[93,0] DE LA TRISTESSE ET DES MISÈRES HVMAINES. I. Je te trouve tout mélancolique mais il importe de bien regarder quel est le sujet de ta tristesse de même que de ta joie. Car je les appelle indifférentes de leur nature, comme beaucoup d'autres choses, qui en un instant peuvent devenir bonnes ou mauvaises. En effet, la tristesse qu'on a d'avoir péché, est fort utile, pourvu qu'elle ne donne pas la main en cachette au désespoir, qui se coule insensiblement dans l'âme. Mais la joie qu'on a de la vertu et de la mémoire des bonnes oeuvres est fort honnête, pourvu qu'elle n'ouvre pas la porte à la superbe qui veut entrer. Les causes donc de ces passions se changent facilement et le blâme peut soudain prendre la place de la louange. Maintenant c'est à toi à songer pourquoi tu es triste et rêveur : Si les misères de cette vie t'affligent, tu dois te réjouir par la considération des félicités de l'autre. Et certes celle-ci n'est point si misérable, quoiqu'elle le soit au dernier point que l'autre est heureuse en effet. II. Mais pour guérir ta mélancolie, il en faut découvrir la source : Ce mal a autant de racines qu'il y a d'adversités et quoique je t'aye beaucoup parlé, il faut encore t'en dire ici beaucoup de choses, puisque te voyant si facile à plaindre, je ne dois pas être difficile à te consoler. Or il est des temps où nulle cause apparente ne rend l'âme triste puisque ce n'est ni l'ignominie ni les pertes, ni les maladies, ni les injures, ni la mort ides amis, ni aucune nouvelle imprévue de pareils accidents, mais un certain plaisir qu'on trouve dans la douleur, qui produit ce funeste effet. Or c'est une peste d'autant plus dangereuse que la cause en est plus inconnue, et par conséquent la guérison plus mal aisée. C'est pourquoi l'orateur Romain juge qu'il faut la fuir à force de voiles et de rames, ainsi que l'on dit, comme l'écueil fatal de la vie. Et en cela, de même qu'en beaucoup d'autres choses, je suis de l'avis de ce grand homme. Car qui se plait à se plaindre, ne peut se réjouir qu'à regret. III. Quand la considération des calamités présentes te fait pleurer, je ne te nie pas que les misères de la condition des mortels ne soient fort grandes, et fort diverses ; et il y a des auteurs qui les ont déplorées avec des volumes entiers. Mais tourne la médaille et regarde l'opposite, tu verras aussi quantité de choses qui rendent la vie fort heureuse et fort agréable. Et quoique personne n'ait écrit de ce sujet, si je ne me trompe et que quelques-uns ayant commencé d'y travailler, ont désisté de leur dessein, croyant avoir pris une matière trop difficile, trop sèche pour les écrivains, et plus stérile que son contraire, parce que la misère des hommes qui n'est que trop grande, paraît évidemment au lieu qu’il faut découvrir une félicité légère et cachée; avec un style qui pénètre bien avant, pour pouvoir là montrer aux incrédules; je ne laisserai pas de soutenir un parti si abandonné. Vous ne sauriez bien vivre, si vous avez toujours mauvaise opinion de votre vie. IV. Il me semble donc, pour choisir de beaucoup de raisons les principales, que vous n'avez pas de si petits sujets de joie que vous vous l'imaginez. Cette image et ressemblance de Dieu, créateur de toutes choses, imprimée au dedans de l'âme humaine, qui n'est pourtant qu’une créature, l'esprit, la prévoyance, la mémoire, l'éloquence ; tant d'inventions et d'arts qui servent d'une part à l'âme et de l'autre au corps, et qui par une disposition toute- puissante comprennent tout ce qu'il faut pour fournir à toutes vos nécessités ? Tous ces avantages, dis-je, ne sont-ce pas un fonds d'une satisfaction légitime? Ajoutez à cela tant de commodités, tant d'espèces de diverses choses, qui par des voies miraculeuses et ineffables ne contribuent pas seulement à votre besoin mais encore à votre plaisir. Une si grande vertu des racines, tant de sucs d'herbes, une variété si prodigieuse et si agréable de fleurs, un mélange de tant d'odeurs, de sons, de couleurs, et de goûts, qui font une si belle union par leur contrariété, tant d'animaux de l'air, de la terre et de la mer qui ne sont destinés qu'à vos usages, ni créés que pour le seul service de l'homme ; car si vous ne vous étiez pas soumis volontairement au joug du péché, vous auriez un empire absolu sur tout ce qui est sous le ciel et encore après le péché le domaine vous en reste, quoique vous ayez perdu la possession de la plus grande part des choses. V. Que dirai-je de la belle vue des collines, de l'abri des vallées, de l'ombrage des bois, de la froideur des montagnes et de la chaleur des rives ? Que dirai-je encore de tant de salutaires sources d'eaux, de tant de fontaines pures et fraîches, ou fumantes et ensoufrées ? de tant de mers répandues tout autour de la circonférence de la terre, de tant de rivières toujours mobiles, et qui pourtant par une immuable stabilité sont les plus assurées bornes des royaumes et des provinces? Je ne dis rien de ces lacs qui sont comme de petites mers ou des rivaux des plus grandes; des étangs muets et comme endormis, des ruisseaux qui, courant parmi les précipices des montagnes, deviennent torrents, ou qui comme des serpents coulent parmi les fleurs des campagnes. Je ne dis rien non plus des rivages verdoyants, de ces lits délicats, ni de ces prairies si égayées par les couleurs, et si bien arrosées par les eaux, ainsi que parle le poète. J'omets encore les écueils écumants qui paraissent près des rives bruyantes, ces grottes industrieuses encore toutes moites d'une rosée artificielle et naturelle tout ensemble ; ces champs jaunissants, ces vignes en fleur; les commodités des villes, le beau loisir de la campagne et la liberté si aimable et si précieuse des solitudes. Je laisse ces choses terrestres, parce que le ciel veut que je te parle de lui. VI. Peux-tu donc t'attrister voyant le plus éclatant et le plus auguste de tous les spectacles ; à savoir le tour du ciel garni d'étoiles comme autant d'yeux qui te regardent, et qui roulent avec une incompréhensible célérité? Considère dans son enceinte ces astres que vous appelez fixes et ces autres que vous nommez errants ou vagues; surtout contemple bien le soleil et la lune, qui sont les plus clairs flambeaux du monde, comme dit Virgile {Virgile, Les Géorgiques, I, 5-6} ; ou la brillante gloire du ciel, comme parle Horace {Horace, Le Chant séculaire, v. 2}. C'est d'eux que-viennent les fruits de la terre, la vigueur des animaux, et la diversité des saisons; c'est par leur cours que nous mesurons l'année, les mois, les nuits, les jours, les moments, sans quoi la vie des hommes ne secrait pas sans ennui. Mais après avoir consideré ce qui est hors de toi, il faut maintenant rentrer dans toi-même pour y trouver du moins autant d'avantages que de misères. VII. Commençons par le corps, qui bien que mortel et fragile, a pourtant une perspective impérieuse, il est doux et beau tout ensemble, étant au reste droit et élevé pour être plus propre à la contemplation des choses célestes. Poursuivons par l'immortalité de l'âme, par le chemin qui t'est ouvert pour aller au ciel, par la récompense infinie et inestimable que tu peux emporter à très petit prix, par l'espérance de la résurrection qui te fera reprendre avec beaucoup de gloire ce même corps après la mort, mais agile, lumineux et impassible. Considère encore un avantage que tu as qui te fait surpasser non seulement toutes les dignités des hommes mais les prérogatives mêmes des anges, c'est de tenir d'une nature périssable qui a été unie au verbe éternel. En effet, l'humanité de notre Seigneur fut tellement jointe à la divinité que celui qui était Dieu se fit homme et n'étant qu'une personne en nombre, mais unifiant parfaitement deux natures en soi-même par une seule subsistance, il commença d'être Dieu et homme tout ensemble afin qu'étant fait homme il fit l'homme Dieu. En cela certes la bonté du Tout-puissant paraît ineffable, ainsi que son humilité ; et en cela même la gloire et la félicité de l'homme paraît extrême. C'est un mystère bien haut et bien caché, de quelque côté qu'on le considère; mais toujours c'est un merveilleux et salutaire commerce qu'une langue mortelle ne saurait véritablement expliquer, et je ne sais si les langues mêmes du ciel sont assez éloquentes pour en parler comme il faut. J'ai pourtant été obligé d'en discourir et ai réservé à esciant ces vérités pour la fin, parce qu'elles étaient trop hautes pour les pouvoir apprendre de moi- même autrement que par l'instruction de la foi, qui est une maîtresse infaillible, étant la ruine des erreurs et le fondement de la vérité même, laquelle bien qu'obscure quelquefois à notre regard, ne laisse pas d'être très certaine en son essence et en ses principes. VIII. Or quand il n'y aurait que cette dernière prérogative de la nature humaine, dont je viens de te parler, te semble-t-elle peu ennoblie et sa misère n'est-elle pas assez expiée par ce bonheur ? Ou bien qu'est-ce que l' homme a pu, je ne dirai pas espérer mais souhaiter, ou seulement penser de plus haut que d'être Dieu ? Or le voilà Dieu ? il est déjà tout ce qu'il peut être. Que vous reste-t-il-donc, de grâce, où vos voeux puissent aspirer, vous ne sauriez, je ne dirai pas trouver seulement mais imaginer même rien de plus grand? Certes quand le créateur daigna s'abaisser pour votre salut, quoiqu'il eût pu prendre telle alliance qu'il lui eût plu avec ses créatures, il ne voulut prendre qu'un corps et qu'une âme comme les vôtres et il ne voulut pas s'unir à l'espèce des anges, mais bien à celle des hommes. Et par là tu vois quel sujet tu as de reconnaître combien ton seigneur t'aime, et par conséquent de te réjouir. Car par ce moyen, comme dit excellemment saint Augustin, Dieu a montré aux charnels, et à ceux, qui étant attachés à la sensualité du corps, ne peuvent voir en esprit la beauté de la vertu, combien est haut le degré que la nature humaine a parmi les autres créatures. {Cfr. Augustin, De la trinité, XII, 9, 14} Je pourrais dire encore que ce même seigneur, qui par une indulgence si prodigieuse, vous a préférés aux anges même, les a encore obligés de vous garder, afin de faire voir de plus en plus votre prééminence au-dessus de tout ce qui est produit et la noblesse d'une nature, qui étant moitié chair et moitié esprit, a pourtant des ministres qui sont de pures intelligences ? En effet, saint Jérôme assure que l'excellence des âmes est si grande que chacun dès sa naissance a un génie bienheureux commis à sa garde. A parler véritablement Dieu a un soin paternel voire plus que paternel de vous et pour détourner le sens du satyrique, afin de l'appliquer à un si grand sujet, il aime sans doute plus l'homme que l'homme ne s'aime soi-même. {Juvénal, Satires, X, 350} Après cela, quel lieu reste-t-il à la tristesse ou aux plaintes? Ce n'est donc pas votre nature qui vous rend plaintifs et mélancoliques, c'est votre faute. En un mot, ce n'est pas l'humanité qui vous afflige, c'est le péché. IX. Mais tu t'abandonnes encore à la douleur que tu crois si naturelle, disant que tu ne te satisfait pas de ces remèdes surnaturels ; vu principalement que la bassesse de ton origine, la fragilité de ta nature, la disette, la nudité, la rigueur de la fortune, la brièveté de la vie et sa fin incertaine, ne t'inquiètent qu'avec trop de raison. Tu assembles avec soin beaucoup de sujets de t'affliger, au lieu que tu devrais les écarter pour jouir d'une honnête joie. Mais je connais vos façons de faire; vous vous attachez avidement à vos maux au lieu de vous en déprendre, et bien loin de les fuir vous les recherchez. Les autres animaux quoique dépourvus de raisons, ne songent qu'à leur bien-être et vous qui êtes raisonnables ne songez proprement qu'à vous rendre malheureux. Les infortunes ne viennent-elles pas assez tôt, sans que vous les avanciez et faut-il qu'une tristesse volontaire vous tue, comme si la mort n'avait pas assez de force pour vous ôter la vie ? C'est vous condamner à mourir souvent, voire toujours, quoique Dieu ne vous ait condamnés qu'à mourir une seule fois. Quand à la bassesse de l'origine et à la difformité du corps, tout ce qu'une tristesse ingénieuse peut recueillir pour les faire paraître fâcheuses, est non seulement adouci par l'espérance de cette résurrection, que la vraie foi des mortels doit attendre infailliblement, et par la considération de la noblesse des corps, qui seront un jour glorifiés; mais encore amoindri par la beauté présente de l'homme, et par la majesté singulière qu'il semble avoir entre toutes les oeuvres de la main de Dieu X. Mais en quoi est-ce que l'ordure de la naissance déroge à sa dignité ? Ne voit-on pas des arbres fort hauts, qui par leur feuillage donnent une ombre agréable à une terre riante, quoiqu'ils viennent d'une sale origine ? est-il rien de si ordinaire que la fiente, elle réjouit pourtant les blés et les fait mûrir; on ne méprise pas le principe, quoique très vil, d'une très bonne chose. Vous êtes comme le grain de Dieu, qui aprés avoir été battu dans cette vie mortelle et criblé dans l'aire du jugement, doit être mis dans le grenier du grand père de famille. Je veux que votre origine soit terrestre, quoiqu'elle soit à moitié céleste et fort noble; quelque basse qu'ait été votre naissance, et votre accroissement difficile, le ciel sera toujours votre dernier siège. XI. Au reste cette nudité, cette faiblesse du corps, cette fâcheuse indigence de beaucoup de choses, qui sont imputées à déshonneur pour la condition humaine, sont soulagées par le recours des arts et par diverses sortes de remèdes, qui y pourvoient. Et ne peut-on pas attribuer à la gloire plutôt qu'à la misère de l'homme que la nature, qui est la mère commune ayant donné aux autres animaux déraisonnables, une peau dure, du poil et des ongles, elle n'ait donné à l'homme que le seul entendement, qui est l'inventeur général de toutes choses, afin que ceux-là n'étant assurés que par des aides étrangères et qui sont hors d'eux-mêmes, il ne le fût que par sa propre défense et par un appui qui lui est intérieur ; bref, que les autres n'ayant en toute leur vie que ce qu'ils recevraient en naissant et rien davantage, il eût seul tout autant qu'il pourrait acquérir par l'industrie de son esprit, durant le cours de la vie et suivant l'étendue d'une contemplation raisonnable. Ainsi voit-on qu'un maître, s'il donne quelques bons mets à ses serviteurs et à ses vachers, distribue à chacun sa petite portion ; mais il ne présente rien à sa femme et à son fils, afin que ceux-là n'aient que leur part seulement et que les autres prennent plus ou moins suivant la portée de leur appétit. Bref les uns ont un frein dont on les bride, et les autres ont une entière liberté. Nous remarquons aussi que les animaux, à qui la vieillesse ou la gale ôtent le poil, qui perdent les yeux, ou qui boitent d'un pied, n'ont point de remède, si l'homme ne leur en donne. Au contraire, l'homme, quoique nu de soi-même, se revêt et s'orne par son esprit, s'arme s'il en est de besoin, étant faible ou boiteux se fait porter à cheval, en carrosse, ou en bateau, ou bien il s'appuie sur des bâtons qui le supportent. Enfin, il s'aide et se relève en toutes façons : on voit même qu'ayant perdu quelques membres il a appris à se faire des pieds de bois, des mains de fer, des nez de cire, et à résister ainsi aux accidents fortuits de la vie. S'il tombe malade, il se remet en santé par des médicaments qu'il compose ; s'il est dégoûté, il aiguise l'appétit par des ragoûts ; il refait sa vue languissante par l'usage des lunettes; en quoi il faut vous donner cette louange d'avoir été plus industrieux que vos ancêtres, qui au rapport de Sénèque ne se servaient pour le même effet que de petits vases de verre, qu'ils remplissaient d'eau. N'est-ce pas donc pour ainsi dire un jeu bien agréable de la nature, qui comme une mère pleine de douleur et de bonté, rend d'un côté à son cher enfant ce qu'elle lui ôte de l'autre et le console après l'avoir rendu triste ? XII. Ajoute à cela que le cheval, le boeuf, l'éléphant, le chameau, le lion, le tigre, le léopard et autres semblables, quelque force qu'ils aient, sont méprisés quand ils ont vieilli, cessent absolument d'être quand ils meurent, cèdent à la caducité de l'âge et succombent à la mort. Au lieu que le seul homme doué de vertu, qui n'est le propre que de sa seule nature, devient plus vénérable par la vieillesse et glorieux par la mort qui couronne son bonheur et qui le transfère plutôt qu'elle ne le tue. En effet, elle ne l'anéantit pas, et dans le temps il ne cesse de vivre que pour vivre toute une éternité. Après tout, certains animaux sont plus forts que l'homme, d'autres plus vites, quelques-uns ont les sens plus vifs et plus pénétrants, mais nul n'est plus excellent en noblesse et il n'en est point dont Dieu ait eu tant de soin que de l'animal raisonnable. Il lui a donné la figure ronde du chef et la posture céleste. C'est ce que le poète a fort bien dit en ces mots : "Les autres animaux étant courbés vers la terre pour ne point avoir de vue plus haute que la terre même, le créateur a élevé le visage de l'homme, lui a commandé de regarder le ciel et de tenir toujours les yeux dressés vers les astres". {Ovide, Les Métamorphoses, I, 84-86} L'orateur Romain avait dit la même chose avant ce poète. Au reste, Dieu a donné à l'homme un oeil et un front ouvert, pour y voir reluire comme dans un miroir transparent les pensées les plus secrètes de l'âme ; il lui a donné la raison, le discours, le rire, les larmes qui sont des signes évidents des passions cachées au fonds du coeur. Et bien que quelques-uns prennent ces deux dernières propriétés pour des marques de misère, en ce que les pleurs sont avancées et que le rire vient bien tard; car un enfant pleure dès qu'il est né rnais il ne rit qu'au quarantième jour de sa vie; ainsi est-ce que ces deux choses montrent principalement que l'homme est un animal avisé et qui par un secret pressentiment a quelque connaissance de l'avenir, non pas toutefois de sa fin, que je dis être heureuse, suivant le gouvernail de la vertu, mais difficile, parce que la vie est l'entrée d'une carriere bien pénible, et d'un travail sans repos. XIII. Je laisse à part que tout ce que les autres animaux ont de force, de commodité, d'adresse et d'agilité, sert absolument à l'homme, comme à leur maître. C'est lui qui range les taureaux indomptés au joug, et qui donne le frein aux chevaux les plus fougueux. Quoique les ours soient redoutables par leurs ongles, les sangliers par leurs défenses et les cerfs par leurs bois, il en a fait des mets délicats pour la table, se réservant les lynx, les renards et une infinité d'autres semblables pour l'usage des peaux et du cuir, parce qu'ils n'étaient pas propres à sa nourriture. Au surplus, il a rempli la mer de filets, les forêts de chiens et l'air d'oiseaux qui volent pour lui plaire; il a même appris à des sujets, qui n'avaient aucun commerce avec les hommes, à entendre les voix humaines et à obéir à leurs ordres, voire à leurs signes. Ainsi il a gagné quelque chose de toutes les parties de la nature. Tu n'as pas la force du boeuf mais c'est pour toi qu'il laboure. Tu n'as pas la vitesse du cheval mais il marche pour toi. Tu n'as pas le vol du faucon mais il vole en ta faveur. Tu n'as pas la masse d'un éléphant et d'un chameau mais l'un porte une tour et l'autre une charge pour ton service. Tu n'as pas le cuir d'un cerf ni la peau d'un agneau ou d'un renard, mais ils ne les possèdent qu'en ton nom et pour ton usage. Ne peut-on donc pas répondre fort à propos à ceux, qui disent que vous avez faute de pareilles choses, que l'homme à la verité ne veut pas les avoir mais commander à ceux qui les ont. XIV. Je t'ai fait ce bref discours en partie dans les sentiments de la philosophie hùmaine et en partie suivant les maximes de la sagesse divine que la foi catholique nous enseigne. Cela te suffit. Mais pour chasser la maladie de l'esprit, car c'est ainsi que les habiles l'appellent et y ramener la sérénité, il te servira beaucoup de savoir ce que Ciceron a dit du premier en la troisième journée de ses questions Tusculanes, et Sénèque du second au livre qu'il a composé sur le sujet de la tranquillité de l'âme. Comme il me faut hâter de passer à d'autres choses et que je regarde déjà le bout de la lice, je ne saurais enfermer tant de discours dans un seul entretient. Je n'ai fait pour le présent que mettre le premier appareil à ta plaie et je t'ai montré les médecins des âmes, afin que tu les emploies, si mes remèdes ne suffisent pas à ta guérison. Quant aux trois derniers points dont tu viens de te plaindre, ils tee sont pas, à mon avis, dignes de réponse, vu que la rigueur de la fortune a fait la plus grande partie de notre seconde conférence et doit encore faire l'autre, et la brièveté de la vie en doit adoucir et diminuer l'amertume. Pour sa fin incertaine la nature a sagement ordonné qu'elle fût telle, afin qu'on la crût toujours présente ou du moins bien proche.