, eh bien ! j'irai rejoindre Memnon et Cycnus, et peut-être Troie me donnera-t-elle, comme à son Hector, une fosse pour sépulture. » Tel fut le langage que tint Apollonius à ses disciples d'un ton moitié sérieux, moitié plaisant : puis il s'avança seul vers le tombeau, et ses compagnons retournèrent au vaisseau comme il faisait déjà nuit. [4,12] Au point du jour Apollonius revint les trouver et demanda : « Où est Antisthène de Paros? » C'était un jeune homme qui, depuis sept jours, était venu à Troie se joindre à ses disciples. «Me voici,» répondit Antisthène, qui s'était entendu appeler. «N'avez-vous pas, lui demanda Apollonius, un peu de sang troyen dans les veines? — Beaucoup, répondit le jeune homme; mes ancètres étaient Troyens. — N'êtes-vous pas même de la famille de Priam?— Oui, certes, aussi je me flatte d'être homme de coeur et d'appartenir a une race d'hommes de coeur. — Achille a donc raison de me défendre toute liaison avec vous. En effet, il m'a chargé d'avertir les Thessaliens d'un grief qu'il a contre eux, et comme je lui demandais si je ne pouvais pas encore faire quelque chose qui lui fût agréable, il m'a répondu : Ce sera de ne pas admettre au nombre de vos disciples le jeune homme de Paros : car c'est un pur Troyen, et il ne cesse de chanter les louanges d'Hector. » [4,13] Antisthène quitta donc Apollonius, mais à regret. Cependant le jour était venu, le vent soufflait de terre et le vaisseau se préparait à partir; bien qu'il fût petit, une foule d'hommes qui ne faisaient pas partie des disciples d'Apollonius se pressaient sur le rivage pour partir avec lui. C'est que l'automne approchait, et que la mer était peu sûre. Or tous ces gens, dans la conviction qu'Apollonius commandait à la tempête, au feu, à toutes les puissances de la nature, désiraient s'embarquer avec lui et le priaient de les admettre à faire avec lui cette navigation. Mais le vaisseau était déjà plein. Apollonius en avisa un autre plus grand (il y en avait un grand nombre autour du tombeau d'Ajax) et dit : « Montons dans celui-ci : il est beau d'arriver à bon port avec un plus grand nombre de passagers." Une fois en mer; il doubla le promontoire de Troie et ordonna au pilote d'aborder en Eolie, en face de Lesbos, dans le port le moins éloigné de Méthymnre. « C'est là, dit-il, que repose Palamède, comme je l'ai appris d'Achille, et il y a en cet endroit une statuette du héros, haute d'une coudée, et représentant un homme au-dessus de l'àge où était arrivé Palamède.» Quand il fut arrivé, il dit en descendant à terre : «O Grecs! honorons un homme de coeur de qui nous tenons toutes les sciences. Nous pourrons nous dire meilleurs que les Achéens, si nous rendons hommage au mérite d'un homme qu'ils ont mis à à mort contre toute justice. » Tous les passagers mirent pied à terre : le tombeau de Palamède s'offrit aux regards d'Apollonius, et il trouva la statuette enterrée tout près de là. Il y avait sur le piédestal : AU DIVIN PALAMÈDE. Apollonius mit la statuette à son ancienne place, où je l'ai vue, consacra tout autour un espace de terre d'une étendue égale à ceux que l'on consacre en l'honneur d'Hécate, c'est-à-dire l'espace nécessaire pour un repas de dix convives, et fit cette prière : « Palamède, oublie la colère que tu as autrefois conçue contre les Achéens, et fais que leurs descendants soient sages en grand nombre. Exauce-moi, ô Palamède! maître de l'éloquence, maître des Muses, mon maître! » [4,14] Il aborda ensuite à Lesbos et visita le sanctuaire d'Orphée. On dit qu'Orphée aimait a prédire l'avenir en cet endroit, avant qu'Apollon lui-même se fût chargé de ce soin. En effet, il était arrivé que l'on n'allait plus demander l'avenir, ni à Grynée, ni à Claros, ni dans aucun des autres endroits où il y avait un trépied d'Apollon : Orphée seul, dont la tète était récemment arrivée de Thrace, rendait des oracles à Lesbos. Mais Apollon vint l'interrompre : « Cesse d'empiéter, lui dit-il, sur mes attributions; il n'y a que trop longtemps que je souffre tes oracles. » [4,15] Nos voyageurs, ayant remis à la voile, naviguèrent sur la mer d'Eubée, qu'Homère lui-même regarde comme une des plus difficiles et des plus orageuses : mais elle était alors d'un calme peu ordinaire en cette saison. Les conversations, comme c'est l'usage en mer, roulaient sur les îles que l'on rencontrait (elles étaient nombreuses et célèbres), et aussi sur l'art de fabriquer et de diriger les vaisseaux. Damis tantôt blâmait ces conversations, tantôt les interrompait, quelquefois refusait de répondre aux questions qui lui étaient adressées. Apollonius comprit que Damis voulait qu'on tint des discours plus sérieux. «Pourquoi, lui dit-il, Damis, nous coupez-vous toujours la parole? Ce n'est pas le mal de mer ou la fatigue de la navigation qui vous indispose contre ce qui se dit. Vous voyez comme la mer se courbe sous notre vaisseau et nous ouvre un libre passage. D'où vient donc votre mauvaise humeur? — C'est que nous avons abandonné un grand sujet, sur lequel il serait bien préférable de vous interroger, et que nous sommes à vous faire des questions sur des sujets insignifiants et rebattus. — Et quel est donc le sujet auprès duquel les autres vous semblent frivoles? — Comment ! vous avez conversé avec Achille, vous avez appris de lui sans doute une foule de choses que nous ignorons, et vous ne nous en dites rien ! Vous ne nous faites même pas connaître sous quelle forme Achille vous est apparu; mais vous êtes dans vos discours à tourner autour des îles et à bâtir des vaisseaux. — Je vous dirai tout, répondit Apollonius, mais à la condition que vous ne me ferez pas le reproche de fanfaronnade. » [4,16] Tous les passagers se joignirent à Damis pour exprimer à Apollonius le désir d'entendre ce récit. « Je n'ai pas, dit Apollonius, creusé une fosse, comme Ulysse, je n'ai pas versé le sang des brebis pour évoquer l'ombre d'Achille. Je me suis borné à faire la prière que les Indiens m'ont dit qu'ils font à leurs génies : « O Achille! le vulgaire te croit mort, mais tel n'est pas mon sentiment, ni celui de Pythagore, mon maître. Si nous avons raison, offre-toi à mes regards sous la forme qui est aujourd'hui la tienne; tu seras assez payé de t'être montré à moi, si tu m'as pour témoin de ton existence présente. » J'avais à peine dit ces mots que la terre trembla légèrement autour du tombeau, et je vis se dresser devant moi, haut de cinq coudées, un jeune homme couvert d'une chlamyde thessalienne, qui n'avait rien de cet air fanfaron que l'on prête quelquefois au fils de Pélée, mais grave et d'un visage qui n'avait rien que d'aimable. Sa beauté n'a pas encore été, selon moi, vantée comme elle le mérite, bien qu'Homère en ait beaucoup parlé; mais c'est qu'on ne saurait en donner une idée, et que celui qui entreprend de la louer risque plutôt de lui faire tort que d'en parler dignement. Il apparut avec la taille que je viens de dire; peu à peu il sembla que sa taille grandît, bientôt qu'elle fût doublée, enfin qu'elle fût plus haute encore. Lorsqu'il eut acquis toute sa grandeur, je crus le voir haut de douze coudées; et sa beauté croissait avec sa taille. On voyait que sa chevelure n'avait jamais été coupée : il l'avait conservée entière pour le fleuve Sperchius, le premier oracle qu'il eût consulté. Son menton avait gardé sa première barbe. "C'est avec plaisir, me dit-il, que je reçois votre visite, car il y a longtemps que je désire me trouver en face d'un homme tel que vous. Il y a longtemps que les Thessaliens négligent de m'offrir des sacrifices. Je ne veux pas encore écouter ma colère; car, si je le faisais, ils périraient en plus grand nombre que ne périrent autrefois les Grecs ici même. J'aime mieux les avertir avec douceur de ne pas outrager mon ombre en lui refusant les honneurs qui lui sont dus, et de ne pas se montrer moins respectueux envers moi que les Troyens, qui, bien que je leur aie tué tant d'hommes autrefois, m'offrent des sacrifices publics, m'apportent les prémices de leurs champs, et m'adressent des prières pour rentrer en grâce avec moi, ce qu'ils n'obtiendront pas : car leur parjure envers moi sera un éternel obstacle à ce que Troie revienne à son ancienne prospérité et reprenne la splendeur qu'ont reprise quelquefois des villes après une ruine passagère; ce parjure fera que leur ville sera toujours comme si elle était prise d'hier. Je ne voudrais pas exercer contre les Thessaliens de semblables rigueurs. Aussi je vous prie de rapporter mes paroles à leur assemblée.—Je le ferai, répondis-je, heureux de me charger d'un message d'où dépendait le salut des Thessaliens. Mais à mon tour, Achille, j'aurais quelque chose à vous demander. — Je vous entends, vous voulez m'interroger sur ce qui s'est fait à Troie. Eh bien ! vous pouvez me poser cinq questions, celles que vous voudrez et auxquelles les Parques me permettront de répondre. » Je lui demandai d'abord si, comme le disent les poètes, il avait été enseveli. «—Je repose, me répondit-il, de la manière qui fut le plus agréable et a Patrocle et à moi : unis dès notre plus tendre enfance, nous reposons ensemble dans une même urne d'or, qui renferme nos cendres confondues. On dit que j'ai été pleuré par les Muses et les Néréides : la vérité est que les Muses n'ont jamais mis le pied ici, et que les Néréides y viennent souvent encore. » Je lui demandai en second lieu si Polyxène avait été immolée sur son tombeau«. «—Il est vrai qu'elle est morte sur mon tombeau, mais ce ne sont pas les Grecs qui l'ont immolée, c'est elle-mème qui s'y est rendue de son propre mouvement, et qui, pour faire honneur à notre amour, s'est précipitée sur une épée. » Ma troisième question fut celle-ci : Est-il vrai qu'Hélène soit venue à Troie? on bien ce voyage est-il une fiction d'Homère?— « C'est par l'effet d'une longue erreur que nous envoyâmes des députations à Troie, et que croyant Hélène a Troie, nous combattîmes pour la reprendre : car, après l'enlèvement de Pâris, elle vint en Égypte et habita la demeure de Protée. Quand nous sûmes la vérité, nous ne voulûmes pas nous retirer honteusement, et c'est pour Troie elle-même que nous combattîmes. » Je vins alors à ma quatrième question : Une chose m'étonne fort, lui dis-je, c'est que la Grèce ait produit en même temps autant de guerriers (et quels guerriers !) qu'Homère en range sous les murs de Troie. —Mais, répondit Achille, les Barbares eux-mêmes nous cédaient à peine sur ce point, tant la bravoure florissait alors sur toute la terre. » Enfin voici quelle fut ma cinquième question : Comment se fait-il qu'Homère n'ait pas connu Palamède, ou que, l'ayant connu, il ne lui ait pas fait place comme à vous tous dans ses chants? — Palamède est venu sous les murs de Troie, cela est aussi vrai qu'il y a eu une Troie. Mais cet homme, l'un des plus savants et des plus courageux, est mort victime des artifices d'Ulysse; et si Homère n'a pas mis son nom dans ses poèmes, c'est pour ne pas perpétuer par ses chants la honte d'Ulysse. » Et Achille gémit sur le sort de ce héros si grand, si beau, si jeune, si vaillant, qui surpassait tous les autres en sagesse et qui avait eu souvent commerce avec les Muses. «—Mais toi, Apollonius (car les sages sont unis entre eux par une sorte de confraternité), aie soin de son tombeau, et relève sa statue honteusement renversée : tu la trouveras en Éolie, près de Méthymne, dans l'île de Lesbos. » Après m'avoir donné ces renseignements, et m'avoir parlé du jeune homme de Paros, il jeta une légère lueur et disparut : déjà les coqs commençaient à chanter. » [4,17] Ainsi se passa la traversée. Apollonius arriva au port du Pirée à l'époque des mystères; à ce moment Athènes est la ville la plus peuplée dé la Grèce. Après avoir débarqué, il se rendit à la ville en toute hâte. Sur sa route il rencontra plusieurs philosophes qui descendaient au port de Phalère : quelques-uns d'entre eux s'exposaient nus au soleil, qui est très chaud à Athènes en automne, d'autres lisaient, s'exerçaient à la parole ou discutaient. Pas un d'eux ne passa indifférent : tous, devinant qu'il était Apollonius, le saluèrent avec joie et se détournèrent pour lui de leur chemin. Il fut rencontré par une bande de dix jeunes gens qui, levant les mains vers l'Acropole, s'écrièrent: « Par Minerve, protectrice d'Athènes, nous nous rendions précisément au Pirée pour aller vous trouver en Ionie. » Apollonius leur dit qu'il était heureux de les voir, et les félicita de s être voués à la philosophie. [4,18] C'était le jour des fêtes Epidauriennes. Dans ces fêtes, il est d'usage encore aujourd'hui qu'après la proclamation et toutes les cérémonies de l'initiation terminées, on procède à de nouveaux sacrifices en souvenir d'Esculape, qui était arrivé d'Epidaure, les mystères étant déjà terminés, et pour qui on les avait recommencés. La plupart de ceux qui étaient venus pour les mystères les quittaient pour suivre Apollonius, et se montraient plus empressés de l'entendre que d'aller se faire initier. Apollonios leur dit qu'il leur parlerait plus tard, et les engagea à suivre les cérémonies sacrées; il ajouta que lui-même voulait se faire initier. Mais l'hiérophante ne voulut pas l'admettre dans le temple, déclarant que jamais il n'initierait un magicien, et ne découvrirait les mystères d'Eleusis à un homme qui profanait les choses divines. Cet affront ne troubla nullement Apollonius, qui répondit à l'hiérophante : «Vous pouviez encore me faire un autre reproche, c'est que, plus instruit que vous sur les initiations, je me suis présenté à vous comme à un homme plus savant que moi. » Tous ceux qui entendirent cette réponse en louèrent la fermeté et la convenance. L'hiérophante s'aperçut que tout le monde le désapprouvait d'avoir repoussé Apollonius, et changeant de ton, il lui dit: « Venez vous faire initier, car je crois voir en vous un sage. — Je me ferai initier plus tard, répondit Apollonios, mais par un tel." Et, gràce à sa science de l'avenir, il désigna l'hiérophante qui devait succéder à celui-là, et auquel en effet le temple fut confié quatre ans après. [4,19] Damis dit qu'Apollonius fit aux Athéniens plusieurs discours, mais qu'il ne les écrivit pas tous : il écrivit seulement les plus nécessaires et ceux dont les sujets étaient les plus importants. Comme il vit que les Athéniens aimaient à sacrifier, c'est sur les sacrifices que porta sa première harangue : il leur dit quels étaient les rites particuliers a chaque divinité, le moment du jour ou de la nuit où l'on devait offrir des sacrifices, des libations ou des prières. On peut rencontrer un livre d'Apollonius, où il enseigne tout cela avec l'éloquence qui lui est propre. Tel fut le sujet de son premier discours chez les Athéniens, soit qu'il le crût digne de sa science et de la leur, soit qu'il voulût convaincre l'hiérophante de calomnie et de maladresse : en effet, qui aurait pu accuser de profaner les choses divines un homme qui parlait si doctement des honneurs à rendre aux Dieux? [4,20] Comme il dissertait sur les libations, il vint dans son auditoire un jeune homme d'une tenue si molle et si efféminée, qu'il était devenu le héros de quelques chansons de table. Il avait pour patrie Corcyre, et il se disait descendu d'Alcinoüs le Phéacien, l'hôte d'Ulysse. Apollonius parlait donc des libations, et disait qu'il ne fallait pas boire soi-même, mais conserver le breuvage pur et intact pour le Dieu. Il ajouta que le vase devait avoir des anses, et qu'il fallait verser la libation du côte de l'anse, parce que l'homme ne boit jamais de ce côté : à ce moment le jeune Corcyréen fit entendre un éclat de rire bruyant et plein d'insolence. Apollonius tourna les yeux vers lui et lui dit «Ce n'est pas vous qui êtes coupable, c'est le démon qui vous pousse sans que vous le sachiez.» En effet, ce jeune homme ne savait pas qu'il était possédé : aussi lui arrivait-il de rire de ce qui ne faisait rire personne, puis, tout à coup, de se mettre à pleurer sans cause, ou bien de se parler à lui-même et de chanter. Ou croyait généralement que c'était la fougue de la jeunesse qui le rendait si peu maître de lui, mais il ne faisait que suivre les impulsions d'un démon; et, comme il venait de se conduire en homme ivre, les assistants le croyaient ivre. Mais, Apollonius continuant à fixer sur lui ses regards, le démon poussait des cris de peur et de rage, comme un malheureux qu'on aurait brûlé ou torturé; il jurait de quitter ce jeune homme et de ne plus entrer chez personne. Mais Aollonius l'apostrophait avec colère, comme eût fait un maitre envers un esclave rusé, menteur et impudent; il lui commandait de partir et de donner quelque signe de son départ. "Je renverserai telle statue" cria le démon, et il montra une des statues du portique royal, près duquel se passait cette scène. La statue chancela et tomba. Le bruit qui s'éleva, l'admiration et les applaudissements qui éclatèrent alors, je renonce à les décrire. Le jeune homme parut sortir d'un profond sommeil : il se frotta les yeux, les tourna vers te soleil, et fut confus de voir tous les regards fixés sur lui; il n'y avait plus rien en lui d'immodeste, son regard n'était plus égaré, il était rentré en possession de lui-même absolument comme s'il venait de prendre quelque remède. Bientôt il quitta son manteau, les étoffes délicates dont il était couvert, et tout l'attirail de la mollesse; il s'éprit de l'extérieur négligé et du grossier manteau d' Apollonius, et embrassa tout son genre de vie. [4,21] Damis rapporte qu'Apollonius réprimanda les Athéniens au sujet des Dionysiaques qu'ils célèbrent dans le mois Anthestérion. Il pensait qu'ils se réunissaient au théàtre pour entendre des monodies, des mélopées, des choeurs et de la musique comme il s'en trouve dans les tragédies et dans les comédies; mais, apprenant qu'on y exécutait, au son de la flûte, des danses efféminées, et qu'en s'accompagnant de rhythmes consacrés par la haute poésie et les hymnes sacrés d'Orphée, on jouait le rôle d'Heures, de Nymphes, de Bacchantes, il ne put d'empêcher de leur adresser des reproches. « Cessez, leur dit-il, d'insulter aux héros de Salamine et à beaucoup d'autres hommes de coeur qui sont morts pour la patrie. Si vos danses ressemblaient à celles de Lacédémone, à la bonne heure, soldats ! vous dirais-je. Vous vous exercez à la guerre, je suis prêt à prendre part à vos danses. Mais comme c'est une danse molle et efféminée, que deviennent vos trophées ? Ce n'est pas contre les Perses et les Mèdes qu'ils se dresseront désormais, c'est contre vous-mêmes, si vous dégénérez de ceux qui les ont érigés. D'où vous viennent ces vêtements de pourpre et de safran ? Est-ce ainsi qu'étaient autrefois équipés les Acharniens et les chevaliers de Colone ? Que dis-je? Une femme de Carie est venue avec Xerxès, à la tête d'un vaisseau qu'elle a conduit contre nous; elle n'avait rien d'une femme, elle était velue et armée comme un homme ; et vous, plus mous que les femmes de Xerxès, vous vous tournez contre vous-mêmes tous tant que vous êtes, vieillards, jeunes gens, éphèbes. Ces éphèbes, qui viennent de jurer dans le temple d'Agraule de combattre et de mourir pour la patrie, vont-ils maintenant prêter serment de prendre le thyrse, d'exécuter des danses bachiques pour la patrie, et, au lieu de porter-le casque, de se parer honteusement, comme dit Euripide; d'une coiffure de femme? Que ne me dit-on pas? Que vous figurez les Vents, que vos tuniques, agitées et gonflées en l'air, représentent les voiles d'un navire. Mais ne devriez-vous pas respecter les Vents, vos alliés, les puissants auxiliaires de votre marine ? N'avez-vous pas honte de changer en femme Borée, votre protecteur et le plus mâle de tous les Vents? Je vous jure qu'Arithie elle-même n'aurait pas enflammé son coeur, s'il l'avait jamais vue danser. » [4,22] Apollonios redressa un autre abus. Les Athéniens se rassemblaient au théàtre qui est au pied de l'Acropole pour y voir des hommes s'entr'égorger, et ce spectacle était encore plus populaire à Athènes qu'il ne l'est aujourd'hui à Corinthe. On faisait venir, aux prix de sommes considérables, des adultères, des débauchés, des perceurs de murailles, des coupeurs de bourses, des trafiquants d'hommes et autres gens de cette espèce, qui procuraient des gladiateurs et les mettaient aux prises. Apollonius blâma aussi cette coutume, et comme les Athéniens l'invitaient à une de leurs assemblées, il déclara qu'il n'irait pas dans un lieu impur et souillé de sang. Ce fut pour lui le sujet d'une lettre où il disait, entre autres choses : « Je m'étonne que la déesse n'ait pas encore quitté votre Acropole, quand elle vous voit répandre sous ses yeux un tel sang. Il ne vous reste plus qu'un pas à faire : c'est, à la prochaine procession des Panathénées, de sacrifier à Pallas, non plus des boeufs, mais des hécatombes humaines. Et toi, Bacchus, comment viens-tu encore sur ce théâtre où l'on fait un semblable carnage? Quoi ! c'est en cet endroit que les spirituels Athéniens vous offrent des libations ! Retire-toi, ô Bacchus! toi aussi, le Cithéron est bien autrement pur. » Tels furent, (selon la relation de Damis) les actes les plus importants d'Apollonius à Athènes. [4,23] Il alla ensuite en Thessalie s'acquitter du message dont Achille l'avait chargé : c'était l'époque de la réunion du conseil amphictyonique aux Thermopyles. Les Thessaliens, effrayés de ce que leur dit Apollonius, ordonnèrent par un décret que les sacrifices dus au tombeau d'Achille seraient rétablis. Apollonius, passant près du tombeau du Spartiate Léonidas, fut tenté de consacrer un espace de terre tout autour, tant il se sentait d'admiration pour ce héros. Comme il se dirigeait vers la colline où l'on dit que les Lacédémoniens furent écrasés par une grêle de traits, il entendit ses disciples discuter sur la montagne de la Grèce qui pouvait être la plus haute : cette discussion avait été amenée par la vue de l'OEta, qui était devant leurs yeux. Quand Apollonius fut au haut de la colline : «Voilà, dit-il, à mon avis, la plus haute de toutes les montagnes. Car, en mourant ici pour la liberté, les compagnons de Léonidas ont élevé cette colline à la hauteur de l'OEta et au-dessus de plusieurs Olympes. Pour moi, j'admire ces héros, mais je mets encore avant eux tous l'Acarnanien Mégistias : car il savait quel serait leur sort, et il a voulu le partager, craignant, non de mourir, mais de ne pas mourir avec eux.» [4,24] Apollonius visita successivement tous les oracles de la Grèce, celui de Dodone, celui de Delphes, celui d'Abes, celui d'Amphiaraüs, celui de Trophonius, et il monta au sanctuaire des Muses, sur l'Hélicon. Pendant qu'il visitait les temples et qu'il en réformait les rites, il était accompagné par les prêtres, et ses disciples le suivaient; sa parole était comme une coupe toujours remplie à laquelle on était libre de venir étancher sa soif. L'époque des jeux Olympiques approchait, et les Eléens engageaient Apollonius à prendre part à leurs jeux. « Il me semble, répondit-il, que vous faites tort à la célébrité des jeux Olympiques, quand vous croyez devoir envoyer des messagers pour inviter à y venir. » Il était dans l'isthme, et la mer mugissait autour du cap Léchée : « Cette langue de terre, dit Apollonius, sera coupée, ou plutôt elle ne le sera pas. » Par ces mots il prédit le projet que forma Néron, sept ans après, de percer l'isthme de Corinthe. En effet, Néron quitta son palais pour venir en Grèce afin de répondre à l'appel des jeux Olympiques et Pythiques. À ces jeux, et aux jeux Isthmiques, il fut vainqueur dans les concours de joueurs de cithare et de crieurs publics : il remporta de plus à Olympie le prix des concours tragiques. C'est à cette occasion, dit-on, qu'il songea au percement de l'isthme : il voulait y frayer une route aux navires en unissant la mer Égée à l'Adriatique. Ainsi, les vaisseaux auraient été dispensés de doubler le cap Halée, et la plupart d'entre eux auraient profité de l'ouverture de l'isthme pour éviter ce long détour. Mais comment se vérifia l'oracle d'Apollonius ? Les travaux furent commencés à partir du cap Léchée, on creusa l'espace de quatre stades environ, puis tout fut abandonné. On prétend que Néron fut détourné de son entreprise par des Égyptiens qui, sur son ordre, examinèrent les deux mers, et lui dirent que la haute mer qui s'étendait au delà du Léchée, en se déversant dans l'isthme, submergerait l'île d'Égine; d'autres disent qu'il craignit quelque révolution dans l'empire. C'est pourquoi Apollonius avait dit que l'isthme serait coupé et qu'il ne le serait pas. [4,25] Il y avait alors a Corinthe un philosophe nommé Démétrius, qui s'était approprié la male vigueur de la doctrine cynique, et dont Favorinus a souvent parlé avec éloge. Démétrius eut pour Apollonius les mêmes sentiments qu'Antisthène, dit-on, eut pour Socrate. Il le suivit en élève assidu, et le fit suivre par le meilleur de ses propres disciples. De ce nombre était Ménippe, de Lycie, âgé de vingt-cinq ans, d'un esprit distingué et d'une beauté remarquable : on l'eût pris pour un athlète aussi bien né que bien fait de corps. On croyait généralement que Ménippe était aimé de je ne sais quelle étrangère. On eût dit que cette femme était belle, agréable et riche; mais il n'y avait rien de vrai dans tout cela, ce n'étaient que des apparences. Un jour que Ménippe marchait seul sur la route qui mène à Cenchrées, un fantôme lui apparut sous la figure d'une femme, qui lui prit la main, lui dit qu'elle l'aimait depuis longtemps, qu'elle était Phénicienne et demeurait dans un faubourg de Corinthe qu'elle lui désigna : «Venez me trouver le soir, continua-t-elle, vous m'entendrez chanter, je vous ferai boire du vin comme vous n'en avez pas encore bu, vous n'aurez pas à craindre de rival : belle comme je suis, je serai heureuse de vivre avec un beau jeune homme comme vous. » Le jeune homme fut vaincu par ces paroles ; car, bien que philosophe du reste très solide, il ne savait pas résister à l'amour. Il alla donc chez cette femme chaque soir, et pendant longtemps la fréquenta comme sa maîtresse, sans se douter que ce ne fût qu'un fantôme. Apollonius considéra Ménippe avec le regard attentif d'un sculpteur ; quand il eut ses traits bien gravés dans la mémoire, il lui dit : « Savez-vous, beau jeune homme, vous qui êtes courtisé par les belles dames, que vous réchauffez un serpent et qu'un serpent vous réchauffe?» Ménippe fut étonné; Apollonius continua: « Vous êtes lié avec une femme qui n'est pas votre épouse. Mais croyez-vous qu'elle vous aime? —Oui, certes, toute sa conduite me le donne à croire. — Et l'épouseriez-vous bien ? — Ce serait pour moi un grand bonheur que d'épouser une femme qui m'aime. — à quand la noce? — A bientôt, à demain peut-être. » Apollonius attendit le moment du festin, et quand les convives furent arrivés, il entra dans la salle : « Où est, demanda-t-il, la belle que vous fêtez ? — La voici, dit Ménippe qui se leva en rougissant. — A qui de vous deux appartiennent l'or, l'argent et les autres objets précieux qui ornent cette salle ? — A ma femme, » car voici tout ce que je possede, et Ménippe montrait son manteau. Apollonius se tournant vers les convives : «Connaissez-vous les jardins de Tantale, qui sont et ne sont pas? — Oui, mais seulement par Homère car nous ne sommes pas descendus dans le Tartare. — Eh bien ! tout ce que vous voyez ici est la même chose : il n'y a ici nulle réalité, tout n'est qu'apparence. Voulez-vous que je me fasse mieux comprendre? La charmante épousée est une de ces "Empuses", que le peuple appelle "Lamies" ou "Mormolyces". Elles aiment beaucoup l'amour, mais encore plus la chair humaine : elles allèchent par la volupté ceux qu'elles veulent dévorer. — «—Indigne calomnie!» s'écria la jeune femme, et elle parut indignée de tout ce qu'elle venait d'entendre, et s'emporta contre les philosophes, qu'elle taxa de cerveaux creux. Tout d'un coup, les coupes d'or et les vases qu'on avait crus d'argent s'évanouirent, tout disparut, on ne vit plus ni échansons, ni cuisiniers, ni aucun des autres serviteurs : les paroles d'Apollonius avaient dissipé le prestige; alors le fantôme se mit à pleurer et supplia Apollonius de ne pas le mettre a la torture pour lui faire avouer ce qu'il était. Mais, comme Apollonius le pressait et ne voulait pas le lâcher, le fantôme finit par reconnaître qu'il était une Empuse, qu'il avait voulu gorger Ménippe de plaisirs pour le dévorer ensuite, et qu'il avait coutume de se nourrir ainsi de beaux jeunes gens parce qu'ils ont le sang très frais. C'est là un des faits les plus célèbres de la vie d'Apollonius : cependant j'ai cru nécessaire d'y insister. C'est que, s'il est plus connu que les autres, ayant eu lieu au milieu de la Grèce, en général on sait seulement qu'il a dévoilé une lamie à Corinthe. Mais dans quelle circonstance ce fait eut-il lieu? comment intéresse-t-il Ménippe? Voila ce qu'on ne savait pas encore et ce qui n'est raconté que dans les Mémoires de Damis et dans l'extrait que je viens d'en donner". [4,26] C'est à la même époque qu'Apollonius eut un démêlé avec Bassus de Corinthe ; cet homme passait pour avoir tué son père, et il y avait de graves raisons de le soupçonner de ce crime ; cela ne l'empêchait pas de simuler la sagesse, et sa langue était d'une audace sans frein. Apollonius réprima son insolence par ses lettres et par les discours qu'il tint contre lui. En effet, du moment qu'Apollonius se faisait l'écho de l'accusation de parricide, on la supposait fondée : on ne croyait pas possible qu'un homme comme lui tint de semblables propos s'ils n'étaient pas vrais. [4,27] Revenons au voyage d'Apollonius à Olympie. Comme il s'y rendait, il reçut des députés de Lacédémone, qui l'invitèrent à venir dans leur ville. Ces députés n'avaient rien de lacédémonien; au contraire, toute leur personne annonçait une mollesse digne des Sybarites. En voyant des hommes aux jambes épilées, à la chevelure parfumée, au visage sans barbe, au vêtement recherché, il écrivit aux Ephores qu'ils devraient bien provoquer un décret pour interdire l'usage de la poix dans Ies bains, pour proscrire les épileuses, et pour rétablir les anciennes moeurs. Cela remit en honneur les palestres, fit revivre les exercices gymniques et refleurir les repas en commun : Lacédémone redevint semblable à elle-mème. Dès qu'Apollonius eut appris l'heureux amendement qui s'était produit chez les Lacédémoniens, il leur envoya d'Olympie une lettre plus courte qu'un de leurs messages. La voici : "Apollonius aux Éphores, salut. De véritables hommes ne doivent pas faire de fautes : mais il n'appartient qu'aux hommes de coeur, s'ils commettent des fautes, de les reconnaitre.» [4,28] Ayant vu la statue de Jupiter à Olympie: «Salut, s'écria-t-il, ô bon Jupiter ! Votre bonté est si grande que vous daignez vous communiquer aux hommes. » Il expliqua ce que signifiait la statue de bronze de Milon, et rendit compte de l'attitude que l'artiste a donnée à l'athlète. On voit Milon sur un disque, les pieds joints ; de la main gauche il tient une grenade, les doigts de sa main droite sont étendus et allongés. On dit communément à Olympie et en Arcadie qu'on n'avait pas de prise sur cet athlète, et qu'une fois qu'il avait pris une position, il était impossible de l'en faire bouger; on en conclut que la grenade dans sa main droite indique la force de ses doigts fermés, et que ses autres doigts allongés et serrés les uns contre les autres montrent qu'on ne saurait les séparer, même en s'attaquant à un seul. Quant à la bandelette qui retient ses cheveux, c'est, ajoute-t-on, un symbole de tempérance. «Tout cela est très ingénieux, dit Apollonius, mais la vérité l'est encore davantage. Voulez-vous savoir ce que signifie ce Milon? Sachez d'abord que les Crotoniates avaient fait de cet athlète un prêtre de Junon. Est-il besoin d'expliquer ce que signifie l'ornement de sa tête, quand j'ai dit qu'il était prêtre ? Le grenadier est la seule plante consacrée à Junon. Si Milon est sur un disque, c'est que le prêtre de Junon adresse ses prières à la déesse monté sur un petit bouclier; sa main droite est dans l'attitude de la prière. Que si les doigts de la main et les deux pieds sont joints ensemble, qu'est-ce autre chose qu'un des caractères de la sculpture antique ? » [4,29] Apollonius, étant témoin des jeux, loua fort les Éléens pour le soin qu'ils y apportaient, pour l'ordre qu'ils y faisaient régner, pour la pensée sans cesse présente à leur esprit, qu'ils étaient soumis aux jugements de la Grèce aussi bien que les athlètes qui prenaient part aux concours, enfin pour l'attention qu'ils apportaient à ne commettre aucune faute volontaire ou involontaire. Et comme ses compagnons lui demandaient ce qu'il pensait des dispositions prises par les Eléens au sujet des jeux: «Je ne sais, répondit-il, si ces dispositions sont savantes, mais je les tiens pour habiles. » [4,30] Voici une anecdote qui prouvera combien Apollonius critiquait les écrivains présomptueux, et comme il taxait d'ignorance ceux qui s'essayaient à des compositions au-dessus de leurs forces. Un jeune homme qui se croyait du talent rencontra un jour Apollonius dans le temple de Jupiter, et lui dit : « Je vous prie de m'honorer demain de votre présence, je ferai une lecture.—Et que lirez-vous? demanda Apollonius. — C'est un éloge de Jupiter, répondit le jeune homme, » et il lui montra sous son manteau un manuscrit volumineux, dont il était tout fier. « Et que louerez-vous de Jupiter? Sera-ce un éloge du Jupiter d'Olympie, et vous attacherez-vous à prouver qu'il n'y a rien sur la terre qui puisse lui être comparé? — Je dirai cela et bien d'autres choses avant et après ; car tout vient de Jupiter, et les saisons, et ce qui est sous la terre, et ce qui est sur la terre, et les vents et les astres. — Je vois, dit Apollonius, que vous êtes un excellent panégyriste. —Aussi, ai-je fait un éloge de la goutte, de la cécité et de la surdité. — Je vous conseille, puisque vous aimez à louer ces sortes de choses, de ne pas dédaigner le catarrhe ni l'hydropisie; vous feriez même bien de suivre les morts et de faire l'éloge des maladies auxquelles ils ont succombé; cela soulagerait la douleur de leurs pères, de leurs enfants et de leurs proches. » Cela rabattit un peu l'arrogance du jeune homme. Apollonius s'en aperçut et lui dit : « Quand on veut faire un éloge, qu'est-ce qu'on loue le mieux, ce qu'on sait ou ce qu'on ignore ? — Ce qu'on sait. Car comment louer ce qu'on ignore? — Eh bien! avez-vous déjà écrit l'éloge de votre père ? — J'y avais songé, mais comme c'est à mes yeux un homme remarquable, un homme de coeur, le plus beau de tous les hommes que je connais, un maître de maison capable, un esprit également propre à tout, je me suis abstenu de faire son éloge, de peur que mon discours ne répondit pas au mérite de mon père. » Apollonius ne put réprimer un mouvement de colère, dont il n'était pas maître quand il avait affaire à des impertinents : «Ainsi, misérable, s'écria-t-il, vous ne vous croyez pas en état de louer convenablement votre père, que vous connaissez comme vous-mème! et le père des Dieux et des hommes, l'architecte de l'univers, l'ordonnateur de tout ce qui est autour de nous et au-dessus de nous, vous vous trouvez à votre aise pour faire son éloge, vous ne craignez pas l'être que vous louez, et vous ne comprenez pas que vous avez pris là un sujet qui dépasse les forces humaines. » [4,31] Pendant le séjour d'Apollonius à Olympie, il traita les sujets les plus importants, par exemple, de la sagesse, du courage, de la tempérance et de toutes les vertus l'une après l'autre. Il parlait de la porte du temple, et excitait l'admiration non seulement par le fond des pensées, mais par les beautés de l'élocution. Un jour des Lacédémoniens l'entourèrent et le proclamèrent, à la face de Jupiter, l'hôte de leur république, le père et le précepteur de la jeunesse de Lacédémone, l'honneur de ses vieillards. Un Corinthien, choqué de ce qu'il voyait, demanda si l'on n'allait pas aussi lui décerner les honneurs divins. « Par les Tyndarides, s'écria un Lacedémonien, ils sont tout prêts. » Apollonius, pour éviter l'envie, les détourna de rien faire de semblable. Quand il eut franchi le Taygète, et qu'il vit Lacédémone florissante et les institutions de Lycurgue en vigueur, il se rendit avec empressement à l'appel des magistrats, qui désiraient l'entretenir et lui poser diverses questions. Ils lui demandèrent d'abord : «Comment faut-il servir les Dieux? — Comme des maîtres. — Comment les demi-dieux? — Comme des pères. — Comment les hommes? — Ce n'est pas une question digne de Lacédémoniens.— Que pensez-vous de nos lois? — Ce sont d'excellents maîtres, et ce qui fait la gloire des maîtres, c'est la diligence des disciples. — Et quels conseils avez-vous à nous donner au sujet du « courage ? — Ce que je conseille ? Tout simplement d'en avoir. » [4,32] Pendant qu'Apollonius était à Lacédémone, un jeune homme fut traduit en justice pour avoir manqué aux moeurs de la patrie. Il descendait de ce Callicratidas qui avait commandé aux Arginuses la flotte lacédémonienne; il aimait le commerce maritime, et au lieu de s'occuper des affaires publiques allait sans cesse à Carthage ou en Sicile sur des vaisseaux qu'il s'était fait construire. Apollonius, ayant appris le genre d'accusation qui pesait sur ce jeune homme, pensa qu'il y aurait de la dureté à l'abandonner dans cette circonstance. "Mon ami, lui dit-il en l'abordant, qu'avez-vous à vous promener ainsi tout pensif? — Un procès m'est intenté au nom de l'État, parce que je suis tout entier au commerce sur mer, et ne m'occupe pas des affaires publiques. — Votre père et votre grand-père étaient-ils armateurs ? — Loin de là, c'étaient des gymnasiarques, des éphores, des patronomes, et l'un de mes ancêtres. Callicratidas, a commandé une flotte. — Est-ce celui des Arginuses? — Lui-même, celui qui a péri dans le combat. — Quoi! la mort de votre ancêtre ne vous a pas rendu la mer odieuse? — Nullement; je ne vais pas en mer pour combattre. — Mais y a-t-il une race d'hommes plus misérable que celle des marchands, et surtout de ceux qui font le commerce sur mer? D'abord ils sont sans cesse en course pour chercher un marché mal approvisionné; ils passent leur vie au milieu des courtiers et des petits trafiquants, à vendre, à acheter, à placer leur argent à des intérêts iniques, afin de rentrer le plus tôt possible dans le capital. S'ils réussissent, c'est bien, ils voguent à pleines voiles, et ils sont tout fiers de n'avoir fait couler leur vaisseau ni volontairement ni involontairement; mais si le profit ne suffit pas à payer les dettes, ils montent dans la chaloupe, conduisent le navire sur des récifs, et, par un artifice impie, vont eux-mêmes, de leur plein gré, perdre la fortune d'autrui, en alléguant l'irrésistible volonté des Dieux. Je veux bien que la race des marchands navigateurs soit meilleure que je ne dis; mais quand on est Spartiate, quand on descend d'hommes qui ont habité au coeur de Sparte, aller s'ensevelir dans un vaisseau, oublier Lycurgue et Iphitus, pour ne songer qu'à des ballots de marchandises et à tous les menus détails de la navigation, n'est-ce pas une honte? Quand il n'y aurait pas d'autre considération, en voici une qui mérite de vous arrêter : tant que Sparte s'est tenue à la terre, elle a porté sa gloire jusqu'aux nues; mais le jour où elle s'est adonnée à la marine, son empire a été, je ne dirai pas seulement englouti par la mer, mais anéanti même sur terre. » Ces paroles produisirent un tel effet sur le jeune homme, qu'il baissa la tète et se mit à pleurer, en songeant qu'il avait dégénéré à ce point de ses pères. Il vendit les vaisseaux où il avait passé sa vie. Apollonius, le voyant bien affermi dans sa résolution de vivre sur terre, le mena devant les éphores, et le fit renvoyer absous. [4,33] Voici un autre incident du séjour d'Apollonius à Lacédémone. Il vint aux Lacédémoniens une lettre de l'empereur, qui reprochait à leur république de pousser la liberté jusqu'à la licence ; une dénonciation du gouverneur de l'Achaie leur avait attiré cette lettre. Les Lacédémoniens étaient indécis et divisés. Ils se demandaient s'ils devaient conjurer la colère de l'empereur ou lui répondre avec fierté. Ils voulaient consulter Apollonius sur l'esprit que devait avoir leur réponse; Apollonius, voyant la divergence des opinions, vint à l'assemblée et ne dit que ces mots : « Si Palaméde a inventé l'écriture, ce n'est pas seulement pour qu'on pût écrire, mais pour qu'on sût quand il ne faut pas écrire. » C'est ainsi qu'il les détourna de montrer ni audace ni lâcheté. [4,34] Apollonius resta à Sparte depuis l'époque des jeux Olympiques jusqu'à la fin de l'hiver. Au commencement du printemps, il se rendit au cap Malée afin de s'embarquer pour Rome. Comme il se préparait au départ, il eut un songe. Il vit une femme de haute taille et d'un âge vénérable qui l'attirait dans ses bras et le priait d'avoir commerce avec elle avant d'aller en Italie : elle se disait la nourrice de Jupiter et portait une couronne ornée de toutes les productions de la terre et de la mer. En réfléchissant à ce songe, il comprit qu'il devait commencer par visiter la Crète, que nous considérons connue la nourrice de Jupiter, puisqu'il y est né; quant à la couronne, elle pouvait aussi bien désigner toute autre île. Il y avait au cap Malée plusieurs vaisseaux qui allaient partir pour la Crète : il en prit un qui pût contenir toute sa société ; il entendait par là ses disciples et leurs esclaves, car il ne dédaignait pas même les esclaves. Il passa devant Cydon sans y descendre et débarqua à Gnosse. Ses compagnons voulurent voir le labyrinthe qu'on y montre, et qui, j'imagine, renfermait autrefois le Minotaure. Il les y autorisa, mais déclara qu'il ne voulait pas voir le théâtre de l'injustice de Minos. Il alla ensuite à Gortyne pour voir le mont Ida. Il monta, visita les lieux recommandés par des traditions sacrées, et se rendit au temple Lébénéen, dédié à Esculape. Ce temple est le rendez-vous de toute la Crète, comme Pergame de toute l'Asie ; on y vient même souvent de la Libye. Ce temple regarde la mer de Libye près de Phaestum, ville ou la mer est retenue par un petit rocher. Il est appelé, dit-on, Lébénéen, parce qu'il est sur un promontoire qui a la figure d'un lion, comme cela est fréquent pour les amas de rochers : d'après une légende du pays, ce lion serait un de ceux qui furent autrefois attelés au char de la déesse Rhéa. Un jour qu'Apollonius s'entretenait dans ce temple, vers midi, avec plusieurs personnes attachées au service de l'autel, la Crète fut ébranlée par un violent tremblement de terre, un coup de tonnerre se fit entendre, parti non des nuages, mais du fond de la terre, et la mer se retira de près de sept stades. La plupart des interlocuteurs d'Apollonius craignaient que la mer, en se retirant, n'emportât le temple et ceux qui s'y trouvaient; mais il leur dit : « N'ayez pas peur, c'est la mer qui vient d'enfanter de la terre. » On crut qu'il voulait dire simplement par là que la concorde régnait parmi les éléments, sans indiquer que la mer eût produit aucune nouveauté sur la terre. Mais, quelques jours après, des voyageurs venus de Cydon annoncèrent que le jour du tremblement de terre, vers midi, une île était sortie des flots dans le détroit qui sépare la Crète de l'ile de Théra. Mais abrégeons, et venons à ce que fit Apollonius à Rome immédiatement après avoir quitté la Crète. [4,35] Néron s'opposait aux études philosophiques. Les philosophes lui paraissaient s'adonner à des connaissances inutiles, il les prenait pour des magiciens déguisés, et le manteau des philosophes était traduit devant les tribunaux comme un voile pour la magie. Sans parler de bien d'autres, Musonius, qui n'était inférieur qu'au seul Apollonius, fut jeté dans les fers pour crime de philosophie ou de magie. Il courut en prison les plus grands dangers, et même il y serait mort s'il n'avait tenu qu'à ses persécuteurs et s'il eût été moins robuste. Telle était la situation de la philosophie à Rome, lorsque Apollonius y arriva, sous Néron. [4,36] Comme il était encore à cent vingt stades, il rencontra Philolaüs de Cittium dans le bois d'Aricie. Philolaüs était un parleur disert, mais il était peu ferme contre l'adversité. Il venait de quitter Rome en fugitif, et toutes les fois qu'il rencontrait un philosophe, il l'invitait à en faire autant. Il engagea donc Apollonius à céder aux circonstances, et à ne pas venir à Rome dans un, moment où la philosophie était décriée : il lui raconta tout ce qui s'y passait, en prenant soin de se retourner souvent, de peur qu'on ne l'entendît par derrière. « Vous venez, lui disait-il, avec un cortège de philosophes, semant partout le soûpçon sur votre route. On voit que vous ne connaissez pas à quels hommes Néron a confié la garde des portes. Ils vont mettre la main sur vous et sur eux avant que vous ne soyez entrés. — Philolaüs, quelles sont les occupations favorites de l'empereur ? — Il promène des chars en public, il chante, monté sur les théâtres des Romains, et il vit avec des gladiateurs, lui-même fait le métier de gladiateur et se plaît à égorger des hommes. — Eh quoi ! dit Apollonius, croyez-vous, mon cher Philolaüs, qu'il y ait un spectacle plus intéressant pour des hommes instruits qu'un prince qui se déshonore? L'homme est le jouet de Dieu, suivant le sentiment de Platon. Or un prince qui devient le jouet d'un homme, qui, pour amuser le peuple, étale devant lui sa honte, quels sujets de discours pour les philosophes ! — Assurément, reprit Philolaüs, si cela était sans danger. Mais si vous êtes enlevé et mis à mort, si Néron vous mange tout vif avant que vous ayez rien pu voir de ce qu'il fait, il vous en coûtera beaucoup de lui être tombé sous la main, il vous en coûtera plus qu'à Ulysse, lorsqu'il vint chez le Cyclope. Il perdit plusieurs de ses compagnons pour n'avoir pas su résister à la curiosité, pour avoir voulu voir un être difforme et hideux.—Pensez-vous, répliqua Apollonius, qu'il soit moins aveugle que le Cyclope, s'il se conduit comme vous dites? — Qu'il devienne ce qu'il voudra; mais vous, sauvez ces hommes ! » Philolaüs dit ces dernières paroles en élevant la voix et en poussant un soupir. [4,37] Damis craignit que la pusillanimité de Philolaüs n'ébranlât les plus jeunes disciples d'Apollonius. Il dit au maître : « Ce lièvre-là, jetant partout l'effroi et le découragement, va perdre nos jeunes gens. — Quoi! dit Apollonius, les Dieux ont bien souvent exaucé mes prières; mais, je le déclare, jamais ils ne m'ont accordé une faveur aussi grande qu'aujourd'hui. Une occasion s'offre à moi d'éprouver ces jeunes gens; je vais voir ceux d'entre eux qui sont vraiment attachés à la philosophie, et ceux qui pensent à toute autre chose. » Apollonius connut en effet les faibles d'entre eux : épouvantés par les paroles de Philolaüs, les uns se dirent malades, les autres prétendirent avoir épuisé leurs provisions de route, d'autres furent pris du mal du pays, ou bien des songes les détournèrent de continuer leur voyage: si bien que, de trente-quatre qui avaient dû le suivre à Rome, le nombre des élèves d'Apollonius se réduisit à huit. Les autres s'enfuirent par peur de Néron et de la philosophie. [4,38] Apollonius réunit ceux qui lui restaient, parmi lesquels était Ménippe, le fiancé de l'empuse, Dioscoride, l'Égyptien, et Damis. « Je ne dirai rien de désobligeant, leur dit-il, de ceux qui nous ont quittés : j'aime mieux vous complimenter, vous qui êtes des hommes aussi bien que moi. Je n'appellerai pas lâche qui est parti par crainte de Néron : mais ceux qui ont surmonté cette crainte, je leur donnerai le titre de philosophes, et je leur apprendrai tout ce que je sais. Commençons, s'il vous plaît, par remercier les Dieux qui vous ont inspirés tous, eux comme vous, et par les prier de nous conduire ; car, sans l'aide des Dieux, où pourrions-nous fixer nos pas? Entrons dans cette ville, qui commande à une si grande partie de la terre habitée. Et comment, s'ils ne nous conduisaient, y pourrions-nous entrer sous une tyrannie si cruelle, qu'elle proscrit la philosophie? Qu'on ne nous traite pas d'insensés, parce que nous osons marcher dans une route que fuient beaucoup de philosophes. D'abord je ne crois pas qu'il y ait rien chez les hommes d'assez terrible pour effrayer un sage. Et puis, pourquoi recommanderais-je le courage s'il n'y avait pas de périls à affronter? D'ailleurs, moi qui ai parcouru plus de pays qu'aucun autre homme, j'ai rencontré en Arabie et dans l'Inde une foule de bêtes féroces ; mais cette bête féroce, qu'on appelle un tyran, je ne sais pas encore combien elle a de têtes, ni si elle a des griffes bien crochues et des dents bien tranchantes. On dit que cette bête est sociable et qu'elle habite au sein des villes ; cependant je la trouve plus sauvage que celles qui vivent sur les montagnes et dans les foréts : car il arrive quelquefois que les lions et les panthères se laissent apprivoiser par des caresses et changent de naturel, tandis que ce monstre s'irrite quand on veut le toucher, redouble de férocité et déchire tout. Vous ne pourriez dire d'aucune bête féroce qu'elle dévore sa mère ; Néron, lui, est gorgé de cette pâture. Si cela s'est déjà vu dans Oreste et Alcméon, ils avaient au moins pour excuse leurs pères, dont l'un avait été tué, l'autre avait été vendu pour un collier par sa propre femme. Mais Néron, que sa mère a fait adopter par le vieil empereur, qui doit à sa mère l'héritage du trône, il a fait construire pour elle un vaisseau dans lequel il l'a noyée à quelque distance du rivage. Si, après cela, quelqu'un s'imagine que Néron soit redoutable, et si pour cette raison il déserte la philosophie, croyant dangereux de déplaire à ce tyran, je lui affirme que les hommes vraiment redoutables, ce sont ceux qui pratiquent la tempérance et la sagesse, car les Dieux sont de leur côté. Quant aux impies, leurs menaces doivent faire pitié, comme des propos d'ivrogne : car eux aussi sont insensés, mais non redoutables. Allons donc à Rome si nous avons du coeur. Contre les décrets de Néron, qui proscrivent la philosophie, nous avons le mot d'Antigone dans Sophocle : "Ce n'est pas de Jupiter que sont émanés de pareils décrets." Ils ne sont pas non plus émanés des Muses ni d'Apollon, dieu de la sagesse. Du reste, il est probable que Néron, qui aime la tragédie, à ce que l'on dit, connaît ces vers de Sophocle." Le lecteur se rappelle-t-il ce passage d'Homère, où il dit que lorsqu'une harangue a transporté d'une commune ardeur des guerriers, ils ne font plus qu'un seul casque, un seul bouclier? C'est ce qui arriva au discours d'Apollonius. Enflammés par ses paroles, tous se trouvèrent préts a mourir pour la philosophie et à montrer qu'ils avaient le cœur plus ferme que ceux qui s'étaient retirés. [4,39] C'est dans ces dispositions que nos voyageurs arrivèrent aux portes de Rome. Les gardes ne leur adressèrent aucune question, mais examinèrent avec admiration leur tenue : ils voyaient bien que c'étaient des hommes respectables et non des vagabonds. Ils s'arrêtèrent dans une auberge voisine et y prirent leur repas. Il était tard. Au milieu de leur repas se présente un homme aviné, mais d'une voix agréable. Cet homme faisait le tour de Rome en chantant les vers de Néron : il s'en faisait un revenu, et quand on l'écoutait avec négligence ou qu'on le payait mal, il avait le droit de poursuivre pour crime de lèse-majesté. Il avait une cithare et tous les instruments du citharède; de plus, il portait dans une petite boîte une corde usée à force de servir, qu'il disait venir de la cithare même de Néron : il ajoutait qu'il l'avait payée deux mines et qu'il ne la vendrait à personne, si ce n'est à quelque excellent joueur de lyre qui eût concouru aux jeux pythiques. Il préluda, selon sa coutume, par un petit hymne de Néron, puis déclama des morceaux de l'Orestie, d'Antigone, ou de quelque autre de ses tragédies, vocalisant et imitant toutes les intonations hasardées dont s'était servi Néron. Les voyant peu attentifs, il déclara que c'était une offense à l'empereur et un acte d'hostilité contre sa voix divine; mais ils n'eurent même pas l'air de s'apercevoir de ce qu'il leur disait. Seulement Ménippe demanda à Apollonius ce qu'il pensait des menaces de cet homme. « J'en pense, dit Apollonios, ce que je pense de ses chants. Cependant, Ménippe, il faut que nous soyons calmes et que nous le payions, le laissant libre de sacrifier tant qu'il voudra aux muses de Néron. » [4,40] L'insolence de cet ivrogne n'eut pas de suite. Le jour venu, Télésinus, l'un des consuls, ayant mandé Apollonius, lui demanda : « Qu'est-ce que ce vêtement`? — Un vêtement pur, répondit Apollonius, ou n'entre rien de ce qui a eu vie. — En quoi consiste votre sagesse? — C'est une inspiration d'en haut, c'est la science des prières et des sacrifices. — Mais, ô philosophe ! qui donc ne sait pas cela? — Cette connaissance n'est pas aussi commune que vous croyez; mais pour celui même qui la possèderait, il y aurait avantage à savoir d'un homme plus sage que lui, qu'il sait bien ce qu'il sait. » A ces mots, Télésinus, qui n'était pas indifférent aux choses divines, reconnut quel homme il avait devant lui, d'après ce qu'il avait déjà entendu dire d'Apollonius. Il ne voulut pas lui demander publiquement son nom, dans le cas où il voudrait le cacher quelque temps; mais il le ramena sur ce qui a rapport aux Dieux, car il était tout disposé à ce genre d'entretien. Il interrogea donc Apollonius comme un sage : "Quand vous approchez des autels, quelle est votre prière? — Je demande aux Dieux de faire que la justice règne, que les lois soient respectées, que les sages restent pauvres, que les autres s'enrichissent, mais par des voies honnêtes. — Quoi ! quand vous demandez tant de choses, pensez-vous être exaucé? — Sans doute, car je demande tout cela en un seul mot; et, m'approchant des autels, je dis : «O Dieux! donnez-moi ce qui m'est dû. » Si je suis du nombre des justes, j'obtiendrai plus que je n'ai dit; si au contraire les Dieux me mettent au nombre des méchants, ils me puniront, et je ne pourrai faire de reproches aux Dieux si, n'étant pas bon, je suis puni. » Ces discours étonnèrent Télésiuus; mais, voulant être agréable à Apollonius, il lui dit : « Vous pouvez aller dans tous les temples, j'écrirai à tous les prêtres de vous accueillir et de recevoir les observations que vous aurez a leur adresser. — Ne m'accueilleraient-ils pas sans un mot de vous? — Non, j'ai ordre d'y veiller. — Je suis heureux de voir de si hautes fonctions entre les mains d'un homme juste, mais je voudrais vous dire encore un de mes goûts : J'aime à habiter les temples qui ne sont pas fermés avec trop de rigueur, aucun Dieu ne me refuse l'hospitalité, tous m'admettent sous leur toit. Je vous demande encore cette permission, que les Barbares m'ont toujours accordée. — C'est un grand mérite dont les Barbares ont enlevé l'initiative aux Romains : mais je veux que nous ne restions pas en arrière sur eux. » Apollonius habita donc dans le temple, tantôt dans un, tantôt dans un autre. Comme on le lui reprochait, il dit: «Les Dieux n'habitent pas toujours dans le ciel; tantôt ils s'en vont en Éthiopie, ils vont sur les cimes de l'Olympe et de l'Athos : il me semble absurde que, lorsque les Dieux viennent si souvent chez les hommes, les hommes n'aillent jamais chez les Dieux. Cependant on ne peut blâmer les maîtres qui négligent leurs esclaves, car peut-être les négligent-ils parce qu'ils ont à s'en plaindre; mais des esclaves qui ne prennent pas tous les moyens pour être agréables à leurs maîtres méritent d'être anéantis comme des maudits et des ennemis des Dieux. » [4,41] Les discours qu'Apollonius tenait dans les temples augmentaient le respect des Dieux; on voyait s'y porter une plus grande affluence d'hommes qui espéraient se rendre les Dieux plus favorables ; et l'on ne pouvait encore trouver rien de mal à ses entretiens, qui avaient lieu en public, car il n'allait pas frapper aux portes, faire la cour aux grands; il accueillait tous ceux qui venaient à lui, et leur disait ce qu'il disait au peuple. [4,42] Démétrius, dont j'ai déjà dit, au sujet du voyage à Corinthe, les bonnes dispositions pour Apollonius, vint à Rome quelque temps après. Il voyait assidûment Apollonius, et se déchaînait contre Néron. Les soupçons commencèrent à se porter sur la science d'Apollonius, qu'on accusait d'avoir excité Démétrius. Ils redoublèrent lorsque Néron fit construire un gymnase, le plus beau des gymnases de Rome. Ce jour solennel fut célébré par des sacrifices auxquels prirent part l'empereur, le sénat et les chevaliers; Démétrius vint à entrer dans ce gymnase, il prononça tout un discours contre les baigneurs, les traitant d'efféminés qui se souillaient au lieu de se nettoyer, et montrant que tout cela n'était qu'une vaine recherche de luxe. Démétrius aurait sur-le-champ payé de sa vie son audace, si Néron ne s'était trouvé ce jour-là même se surpassant comme chanteur : c'est dans une taverne attenante au gymnase que Néron avait chanté, et cela, nu, ou du moins avec une simple ceinture, comme les derniers des histrions. Les paroles de Démétrius ne demeurèrent, du reste, pas impunies. Tigellin, qui tenait en main le glaive de Néron, le chassa de Rome comme ayant par son discours démoli les bains; et il surveilla secrètement Apollonius pour voir s'il ne tiendrait pas, lui aussi, des propos coupables ou à double entente. [4,43] Mais Apollonius ne donnait aucune marque de mépris, et ne paraissait même pas se tenir sur ses gardes comme un homme qui veut éviter un danger; mais il dissertait avec aisance sur tous les sujets qui lui étaient soumis, soit par Télésinus, soit par d'autres qui venaient philosopher avec lui, et qui, malgré le discrédit de la philosophie, ne croyaient pas s'exposer en fréquentant Apollonius. Cependant, je l'ai dit, il était tenu pour suspect, et le fut encore plus après ce qu'il eut dit au sujet d'un prodige. Il y avait eu une éclipse de soleil, accompagnée d'un coup de tonnerre, phénomène peu ordinaire pendant une éclipse. "Quelque chose, dit Apollonius, en regardant le Ciel, arrivera et n'arrivera pas" Que signifiaient ces paroles? Ses auditeurs se le demandèrent en vain pendant deux jours; mais le troisième, tous comprirent. Néron était à table, lorsque la foudre tomba sur la table et traversa la coupe que l'empereur tenait en main et qu'il approchait de ses lèvres. On comprit que ces mots "quelque chose arrivera et n'arrivera pas" faisaient allusion au péril si pressant qu'avait couru Néron. Tigellin, ayant été informé de cette prédiction d'Apollonius, commença à craindre que cet homme ne fût très versé dans les choses célestes : il ne voulut pas le mettre ouvertement en accusation, pour ne pas s'exposer à quelque mal qu'Apollonius eût pu lui faire en secret; mais qu'il parlât ou se tût, qu'il fût assis ou se promenât, qu'il prit un repas et chez qui que ce fût, qu'il sacrifiât ou ne sacrifiât pas, il l'observa de tous ses yeux, je veux dire de tous ceux qui sont au service du pouvoir. [4,44] Une maladie épidémique vint à se déclarer à Rome. Les médecins la désignent du nom de catarrhe : le malade tousse et sa voix est altérée. Les temples étaient remplis de suppliants, parce que Néron avait la gorge enflée et la voix enrouée. Apollonius ne pouvait souffrir la démence de tout ce peuple, mais il ne disait rien à personne; et même, comme Ménippe était indigné de ce qu'il voyait, Apollonius le calma et lui dit que les Dieux avaient bien le droit d'aimer les bouffons. Ce mot fut rapporté à Tigellin, qui le fit amener à son tribunal pour se justifier du crime de lèse-majesté. Tigellin avait chargé de l'accusation un homme qui avait déjà perdu plus d'un accusé, un athlète chargé de couronnes. Cet homme tenait à la main un rouleau contenant son accusation, et il l'agitait au-dessus de la tête d'Apollonius, disant que c'était une épée bien affilée, et qu'il ne résisterait pas à ses coups. Tigellin ouvrit le rouleau, et n'y trouva pas trace d'une seule lettre, d'un seul caractère. Tigellin crut avoir affaire à un démon. On dit que le même fait se reproduisit depuis avec Domitien. Tigellin prit donc à part Apollonius, le mena dans l'endroit le plus secret du tribunal, où il jugeait loin des yeux de tous les choses les plus importantes; et là, sans témoin, il lui demanda qui il était. Apollonios désigna son père et sa patrie; il dit pourquoi il s'était voué à la philosophie, c'est-à-dire pour connaître les Dieux et comprendre les hommes; car, ajouta-t-il, il est moins aisé de se connaître soi-même que de connaître les autres. "Mais, Apollonius, comment mettez-vous à découvert les démons et les spectres? — Comme les meurtriers et les sacrilèges.» Ce mot était à l'adresse de Tigellin, qui provoquait Néron à toute sorte de cruautés et de débauches. « Voudriez-vous bien, si je vous en priais, me prédire quelque chose? — Comment le pourrais-je, n'étant pas devin? — Cependant on vous attribue le mot : "Quelque chose arrivera et n'arrivera pas". — Il est vrai que j'ai dit ce mot; mais cela ne vient pas de l'art du devin, ne le croyez pas, cela vient de la science que Dieu accorde aux hommes sages. — Pourquoi ne craignez-vous pas Néron? — Parce que le même Dieu qui lui a donné de paraître terrible m'a donné d'être sans crainte.—Que pensez-vous de Néron?—J'en pense plus de bien que vous autres: car vous le croyez digne de chanter, et moi de se taire. — Je vous laisse votre liberté, s'écria Tigellin, frappé de ces réponses; mais vous me donnerez caution pour votre personne. —Et qui voudra cautionner une personne que nul ne peut enchainer?" Tout cela parut à Tigellin au-dessus de l'homme, et, croyant à la présence de quelque démon, il ne voulut pas combattre en quelque sorte avec un Dieu. « Allez-vous-en, dit-il, où vous voudrez, car vous êtes trop fort pour que mon pouvoir vous atteigne.» [4,45] Voici encore un miracle d'Apollonios. Une jeune fille nubile passait pour morte, son fiancé suivait le lit mortuaire en poussant des cris, comme il arrive quand l'espoir d'un hymen a été trompé, et Rome tout entière pleurait avec lui, car la jeune fille était de famille consulaire. Apollonius, s'étant trouvé témoin de ce deuil, s'écria: « Posez ce lit, je me charge d'arréter vos larmes. » Et il demanda le nom de la jeune fille. Presque tous les assistants crurent qu'il allait prononcer un discours comme il s'en tient dans les funérailles pour exciter les larmes. Mais Apollonius ne fit que toucher la jeune fille et balbutier quelques mots; et aussitôt cette personne qu'on avait crue morte parut sortir du sommeil. Elle poussa un cri et revint à la maison paternelle, comme Alceste rendue à la vie par Hercule. Les parents firent présent à Apollonius de cent cinquante mille drachmes, qu'il donna en dot à la jeune fille. Maintenant, trouva-t-il en elle une dernière étincelle de vie, qui avait échappé à ceux qui la soignaient? Car on dit qu'il pleuvait, et que le visage de la jeune personne fumait. Ou bien la vie était-elle en effet éteinte, et fut-elle rallumée par Apollonius? Voilà un problème difficile à résoudre, non seulement pour moi, mais pour les assistants eux-mêmes. [4,46] Vers ce temps il se trouva que dans les prisons de Néron était enfermé un homme que l'on dit avoir été un philosophe accompli, Musonius. Apollonius n'eut pas d'entrevue avec lui, Musonius s'y étant refusé par mesure de prudence pour l'un comme pour l'autre; mais ils entretinrent un commerce de lettres par l'intermédiaire de Ménippe et de Damis, qui allaient voir Musonius dans sa prison. Nous laisserons de côté celles de leurs lettres qui sont peu importantes, mais nous rapporterons celles où l'on trouvera quelque chose de grand. « Apollonius au philosophe Musonius, salut. Je veux vous aller trouver, converser avec vous, partager votre toit et essayer de vous être utile. Si vous ne mettez pas au rang des fables le récit sur Thésée retiré des enfers par Hercule, dites-moi ce que je dois faire. Portez-vous bien. » «Musonius au philosophe Apollonius, salut. Vos bonnes intentions méritent mes éloges; mais un homme qui compte se justifier et prouver qu'il n'est pas coupable se délivrera lui-même. Portez-vous bien. » — « Apollonius au philosophie Musonius, salut. Socrate ne consentit pas à être tiré de sa prison par ses amis; il se présenta devant les juges, et fut mis à mort. Portez-vous bien. » — « Musonius au philosophe Apollonius, salut. Socrate fut mis à mort parce qu'il ne voulut pas se défendre, mais je me défendrai. Portez-vous bien. » [4,47] Néron, partant pour la Grèce, fit un décret pour interdire le séjour de Rome à tous les philosophes. Apollonius prit alors la résolution de parcourir les parties occidentales de la terre, qui sont bornées par les colonnes d'Hercule; il voulait voir le reflux de l'Océan et le pays de Gades, car il avait entendu dire qu'il y avait là aussi des philosophes assez avancés dans la connaissance des choses divines. Tous ses disciples le suivirent, enchantés à la fois et du voyage et de leur maître.