[6,0] APPENDICE DE PEROTTI - «FABLES NOUVELLES» [6,1] L LE RENARD ET LE SINGE L'avare ne donne pas volontiers même son superflu. Un singe demandait à un renard une partie de sa queue pour pouvoir cacher décemment ses fesses nues. L'autre lui répondit sans générosité : » Elle aurait beau devenir encore plus longue; je la traînerai dans la boue et parmi les épines plutôt que de t'en donner une parcelle, si petite fût-elle. » [6,2] FRAGMENT D'UN ÉPILOGUE Sur ceux qui lisent son livre. Quelle qu'en soit la valeur, ce badinage où ma Muse se joue est loué des méchants aussi bien que des hon- nêtes gens; mais ceux-ci louent mes vers avec sincérité, ceux-là en sont, au fond de leur coeur, fort irrités. [6,3] LES QUALITÉS DES ANIMAUX OU CE QUI MANQUE A L'HOMME Il ne faut pas demander trop. Si la nature avait façonné l'espèce humaine à mon gré, elle l'aurait pourvue de bien plus de dons. Elle nous aurait, en effet, attribué tous les avantages que la Fortune bienveillante a donnés à chaque animal, la force de l'éléphant, l'impétuosité du lion, la longévité de la corneille, la fierté du taureau farouche, la paisible docilité du cheval rapide; l'homme cependant posséderait en outre ce qui lui est propre, toutes les ressources de l'esprit. Mais sans doute au ciel Jupiter rit en lui-même de ces regrets, lui qui, avec une grande sagesse, a refusé ces avantages aux hommes, de peur que le sceptre du monde ne lui fût ravi par notre audace. Ainsi donc vivons satisfaits du don que nous a fait l'invincible Jupiter, pendant les années dont le destin a fixé le nombre et ne tentons rien de plus que ce que permet notre nature mortelle. [6,4] MERCURE ET LES FEMMES Autre fable sur le même sujet. Mercure, chez deux femmes qui habitaient ensemble, avait reçu une hospitalité mesquine et répugnante. De ces femmes l'une avait un petit enfant encore au berceau; l'autre trouvait bon le métier de courtisane. Pour leur marquer une reconnaissance à la mesure de leurs services, Mercure, sur le point de s'en aller et au moment où il franchissait le seuil, leur dit : « C'est un dieu que vous voyez; je vous accorderai tout de suite ce que chacune de vous aura souhaité. » La mère demande en suppliant de voir son fils avec de la barbe le plus tôt possible. La courtisane souhaite de se faire suivre de tout ce qu'elle aura touché. Mercure s'envole, les femmes rentrent chez elles. Voici que, tout barbu, l'enfant pousse des vagissements. Tandis que devant ce prodige la courtisane rit aux larmes, son nez se remplit d'humeur, comme il arrive. Voulant se moucher, de la main elle se prit le nez, le tira au point de l'allonger jusqu'à terre et, en riant d'autrui, devint à son tour ridicule. [6,5] LA VÉRITÉ ET LE MENSONGE Un jour Prométhée qui a formé avec de la glaise une nouvelle espèce d'êtres, avait pris une argile fine pour faire la Vérité, voulant qu'elle pût rendre la justice entre les hommes. Appelé tout à coup par le messager du grand Jupiter, il confie son atelier à la Ruse trompeuse qu'il avait depuis peu admise en apprentissage. Celle-ci, dans l'ardeur de son zèle, fit une statue avec le même visage, la même taille, semblable en toutes ses parties à la première et dans le temps dont elle disposa, elle la façonna habilement. Comme elle l'avait déjà presque tout entière et admirablement construite, l'argile lui manqua pour faire les pieds. Mais le maître revint; en toute hâte, la Ruse, bouleversée par la crainte, alla s'asseoir à sa place. Étonné d'une si grande ressemblance, Prométhée voulut faire participer son élève à la gloire que lui valait son talent. Il mit donc au four également les deux statues. Quand la cuisson en fut achevée et que le souffle de la vie se fut répandu en elles, voilà que d'une allure calme se mit à marcher la vénérable Vérité, mais la statue incomplète resta fixée sur place. Alors cette image qui était une contrefaçon, le produit d'un travail fait à la dérobée, fut appelée le Mensonge. Et quand on dit de lui « qu'il n'a pas de pieds », moi aussi je suis sans peine de cet avis. Il arrive que la feinte au commencement réussisse aux hommes; mais le temps suffit toutefois pour faire apparaître la vérité. [6,6] LES SUPPLICES SYMBOLIQUES Il faut voir l'idée, non les mots. Ixion qui ne cesse, dit-on, de tourner attaché sur une roue, nous enseigne que la Fortune est toujours agitée et instable. Remontant vers le sommet des montagnes, Sisyphe pousse avec la plus grande peine un rocher qui du faîte, rendant ainsi inutile l'effort dépensé, roule de nouveau jusqu'en bas : il montre par là qu'il n'y a pas de fin pour les misères humaines. Debout au milieu d'un fleuve, Tantale a pourtant soif : il représente les avares qui voient couler autour d'eux le flot des richesses dont ils disposent et qui ne peuvent toucher à rien. Dans leurs urnes les criminelles Danaïdes portent de l'eau sans pouvoir en remplir leurs jarres sans fond : à dire vrai, c'est plutôt tout ce qu'on donnera au plaisir qui s'écoulera en pure perte. Tityos étendu sur le sol en couvre sept arpents et, pour subir un châtiment cruel, offre son foie sans cesse renaissant : plus grand en effet est le morceau de terre qu'on possède, plus lourds, comme le montre ce symbole, sont les soucis dont on est tourmenté. C'est à dessein que les anciens ont enveloppé de voiles la vérité : ils ont voulu que le sage sût la discerner et que l'ignorant restât dans l'erreur. [6,7] LES CONSEILS DE L'ORACLE Enseigne-nous des règles de conduite plus utiles, je t'en supplie, ô Phoebus, toi qui fais de Delphes et du beau Parnasse ta demeure. » -- Tout à coup, sur la tête de la prêtresse sa chevelure sacrée se hérisse, le trépied s'agite, au fond du sanctuaire bourdonne la voix grave de l'oracle, le laurier frémit et le jour lui-même pâlit. La pythonisse se met à parler sous le choc de la puissance divine : » Écoutez, nations, les conseils du dieu de Délos : pratiquez la piété, acquittez-vous des voeux que vous avez faits aux dieux d'en haut; défendez votre patrie, vos parents, vos enfants et vos chastes épouses les armes à la main; chassez l'ennemi par le fer; secourez vos amis; épargnez les malheureux; favorisez les honnêtes gens; marchez tout droit contre les fourbes; punissez les fautes : marquez d'un fer rouge les impies; punissez ceux qui, par l'adultère déshonorant, manquent au respect de l'union conjugale; gardez-vous des méchants et ne vous fiez trop à personne. » A ces mots la vierge s'écroula en plein délire prophétique; en délire elle était bien sûr, car ce qu'elle dit fut dit en pure perte. [6,8] ÉSOPE ET LE MAUVAIS AUTEUR Sur un mauvais écrivain qui se louait lui-même. Un certain auteur avait lu à Ésope un mauvais écrit dans lequel, d'une façon ridicule, il s'était abondamment vanté. Désirant donc savoir ce qu'en pensait le vieillard : « Est-ce que, dit-il, je t'ai paru trop orgueilleux? et est-ce sans raison que j'ai confiance en mon talent? » Assommé par ce très méchant ouvrage, Ésope répondit : « Moi? j'approuve fort que tu te loues; car des louanges, jamais, tu n'en auras de la bouche d'un autre. » [6,9] POMPÉE ET SON SOLDAT De la difficulté de connaître les hommes. Sous les ordres de Pompée le Grand, un soldat de haute taille, au langage maniéré et à la démarche molle, s'était attiré une réputation trop fondée de débauché. Cet homme ayant guetté la nuit le passage (les voitures du général, déroba les tapis, la vaisselle d'or et une argenterie d'un poids considérable rien qu'en détournant les mulets. Cet exploit est divulgué par la Renommée. On accuse le soldat, on le traîne devant le prétoire. Alors Pompée le Grand : « Dis donc, n'est-ce pas toi, compagnon d'armes, qui as osé me dévaliser? » L'autre à l'instant crache dans sa main gauche et disperse le crachat en secouant ses doigts. « Ainsi, mon général, puissent mes yeux se fondre en eau, si j'ai vu ou touché quelque chose. » Alors le héros au coeur loyal ordonne de chasser bien loin cette honte de l'armée, mais se refuse à croire qu'on puisse imputer à un tel homme un acte d'une si grande audace. A peu de temps de là, confiant dans sa force, un barbare provoquait au combat quelqu'un des nôtres. Chacun craint pour sa vie; les centurions supérieurs hésitent. Enfin cet homme qui avait les apparences d'un débauché, mais une force digne de Mars, vient trouver le général assis devant le tribunal et de sa voix sans énergie : M'est-il permis?... » « Qu'on le chasse donc », commande Pompée le Grand que l'énormité de cette impu- dence mettait hors de lui. Alors l'un des plus vieux amis du chef : C'est lui qu'il vaudrait mieux exposer aux risques du sort, je pense, -- car la perte ne serait pas grande -- plutôt qu'un brave dont la défaite t'attirerait le reproche de légèreté. » Pompée le Grand approuva et permit au soldat d'aller au combat. Devant l'armée remplie d'admiration et plus vite que la parole, il trancha la tête de l'ennemi et revint victorieux. Alors Pompée ajouta : « Pour moi je te donne volontiers une cou- 3 ronne, soldat, parce que tu as soutenu l'honneur de l'empire romain; mais puissent mes yeux se fondre en eau comme ceci, dit-il, en imitant le serment grossier du soldat, si ce n'est pas toi qui m'as récemment dérobé mes bagages. » [6,10] JUNON, VÉNUS ET LA POULE Du désir amoureux chez les femmes. Junon se vantait de sa chasteté... Pour prendre un tour enjoué, Vénus ne contesta pas son affirmation et, voulant dire qu'aucune femme n'était en cela semblable à Junon, elle interrogea, dit-on, en ces termes la Poule : « Dis, je t'en prie, quelle quantité de nourriture te faut-il pour te rassasier? » La poule répondit : « Si peu que l'on me donne, j'en aurai assez, à condition qu'on me permette de gratter avec mes pattes quelque chose. » — « Mais pour que tu ne grattes pas, dit Vénus, est-ce assez d'un boisseau de froment? » « Bien assez, et même trop; mais tu me permettras de gratter? » — « Pour ne gratter absolument rien, que demandes-tu? » A la fin seulement la poule avoua son mauvais penchant naturel : « Quand on me laisserait le grenier ouvert, je gratterais tout de même. » Junon rit, à ce qu'on raconte, des plaisanteries de Vénus qui, en parlant de la poule, avait ainsi caractérisé les femmes. [6,11] LE JEUNE TAUREAU ET LE VIEUX BOEUF De la manière de dresser la jeunesse intraitable. Un père de famille avait un fils d'un caractère dur. Toutes les fois que le jeune homme échappait aux regards de son père, il rouait de coups les esclaves et donnait carrière à son ardeur juvénile. Ésope raconte donc au vieillard en peu de mots l'histoire que voici : « Un certain paysan attelait ensemble un jeune taureau et un vieux boeuf. Mais ce dernier, en reculant devant le joug que son cou n'avait plus la force de porter, alléguait comme excuse l'affaiblissement causé par l'âge. « Tu n'as rien à craindre, lui dit le paysan. Ce n'est pas pour te faire travailler que j'agis ainsi, mais pour que tu dresses ton compagnon qui, par ses coups de sabot et ses coups de corne, rend bien des gens infirmes. Pour la violence de caractère, c'est la douceur qui est le remède. » De même toi, si tu n'as pas continuellement ton fils avec toi et si tu ne contiens pas sa nature farouche par l'influence de ta douceur, prends garde que les plaintes de ta maison ne deviennent plus nombreuses et plus vives. » [6,12] ÉSOPE ET L'ATHLÈTE VAINQUEUR Gomment on rabat parfois la vantardise. Un vainqueur des concours gymniques se glorifiait à l'excès. Le sage de Phrygie, par hasard témoin de sa vantardise, lui demanda si son adversaire était plus fort que lui. « Veux-tu te taire? répondit l'athlète, ma force était bien plus grande que la sienne. » - « Quelle gloire, insensé, dit Ésope, as-tu donc méritée, si c'est un homme moins vigoureux que tu as vaincu, étant toi-même le plus fort? Passe encore, si c'était par ton adresse que tu pusses te dire vainqueur d'un homme supérieur à toi par la force. [6,13] L'ANE ET LA LYRE. Comment le talent est souvent rendu vain par un malheur. Un âne vit une lyre laissée par terre dans une prairie. Il s'approcha et essaya les cordes avec son sabot. Elles résonnèrent à peine touchées. « Le joli instrument, ma foi ! Mais c'est un malheur qu'il me soit échu, dit-il, car je ne connais pas la musique. Si quelqu'un de plus savant que moi l'avait trouvé, il aurait charmé les oreilles par des accents divins. Ainsi souvent les talents sont perdus par l'effet de circonstances malheureuses. [6,14] LA VEUVE D'ÉPHÈSE De l'inconstance et de la passion amoureuse chez les femmes. A lphèse, il y a quelques années, une femme qui avait un mari très cher vint à le perdre. Elle enferma son corps dans un sarcophage. On ne pouvait absolument pas l'arracher de ce tombeau où elle passait son temps à pleurer. Une belle réputation fut le prix de son chaste veuvage. Sur ces entrefaites des voleurs qui avaient pillé le temple de Jupiter furent mis en croix pour expier leur crime à l'égard de la divinité. Pour que leur dépouille ne pût être enlevée par personne, des soldats chargés de garder leurs cadavres sont placés tout près du monument où la veuve s'était enfermée. Il arriva que, ayant soif, un des gardiens demanda de l'eau au milieu de la nuit à une jeune servante qui se trouvait à ce moment auprès de sa maîtresse et qui allait prendre du repos; car la veuve avait travaillé à la lumière de la lampe et jusqu'à une heure tardive avait prolongé sa veille. La porte étant entr'ouverte, le soldat regarde et voit une femme remarquable par la beauté de son visage. Pris d'amour, son coeur s'enflamme et, à mesure que naît en lui peu à peu une passion irrésistible, son esprit ingénieux trouve mille prétextes pour voir la veuve plus souvent. Conquise par le charme de leur commerce journalier, insensiblement elle devint pour l'étranger plus complaisante et bientôt un lien plus étroit enchaîna son coeur. Pendant que se passaient là les nuits du consciencieux gardien, il vint à manquer un corps sur l'une des croix. Plein de trouble, le soldat raconte l'aventure à la femme. Mais la vertueuse veuve de lui dire : Tu n'as pas de crainte à avoir », et elle livre le corps de son mari pour qu'on l'attache sur la croix afin que le soldat ne soit pas puni de sa négligence. C'est ainsi que le déshonneur remplaça pour elle la bonne renommée. [6,15] LA JEUNE PILLE ET LES DEUX PRÉTENDANTS La fortune parfois favorise les hommes au delà de leur attente et de leur espérance. Deux jeunes gens aspiraient à la main de la même jeune fille. Le riche l'emporta, malgré la naissance et la beauté de celui qui avait peu de biens. Quand le jour fixé pour le mariage fut arrivé, l'amoureux, qui ne pouvait supporter sa douleur, se réfugia tout triste dans un petit jardin suburbain, au delà duquel se trouvait, à peu de distance, la villa du riche fiancé prête à recevoir la jeune fille au sortir des bras de sa mère; car on avait jugé de dimensions insuffisantes la maison de la ville. Le cortège se déploie, la foule accourt en rangs serrés, tandis que, ouvrant la marche, Hyménée porte le flambeau nuptial. Or un ânon dont le travail était pour le jeune homme pauvre son moyen d'existence ordinaire, stationnait à la porte de la ville. Le hasard fait qu'on le loue pour la jeune fille, par crainte que la fatigue de la marche ne blesse ses pieds délicats. Soudain l'air, par la volonté de la compatissante Vénus, est ébranlé par les vents, le fracas du firmament se prolonge en roulement de tonnerre et produit sous un voile de nuages épais une nuit effrayante. La lumière s'évanouit et en même temps un violent abat de grêle affole et disperse de côté et d'autre tout le cortège, en forçant chacun à chercher un refuge et à fuir. L'ânon, tout près de là, sous l'abri auquel il est habitué va se mettre à couvert, et par un grand éclat de voix révèle son arrivée. Les serviteurs se précipitent, ils voient la belle jeune fille, sont saisis d'admiration et enfin vont informer leur maître. Lui, à table avec quelques camarades, s'efforçait d'oublier son amour en vidant de nombreuses coupes. Mais, à cette nouvelle, ragaillardi par la joie et poussé par Bacchus et par Vénus, il achève jusqu'au bout, aux applaudissements de ses compagnons, le mariage qui lui tenait au coeur. Cependant les parents font rechercher par le crieur leur fille; quant au jeune marié, la perte de sa femme le désole. Lorsque ce qui s'était passé fut connu de la foule, tout le monde approuva pleinement la bienveillance manifestée par les dieux. [6,16] ÉSOPE ET SA MAITRESSE La vérité souvent n'est pas bonne à dire. Ésope était l'esclave d'une femme fort laide. Appliquée à se farder, elle faisait traîner ce soin tout le long du jour; d'étoffes, de perles, de bijoux d'or et d'argent elle avait beau se couvrir, elle ne trouvait personne qui voulût la toucher du bout du doigt. "Me permets-tu un mot? » dit Ésope. « Parle. » -- « A mon avis, tu obtiendras tout ce que tu voudras, si tu laisses là cette mise recherchée... « Est-ce que par moi-même je te semble à ce point jolie? » -- « Loin de là; à moins que tu ne payes, ta couche sera tranquille. » — « Mais ce qui ne sera pas tranquille, répondit-elle, ce sont tes flancs », et elle fit châtier à coups de férule le bavard. — Peu après, un voleur dérobe un bracelet d'argent. Informée de la disparition de ce bijou, dans un accès de fureur, elle appelle en sa présence tous ses esclaves et leur promet une terrible volée de coups, s'ils ne disent pas la vérité. « A d'autres cette menace; pour moi, dit le sage, tu ne me prendras pas à ce piège. J'ai été fouetté pour avoir dit la vérité il n'y a pas longtemps. » [6,17] LE COQ ET SES PORTEURS Souvent trop de confiance nous met en péril. Un coq avait des chats sauvages pour porteurs de litière. Un renard, voyant l'air triomphant qu'il prenait en se faisant porter, lui dit : « Je te conseille de te garder contre quelque mauvais dessein. Car la mine de tes esclaves, si tu y prêtais attention, te ferait penser que c'est une proie qu'ils portent et non un fardeau. » Quand la faim commença à presser cette bande farouche, elle mit son maître en pièces et se partagea le cadavre. [6,18] LA TRUIE QUI MET BAS ET LE LOUP Il faut éprouver les hommes avant de se confier à leur bonne foi. Sur le point de mettre bas, une truie gémissait couchée à terre, lorsque survint en courant un loup qui dit pouvoir s'acquitter du rôle d'accoucheur et promit son assistance. Mais, comme elle connaissait la fourberie de cet animal au méchant coeur, elle refusa le service suspect du malfaiteur. « Il suffit, lui dit-elle, que tu te retires loin d'ici. » Si elle s'était confiée à la perfidie du loup, ses petits lui auraient été ravis traîtreusement et elle aurait eu à les pleurer à peine nés. [6,19] ÉSOPE ET L'ESCLAVE FUGITIF Il ne faut pas à un mal ajouter un autre mal. Un esclave qui s'enfuyait de chez un maître d'un caractère dur rencontra le vieil Ésope qui le savait de son quar- tier. « Qu'as-tu pour être ainsi bouleversé? » --- « Je vais te le dire franchement, père (car tu es digne de ce nom), parce qu'on peut sans danger te confier une plainte. Je reçois trop de coups et pas assez de nourriture. Souvent l'on m'envoie à la ferme sans provisions de voyage. Si mon maître donne à dîner, je suis sur pied des soirées entières; s'il est invité, je suis couché jusqu'au jour dans la ruelle. Par mon temps de service j'ai droit à l'affranchissement et, malgré mes cheveux blancs, je suis encore esclave. (Si je me connaissais quelque faute, je me résignerais à mon sort). Jamais je n'ai pu satisfaire ma faim et de plus, malheureux que je suis, je subis une dure tyrannie. C'est pour ces raisons et pour d'autres qu'il serait trop long de dire, que je me suis décidé à m'en aller aussi loin que mes jambes pourraient me porter. » — « Eh , bien, dit Ésope, écoute; alors que tu n'as rien fait de mal, voilà, d'après toi-même, les misères que tu éprouves; que sera-ce, si tu te rends coupable? Quels traitements penses-tu que tu auras à souffrir? » Tel fut le conseil par lequel l'esclave fut détourné de son projet de fuir. [6,20] LE COURSIER AU MOULIN Il faut supporter avec patience tous nos malheurs. Un cheval de l'attelage d'un quadrige connu par ses nombreuses victoires fut emmené par un certain voleur et vendu pour travailler au moulin. Un jour que, pour le faire boire, on l'avait fait sortir du manège, il vit ses compagnons aller au cirque pour remplir leur rôle dans une fête en prenant part aux concours qu'ils aiment. Ses yeux se voilèrent de larmes : « Allez, heureux que vous êtes, leur dit-il; célébrez sans moi par votre course ce jour consacré. Moi, dans le lieu où la main criminelle d'un voleur m'a amené de force, sous le poids de ma triste condition je ne cesserai de pleurer sur ma destinée. » [6,21] L'OURS ET LES CRABES La faim aiguise l'esprit des animaux. Quand l'ours dans les forêts vient à manquer de ressources, il court à un rivage rocheux et, se tenant à un roc, il plonge doucement ses pattes velues dans l'eau du bord. Dès qu'entre ses poils se sont pris des crabes, il enlève sa pêche et en se secouant la fait tomber à terre, puis il se régale de sa pâture en la recueillant de côté et d'autre, ce rusé. Ainsi, même chez les sots, l'esprit est aiguisé par la faim. [6,22] LE CORBEAU QUI DIT BONJOUR La parole souvent trompe les hommes. Un homme qui, à travers champs, se hâtait en suivant un chemin détourné entendit de loin le mot « bonjour » et, s'étant arrêté un instant sans voir personne, il reprit sa marche. De nouveau il est salué par la même voix venant d'un endroit mystérieux. Mais le ton affable de cette voix l'ayant encouragé, il s'arrêta pour que, quel qu'il fût, celui qui avait parlé reçût de lui en retour la même politesse. Il regardait tout autour de lui; pris de crainte religieuse, il était resté longtemps fixé sur place et avait perdu le temps de parcourir quelques milles, lorsque se montra un corbeau qui, en volant au-dessus de sa tête, sans répit l'accabla de « bonjours ». Alors comprenant que l'oiseau s'était joué de lui : « Maudit sois-tu, dit-il, oiseau détestable, qui, alors que je suis pressé, as ainsi arrêté mes pas. » [6,23] LA CORNE CASSÉE II n'y a rien de si caché qui ne se découvre. Un pâtre avait d'un coup de bâton cassé une corne à une chèvre. Il se mit à la prier de ne point le trahir auprès de son maître. « Si injustement que j'aie été blessée, dit-elle, je garderai néanmoins le fait pour moi; mais la réalité criera par elle-même la farine. [6,24] LE SERPENT ET LE LÉZARD Quand on n'a pas la peau du lion, il faut prendre celle du renard, c'est-à-dire qu'à défaut de force, il faut employer la ruse. Un serpent avait par hasard pris un lézard par derrière. Comme il se disposait à l'engloutir dans sa gueule grande ouverte, le lézard saisit une baguette qui se trouvait par terre près de lui et, d'une dent qui ne lâchait pas prise, la tint en travers si bien que la gueule béante de l'avide animal fut par cet ingénieux obstacle contenue comme par un frein. Le serpent laissa échapper de sa gueule cette proie devenue inutile. [6,25] LA CORNEILLE ET LA BREBIS Attaquer la multitude des faibles, céder aux forts. Une corneille importune s'était posée sur une brebis. Après l'avoir portée sur son dos malgré elle et longtemps : « Si tu avais fait cela, dit la brebis, au chien qui a de bonnes dents, tu aurais été châtiée. » La corneille de répondre avec toute sa perversité : « Je méprise les faibles et en même temps je cède aux forts; je sais, en rusée que je suis, qui il faut attaquer et qui il faut flatter. C'est pourquoi ma vieillesse va se prolongeant jusqu'à mille ans. » [6,26] SOCRATE ET L'ESCLAVE DÉBAUCHÉ Il n'y a pas de blâme plus pénible que celui de la conscience. Socrate était injurié par un vaurien d'esclave qui avait séduit la femme de son maître. Le sage, sachant le fait connu des personnes présentes, répondit : "Tu te complais en toi-même, parce que tu plais à qui tu ne devrais pas; mais tu n'échappes pas au châtiment, car tu ne plais pas à qui tu devrais. » [6,27] LE LOUP ET LE BOUVIER Il y a beaucoup d'hommes dont les paroles sont aimables et le coeur peu sûr. Poursuivi par un chasseur agile un loup fuyait et un bouvier le vit qui pénétrait en rampant dans un buisson. Je t'en prie, au nom des dieux et de toutes tes espérances, ne révèle pas ma présence, ô bouvier; jamais, je le jure, je n'ai fait aucun mal à cet homme. » Mais le paysan lui dit: Ne crains rien : cache-toi sans inquiétude. » Et déjà le chasseur qui suivait la bête : « Je t'en prie, bouvier, est-ce par hasard ici qu'est venu le loup? » — « Il est venu, mais il s'en est allé en prenant de ce côté vers la gauche », et c'est la droite que le bouvier indique par un signe de la tête et des yeux. Le chasseur dans sa hâte ne comprit pas et s'éloigna hors de la vue. Alors le bouvier : « Ne me sais-tu pas gré de t'avoir caché? » -- « A ta langue je ne nie nullement que je ne doive une grande reconnaissance et je la remercie; mais de tes yeux je souhaite la perte à cause de leur perfidie. [6,28] LA COURTISANE ET LE JEUNE HOMME. Bien des choses sont à la lois agréables et pénibles. Un jeune homme était flatté avec de douces paroles par une courtisane perfide et, quoiqu'il eût souvent essuyé de sa part de nombreuses offenses, il se montrait cependant indulgent pour cette femme. La traîtresse lui dit : Tous les autres ont beau à coups de présents lutter entre eux pour moi, c'est toi pourtant que j'aime le plus. » Le jeune homine, se rappelant combien de fois il avait été trompé : "Il me plaît, dit-il, ô mon amour, de t'entendre dire cette parole, non qu'elle soit sincère et sûre, mais parce qu'elle est agréable. » [6,29] LE BIÈVRE OU LE CASTOR Beaucoup d'hommes vivraient en sécurité, s'ils savaient, dans l'intérêt de leur conservation, attacher peu de prix à leurs biens. Quand tout moyen d'échapper aux chiens est perdu pour le bièvre, — que les Grecs verbeux ont appelé castor, donnant ainsi à une bête le nom d'un dieu, eux qui se font gloire de leur riche vocabulaire, — il s'arrache à coups de dents, dit-on, les testicules, parce que, comme il s'en rend compte, c'est à cause d'eux qu'il est poursuivi. Un tel acte résulte d'un calcul extraordinairement intelligent, je ne saurais le nier; car le chasseur, dès qu'il a trouvé le remède qu'il cherche, néglige de poursuivre le castor lui-même et rappelle ses chiens. Si les hommes pouvaient prendre sur eux de n'avoir volontairement rien en propre, ils auraient ensuite une entière sécurité dans la vie : nul en effet ne tendrait de piège à un homme qui se serait dépouillé de tout. [6,30] LE PAPILLON ET LA GUÊPE Ce n'est pas notre situation passée, c'est notre situation présente qu'il faut regarder. Un papillon avait aperçu une guêpe en voletant tout auprès d'elle. a O injustice du sort ! Pendant que vivaient les corps dont les restes corrompus nous ont donné la vie, moi j'étais éloquent dans la paix, vaillant dans les combats et en toute science le premier parmi mes contemporains. Et voici que je vole çà et là, chose légère et vaine, cendre friable. Toi qui n'étais qu'un mulet bâté, tu peux blesser qui il te plaît à coups de ton aiguillon. » Mais la guêpe lui répondit par ce mot bien conforme à son caractère : "Ce n'est pas qui nous avons été, mais qui nous sommes, que tu dois considérer." [6,31] L'ALOUETTE ET LE RENARD Il ne faut pas se fier aux méchants. L'oiseau que les paysans appellent « terranéole », évidemment parce que c'est sur la terre qu'il construit son nid, tomba par hasard en présence d'un renard sans scrupules. A sa vue, d'un coup d'aile, il s'enleva à bonne hauteur. « Salut, lui dit le renard; pourquoi me fuir, je t'en prie, comme si je n'avais pas dans la prairie de la nourriture en abondance, des grillons, des scarabées, des sauterelles en quantité? Tu n'as rien à craindre. Moi, j'ai pour toi beaucoup d'affection à cause de ton caractère paisible et de ta vie honnête. » L'oiseau répondit : » Toi du moins, tu sais bien célébrer mes mérites. Comme ce n'est pas au ras du sol, mais en l'air que je peux t'égaler, suis-moi donc ici, et je te confie mon existence. »