Numa Pompilius, second roi des Romains. (1) Ensuite vient Numa Pompilius, fils de Pompo, le second des rois. Né à Cures en Sabine et y résidant, il était renommé pour son sens extrême de la religion et de la justice, et, comme si son aspect physique suivait ses dispositions spirituelles, il avait des cheveux blancs dès ses premières années. Il mit d’accord à Rome des gens qui ne s’entendaient pas sur l’élection d’un roi. (2) En effet les habitants d’une ville unique avaient bien fusionné en un peuple unique, mais ils n’avaient cependant pas encore perdu le souvenir du passé. Après la disparition de Romulus, les uns et les autres avaient des souhaits différents, chacun soutenant à l’envi quelqu’un de même origine qu’eux. Quoique supérieur, le peuple romain céda cependant devant le respect qu’inspirait cet homme ; au seul nom de Numa, toute dissension cessa, les Sabins applaudissant avec une joie immense un roi de leur nation, et les Romains rendant spontanément des honneurs mérités à un étranger si imposant. (3) Ainsi élu par le peuple, confirmé dans son pouvoir par les sénateurs, un étranger monta sur le trône. Appelé dans la ville et dans la citadelle de Rome, il prit les rênes des affaires, après avoir également pris les auspices comme l’avait fait Romulus pour jeter les bases de la ville. C’était un homme très versé dans le droit divin et humain, soucieux de paix à cause de son tempérament calme, s’abstenant de la guerre et se consacrant aux institutions sacrées. S’il ressemblait peut-être au premier roi par ses intentions, il était très différent de lui par ses manières d’agir et le déroulement de toute sa vie. Romulus en effet fonda le pouvoir par la force et les armes, Numa par les lois et la justice ; celui-là aima les guerres, celui-ci, comme je l’ai dit, aima et s’appliqua à la paix. (4) Pour imposer cela à des esprits rudes, habitués à la guerre, il se servit avec beaucoup de sagesse contre une vieille maladie d’un remède contraire. Ainsi, pour apaiser la férocité du peuple, née et entretenue par l’usage des armes, il pensa que la meilleure chose était de l’en déshabituer. Il décida que le temple de Janus indiquerait la guerre, s’il était ouvert, la paix, s’il était fermé. (5) Et durant tout le temps de son règne, il le garda fermé grâce aux barrières et aux leviers de sa prévoyance, réprimant à l’intérieur la fureur guerrière, et faisant régner autour de lui la paix et la justice. Une chance rare dans la suite pour ce peuple belliqueux. Gradivus maintint si bien en haleine sa descendance par des mouvements si incessants qu’on crut au message du roi défunt et qu’on obéit à ses ordres. (6) Numa s’unit par des traités avec les peuples voisins que son prédécesseur avait vaincus par la guerre, et ceux que ce dernier avait écrasés sous la crainte, lui, se les conserva par l’affection. Bientôt comme la crainte de guerres visibles avait pris fin, il tourna tous ses soins et tout son zèle contre les ennemis invisibles : au libertinage et à la débauche effrénée, maux souvent générés par l’inactivité en temps de paix, il opposa la crainte des dieux et les liens de la religion, telle en tout cas qu’elle pouvait être en ces temps-là. (7) Pour cela, il institue des ministres : prêtres, flamines et Vestales vouées à la virginité ; il ordonne de leur attribuer rétribution officielle, habits et autres insignes de leur rang, de faire circuler solennellement les anciles et d’observer des cérémonies de toute sorte. Il institua un pontife suprême, issu d’une famille patricienne, pour être à la tête de toute la religion, celui à qui l’on se référerait en tout. Il le préposa aussi aux rites infernaux et funèbres ainsi qu’à la procuration de la foudre et des prodiges. Et beaucoup d’autres choses encore du même genre, qu’il serait trop long de détailler, qui apparaîtrait même vain et superflu pour des esprits et des oreilles vraiment religieuses. (8) En plus de cela, afin d’arracher tous ses secrets à la divinité, Numa érige et dédie sur le sommet du mont Aventin un autel à Jupiter Élicius. En outre, il divise l’année en douze mois, ayant ajouté bien entendu les deux premiers, janvier et février. Il ajouta à tout cela des lois nombreuses et utiles : il fut le premier législateur chez les Romains,. (9) Afin que toutes ces mesures s’enfoncent bien profondément dans les esprits du peuple, il fait croire que tout ce qu’il réalisait lui venait de conseils et d’entretiens avec la divinité. Il soutient et persuade son peuple que les règles qu’il édicte sont acceptées par les dieux et salutaires pour le peuple. Il avait découvert pour sa supercherie un endroit et un moment favorable, puisqu’il se rendait fréquemment dans un bois d’Aricie dans le silence d’une nuit profonde. (10) Là, au creux d’une grotte ombragée, où je me suis rendu moi-même récemment par curiosité, près d’une source d’eau vive, il s’enfermait, seul et sans témoins, laissant volontairement passer le temps, tandis que entre-temps ses compagnons étaient emplis de crainte et de vénération. Lorsqu’il en sortait, il prétendait avoir traité de toutes les affaires de l’état avec une certaine Égérie et avec les Camènes, à qui pour ce service il avait consacré le bois lui-même, tout cela pour augmenter la crainte et la croyance. Et l’on crut à cette fiction. (11) Ainsi, le peuple encore simple et crédule, attentif à ces mesures présentées comme venant de la bouche de la divinité, vécut pendant quarante-trois ans, la durée du règne de Numa, dans une paix totale et dans l’amour et le respect de tous les voisins qui précédemment le haïssaient. (12) Suite à cette réputation de sagesse et de vertu, certains auteurs ont été amenés à croire que le roi Numa avait été un disciple du philosophe Pythagore. Des raisons de temps et de lieu contredisent cette vue. En effet, on a établi que Pythagore avait vécu à l’époque, non de Numa, mais de Servius Tullius, plus de cent ans après, et qu’à l’époque de Numa, Pythagore n’était pas à Rome mais dans un coin très éloigné de l’Italie. (13) Il est donc plus proche de la vérité de dire que ce roi a atteint un tel point de sagesse sans l’intervention d’aucun maître étranger, grâce à l’antique discipline de sa race, qui, à l’évidence, était à cette époque très sacrée dans tout l’univers. On pourrait dire aussi, pour parler avec plus de certitude, que Numa a agi sous l’inspiration de celui qui rend sages les rois et les philosophes, celui aussi sous l’inspiration de qui ce fameux philosophe est devenu savant, ailleurs sans doute, et à une autre époque, et dans un autre domaine du savoir. (14) La vie de Numa Pompilius donc fut paisible et sage, plus que celle d’aucun autre homme. La fin de sa vie aussi fut tranquille et facile, sans être perturbée par des troubles intérieurs ou extérieurs. Il mourut de vieillesse et fut inhumé sous le Janicule. Et nous savons qu’il fut donné à ce roi un privilège particulier : aucune autre personne que lui n’oserait supprimer ou modifier une mesure que lui-même avait sanctionnée. (15) Cest que, quelque cinq cents ans après, au temps de la guerre contre la Macédoine, un laboureur nommé Terentius, creusant un sillon assez profond dans le champ du scribe Petilius près du Janicule, trouva deux coffres de pierre recouverts de plomb ; l’un d’eux était le tombeau du roi ; l’autre contenait sept livres de Numa, en latin, et sept en grec, ficelés les uns aux autres par des cordes enduites de cire. Les premiers traitait du droit pontifical, les seconds de philosophie. (16) Les quelques personnes qui les lurent les estimèrent contraires à la religion et aux rites sacrés de cette époque ; le préteur jura ou proposa de jurer qu’il n’était nullement avantageux pour l’État de conserver ou de divulguer ces livres. Aussi furent-ils brûlés sur l’ordre du Sénat, à la vue du peuple. (17) De tout cela il est permis de penser - et je vois que certains des nôtres sont de cet avis - qu’après avoir eu recours pendant longtemps, pour réfréner un peuple féroce, à la crainte des dieux et à un mensonge utile, compte tenu des circonstances, ce roi très sage, une fois parvenu près de la mort, s’était appliqué à dire la vérité nue, parce qu’il espérait que tout était suffisamment pacifié et qu’il n’était plus nécessaire de recourir à une fiction. Toutefois, comme on l’a dit, quand les esprits ont été pris par la superstition, la vérité elle-même a été rejetée, comme elle l’est souvent, vaincue qu’elle est par les passions de l’esprit.