[5,0] LIVRE CINQUIÈME - PROLOGUE. Si je fais parfois intervenir clans mes vers le nom d'Ésope, à qui j'ai payé depuis longtemps toute ma dette, tu sauras que c'est pour les relever par son prestige. C'est ainsi que font dans notre siècle certains artistes : ils trou- vent à vendre plus cher des oeuvres modernes, si, sur un marbre qui sort de leurs mains, ils ont inscrit le nom de Praxitèle, sur une statuette d'argent usée à dessein le nom de Myron, sur un tableau celui de Zeuxis. Tant il est vrai que le faux antique a plus de succès auprès de l'Envie à la dent mauvaise que les belles productions de notre temps. Mais je passe tout de suite à un petit récit qui a pour sujet un exemple semblable. [5,1] 1. DÉMÉTRIUS ET MÉNANDRE Démétrius, dit de Phalère, s'empara d'Athènes et fit peser sur elle une lourde domination. Selon son habitude, le peuple partout et à l'envi accourt sur son passage et l'accueille par des vivats. Eux-mêmes, les premiers citoyens baisent la main qui les opprime, en gémissant tout bas sur le douloureux changement survenu dans leur sort. Bien plus, ceux qui se tiennent à l'écart des affaires et ne cherchent que leur tranquillité, craignant que leur abstention ne leur nuise, arrivent d'un pas plus lent et les derniers. Parmi eux se trouvait Ménandre qui était célèbre par ses comédies. Sans le connaître en personne, Démétrius avait lu ses pièces et avait admiré son génie. Frotté d'huiles parfumées, vêtu d'une robe flottante, le poète s'avançait d'une allure élégante et molle. Dès que le tyran l'aperçut à la fin du défilé : « Quel est donc ce mignon, dit-il, qui ose ainsi paraître devant moi? » Ceux qui étaient près de lui répondirent : « C'est Ménandre, l'écrivain. » Devenu tout autre aussitôt : « Il ne peut pas y avoir, dit-il, homme plus beau. » [5,2] 2. LES DEUX CHAUVES Un homme chauve vint à trouver dans un carrefour un peigne. Survint un autre homme aussi dépourvu de cheveux : « Holà, dit-il, partageons, quelle que soit l'aubaine! » L'autre montra sa trouvaille en ajoutant : « La bienveillance des dieux nous était favorable; mais la jalousie du destin a fait que nous n'avons trouvé, comme on dit, que du charbon au lieu d'un trésor. » L'homme trompé dans son espérance a le droit de se plaindre. [5,3] 3. LE JOUEUR DE FLUTES PRINCE Quand un esprit vain pris par le vent de la popularité inconstante s'est gonflé d'une présomption insolente, il en vient aisément par sa sotte légèreté à tomber dans le ridicule. Le joueur de flûtes Prince était généralement assez connu, ayant l'habitude d'accompagner sur la scène le pantomime Bathylle. Il arriva que ce flûtiste, au cours de je ne sais plus quelle fête, pendant qu'on enlevait rapidement un décor, fit une chute grave par mégarde et se cassa la jambe (tibia) gauche. Il eût mieux aimé casser ses deux flûtes (tibiæ) droites. Enlevé à bras d'hommes et poussant de grands gémissements, il est porté chez lui. Quelques mois se passent pendant que la guérison s'opère grâce aux soins donnés. Les specta- teurs, en gens sensibles et qui aiment à s'amuser, com- mencèrent à réclamer celui dont les airs stimulaient d'habitude l'énergie du danseur. Un citoyen de haute naissance devait donner une fête. Comme Prince commençait de nouveau à marcher, ce personnage obtint, à force de prières et d'argent, qu'il vint, ne fût-ce que pour se montrer, le jour même des jeux. Ce jour-là, des propos divers sur le joueur de flûtes se murmurent dans le théâtre. Certains affirment qu'il est mort, d'autres qu'il va se présenter sur la scène tout à l'heure. Le rideau est baissé et, quand le tonnerre eut roulé, les dieux parlèrent selon l'usage consacré. Alors le choeur fit entendre un chant qui était inconnu du joueur de flûtes à peine de retour et qui contenait cette phrase : « Réjouis-toi, Rome sauvée par le salut de ton prince ! » On se lève pour applaudir. Le joueur de flûtes lance des baisers : ce sont, pense-t-il, des félicitations de ses partisans. L'ordre équestre se rend compte de sa sotte méprise et, avec de grands éclats de rire, fait répéter le chant. On le recommence. Notre homme de se prosterner de tout son long sur les planches et les chevaliers d'applaudir en se moquant de lui. Le peuple pense qu'il sollicite une couronne. Mais quand la réalité fut connue dans toutes les travées du théâtre, Prince, malgré sa jambe encore enveloppée de bandes blanches, malgré ses tuniques blanches et ses souliers blancs, tout fier (l'un hommage destiné à la divine famille impériale, fut, au commandement unanime des spectateurs, brutalement jeté dehors. [5,4] 4. L.'occasion. Un coureur en équilibre sur le tranchant d'un rasoir ailé, chauve avec des cheveux sur le front et le corps nu, que l'on peut retenir quand on l'a pris par surprise, mais qui, une fois échappé, ne saurait être rattrapé par Jupiter lui-même, telle est la représentation du moment opportun et de sa courte durée. C'est pour que la réalisation de nos projets ne soit pas entravée par les lenteurs de notre nonchalance que les anciens nous ont tracé ce portrait de l'Occasion. [5,5] 5. LE TAUREAU ET LE VEAU Au passage d'une porte étroite, un taureau heurtait de tous côtés avec ses cornes et ne pouvait qu'avec peine entrer dans l'étable. Un veau voulait lui enseigner la manière de se tourner. "Tais-toi, lui dit-il; ce que j'ai à faire, je l'ai su avant ta naissance". Qui en remontre à plus savant que lui devra penser que c'est à lui que ce mot s'adresse. [5,6] 6. LE CHIEN DEVENU VIEUX Vaillant et rapide dans la poursuite de toutes les bêtes sauvages, un chien avait toujours donné satisfaction à son maître; mais il commença à s'affaiblir sous le poids des années devenues plus lourdes. Un jour, ayant à faire face à un sanglier aux soies hérissées, il lui saisit l'oreille; mais ses dents gâtées laissèrent échapper la proie. Sur ce, le chasseur mécontent réprimandait son chien. Le vieil aboyeur lui répondit : « Si tu as été trahi, c'est, non par mon courage, mais par ma force. Loue au moins ce que j'ai été, si tu blâmes ce que je suis maintenant. » Le motif qui m'a fait, Philetus, écrire cette fable ne saurait t'échapper.