[83,0] DE LA VIEILLESSE. [83,1] Quand vous vous fâchez d'être vieux comme vous êtes, vous semblez vous fâcher d'être au bout de vos désirs. Vous souhaitiez de vivre longtemps et vous vous repentez d'avoir vécu, :ou bien parlons en autrement ; si vous marchiez toujours pourquoi vous étonnez-vous d'être arrivé où vous prétendiez aller ? Il se faudrait plutôt étonner si vous n'arriviez jamais où vous pensiez toujours arriver. Nous nous détruisons insensiblement par notre durée. L'âge n'a point de retour au commencement lorsqu'il tire vers sa fin, et comme le temps passe vite, il ne peut jamais revenir. On le perd en un moment mais sa perte dure autant que l'éternité. Cependant vous n'avez commencé à le croire que lorsqu'il vous faut cesser de vivre. C'est aussi l'abus ordinaire du monde, qu'un homme à presque autant de diversité en ses opinions que tous les hommes ensemble. Ceux qui sont jeunes, considérant le temps qu'ils ont à durer, l'estiment fort long, parce qu'il n'est pas encore arrivé; les vieillards, au contraire, l'estiment fort court, parce qu'il est déjà passé. Ce qui est à venir semble toujours plus étendu que n'est pas ce qui est présent, quoiqu'en effet, il ne soit pas moins prescrit et qu'il ait d'autant moins de consistance que le mouvement naturel des choses qui s'approchent de leur fin semble être plus véhément. [83,2] Mais au lieu de vous affliger de votre vieillesse, il me semble que vous devez vous en réjouir, pourvu qu'elle ne soit pas vicieuse comme la jeunesse l'est d'ordinaire. Et quand bien vous n'auriez fait que vous reconnaître sur le tard, toujours votre caducité vous serait avantageuse, en ce que votre âme se serait relevée par la faiblesse de votre corps et que vous auriez trouvé la vie à deux doigts de votre mort. C'est un signe que Dieu ne vous veut pas perdre pour jamais, vu qu'ayant permis que vous perdissiez la vigueur de votre corps, il vous a fortifié dans l'espérance d'une parfaite immortalité. Vous savez bien comme César parle dans l'histoire à un bonhomme d'Égypte et comme il assure qu'il est fort agréable aux Dieux, puisqu'ils l'ont laissé si longtemps avec les hommes. En effet ce n'estpas une petite faveur que d'arriver à un âge où peu de gens peuvent prétendre. On ensevelit beaucoup plus d'hommes qui naissent que de ceux qui ont vieilli, et il y en a bien peu qui aient passé jusques à vieillesse, après avoir passé la virilité. A parler véritablement, c'est un prodige de voir un homme encore vivant, après avoir vécu parmi tant de morts et qui possède une parfaite sûreté, ayant couru une infinité de dangers. En un mot, il n'y a point de plus grande marque des accidents funestes de notre vie que le petit nombre de ceux qui vivent longtemps. Ce que vous avez à faire maintenant est de vous arrêter, après une course si difficile et de songer à un repos éternel après les inquiétudes du siècle. [83,3] Je sais bien que vous avez blanchi plutôt que d'autres personnes mais persuadez vous que le cours de notre vie ne serait jamais long, quoiqu'il fut un peu moins court. Il y a toujours du danger aussi bien que de la peine, si la mort en est la fin, la vieillesse en est la pénultième partie. Ne vous plaignez donc pas d'avoir achevé ce que vous n'aviez commencé que pour le finir et ne vous tourmentez pas d'en avoir eu une bonne issue. Reposez-vous après vous être longtemps travaillé. Un voyageur ne serait pas sage, qui se sentant épuisé des fatigues du chemin, voudrait les recommencer. Il n'y a rien de si agréable à ceux qui sont las qu'une retraite favorable. Certes les travaux de la vie vous plaisaient beaucoup, puisque vous êtes marri d'en avoir été délivré. Enfin, si vous aviez envie de vivre, vous avez déjà vécu, et, s'il vous fallait vivre par nécessité, vous avez déjà obéi à cette loi. Or personne ne se peut affliger de voir l'effet de ce qu'il avait prétendu, si ce n'est qu'il juge que ses prétentions étaient ou injustes ou téméraires et il n'y a point d'homme qui ne soit bien aise d'être venu à bout d'une chose qu'il ne pouvait ni laisser ni faire qu'avec beaucoup de difficultés. Il faut donc que vous vous réjouissiez ou comme jouissant de l'effet de vos souhaits, ou comme vous étant acquitté d'un devoir fort pénible et néanmoins nécessaire. [83,4] Mais je me crains que vous ne plaignez pas tant le temps qui est déjà passé comme les voluptés qui semblent s'en être enfuies avec l'âge. Mais si les plaisirs du corps vous ont abandonné, jouissez maintenant de ceux de l'âme ; ils ne vous sauraient abandonner que quand l'âme même vous quittera, parce que, lui étant nécessairement attachée, il faut qu'ils la suivent toujours. Mais les voluptés du corps menant toujours quelque péché avec elles, nous causent du regret en s'en allant, aussi bien que tir repentir, et ne nous laissent que de la honte et de la douleur. Vous devez donc être bien aise de vous voir garanti de toutes ces peines: rendez grâce à la vieillesse, comme à votre libératrice, puisque c'est elle qui vous a tiré d'entre les mains de vos ennemis et vous a rendu un service que vous vous deviez rendre vous-même, si votre négligence n'eut empêché les effets de votre devoir. Outre que la vieillesse à ses contentements aussi bien que ses afflictions; quand vous aurez commencé à les goûter vous ne trouverez qu'amertume dans ceux que vous avez perdus. Ainsi donc, si les anciens vous manquent, accoutumez-vous aux nouveaux, et ne pensez pas que cette tête grisonne vous déshonore; c'est une marque de votre autorité aussi bien que de votre tempérance. Votre poil montre seulement que vous n'êtes plus dissolu et que votre sagesse a corrigé les folies d'une jeunesse libertine. Voilà pourquoi ce que vous croyez être pour vous un sujet d'opprobre est un vrai sujet de gloire. Au reste ne vous fâchez pas d'avoir changé de couleur pour en prendre une meilleure. Ne faut-il pas avoir perdu le jugement et avoir les sens extrêmement corrompus pour aimer mieux regarder la noirceur des charbons, que la blancheur même des lis. Et s'il nous fallait faire quelque métamorphose, n'aimerions nous pas mieux être semblables à un cygne qu'à un corbeau? [83,5] Que si la vieillesse ne vous est pas tant ennuyeuse pour elle-même qu'à cause des rides dont elle semble sillonner votre visage, souvenez-vous que la terre ne porte point de fruits qu'après avoir porté des rides. Et puis tachez de mettre la face de votre âme dans une bonne constitution ; les rides ne la peuvent point défigurer, les années ne font qu'accroitre son embonpoint et sa beauté, bien loin d'y causer du changement ou de la diminution. Enfin elle vous rendra toujours illustre si vous n'êtes jamais négligent à la cultiver. Vous vous connaîtrez toujours au lieu que vous regardant par les dehors vous semblez vous méconnaître. Il est vrai qu'en cela même vous trouvez quelque soulagement, puisque vous êtes dispensé de vous regarder dans le miroir si souvent comme vous faisiez et de plaire à vos yeux aussi bien qu'à ceux de certaines coquettes, à qui vouloir être agréable c'est avoir autant die mollesse dans son coeur que de vanité dans ses actions. Ceux qui aiment la constance et la gravité et qui font plus d'état de la prudence que d'une gentillesse efféminée, doivent croire qu'ils trouveront plutôt ces vertus parmi la sévérité des rides que parmi la fraicheur du teint. Ne regrettes donc pas beaucoup un sujet continuel de beaucoup de fautes et penses que cet âge que vous croyez avoir été le meilleur, était en effet le pire. Ce qui plaît beaucoup n'est pas toujours le plus utile, et nous ne devons pas mesurer la bonté d'une chose à nos désirs mais à sa naturelle constitution. Plusieurs souhaitent leur mal, parce qu'il y a peu de personnes qui sachent distinguer le mal d'avec le bien. Notre appétit inférieur étant déréglé, ses mouvements ne peuvent pas être fort réguliers. [83,6] Vous me dites que quand vous regoûtez par le souvenir tant de beaux jours que vous avez autrefois passés, vous vous ennuyez de voir la lumière, parce que vous n'en semblez être participant que pour vous disposer à ne la plus voir. Enfin vous croyez que le temps de vostre joie est expiré et que vous êtes venu maintenant à celui de votre tristesse. Mais représentez-vous que tous les jours sont semblables, quoiqu'apparemment ils aient quelque peu de différence, ce n'est pas le temps qui change, ce sont nos moeurs et nos âmes, qui étant immortelles de leur nature, sont sujettes néanmoins à prendre diverses formes. Notre esprit est toujours contraire à soi-même, quoiqu'il ne songe qu'à s'être toujours favorable. De là vient que d'un côté la fougue de la jeunesse et de l'autre l'impatience de la vieillesse nous font faire de si mauvais jugements que souvent nous prenons le pire pour le meilleur et le meilleur pour le pire. Au reste tous les jours sont bons d'eux-mêmes, parce que le roi et le principe des siècles n'est autre que la bonté même ; les diversités que les saisons y apportent les rendant tantôt froids et tantôt chauds, tantôt clairs, et tantôt obscurs, ne changent point l'essence de leur bonté, puisque ces altérations contribuent à la beauté de l'univers, si elles ne contribuent pas au contentement d'un sujet particulier. Mais au regard des sentiments bizarres des hommes, les jours les plus beaux sont quelquefois les plus sombres, nos caprices nous font trouver de la lumière dans leur clarté et de l'affection dans la joie qu'ils nous causent; en un mot comme notre vie n'est qu'un tissu de malheurs, tous les moments qui la composent semblent tenir de l'infortune. [83,7] C'est ainsi que ces jours que vous appelez maintenant bienheureux étaient autrefois les sujets de vos misères, ils vous faisaient pleurer quand ils étaient présents au lieu que vous croyez qu'ils vous pourraient réjouir quand ils ne sont plus. Ils ne vous semblent donc agréables dans l'idée, qui vous en reste, que parce qu'ils ont déjà passé, et ce qui augmente votre regret, est qu'ils ne reviendront plus et qu'ils vous en ont emporté quantité de choses que vous n'aviez pas assez aimées. C'est aussi la coutume des sots que de n'aimer jamais parfaitement que ce qu'ils ont perdu pour jamais. Mais dites-moi de grâce, vous qui voudriez rappeler la jeunesse, si vous pouviez, pour chasser bien loin la vieillesse qui ne semble vous faire vivre que pour vous faire approcher de votre tombeau : n'est-il pas vrai que votre désir n'est pas moins mal conçu qu'il est inutile en celle occasion? Son effet pourtant n'est pas impossible, quoiqu'il semble être difficile, vous pouvez rajeunir bientôt si, ayant vieilli, vous vivez en homme de bien. "Votre jeunesse se renouvellera comme celle de l'aigle" {Psaumes CII, 5} et ce corps de corruption que vous avez maintenant doit devenir incorruptible. Ne vous plaignez donc plus d'avoir laissé derrière vous la meilleure partie de votre vie ; tout âge est bon à ceux qui font bien et mauvais à ceux qui s'en servent mal : mais toujours il a de la brièveté et ne dure jamais que pour finir sa durée. Il y a un terme où nous devons recevoir la récompense de nos vertus ou le châtiment de nos vices. [83,8] N'appelons donc aucun âge bon qu'en tant qu'il nous sert dans le temps pour arriver à l'éternité, car autrement, quand bien il y aurait quelque douceur, toujours sa fuite continuelle la rendrait amère. Un homme qui court n'a pas loisir de goûter les contentements du chemin. Un jour, que Darius se sauvait de la déroute de son armée, de l'eau bourbeuse lui semblait être de l'ambroisie. La soif, comme dit l'orateur Romain, ou plutôt l'appréhension lui avait ôté le goût. Alexandre le poursuivait, le temps vous poursuit aussi par derrière, vous fuyez avec les années, vous passez avec les jours, vous volez avec les heures, la mort se présente devant vos yeux, il n'y a pas moyen de reculer hors de sa vue, ni de s'arrêter quand on l'aperçoit. Après cela y a-t-il aucune partie de notre vie qu'on puisse appeler heureuse parmi un si grand nombre de malheurs, ou présents ou à venir. Est-on bien aise de se voir toujours engagé parmi de grandes difficultés ? mais c’est l'erreur ordinaire des hommes que d'appeler bon temps celui qui est propre à la débauche et à la méchanceté. Ceux qui désirent une chose pour mauvaise qu'elle soit trouvent bon tout ce qui peut servir à l'effet de leur désir pernicieux. Un pirate, qui a pris des voyageurs innocents, trouve les chaînes fort commodes pour les attacher, un tyran prend plaisir d'avoir une forteresse qui menace toujours la liberté du peuple; un empoisonneur se plaît au venin et un assassin dit qu'il n'y a rien de si bon que les armes dont il se sert pour faire quantité de meurtres. C'est ainsi que vous appelez bon cet âge qui est favorable à votre caprice et non pas à votre salut. [83,9] Personne de ceux qui déplorent la perte et leurs années ne souhaite de revenir à l'enfance et néanmoins ce serait le meilleur âge de tous, s'il était vrai que plus la vie s'éloigne de la vieillesse, plus elle est proche du bonheur. On ne regrette pas même la virilité, quoique se soit comme la solidité de l'âge, ni les commencements de la vieillesse, qui a toujours un peu de force dans sa faiblesse. Tous déplorent la perte de la jeunesse, qui est la plus mauvaise et la plus dangereuse partie du temps que nous vivons dans le monde. Que ne sommes-nous, disent quelques-uns, dans notre vingt-cinquième année pour être toujours dans toute sorte de délices Ils montrent par là combien peu ils se repentent de leur infamie passée, vu qu'ils souhaiteraient d'avoir le moyen de la pouvoir renouveler ; ceux qui demandent un temps, qui soit propre à la pratique du vice, n'ont garde de s'affectionner à la vertu. Ils ne vivront pas pour Dieu, ne voulant vivre que pour Satan. Vous me direz qu'un roi soupirant chez le poète, après ses premières années, "Ah si Jupiter me rendait mes années passées, tel que j'étais," {Virgile, L'Énéide, VIII, 560} vous ne pouviez faillir en suivant un si grand exemple. Mais je vous répondrai que vous ne devez pas tirer des vérités, qui doivent régler votre vie, des écrits de ceux qui n'ont fait état que de feindre et puis, si ce prince a eu de la faiblesse, Socrate, Platon, Fabius et Caton même, ont eu beaucoup plus de force. Ils n'ont jamais souhaité d'être jeunes étant vieillards quoiqu'ils souhaitassent bien d'être vieillards étant jeunes. [83,10] A n'en point mentir les sages sont encore plus rares que les rois qu'on a toujours nommés des soleils. Évandre pouvait être sage, mais ce soupir dont on a parlé, marquait un peu de folie. Il est vrai que ce défaut personnel de prudence, qu'on remarquait en ce prince, semble être maintenant général à tous nos vieillards ; nous en voyons parmi nous qui tâchent de rappeler leur vieillesse par désir, ne pouvant pas la rappeler en effet. Ils ne se contentent pas de faire des voeux inutiles, ils prennent encore des médicaments pour forcer la nature par l'artifice et faire revenir ce qui n'a été une fois que pour n'être plus. Ce qui donna sujet à l'empereur Hadrien de dire un plaisant mot à un homme ridicule et extravagant s'il en fut jamais : il avait refusé quelque chose à un importun qui commençait à grisonner, ce rebuté pensant faire changer de dessein à l'empereur, en changeant de chevelure, se fit peindre les cheveux pour se représenter comme inconnu à celui qui l'avait déjà regardé de mauvais oeil mais l'empereur, ayant découvert la fourbe, lui dit froidement : "Vous avez tort de me demander une faveur que je n'ai pas voulu accorder à votre père dont vous êtes tout ensemble l'exemplaire et l'image". {Aelius Spartianus, Vie d'Hadrien, XX, 80} Apprenons donc d'ici qu'un pauvre peut désirer des richesses, comme un esclave la liberté; un malade peut souhaiter d'être sain et un homme laid peut avoir de la passion pour la beauté qui lui manque ; mais un bon vieillard ne peut désirer d'être jeune à moins que d'avoir des désirs et des pensées d'enfant. [83,11] N'est-ce pas une chose bien inutile de rechercher ce qu'on ne peut jamais avoir et qu'on n'a jamais eu que pour sa perte et qui nuirait à son possesseur, quand bien il le pourrait l'avoir. Mais consolez vous dans votre affliction, non seulement parce que c'est la nature des choses utiles et agréables de nous échapper bientôt, comme de celles qui sont dommageables de nous être toujours pressantes. Mais encore parce que vous ne deviendrez pas vieux quoique vous deveniez grison. En effet un désir de jeunesse dans un vieillard, n'est autre chose qu'une seconde enfance de la vieillesse; ne vous mettez donc pas en peine de faire revenir un âge qui est déjà revenu. Il ne faut pas que le monde se change pour vous faire changer d'état ; vous rajeunissez en radotant comme vous faites. Que si vous voulez paraître sage dans la constitution où la nature vous à mis, servez-vous de la force de votre esprit contre les faiblesses de votre âge. Il semble vous faire courber vers la terre, regardez donc maintenant d'où vous venez et où vous allez ; vous êtes sorti de la terre, vous y retournez. La nature vous avertit de votre fin comme de votre commencement, vous vous pouviez écarter, on vous montre le grand chemin, c'est toujours pouvoir marcher en assurance que d'être courbé, on retire quelquefois d'un détour les aveugles avec la main. [83,12] Je reconnais maintenant que ce n'est pas tant de vous voir un peu cassé que vous vous plaignez comme de vous voir vieux presque en un moment. Vous croyez avoir passé tout d'un coup d'une extrémité à l'autre, sans passer par le milieu, sachez pourtant que vous avez vieilli petit à petit et non pas subitement, vous êtes arrivée tout doucement à la vieillesse et non point par une précipitation violente de la nature. Mais il arrive ordinairement que toutes choses semblent soudaines à ceux qui ne les prévoient pas, comme au contraire, il n'y a rien de surprenant au regard de ceux qui prennent garde à leurs affaires. Que si la vieillesse vous semble si déplorable que vous vous l'imaginez, vous deviez donc déplorer tous les jours de votre vie puisque c'étaient autant de pas que vous faisiez pour arriver au terme où vous êtes bien marri de vous trouver maintenant. Quelle inconstance dans vos désirs aussi bien que dans vos pensées ? Vous vouliez arriver où vous êtes à cette heure et craignez de n'y pouvoir pas atteindre, et cependant vous pleurez de ce que vous y êtes parvenu. C'est une monstrueuse bizarrerie des hommes, quoiqu'elle soit assez ordinaire, tous veulent devenir vieux, et personne ne le veut être, on se fâche de l'état du dernier âge, comme d'un état de misère ! On s'offense d'être nommé vieillard comme si c'était un nom outrageux ou que ce fut une opprobre d'avoir vieilli. Or personne ne peut croire que ce soit une ignominie, sinon peut-être quelqu'un à qui c'est un déshonneur d'avoir vécu. J'avouee bien que le nombre de ceux qui participent à cette infamie est plus grand que celui des autres qui tirent leur gloire de leur vie. Mais pourtant vous ne devez pas être d'un ordre si décrédité : au moins si vous faites profession de pratiquer une vertu dont je vous apprends les maximes; il ne me sert de rien de vous battre les oreilles de vive voix, si je ne vous donne dans le coeur. [83,13] Mais, après avoir blâmé l'extravagance de vos sentiments, je veux blâmer votre imprudence. Vous ne vous éveillez que quand il vous faut dormir éternellement et commencez à vous plaindre où toutes les plaintes doivent finir. Les autres content leurs pertes en les faisant, ils considèrent en particulier les désavantages qu'ils ont eu dans la guerre ou dans le jeu. Vous ne prenez garde aux vôtres que quand il n'y a plus de remède, et ne les reconnaissez en détail qu'après un déchet général de toutes choses. Au reste, c'est une grande faute de jugement que de ne penser jamais à la vieillesse, que lorsqu'elle est arrivée ; si vous eussiez prévu sa venue, vous n'eussiez jamais été troublé de sa présence, vous eussiez pris garde à ses approches au lieu d'en être surpris. Mais après tout que regrettez-vous maintenant ? Serait-ce point d'être venu a bout d'une occupation extrêmement difficile, d'avoir franchi un mauvais pas et fini joyeusement une tragédie? vous devriez vous faire des applaudissements à vous-mêmes au lieu de faire des plaintes. [83,14] Vous vous souvenez bien de ce que dit dernièrement un de nos communs amis, qui fit bien voir par un apophtegme moderne que son esprit, étant aussi fort que celui des anciens, était aussi délicat. Un jour que quelqu'un lui compatissait sur sa vieillesse et lui disait qu'il le voudrait bien voir au même état qu'il l'avait vu autrefois, il répondit froidement : "Ne vous semble-je point assez sot sans que vous me souhaitiez une plus grande folie. Ne me portez point de compassion parce que je suis vieux mais parce que j'ai été jeune." Cette sentence est bien courte mais elle contient quantité de beaux mystères pour la morale ; personne ne les peut bien savoir que celui qui a éprouvé le bonheur de la vieillesse et les malheurs où la jeunesse nous engage. Réjouissez-vous donc de votre bien ; quoiqu'il soit vrai que souvent les bien nous viennent contre notre gré et les maux contre notre inclination. Mais un homme sage et qui est autant ami des vertus qu'ennemi des vices et des passions fait plus d'état d'un seul jour de cet âge, que vous blâmez, que d'un an entier de l'autre que vous avez ci-devant loué. Mais vous montrez bien que vous avez mal vécu, puisque la fin de votre vie vous semble être malheureuse, quoiqu'elle soit une suite des premiers commencements, ce n'est pas une misère d'avoir vieilli, mais d'avoir vécu ; on a pâti en naissant, c'est la mort qui doit finir nos souffrances. [83,15] Au lieu donc de vous plaindre inutilement. assujettissez-vous librement aux ordres de la nature. Son empire est nécessaire mais vous le pouvez rendre volontaire par élection : ce que ses lois ont absolument déterminé ne doit pas être un sujet de nos regrets. Or y a-t-il rien de plus-naturel à l'homme que de vivre après être né, de vieillir en vivant et de mourir après avoir vieilli ? Mais sans vous souvenir de la condition de votre naissance, vous en refusez les suites et vous voulez dispenser à même temps de la vieillesse ou de la mort, quoqu'il vous faille nécessairement être sujet à l'une ou à l'autre. Que si vous les deviez refuser également, il faillait ne naître point pour être exempt de cette double fatalité. Laissez vieillir à la fin votre esprit avec vos membres, et qu'on ne puisse pas toujours dire de vous comme des autres qu'une seule âme peut consommer plusieurs corps; ne vous fâchez pas que votre terme s'approche de l'extrémité aussi bien que votre matière, elles sont entrées à même temps dans le monde, il faut qu'elles en sortent à même temps. L'une ne doit pas reculer quand l'autre s'avance vers le bout de la carrière, elles se doivent suivre et non pas s'arrêter ou s'abandonner en chemin. C'est en vain que vous tardez à vous résoudre où la nécessité vous doit avoir déjà suffisamment déterminé, il faut marcher ; l'arrêt en cette occasion vous est aussi bien défendu que la retraite. Or cela vous doit être d'autant plus aisé à souffrir que, croyant l'immortalité de l'âme et la résurrection des corps, vous ne pouvez redouter leur séparation sans craindre votre bonheur. Ceux qui n'ont pas eu cette créance n'ont pas laissé d'avoir plus de constance que vous n'en témoignez en cette occasion. Après tour c'est en vain que vous tachez de secouer un joug que vous avez pris en naissant, vous ne le pouvez quitter sinon en vous quittant vous-même. [83,16] Je vois bien que les forces de votre corps ont diminué de beaucoup, mais je trouve de l'avantage dans ce déchet si celles de l'âme ont cru. Personne ne doute qu'un homme ne puisse agir plus efficacement par l'âme que par le corps que si vous avez laissé affaiblir votre esprit en l'ensevelissant dans la masse ; je confesse que vous avez jusque ici vécu fort inutilement. Mais c'est votre faute et non pas celle de l'âge où vous êtes. Si vous aviez eu l'adresse de vous prévaloir des avantages de votre caducité, vous eussiez reconnu par effet qu'elle sert beaucoup à l'expédition des grandes affaires; un vieillard agit toujours mieux de l'intelligence qu'un autre, parce qu'il a moins de promptitude et plus d'expérience et que d'ailleurs n'étant point troublé par les passions, ni attaché que fort légèrement au corps, il jouit d'une parfaite tranquillité et d'une extrême franchise. Pour les autres occupations qui demandent de grandes forces de corps, ce n'est pas une louange pour un vieillard de les pouvoir faire maintenant mais de les avoir jadis faites. Sa faiblesse semble être aussi belle pour ce point que sa force était autrefois illustre. Autrement c'est une chose ridicule de voir un homme qui ne se peut soutenir et qui peut néanmoins supporter de grandes charges. Il me fait souvenir de cet extravagant de Rome, à qui l'empereur ayant commandé de se retirer du barreau pour épargner un peu son âge et sa condition, il en fut si vivement piqué qu'il se prit depuis ce temps-là pour mort et se fit regretter de toute sa famille comme un homme décédé. - [83,17] Certes il y avait bien de l'irrégularité dans son jugement, vu qu'il prenait le repos pour une espèce de mort, quoiqu'il n'y ait rien de si convenable à un vieillard qu'une quiétude honorable, ni plus honteux que des soucis hors de saison, qui tourmentent une vie qui doit être l'exemplaire d'une vraie tranquillité.. Vous avez pu apprendre encore des philosophes ce que c'est et combien il est souhaitable de vivre après avoir achevé la vie, au lieu que la plupart des hommes meurent devant que d'en voir la fin. D'avantage vous avez ouï dire mille fois que la bonne grâce, la bonté, la vitesse, les forces, en un mot tous vos biens presque s'en vont avec le temps, il n'y a que la vertu qui subsiste et qui ne cède non plus à la mort qu'à la vieillesse. Il fallait donc s'attacher à ce bien dès le commencement; que si vous l'avez négligé jusque ici j'avoue qu il est difficile de le poursuivre sur la fin. Mais néanmoins il n'y a point d'âge incapable de vertu et plus elle est difficile, plus elle est illustre et méritoire devant Dieu. Plusieurs ont commencé d'être sages lorsqu'ils allaient cesser d'être et ne se sont reconnus que quand il a fallu perdre la connaissance de toutes choses : ils ont commencé trop tard à bien faire mais pourtant leurs bonnes oeuvres n'ont jamais été hors de saison, car, si elles ne profitaient pas à leur vie, elles étaient pour le moins avantageuses à leur mort. C'est toujours beaucoup de bien passer une heure dont-dépend l'éternité; un peu de temps est bien employé à cette fin, puisque toute la vie on s'y devrait occuper. Celui-là n'est pas né en vain, qui fait une heureuse mort, et l'on ne peut pas dire qu'il ait tout à fait mal vécu quand il a eu une bonne fin. [83,18] Après tout ne vous étonnez pas de voir la mort proche de vous, elle est également proche de tout le monde et quelquefois elle est moins éloignée de ceux, dont elle semble être moins voisine. Il n'y a :point d'homme si jeune qui dès aujourd'hui ne puisse mourir, comme il n'y a point de vieillard qui ne puisse vivre, s'il ne lui arrive quelque autre mal que celui de la vieillesse. Enfin vous n'avez pas proprement vieilli mais vous êtes arrivé à votre parfaite maturité. Si les fruits avaient quelque sorte de sentiment, qu'ils nous pussent exprimer par un langage particulier, se plaindraient-ils d'être mûrs? ne seraient-ils pas plus aisés d'être dans leur embonpoint que dans une verdeur qui nous cause du dégoût plutôt que de l'appétit ? Il y a un certain point de perfection dans l'âge aussi bien que dans toutes choses. C'est ce que nous appelons vieillesse et pour vous le faire croire je n'ai qu'à vous représenter qu'on dit que la vie et la mort des jeunes gens ne sont jamais de saison, d'où il faut conclure que leur maturité ne se peut trouver que dans la vieillesse. Or si ce dernier degré de bonté est si exquis dans les choses même inanimées, pourquoi sera-t-il mauvais dans l'homme seul en qui il doit être plus excellent. Ce n'est pas qu'en lui plusieurs choses ne se flétrissent avant qu'elles puissent mourir mais ce n'est pas tant un défaut de l'âge qu'un péché de la nature corrompue de plusieurs, qui étant nés pour le bien font de grands efforts pour se tourner vers le mal. [83,19] Vous devez donc maintenant avoir mûri si vous aviez tant soit peu de bon suc dans votre constitution. Votre maître attend des fruits où il veut que vous attendiez des coups de sa main. La cognée est déjà assénée à la racine de l'arbre. Vous êtes un arbre de vie, vous ne devez donc pas redouter la mort. En effet, le décès que vous. craignez n'est proprement que la fin de vos maux et le commencement de votre bonheur. C'est le terme d'une vie misérable et l'ouverture d'une autre qui n'aura jamais ni de fin ni d'infortune: La plupart se sont perdus avant que d'arriver à ce port où vous nous trouvez, d'autres ni sont venus que par un naufrage. Et cependant vous vous plaignez de n'être pas encore parmi la tempête! vous passez au travers de la vieillesse comme un pilote qui a 1e vent en poupe et vous en allez vers le port de l'éternité. Ne vous fâchez donc pas de voir votre vaisseau qui s'approche de la terre, regardez la fin de quelque côté que vous regardiez et vous ferez bien mieux que d'accuser mal à propos la bonté de votre âge, aussi bien que celle de la nature. Cette mère commune a droit de vous faire mourir bientôt, puisqu'étant une de ses productions vous n'employez votre vie qu'à l'offenser conne si c'était une marâtre. _