La Grande Bibliothèque : http://la-bibliotheque.forum-motion.com/t39-la-vie-solitaire-de-petrarque [1,1] De la vie solitaire. Livre premier. I. Je crois qu'une âme généreuse, hors de Dieu où nous avons notre fin, hors d'elle-même et de ses pensers secrets, ou hors d'une autre âme qui lui est liée par une profonde ressemblance, ne peut nulle part trouver son repos : quoique le plaisir soit tout enduit de la glu la plus tenace et qu'il abonde en liens charmants et doux, il ne peut retenir à terre trop longtemps qui possède des ailes vigoureuses. Que Dieu soit l'objet de notre recherche, ou bien nous-mêmes et les nobles études qui nous aident à y atteindre, ou encore une âme toute semblable à la nôtre, il nous faut nous retirer au plus loin de la foule des hommes et de la folie des villes. Même ceux, pour qui la presse et le vacarme du peuple sont autant de caresses, ne nieront pas que la réalité ne soit telle que je la décris, si du moins ils ne sont pas à ce point abrutis de fausses opinions qu'ils ne puissent de temps à autre faire retour à eux-mêmes et se diriger, fût-ce en rampant, vers le sublime chemin de la vérité. Plût au ciel qu'il n'y en eût pas tant pour agir ainsi ! et que les hommes se soucient de cultiver leur âme au moins autant qu'ils font de leurs champs et de tant de bagatelles ! Comme un champ fertile se couvre de ronces, ainsi l'esprit humain abonde en erreurs, qui ne se pourront arracher sans le plus grand soin ; et, s'ils n'en sont tous deux débarrassés avec une attention et une peine incessantes, dès la fleur leurs fruits connaîtront même ruine. Mais je parle à des sourds. Que les autres aient là-dessus l'opinion qu'ils veulent : je ne doute pas que les hommes cultivés ne s'accordent avec moi, et en pensée et en paroles. Et si tous me refusent ce point, toi du moins tu ne le feras pas - tu serais même le premier à blâmer qui me refuserait son accord ; ainsi arrivera-t-il que tu reconnaisses ta propre pensée dans mes paroles, et que j'aie l'impression d'avoir touché la limite suprême de tout être doué de langage, qui est d'avoir mené l'esprit de l'auditeur là où je voulais, et cela sans aucune difficulté. Car il n'y a de peine à persuader que lorsqu'on s'efforce de rallier à ses vues un esprit rétif ; mais quelle difficulté présente un discours s'adressant à qui confère avec lui-même sur ce qu'il entend, et n'a besoin pour le croire ni de l'appui imagé des exemples, ni du poids de l'autorité, ni de l'aiguillon de la raison, - quelqu'un enfin qui ne recherche que son propre témoignage, et se dit à part lui : " Oui, c'est bien cela " ? Je sais bien que certains saints ont beaucoup écrit sur ce thème. Et, pour citer un nom, le grand saint Basile a consacré un petit livre à la louange de la vie solitaire, dont je n'ai retenu que le titre - et aussi que je l'ai vu, dans de très anciens manuscrits, inséré au milieu des ouvrages de Pierre Damien, ce qui m'a fait me demander s'il était de Basile ou de Pierre. Mais dans mon traité je me suis fondé pour l'essentiel sur ma seule expérience, et c'est sans chercher d'autre guide, ni vouloir en agréer un s'il s'en présentait, que j'ai suivi mon propre sentiment, que je le suis d'une allure plus libre, et qui ne va peut-être pas sans quelque imprudence, que si je me mettais à la trace d'un autre. Tu auras donc plus à entendre de ceux qui en ont fait plus vaste expérience, ou qui ont recueilli celle d'autrui. De moi tu ne vas entendre que ce qui me vient sur le moment ; je n'y ai pas consacré d'étude acharnée, et n'ai pas plus pensé que c'était nécessaire que je n'ai craint que la matière, sur un sujet si riche, puisse jamais me manquer : car je m'y suis souvent intéressé jusqu'à aujourd'hui (au moins superficiellement), et tous ses aspects me sont bien connus. Je n'ai donc pas dépouillé toute une littérature ni particulièrement soigné mon style, sachant que je m'adressais à qui je plais même sans apprêt ; mais, me satisfaisant des vérités communes et d'un langage ordinaire, j'ai tiré ce que tu vas lire pour une part de ma propre expérience de la vie solitaire, pour une autre du souvenir récent d'autrui. Je t'en fais juge avant les autres, sans cacher que de toutes les raisons qui me forcent à te chérir (et je me laisse faire volontiers), la dernière n'est pas que l'amour de la solitude et le goût de la liberté qui lui est lié te font fuir ce qu'ils appellent la curie romaine (tu es son voisin à présent, tu la jouxtes presque), où tu occuperais aujourd'hui un poste important, si le vacarme infernal qui la remplit avait eu pour toi autant de charme qu'en possède toujours à tes yeux la solitude angélique. Il me semble que j'aurai grande facilité à faire voir le bonheur de la solitude, si je montre en même temps les pénibles désagréments du grand nombre, en passant en revue les façons que les hommes ont de s'y conduire : le premier mode de vie les dispose à la paix et à la sérénité, le second les trouble, les inquiète et les oppresse. Il n'y a qu'un fondement à tout cela : dans un cas la vie repose sur la joie du loisir, dans l'autre sur la peine de l'affairement. Si d'aventure un événement quelconque, la puissance du hasard ou celle de la nature faisaient clairement voir la ruine de ce principe, - et un fait de ce genre serait à ranger parmi les exceptions et à compter comme une sorte de miracle -, eh bien, si cela se produisait, je n'aurais nulle honte à changer d'avis, et ne craindrais pas de préférer le joyeux loisir d'une vie dans le monde à la tristesse préoccupée d'une vie solitaire. Car ma louange ne va pas au nom seul de la solitude, elle s'étend aux biens qui lui sont attachés. Les retraites et le silence n'ont pour moi que le charme que leur donnent le loisir et la liberté qu'on y trouve : et je ne suis pas inhumain au point de haïr les hommes, qu'un commandement du ciel m'ordonne d'aimer comme moi-même ; ce que je hais, ce sont les péchés des hommes, et d'abord les miens, ce sont les soucis affligeants et les tristes préoccupations qu'on rencontre chez les gens. Je crois que je parlerai mieux de tout cela si je ne consacre pas des développements séparés à tout ce que l'on me semble pouvoir dire de ces deux genres de vie ; je les mêlerai au contraire, évoquant tour à tour tel aspect de chacun, de sorte que l'attention se porte tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, et qu'elle apprécie facilement, regardant de droite et de gauche comme on le fait d'un mouvement alterné des yeux, la différence qui sépare les objets les plus dissemblables placés l'un à côté de l'autre. J'ai voulu mettre en tête les considérations amères, pour qu'en les faisant suivre des plus douces une saveur exquise signale à l'âme pour finir où il lui faut s'arrêter. Mais quel besoin de m'attarder ? Entrons dans le vif du sujet, et acquittons-nous de nos promesses ; imagine deux hommes d'habitudes opposées, que je vais te décrire : et ce que tu verras en eux, étends-le à tous les autres. [1,2] II. Voici l'homme affairé, le malheureux citadin, qui se lève au milieu de la nuit ; ses soucis, ou les cris de ses clients, ont interrompu son sommeil. C'est souvent la peur du jour qui le terrifie ; souvent aussi ses visions nocturnes. Bientôt il laisse aller son corps sur un malheureux fauteuil, et son âme à ses mensonges habituels : il s'y absorbe tout entier, et songe au prix qu'il tirera de ses ventes, aux mauvais tours qu'il jouera à son associé ou à son pupille, aux séductions qu'il déploiera pour débouter de la pudeur dont elle s'arme la femme de son voisin, à la querelle injuste que ses paroles sauront couvrir du voile de la justice, à quelque illégalité enfin où il tirera profit d'un particulier ou de l'État. Tantôt poussé par la colère, tantôt enflammé de désir, tantôt glacé de désespoir : ainsi le déplorable artisan ourdit avant l'aube la toile de ses affaires du jour, où il s'enveloppera lui-même et roulera les autres. Voici le solitaire, l'homme de loisir, l'homme heureux : il se lève, refait par un peu de repos ; il a bien dormi, et si son sommeil fut bref, rien ne vint l'interrompre ; c'est parfois au chant d'un rossignol nocturne qu'il s'éveille : à peine a-t-il doucement quitté le lit, que, secouant sa torpeur, il commence d'entonner des psaumes en ces heures de paix profonde, et prie dévotieusement le portier de ses lèvres de les ouvrir aux laudes du matin ; il appelle à son aide le Seigneur de son coeur, et, se défiant de ses propres forces, conscient des dangers qui le menacent, dans sa crainte il le supplie de se hâter. Nul effort en lui pour machiner des plans et des ruses ; non, c'est la gloire de Dieu qu'il cherche, et les louanges des saints, chaque jour, chaque heure même : sa langue en est l'infatigable servante, son esprit, le pieux officiant, pour que jamais l'ingratitude de l'âme n'efface le souvenir des dons divins. Et souvent en ces moments - chose étrange -, rempli d'une crainte paisible et d'un espoir tremblant, se souvenant du passé et prévoyant l'avenir, une douleur heureuse et des larmes de joie le prennent et le suffoquent. Ni les voluptés des hommes affairés, ni les plaisirs que prodiguent les cités, ni les fastes d'aucun roi, - rien ne vaudra jamais un tel état. - Puis, levant les yeux vers le ciel et les étoiles, soupirant de toute son âme vers le Seigneur son Dieu qui en est l'hôte, et songeant à la patrie du lieu de son exil, il se met à l'étude de quelque lecture honnête et plaisante ; et ainsi nourri de tant de douceurs, il attend le jour dans une paix profonde. Il fait jour à présent, et l'on a formulé des voeux différents en l'attendant. L'un a sa porte assiégée d'amis hostiles ; on le salue, on le presse, on le pousse, on l'accuse, on le déchire. L'autre, sa porte n'est occupée que par la liberté qu'il a de rester chez lui ou d'aller où bon lui semble. Le premier s'en va triste au forum, plein d'affaires et d'ennuis, et augure au vol des oiseaux que c'est une pénible journée qui commence. Le second va tout allègre dans la forêt voisine, rempli de calme et de silence, et franchit dans la joie l'heureux seuil d'une journée sereine. Celui-là, à peine a-t-il rejoint les palais imposants des puissants ou les sièges redoutés des juges, que mêlant le faux au vrai il balaie les droits d'un innocent ou nourrit l'audace d'un coupable, ou sans tarder bâtit quelque plan pour son propre déshonneur ou la perte d'autrui ; le remords lui ronge le coeur, et souvent la peur interrompt ses phrases. Souvent aussi, donnant du vrai contre des mensonges, - des coups contre des paroles -, rouge de colère ou pâle de honte, il se reproche à son tour de n'avoir pas désiré plutôt la faim du désert que la gloire du disert, ni préféré la condition de laboureur à celle d'orateur ; il rentre en hâte à la maison sans avoir conclu son affaire, et va, dans des recoins ignobles, se dérober aux regards de ceux qui ne sont pas moins ses ennemis que ses clients. Celui-ci, sitôt trouvé un banc de verdure sur une hauteur salubre, s'y arrête - le soleil brille désormais de tout son éclat -, et tout joyeux il épanche dévotieusement son coeur dans la louange quotidienne qu'il rend à Dieu (et c'est plus suave encore si à ses pieux soupirs se mêlent le doux murmure d'une eau courante ou les tendres plaintes des oiseaux), demandant par dessus tout l'innocence, qui retient les paroles ne sachant la dispute, protège le regard des vanités, donne au coeur la pureté, en éloigne l'extravagance, et accorde l'abstinence qui dompte la chair. Peu après, à tierce, il vénère la troisième personne de la Trinité, et demande, avec la venue de l'Esprit Saint, le don d'une langue et d'un esprit qui résonnent d'une confession salutaire, le don d'une charité enflammée du feu céleste et capable d'y embraser les proches. Fait-il dévotieusement cette prière, il possède déjà ce qu'il demande, et cette ardeur de l'âme le rend bien plus heureux que ne ferait tout l'éclat de l'or ou des pierreries. Puis, revenant lentement sur ses pas tandis que le soleil, qui avait éclairé le petit matin, monte au zénith et atteint le midi du jour, il n'a de prière plus pressante que de voir s'éteindre les flammes de la discorde que le premier a ranimées de son souffle et de ses caresses, et se dissiper la chaleur malfaisante des passions mauvaises dont il le sait accablé sous ses désirs brûlants. Il demande enfin le seul bien dont le poète satirique affirme qu'on peut le réclamer sans danger : un esprit sain dans un corps sain. De ces deux hommes, qui à ton avis dépense le mieux ses heures ? Vient le temps du déjeuner. Celui-ci s'installe sous un énorme baldaquin qui menace ruine, et il s'enfouit, il s'envelit dans les coussins. On beugle de toutes parts dans la maison ; les chiens de cour et les rats domestiques en font le siège, la cohorte des flatteurs s'y répand à pleins bords, les serviteurs s'y parquent en foule pour préparer la table dans le vacarme et la confusion. On balaie les immondices et tout se couvre de poussière infecte, l'argenterie doublée d'or vole dans les salles avec les coupes de pierres creuses, et c'est de la soie sur les banquettes, de la pourpre sur les murs, des tapis sur les sols, - cependant que la cohorte des esclaves nus ne cesse de grelotter. L'armée est en place : la trompette donne enfin le signal du combat. Les chefs de cuisine s'affrontent aux maîtres d'hôtel, c'est une clameur immense qui s'élève, on apporte de terre et de mer les mets les plus fins et des vins aux millésimes d'anciens consuls. Les vendanges de Grèce et d'Italie scintillent dans l'or rutilant, on mélange en un seul vase des crus de Cnossos et de Méroé, du Vésuve et de Falerne, des montagnes de Sorrente et de Calabre. Et ce n'est pas assez encore, si le Bacchus d'Ausonie, ajouté du miel de l'Hybla ou du suc de canne de l'Orient, ou parfumé des baies qui le noircissent, n'a demandé à l'art de transformer sa nature. Ailleurs on aperçoit une pompe égale, quoique d'un autre genre : des animaux monstrueux, des poissons inconnus, des oiseaux jamais vus saupoudrés d'épices rares et oublieux de leur ancienne patrie ; certains d'entre eux, révélant de la voix leur origine, de faisans ne gardent que le nom. On présente aux convives des plats fumants, des plats prodigieux où les cuisiniers ont mis tous leurs caprices : même affamé, il suffit d'en considérer l'écoeurante et ruineuse préparation pour en être rassasié et avoir envie de s'en abstenir. L'on verra ainsi se mêler et s'opposer à l'envi les produits d'Italie et de l'étranger, ceux de la mer et de la terre, noirs et blancs, aigres et doux, à poils et à plumes, féroces et apprivoisés, et, comme si l'on était revenu à l'antique Chaos d'Ovide et qu'on l'eût resséré en une place, - non seulement " en un seul corps ", mais en un seul plat -, "Le froid luttant contre le chaud, l'humide contre le sec, Le mou contre le dur, et l'impondérable contre le pesant". {Ovide, Les Métamorphoses, I, 19-20} Sous un tel déluge de nourritures qui s'accordent ou s'affrontent, sous tant de plats dorés, noirs et livides, un goûteur zélé va chercher le poison qu'avec raison on y croit caché. Mieux encore, - car à ces invisibles embûches on a trouvé un autre genre de remède : entre les vins et les plats saillent les cornes noirâtres de serpents, insérées avec habileté entre des branchages d'or, et, par un artifice presque voluptueux, contre la mort du malheureux c'est la mort elle-même que l'on voit veiller. Et lui, le voici qui se tient assis, le front bas, les yeux battus, les sourcils sombres, le nez plissé ; ses joues sont pâles, il a peine à entrouvrir ses lèvres gluantes, à soulever sa tête : les reflets, les odeurs ont achevé de l'abrutir. Bouffi par l'ivresse du soir, ahuri par la tournure de ses affaires du matin, il ne sait plus où il est ; ne songeant qu'à de prochains mauvais coups - où les donner ? que faire encore ? -, il sue, il pue, il rote, il bâille, et prend vaguement une bouchée qui le dégoûte aussitôt de tout. Mais l'autre, le solitaire, se contente de peu de serviteurs, d'un seul parfois, ou même d'aucun ; son jeûne de la veille l'a rendu sobre et dispos, et, dans sa modeste demeure, il ne donne à sa table bien nette d'autre ornement que sa seule présence. Au lieu de désordre c'est le repos qu'il possède, au lieu de vacarme le silence, et lui-même au lieu de la foule ; il est à lui-même son propre compagnon, son interlocuteur et son convive. Il ne craint pas d'être seul, puisqu'il est avec soi. Des murs de pierre nue lui servent de tentures, et de fauteuils d'ivoire un chêne, un simple hêtre, ou un sapin ; il aime à regarder le ciel et non l'or, à fouler la terre et non la pourpre ; la musique agréable, le chant le plus doux, il les trouve, quand il s'assied, quand il se lève, dans la bénédiction et l'action de grâces. Un fermier, au besoin, lui sert d'échanson, de cuisinier et de domestique ; quel que soit le plat qu'il lui apporte, c'est son calme et sa modestie qui le lui rendent précieux. L'on dirait que toute sa nourriture vient de forêts lointaines et de rivages étrangers, que tous ses vins ont été pressés sur les collines de Ligurie ou de Picénum : oui, quand il prend son repas, telle est l'expression de son visage, et tel est le sentiment de son âme ; ainsi, rendant grâce à Dieu et aux hommes, satisfait de ces mets ordinaires qu'il n'a pas achetés, non seulement, comme le vieillard de Virgile, il parvient en son âme à l'opulence des rois, mais il la dépasse de beaucoup. Il n'a en lui ni jalousie, ni haine à l'égard de quiconque ; content de son sort, inaccessible aux coups de la fortune, il n'a ni crainte ni désir ; il sait qu'on ne verse pas du poison dans une vaisselle de terre cuite, et qu'il suffit de peu à la vie des hommes ; que la plus grande et la vraie richesse consiste à n'avoir pas de désirs, et le plus grand pouvoir à n'avoir pas de crainte. Tout son âge est heureux et tranquille, ses nuits sont calmes, ses jours libres, ses repas sans inquiétude ; il va sans entraves, s'assied sans crainte, n'ourdit ni ne redoute piège aucun. Il sait qu'il est aimé pour lui-même et non pour ses biens ; que sa mort n'est utile à personne, que sa vie ne fait de tort à personne ; il croit que l'important n'est pas la durée de sa vie, mais la droiture qu'il saura lui accorder, et n'attache du prix ni au moment ni au lieu où il mourra, mais à la façon dont il le fera. Il n'aspire de toute son âme qu'à donner une belle fin à la représentation d'une vie qui s'est bien déroulée. Insensiblement les heures passent et s'enfuient, et voici que le déjeuner s'achève. La troupe des serviteurs, les parents ennemis viennent troubler l'homme affairé ; et ce sont des tables renversées, de la vaisselle et des hommes qui s'entrechoquent. La demeure résonne des plaisanteries de l'ivresse et des plaintes des affamés (car la table des riches n'a pas pour moindre mal d'ignorer toute justice : ici l'on a faim, là la nausée ; nulle part de mesure). Une mauvaise odeur plane dans la salle qui a pris une couleur écoeurante ; on a du mal à la traverser, le sol est tout fétide des salaisons qu'on y a répandues de toutes parts, du sang l'imprègne, du vin le rend glissant, des nuages de fumées s'en élèvent, de la bave, de l'écume encore chaude le recouvrent, visqueux de graisse entre le blanchâtre des os qui le jonchent et le rouge du sang qui s'y est répandu - bref, comme dit Ambroise, ce n'est plus une cuisine, mais une chambre de torture. Et bien que l'on fasse dériver, selon le sentiment des anciens, "prandium" de "parare", comme s'il s'agissait de "parandium", pour désigner ce qui prépare les guerriers au combat, l'on pourrait penser qu'il ne s'est pas préparé, mais bien déroulé quelque événement, et que c'est un combat, plus qu'un repas, qui s'est livré en cet endroit. Ainsi qu'un général blessé et tremblant, tous font retraite touchés de vin et chancelants ; la table aura tenu lieu de champ de bataille, le plaisir d'ennemi caressant et trompeur, les divans de tombeaux, et la conscience d'enfer. Mais pour notre solitaire tout est à l'opposé. Sa maison semble faite pour la compagnie des anges plus que pour celle des hommes ; il y règne une odeur et une couleur merveilleuses à quoi se révèle la modestie des bonnes moeurs ; et la table, toute de paix, ne connaît ni luxe ni confusion : elle sait dompter les excès de bouche et se tenir bien nette. Là où habite la joie, où l'on bannit le plaisir indigne, où la sobriété règne, la couche est pure et tranquille, et la conscience un paradis. Et donc l'un se lève ou bien ivre ou bien dégoûté, l'autre sobre et apaisé ; l'un se demande s'il est malade et craint de l'être, l'autre, fort de sa frugalité, n'a rien à redouter de tous les maux auxquels le corps de l'homme est sujet. Celui-là s'emporte ou se divertit, celui-ci y renonce pour rendre grâce à Dieu. Et voilà du premier toute la journée qui s'en va entre le dérèglement et le sommeil, les soucis torturants et les affaires difficiles ; mais pour le second, qui la passe dans la louange de Dieu et les études nobles, la découverte de domaines nouveaux et la mémoire des anciens, le repos nécessaire et les délassements honnêtes, rien ou presque ne s'en perd. Le soleil atteint désormais le milieu de sa course : l'affairé s'agite, s'inquiète, se hâte, redouble de tromperies et d'artifices pour éviter que la paresse ne lui fasse subir quelque perte durant la journée, ou que l'inattention ne prive des effets qu'elle espère une âme qui regorge de noirs desseins ; il fait tout pour que ses manoeuvres insidieuses portent avant le soir des fruits éclatants. Car les mauvaises entreprises ont aussi, d'ordinaire, ce caractère de précipitation. L'âme injuste ne peut supporter de délai, ni de voir reporter même d'un instant la réalisation de ses desseins ; ce n'est pas seulement à l'amour de l'argent que s'applique le mot du satirique : "Qui veut devenir riche veut l'être tout de suite". {Juvénal, Les satires, XIV, 176-177} C'est là un caractère que la cupidité a en commun avec ses soeurs, la colère et le désir : conçues dans le Tartare d'un père infernal, elles n'oublient jamais la confusion, l'abîme, l'horreur et la nature de leur propre origine. Ce sont en effet des Furies, que les poètes ont appelées à bon droit filles de l'Achéron et de la Nuit, car elles apportent avec elles les ténèbres de l'ignorance et la matière du remords. Et si elles habitent les enfers, d'où l'on dit qu'elles sont nées, elles habitent aussi les villes et y accompagnent fidèlement les gens occupés ; de leurs aiguillons toujours ardents elles poussent l'âme aveugle et dévoyée à choisir son pire projet pour le réaliser sans délai, de peur qu'un peu d'attente ne fasse s'y glisser l'ombre d'un repentir et d'une pensée saine. Aucun vice ne supporte de frein ; et de même que l'honnêteté s'accompagne toujours de jugements pondérés et de décisions bien mûries, de même les projets malhonnêtes ne savent aller sans l'inconséquence et la hâte. Notre solitaire au contraire ne fait rien dans la précipitation ; mais, considérant la fuite rapide du temps et désirant être là où la vie se passe sans ce perpétuel écoulement et sans crainte de la mort, il se tourne à nouveau vers la prière, et demande que lui soit accordée, avec la faveur d'une lumière vespérale qui éclaire, non pas un jour seulement, mais la totalité de l'existence, la gloire d'une vie qui ne connaisse jamais le déclin - et cette gloire, ce n'est pas son propre mérite qui la lui vaudra, mais le Christ par la grâce de sa mort ; voilà, il le sait, plus qu'il n'est dû à l'homme : mais la mort temporelle de qui fut sans péché a tant d'efficace qu'elle peut rendre éternels ceux que la nature a faits mortels, et le péché déjà des morts. Et ainsi, songeant insensiblement au jour qui poursuit au ciel son déclin, à lui-même qui sur terre poursuit le sien, et voyant que les noires ténèbres vont bientôt s'abaisser sur le monde, il demande son aide à la lumière d'en haut. Et, tout en larmes, il prie pour que son âme, sous le poids de ses fautes, ne soit pas exilée du ciel ; il demande la pure lumière de la foi, ou pour son âme brûlante la fraîcheur qui la soulage, le linge qui efface ses souillures, le soutien qui l'empêche d'être écrasée, la paix qui met fin à ses débats ; et de sa piété, comme d'une source inépuisable, il fait jaillir les prières et les louanges du soir qui viennent succéder à celles du matin. Le soleil commence de disparaître, et voilà qu'à nouveau l'affairé doit sortir de chez lui, parcourir la ville, marcher dans la boue, se précipiter sur les passants, suer, peiner, aller en nage et hors d'haleine ; et lorsqu'il s'est essayé à toutes les sortes de ruses, lorsqu'il a débrouillé tout l'entrelacs de sa propre pensée, il finit par revenir chez lui sur le tard, harassé, n'ayant que dégoût pour ses artifices, et n'y rapporte, avec peut-être un peu d'or, que haine et scélératesse en quantité : mais pas une parcelle, en tout cas, de considération ni de bonne conscience. L'autre s'approche d'une fontaine ensoleillée, d'une rive verdoyante ou du rivage de la mer, tout joyeux d'avoir passé cette journée sans déshonneur ; avant la disparition de la lumière, il demande à son Créateur de veiller sur lui, et que sa clémence, en lui donnant une tempérance toujours en éveil et le bouclier de la prière et de la foi, le protège encore des dangers, des embûches et des pièges de la nuit qui vient, de la rage de l'adversaire qui rugit tel un lion, des songes, des impuretés et des illusions que les ténèbres apportent avec elles. Puis, ayant mis son esprit entre ses mains, et invoqué ses anges pour la garde de sa propre demeure, il se retire en sa maison, où il ne rapporte ni injustice ni désir inavouable, mais la conscience d'une belle conduite et l'assurance d'une âme qui progresse de jour en jour. Qu'en est-il au total ? Le premier passe toutes ses journées à voler les vivants, le second à prier pour les défunts ; et quand celui-là offense la pudeur des mères et des vierges, celui-ci met toute sa complaisance à vénérer la Vierge notre Mère. Le premier enfin fait des martyrs, les second les célèbre ; l'un persécute les saints, l'autre les honore. C'est la nuit qui revient. L'affairé retourne à ses excès : une procession immense, une file infinie s'étire devant et derrière lui ; l'on dirait qu'on fait à un vivant ses propres funérailles. En tête du cortège funèbre viennent les flûtes, pour que rien ne manque aux obsèques ; le cadavre, somptueusement paré, couvert de parfums précieux, est à nouveau enseveli sous les coussins : il est encore tiède et respire encore ; puis, ajoutant un dîner bien lourd au déjeuner qu'il n'a pas fini de digérer, il prépare sa nausée du lendemain, et s'interdit tout autre repas. Mais l'autre se convainc qu'il a dîné, ou bien fait en sorte que son dîner confirme le mot de Platon : je n'aime pas, disait-il, être rassasié deux fois dans la même journée. {Platon, Correspondance, Lettre VII : Platon aux parents et aux amis de Dion ; bonheur et sagesse, p. 326b : ... Ταύτην δὴ τὴν διάνοιαν ἔχων εἰς Ἰταλίαν τε καὶ Σικελίαν ἦλθον, ὅτε πρῶτον ἀφικόμην. Ἐλθόντα δέ με ὁ ταύτῃ λεγόμενος αὖ βίος εὐδαίμων, Ἰταλιωτικῶν τε καὶ Συρακουσίων τραπεζῶν πλήρης, οὐδαμῇ οὐδαμῶς ἤρεσεν, δίς τε τῆς ἡμέρας ἐμπιμπλάμενον ζῆν καὶ μηδέποτε κοιμώμενον μόνον νύκτωρ, [326c] καὶ ὅσα τούτῳ ἐπιτηδεύματα συνέπεται τῷ βίῳ· ... ... C'est avec ces idées que je fis mon premier voyage en Italie et en Sicile. A mon arrivée, je vis, mais avec dégoût, la vie prétendue heureuse qu'on y mène, les tables de Sicile et de Syracuse, l'habitude de se rassasier deux fois le jour, de ne jamais passer les nuits seul [326c] et de se livrer à tous les plaisirs de la même espèce. ... } Puis ils vont tous deux se coucher, dans des dispositions de corps et d'esprit bien différentes. L'affairé est rempli de soucis, de victuailles, d'alcool, de crainte et d'envie ; abattu par ses échecs mais enflé d'orgueil, rabougri par le chagrin mais bouffi par la colère, inférieur à lui-même, incapable de dominer les mouvements de son âme, assiégé par une nuée d'importuns, surveillé par ses rivaux, étourdi par les cris, bousculé par les lettres, interrompu par les messages, indécis sur ce qu'il en faut croire, terrifié par les rumeurs, paralysé par les présages, joué par les mensonges, lassé des plaintes et des querelles qui le poursuivent même la nuit, sa vie est celle des démons ; avec cela odieux à ses voisins, pesant à ces concitoyens, redouté ou moqué par les siens, suspect à tous, cru de personne, il se tourne et retourne sur son lit de pourpre sans trouver le sommeil ; et, ayant éprouvé toutes les espèces de désirs mauvais, et demandé à son malheureux corps de jouir des plus accessibles tandis que son âme inconstante poursuivait les plus lointains, vaincu par le sommeil il ferme enfin les yeux. Mais les soucis veillent, et veille l'âme inquiète que brûle un feu inextinguible, et que ronge le vers de l'éternel remords. Alors les affaires de la journée, les clients trompés, les pauvres opprimés, les paysans chassés de leurs terres, les vierges déshonorées, les pupilles abusés, les veuves dépouillées, les innocents frappés et exécutés, et avec eux les Furies s'avançant pour réclamer vengeance des crimes, c'est tout cela qui vient hanter ses songes : il crie souvent dans son sommeil, souvent il gémit, - souvent encore la crainte le réveille en sursaut. Cependant le solitaire est rempli d'une joie chaste, d'une sainte espérance et d'un pieux amour (non celui de Nisus pour Euriale, mais celui de Pierre pour le Christ) ; rien ne vient troubler sa conscience, il ne redoute rien des hommes, et rempli de la crainte de Dieu, sans nourriture qui lui pèse ni soucis inutiles, il est seul, silencieux et tranquille, tout semblable à un ange, chéri de Dieu, craint de personne et aimable à tous ; il est entré dans une chambre faite pour le sommeil et non pour la débauche, et il commence d'y goûter un doux repos que rien ne vient troubler ; et, si quelque songe hante son sommeil, il est d'ordinaire tout semblable à ses actions de la journée : plus heureux encore à ce moment, il contemple des visions agréables, et jouit non seulement d'une plus grande joie de l'âme, mais d'une meilleure santé du corps et d'une plus vive agilité des membres. Car on sait que les vertus de l'âme, et la modération surtout, contribuent grandement à la santé du corps, et qu'être esclave du corps, c'est généralement lui causer de grands torts. [1,3] III. Eh bien, cher Père, j'ai mis sous tes yeux la journée d'un homme affairé et celle d'un homme de loisir - une seule journée, et un seul exemple de chacune de ces conduites : car ce qui rend compte de tous les hommes, de toutes les journées, est un unique principe - à cette différence près que chaque jour la peine de l'un a d'autant plus d'amertume, et le repos de l'autre de douceur, que leur âme avec le temps prend de plus solides habitudes ; que l'écoulement temporel les mène au seuil de leur condition éternelle, - et que leur vie se rapproche toujours davantage ou d'une peine ou d'un repos sans fin. À moins que ne soit plus heureuse la condition de ceux qu'accaparent les affaires d'autrui, que dirige la volonté d'autrui, et qui apprennent sur le visage d'autrui ce qu'ils ont à faire. Tout pour eux appartient à autrui : c'est le seuil d'autrui, la maison d'autrui, le sommeil d'autrui, la nourriture d'autrui, et, voici le comble, les dispositions et l'expression d'autrui ; s'ils pleurent, s'ils rient, nulle décision personnelle en cela : ils rejettent leurs propres sentiments pour épouser ceux d'autrui. Ils s'affairent ainsi aux affaires d'autrui, pensent de la pensée d'autrui, vivent de la vie d'autrui. C'est d'eux que parlait le plus célèbre des poètes : "Ils s'introduisent dans les cours et les palais des rois". {Virgile, Les Géorgiques, II, 504} Ce sont eux qu'un autre poète visait avec une liberté plus mordante, dans une satire fameuse où il s'en prenait à la vie de cour, et à celui qui 'pense que le plus grand bien, c'est de vivre aux crochets d'autrui'. {Juvénal, Les Satires, V, 2} Vraiment, je ne vois pas quelle différence les sépare de ceux qu'on jette pour toujours dans les prisons des puissants et des rois : que leurs liens soient de fer ou d'or, ils sont tous également enchaînés. La chaîne est plus seyante, mais la servitude est la même, et la faute plus grave : car ils font d'eux-mêmes ce que les autres ne font que par contrainte. Mon avis tiendra en peu de mots : ceux-là, je dis qu'ils sont la lie des affairés et, vraiment, les plus misérables des misérables ; ils n'ont même pas la possibilité, ne fût-ce que pour un instant, de jouir de leurs mauvais procédés. S'ils ont vécu sous le pouvoir d'autrui, c'est pour leur propre péril qu'ils mourront ; et de peiner pour autrui n'empêche pas les péchés qu'ils ont commis de leur appartenir. Trop heureux si leur peine ne les rend pas plus coupables qu'elle ne leur fut profitable. En attendant il n'y a que leur faute qui soit à eux, et le plaisir qu'ils en retirent, si trompeur et éphémère qu'il soit, appartient à autrui. Nous jugeons pénible la condition du paysan qui donne de sa peine pour planter un arbre dont il ne verra jamais les fruits. " Qui en effet, dit l'Apôtre, plante une vigne et n'en mange pas le fruit ? " Mais le paysan peut se consoler de son sort en songeant qu'une autre génération du moins profitera de son geste : voilà pourquoi, se doutant bien que ce qu'il fait n'est pas pour lui, en ayant même la certitude, il n'y renonce pas pour autant ; et, si quelqu'un lui demande pour qui il plante, il répondra, comme nous le lisons chez Cicéron, que c'est pour les dieux immortels, ou, mieux, pour le Dieu immortel. Comme ils sont plus malheureux, ceux qui plantent un arbre qui ne leur rapportera que châtiments, et aux autres des plaisirs qu'on châtiera ! Ce qu'ils ont fait sans en retirer aucun profit pour eux-mêmes, ils ne peuvent l'imputer aux autres ; ni à leurs contemporains, auxquels leur peine a plus d'une fois arraché une liberté qu'ils ne possédaient plus eux-mêmes ; ni à la postérité, à qui ils n'ont préparé que servitude ; ni à Dieu, qu'ils offensent pour plaire aux hommes ; ni à ceux enfin à qui leur complaisance fit grand tort, et à qui, au prix de leur mort éternelle, ils ont procuré la possibilité pour un instant de pécher, c'est-à-dire de mourir pour l'éternité : ils furent trop aveugles et trop fous, et ce sont des astres contraires qui ont dû les faire naître à la lumière, ou plutôt aux ténèbres. Quand ils portaient les autres aux nues, ils restaient eux-mêmes à terre, risquant ainsi, comme nous l'avons vu souvent, d'en être écrasés. Et tandis qu'ils cherchaient tant de choses pour autrui, qu'ils forgeaient pour lui tant d'instruments pour servir ses plaisirs, ils furent toujours privés des avantages que procurent de si grandes fautes, et n'obtinrent que cette gloire de leur funeste industrie : que le succès même de leurs intrigues leur fasse craindre l'avidité des princes et le forcènement des puissants. Que veux-tu que j'ajoute ? Vraiment notre malédiction ne me semble pas moins vive que celle des Crétois. Quoique le son des paroles ne les fasse craindre ni l'une ni l'autre, il s'y cache un poison qui sera fatal aux maudits ; les Crétois souhaitaient à leurs ennemis de continuer de se plaire à leurs mauvais penchants, nous, nous voulons que leurs soucis et leurs occupations ne les quittent jamais. Si l'on considère attentivement, non les paroles, mais les faits qu'elles décrivent, on ne saura trouver de plus triste propos. Je parle des ces affairés que nous voyons, et dont regorge la vie de tous les jours : des hommes différents n'existent pas pour ainsi dire, ou bien sont si rares qu'on ne les voit nulle part ; et là où l'on recherche la vérité, on répugne à parler des fantaisies de l'imagination. Voilà pourquoi, en un mot, peu s'en faut, à mon sens du moins, que tout homme affairé ne soit misérable, et deux fois misérable qui s'affaire sous le joug d'autrui, - car c'est alors devoir supporter et sa propre misère et la privation du fruit de sa misère. Je n'ignore pas qu'il y eut, qu'il y a peut-être encore, des hommes pour qui de multiples occupations ne firent nullement obstacle à une grande vertu, au point qu'avec eux-mêmes ce sont les âmes dévoyées qu'ils ramenèrent vers le Christ ; lorsque cela se produit, c'est un bien immense et inestimable, et un double bonheur qui répond à la double misère dont j'ai longuement parlé. Que peut-on imaginer en effet de plus heureux, de plus digne de l'homme et qui le fasse davantage ressembler à Dieu, que de secourir et d'aider le plus de personnes possible ? Celui qui le peut mais ne le fait pas a renoncé, me semble-t-il, au plus noble des devoirs de l'humanité, et perdu pour cette raison le nom et la nature d'un homme. C'est pourquoi, si cette possibilité m'était donnée, je soumettrais spontanément mes aspirations personnelles à l'utilité publique, et, quittant la solitude où je n'ai que moi-même à servir, je gagnerais aussitôt le lieu où je puisse être utile au monde. Je suivrais en cela l'opinion de notre cher Cicéron : " Il est plus conforme à la nature d'affronter des travaux et des peines considérables pour garantir et pour aider - si c'est possible - toutes les nations, en imitant ce fameux Hercule que le jugement des hommes, en souvenir de ses bienfaits, a placé dans l'assemblée des dieux du ciel, que de vivre dans la solitude, non seulement sans peine aucune, mais dans les plus grands plaisirs et l'abondance de toutes les richesses, avec de surcroît une beauté et une force supérieures. C'est pourquoi les esprits les mieux faits et les plus brillants préfèrent de loin le premier genre de vie au second. " {Cicéron, Des devoirs, III, 5, 25} Voilà l'avis de Cicéron, que je partage volontiers s'il en va comme il le dit ; mais sur tout cela j'ai ma propre opinion : une vérité universelle ne peut être ruinée par quelques exceptions. Beaucoup affirment qu'une activité importante est utile à l'intérêt commun, et qu'elle a plus de noblesse qu'une quelconque solitude. Je le sais ; mais, dis-moi, combien en avons-nous vus qui ont satisfait à leurs propres affirmations ? Ils sont quelques-uns peut-être, ou un grand nombre : montre-m'en un seul et je me tairai. Je ne conteste pas qu'il n'y ait quelques hommes savants et éloquents, et capables d'avancer nombre d'arguments subtils pour me disputer ce point. Du reste, ce n'est pas des capacités naturelles qu'il est question, mais de la conduite ; ils font le tour des cités, tiennent de grands discours devant le peuple, n'ont à la bouche que vices et vertus. - J'ai eu du mal à m'empêcher de citer ici un mot mordant du satirique qui s'appliquerait à mon avis assez bien à leur endroit. Mais songeant à qui je m'adressais, j'ai préféré attenter à mon style plutôt qu'à la pudeur. Tu m'objecteras que leurs propos ont de l'utilité ; je l'ai entendu dire ; - et que souvent ils rendent service à autrui ; je le crois. Mais le médecin dont l'ordonnance apporte de l'aide au malade n'en est pas sain pour autant : et il meurt souvent de la même maladie dont il avait guéri bien des patients. Je ne rejette pas les discours étudiés et de belle facture, s'ils contribuent au salut de beaucoup, et, quel que soit son auteur, je sais apprécier une oeuvre utile ; mais il ne s'agit pas d'une école de rhétorique : nous parlons de l'école de la vie, et ne cherchons pas la vaine gloire des mots, mais la paix véritable de l'esprit. Je n'ai pas oublié que Sénèque, après avoir dit : " Écarte tous les embarras, et sois tout entier à la sagesse ", ajouta aussitôt : " nul ne parvient à elle surchargé d'affaires ". {Sénèque, Lettres à Lucilius, VI, 53, 9} Cette disposition de l'esprit, je prétends que la solitude ne se contente pas de nous la donner : elle la garantit et la développe considérablement. Je n'ai pas davantage oublié cet autre passage du même auteur : " Le lieu ne contribue pas beaucoup à la tranquillité ". {Sénèque, Lettres à Lucilius, VI, 55, 8} Soit, mais il ne fait pas de doute pourtant qu'il y contribue pour une part ; s'il n'en allait pas ainsi, pourquoi aurait-il dit ailleurs : " Tout autant qu'à notre corps, nous devons à notre conduite de choisir un lieu bien sain ", et ailleurs encore : " Je fuirais bien loin la vue du forum et de ses environs. Si les lieux malsains s'attaquent aux constitutions les plus robustes, il en va de même pour la santé de l'âme : quand elle n'est pas encore parfaite ni totalement rétablie, certains lieux lui sont très insalubres ". {Sénèque, Lettres à Lucilius, III, 28, 6} D'où viendraient donc cette santé ou ce danger pour la conduite et pour l'esprit, si les lieux n'avaient aucune importance ? Non, Sénèque me permettra de penser qu'ils en ont, et qu'ils en ont beaucoup, même si, je le reconnais, tout ne dépend pas d'eux. Tout, pour Sénèque, dépend de l'état de l'âme ; c'est ainsi qu'il écrit : " C'est l'âme qui confère à toutes choses le prix qu'elles ont pour elle ". {Sénèque, Lettres à Lucilius, VI, 55, 8} Voilà une de ces belles formules dont il est coutumier. Mais d'où viennent à l'âme la lumière de la vérité et l'équité du jugement ? D'ailleurs, probablement. Je peux donc appliquer à l'âme ce que j'ai dit des lieux : elle a son importance, elle en a beaucoup ; que tout dépende d'elle, assurément pas : cela ne dépend en totalité que de Celui qui a donné aux lieux la convenance, et à l'âme la raison. C'est en effet un grand bien, un bien divin, que l'absolue tranquillité de l'âme ; Dieu seul peut en faire le don, mais il ne l'accorde tout particulièrement qu'à ceux qui se sont établis dans la solitude. Voilà ce qu'ont démontré, comme cela pouvait l'être brièvement, soit le raisonnement soit la confrontation de points de vue opposés. Des exemples illustres en apporteront bientôt la preuve. S'il se pouvait que quelqu'un, capable de la vérité, écoutât du fond du coeur non les paroles, mais le coeur d'un de ceux qui ébahissent un peuple crédule, il reconnaîtrait sans mal, je pense, avoir entendu l'aveu tout simple d'une conscience que rien ne masque plus : que le bonheur ne se trouve pas dans l'éclat des paroles mais dans le silence des choses, dans la vérité intérieure et non dans des applaudissements tout extérieurs ou l'estime captieuse et changeante des hommes. Oui, il y entendra bien des choses tout opposées à celles qu'avec le peuple il admirait sur les estrades, et il comprendra quelle est la différence entre le coeur et les lèvres. La nature de l'âme est ainsi faite que l'attention qu'elle donne à une chose lui en fait négliger beaucoup d'autres ; d'où vient que les passionnés de l'éloquence sont souvent plus lents à agir, et qu'à l'inverse les grands hommes d'action sont incapables de tenir des discours. Ainsi le souci de la modestie fait-il fuir le plaisir, et le prix accordé au plaisir rejeter la modestie ; ainsi la volonté d'accroître son patrimoine fait-elle souvent négliger le devoir politique et les liens de l'amitié, et vivre dans une mesquinerie privée de liberté ; mais une âme volontiers libérale et qui a souci de son devoir politique oublie souvent le soin de ses propres affaires. Le même vent ne peut réjouir également des navigateurs qui se dirigent vers des rivages opposés. Je prends ces exemples pour que tu ne t'étonnes pas de voir le même argument appliqué à notre sujet : si la vie d'affaires aime l'agitation bruyante et se plaît au bavardage, la contemplation au contraire, chaque fois qu'elle se tient entre ses propres limites, est amie du silence ; inversement, la première a le silence en horreur, et la seconde l'agitation. Quelle est la voie la plus sûre ? C'est la question, cher Père, à laquelle notre conversation d'aujourd'hui tâchera de répondre.