PETRARQUE, La vie solitaire. Lettre à Philippe de Cabassolle, évêque de Cavaillon. Je connais peu d'hommes qui aient autant d'estime et d'affection pour mes modestes ouvrages que tu sembles en avoir - non : que tu en as réellement, j'en suis sûr. Car je ne peux rien soupçonner de feint ni de faux venant d'un coeur sincère et pur comme le tien ; et s'il y avait quelque feinte en lui, je pense qu'elle n'aurait pu rester cachée si longtemps. De même que la vérité est immortelle, de même feinte et mensonge n'ont aucune durée. L'affectation éclate aussitôt au dehors ; le moindre vent dérange une chevelure attifée à grand soin, une légère transpiration fait couler le fard le mieux appliqué : un mensonge même ingénieux cède devant le vrai et apparaît bien vite aux yeux attentifs ; tout ce que l'on cache est vite décelé, les ombres se dissipent, les choses reprennent leurs couleurs natives, et l'on peine à dissimuler plus longtemps. Nul ne saurait vivre durablement sous les eaux ; il faut remonter bientôt et montrer le front que l'on cachait. Autant d'exemples pour me faire croire ce dont j'ai le plus vif désir (nous sommes prompts à croire ce qui nous charme) : que mes écrits, très cher Père, puissent te plaire - ces écrits dont je m'emploie à ce qu'ils ne plaisent qu'à un petit nombre : car, comme tu le vois, ce sont souvent des sujets nouveaux que je traite, des sujets difficiles et austères, et j'y mets des idées étrangères au peuple, bien éloignées de sa sensibilité et de son entendement qui imposent partout leur règle. Si donc je ne plais pas aux ignorants, je n'ai pas sujet de me plaindre : j'ai ce que je souhaitais, c'est-à-dire bon espoir en mes capacités. Si au contraire je ne rencontre pas l'approbation des savants, ce sera, je l'avoue, un sujet de tristesse, mais non pas d'étonnement. Qui suis-je en effet, ou quelle raison pourrais-je invoquer pour me flatter moi-même ou m'arroger ce que même Cicéron, je le sais bien, n'a pu obtenir malgré toute sa divine éloquence ? Son livre intitulé "De optimo genere dicendi" - Dieu ! quel ouvrage, et quelle profondeur de vues ! - ne reçut pas l'approbation de Marcus Brutus (il s'en indigne d'ailleurs dans ses lettres), un érudit pourtant, et un ami, sur les prières de qui il avait été écrit et à qui il était dédié - pour ne rien dire des critiques que ce grand homme dut essuyer de la part d'orateurs sans doute célèbres, mais bien inférieurs à lui, les deux Asinius et Calvus, qui s'en prennent avec une liberté excessive au prince de l'éloquence et condamnent en lui ce que tous admirent et vénèrent. Qui refuserait qu'on accuse son style, si c'est avec Cicéron qu'il est accusé ? Aussi bien n'ai-je pas avec toi de crainte de cette nature : ce n'est pas mon mérite qui me vaut ton approbation ou ton agrément, mais une certaine ressemblance de tempérament, ou plutôt (voilà ce que je crois volontiers, et qui est plus vraisemblable), ta singulière, ton extraordinaire affection, en qui la rectitude de ton jugement trouve un ennemi non négligeable. Qui peut en effet juger convenablement de ce qu'il aime ? Si l'amour avait pu distinguer et discerner le droit, pourquoi les anciens l'eussent-ils fait aveugle ? - Cependant sa cécité ne le rend pas muet : avec une persuasion sans pareille, il montre aux autres ce qu'il ne voit pas - et souvent même ce qui n'existe pas. Il n'y a rien que la grande indulgence d'un père ne se permette : elle passe sur les défauts d'un fils, souvent même elle leur trouve du charme. Quoi qu'il en soit, si tu te trompes à mon sujet, je m'en réjouis ; et je voudrais ne pouvoir jamais t'ôter de l'esprit une erreur qui m'est avantageuse, qui t'est agréable, et ne fait somme toute de tort à personne. Mais si d'aventure tu ne te trompes pas - voilà un souhait plus qu'une espérance -, pourquoi ne donnerais-je pas toujours plus de carrière à ma joie, et ne trouverais-je pas en un tel jugement l'occasion de m'en estimer davantage ? Dans le doute, ne dispenserais-je pas bien mal les fruits de mon loisir et de mon étude, si je ne tenais pas compte de celui que je considère comme le premier admirateur de mon style et de mon talent ? Le fameux Caton, Caton l'Ancien, me servira ici de garant : il écrivit au début de ses "Origines" que les hommes célèbres et importants ne devaient pas moins tenir compte de leur loisir que de leurs affaires. C'est un avis dont je vois qu'il a plu à de nombreux savants ; mais c'est notre cher Cicéron surtout qui l'a fait sien, et, dans le discours où il défend Plancius, il atteste que cet avis lui a toujours paru remarquablement juste. S'il me fallait y veiller moi aussi, à proportion de mes capacités limitées, ou de mon désir de gloire qui, lui, n'a rien de limité - et à supposer qu'à ce désir je n'ai pas encore mis le frein de l'esprit et de la raison -, quel premier but m'efforcer d'atteindre, sinon de tenir la paresse éloignée de mon loisir, comme je le suis moi-même des affaires ? Et si d'aventure j'écris quelque chose susceptible de rester, je le dédierai à ceux surtout dont la gloire, comme si elle m'entraînait avec elle, me donnera de briller et de résister aux ténèbres que la profonde obscurité des temps, et l'oublieuse postérité où s'abîment les noms illustres, font planer sur moi comme une menace. En cette pensée, ton nom m'est souvent venu à l'esprit ; il est si éclatant par lui-même, et si rempli de mérites à mes yeux, que je ne pouvais, mesurant et la considération dont il jouit et ma propre affection pour lui, sans grave offense le passer sous silence. S'ajoute que, selon la coutume et une vieille habitude que j'ai, il me semble te devoir, étant à présent sur tes terres, la dîme et les prémices de mes veilles, tout comme les autres font de leurs récoltes. Aussi ai-je l'intention de te verser tous les ans un tribut qui variera selon la fertilité ou la stérilité de mon esprit durant l'année ; et du moins, comme l'un de tes fermiers, à ces récoltes que produit mon lopin aurai-je montré mon allégeance envers toi - tout en sachant que ceux qui désirent échapper aux attaques de la critique n'ont pas de meilleur refuge que le silence. Dans cette idée, je retiens souvent, je l'avoue, mon esprit et ma plume, et souvent, rempli de crainte, je leur adresse cette recommandation : qu'ils ne me trahissent pas, je les en conjure, ni ne livrent d'eux-mêmes au public un document qui m'accuse et où se révèlent non seulement mon style, mais, ce qui est plus grave, ma conduite - un document qui parviendra peut-être aux lecteurs éloignés et à la postérité. Car on jugera la vie à l'aune des discours, quand, une fois évanouie la possibilité d'apprécier les actes, ne restera plus que le témoignage des paroles. Mais pourquoi continuer ? je les aurais persuadés peut-être de songer à eux-mêmes, à moi, à ma réputation, si, comme on dit, la chose n'était pas engagée et qu'il n'y avait plus moyen de rester silencieux. Désormais on me connaît, on me lit, on me juge : plus d'espoir désormais d'échapper aux débats des hommes ni de cacher ma pensée ; que je m'avance en public ou que je reste chez moi, je dois à présent me montrer. Que peux-tu maintenant espérer de moi, sinon d'abord ce que j'ai toujours sur les lèvres et au fond du coeur, et à quoi m'invite le lieu même que j'ai sous les yeux ? Ce sera bien sûr un éloge de la vie solitaire, vouée au calme et à l'étude : cette vie à laquelle tu as souvent goûté autrefois dans la solitude, et récemment encore, avec moi, un court moment de quinze jours à peine. Avec moi, dis-je : quoique je fusse en effet toujours en ta compagnie, tu as voulu montrer (ce qui est ta façon d'être avec moi), révélant maintes fois et par tes paroles et par tes actes que c'était seulement pour moi que tu étais venu ici, et que tu n'y restais qu'à cause de moi, ce que peut la force de l'affection lorsqu'il s'agit de traiter sur un même pied des personnes de condition différente. Voilà pourquoi il fut très aisé de te persuader de ce que ton expérience, sans que j'eusse besoin de te le dire, t'avait déjà fait connaître. Si je voulais faire partager au peuple cette conviction, je ne ferais que de vains efforts ; et il ne s'agit pas seulement du peuple ignorant : je pense aussi à ceux, et ils sont nombreux, qui se croient très cultivés, et n'ont pas tort peut-être. Mais une vaste culture ne va pas toujours de pair avec l'humilité du coeur, et entre les paroles et les pensées, entre les idées et la vie la lutte est souvent rude. Je pense à ceux que leur culture embarrasse et alourdit bien plus qu'elle ne les rehausse ; qui mêlent ce bien merveilleux, le savoir, à l'infâmie de leur conduite, et avec une telle légèreté, une telle inconséquence qu'il eût été bien préférable pour eux de n'avoir jamais fréquenté l'école ; qui n'y ont appris, avec la superbe et l'enflure, qu'à être si imbus de leur culture qu'ils remportent chez les hommes la palme de la vanité ; qui agitent aux carrefours un Aristote qui ne demanderait pas mieux qu'on le laisse tranquille, et avancent en ordre de combat sous les yeux du peuple béat ; qui se répandent dans les rues, dans les galeries, pour compter les tours, les chevaux, les quadriges ; qui mesurent les places et les murs, et sont bouche bée devant tout l'appareil de la séduction féminine, comble de l'éphémère et de la vanité. Ils restent plantés non seulement devant les gens, mais aussi devant des figures de marbre : les voilà, comme s'ils allaient lui parler, figés sur place à chaque fois qu'ils rencontrent une statue ! et, c'est la dernière folie, la foule et le bruit ont pour eux tous les charmes. Ce sont eux qui promènent par toute la ville, comme un vieux bibelot à vendre, leur sottise cultivée ; voilà les ennemis de la solitude, les opposants à leur propre chez-soi, que le soir ramène finalement au seuil haï qu'ils ont quitté à l'aube ; et c'est à eux qu'on doit ce proverbe : " Plaisante chose que de voir du monde et de discuter avec les gens ! " Mieux vaudrait voir des rochers et des forêts et fréquenter les ours et les tigres. Un animal vil et repoussant - plus encore (je le dis sans plaisir, et comme j'eusse aimé que l'expérience n'eût pas rendu le fait ni ne continue de le rendre si largement connu !), un animal dangereux, instable, déloyal, perfide, cruel et sanguinaire, - tel est l'homme. À moins qu'il n'ait appris - Dieu lui fait rarement une telle faveur - à se dépouiller de l'animalité pour se revêtir de l'humanité, - bref, de simple humain qu'il était, à devenir vraiment homme. Ces gens-là, si tu leur demandes pourquoi ils désirent toujours à ce point la compagnie, n'auront, pour peu qu'ils acceptent de dire la vérité, qu'une seule réponse : c'est qu'ils ne peuvent rester avec eux-mêmes. Là-dessus je m'étendrai davantage le moment venu ; je veux pour l'instant m'en tenir à ceci : il n'est pas facile d'extirper avec des mots des erreurs profondément enracinées, et il ne sert à rien de donner des conseils à qui ne peut les entendre ; quand on est avide de silence, on répugne à gaspiller sa salive. Qu'ils cessent donc de faire obstacle à la vérité avec leurs sottises ; ce n'est pas à eux que je m'adresse, et peu m'importe qu'à lire ces mots ils froncent le sourcil : de toute façon ils ne sont pas écrits pour eux, mais pour des esprits tout autres - qu'ils se le disent. Mais toi, bien cher père, tu n'as pas besoin, je l'ai évoqué déjà, d'un conseiller vigilant, et nul ne saurait te faire partager des convictions opposées à ces vérités profondes qui sont depuis lomptemps fixées dans ton coeur et tes moelles, et en ont arraché toute trace d'erreur. Et cependant, pour que mes paroles te les rendent, non pas plus sûres, car elles le sont déjà, mais plus évidentes, je voudrais, en me plaçant sous l'invocation du Christ qui aime cette forme de vie, en demandant aussi une trêve de quelques jours, le temps d'achever ces pages, aux soucis plus pesants et plus anciens qui m'assaillent et m'assourdissent, me mettre à l'ouvrage que j'ai conçu. Conclus le même pacte, je t'en prie, avec les tiens, et accorde-moi une attention détachée durant ce temps des affaires les plus importantes. Ce ne sont pas toujours les subtilités qui nous charment : mais le changement de temps à autre est plein d'agréments, et celui des sujets d'étude ne plaît pas moins aux savants que ne fait aux riches la variété des mets. Reste donc en ma compagnie : tu entendras mon sentiment et mes pensées communes sur cette façon solitaire de vivre ; ce ne seront que peu de choses parmi d'autres, mais tu y verras, comme en un miroir, toute l'ayance de mon âme et tout l'air d'un esprit tranquille et serein.