[77,0] LXXVII. D'VN PRINCE SANS POSTÉRITÉ. I. Il te fâche d'avoir une couronne sans avoir d'enfants. Le fardeau de la royauté ne t'a-t-il pas chargé d'assez de soins et d'inquiétudes sans y ajouter encore la charge d'une famille? Vous vous plaisez vous autres à vos peines, et trouvez de la douceur à succomber sous le faix. Il n'est point de charge publique plus pesante que la souveraineté et, de tous les fardeaux agréables, un fils est le plus cher mais le plus lassant. Si tu ne sais à qui laisser ton état n'ayant point de successeur, rends la liberté à ton peuple : tu ne saurais rien faire de plus digne de toi, ni qui lui soit plus agréable. Il s'est trouvé des princes qui de leur vivant ont songé à faire la même chose, quoiqu'ils n'eussent point de faute de successeurs, et entre autres Hiéron de Syracuse et Auguste César. Et certes n'est-il pas plus expédient de faire du bien à plusieurs, quand il est en ton pouvoir, que de souhaiter de faire du mal à un seul? Or est-il rien de meilleur et de plus doux que de vivre en liberté et est-il rien de pire ou de plus dangereux que de régner sur la république ? César l'a éprouvé, et cependant son danger vous attire, au lieu de vous rebuter. II. Davantage si tu es sans héritier, tu n'as point de matière à perpétuer ta tyrannie. Car à bien prendre la plupart des souverainetés, que sont-ce autre chose que de vieilles usurpations? Ce qui est mauvais de sa nature, ne devient pas bon avec le temps; outre que bien souvent ceux, qui succèdent aux royaumes, ne suivent pas les traces de leurs pères, comme on peut voir par l'exemple de Jérôme de Sicile et de Jugurtha de Numidie, qui rompirent l'un par insolence et l'autre par perfidie, mais tous deux avec leur ruine, l'amitié que leurs aïeuls avaient liée avec tant de franchise avec les Romains, comme ils l'avaient entretenue avec un constante fidélité. Si tu n'as donc personne qui succède à ta couronne, tu n'auras aussi personne qui renverse ce que par tes actions tu auras bien établi, mais tu auras un peuple amoureux de ton nom et adorateur de ta personne, et qui se ressouvenant de l'auteur de sa liberté, s'estimera ton redevable l'espace de tous les siècles. III. Ainsi j'estime que la fortune t'a bien autant, voire davantage obligé à t'ôter ou à te refuser des enfants qu'à te donner un empire. En effet tu peux, n'ayant point de fils, régner avec plus d'honneur et de liberté : souvent l'amour des enfants a détourné des esprits de l'amour de la vertu. Tu as pu lire comme en l'île de Taprobane {Ceylan}, qui est bien loin au de-là des Indes sur la mer du levant et diamétralement opposée à l'Angleterre, le roi y est choisi par le consentement du peuple, qui rend le plus grand de tout le pays, celui qui en est le plus homme de bien; le sang et les richesses ne servent rien à ce haut choix, la vertu y règle tous les suffrages, et la faveur ne nuit jamais au jugement, ni au mérite des personnes. IV. Plût à Dieu que cette sainte et bienheureuse élection fût arrivée jusque dans quelques souverainetés de l'Europe, et qu'on n'eût pas vu des princes pires que des méchants qui les ont précédés, ni d'autres encore plus méchants, que les pires gouvernes, ou plutôt qui ruinent successivement le monde ; la malice et la superbe allant ainsi de la main à la main d'un souverain à l'autre. Dans l'île pourtant dont j'ai parlé celui, qui est élu et approuvé d'une commun consentement de tout le monde, ne doit pas seulement être homme de bien et absolument achevé, il ne peut encore atteindre à la souveraineté s'il n'est vieil et sans enfants, de peur que la chaleur de l'âge ou l'amour de sa famille n'emporte son esprit où il ne faut pas. De cette sorte, qui a des enfants, est exclu de l'élection, et s'il vient à en avoir durant son règne, il perd aussitôt la royauté. Ces sages politiques ne pouvant s'imaginer qu'un même homme puisse suffire au soin d'un peuple et d'un fils.