[24,0] DE LA MVSIQVE. [24,1] Tu te plais à ouïr chanter et jouir des instruments qui nous ravissent le coeur par l'oreille, et tu t'estimes beaucoup plus sage qu'Ulysse, quoique tu suives sur la terre les Sirènes qu'il fuyait adroitement sur la mer. Qu'il serait bien plus à propos de soupirer que de rire et de jeter plutôt des cris de pénitence que d'une joie inconsidérée. Il vaut mieux passer des larmes à l'allégresse que de l'allégresse aux larmes. Je sais bien que tout ce qui te flatte te ravit et que tu ne regardes pas ce qui t'est utile ou bienséant mais ce qui t'est agréable. Au reste, les bêtes et les oiseaux se laissent toucher au chant, aussi bien que toi et périssent bien souvent pour vouloir prendre trop de plaisir. Et ce qui est plus merveilleux, les poissons, quoique muets, s'agréent à la mélodie. Tu sais l'histoire d'Arion et de ce fameux dauphin, laquelle ne laisse pas de passer pour véritable dans les annales, bien qu'en effet elle soit toute fabuleuse. Plusieurs écrivains de réputation ont parlé de ce miracle naturel, mais Hérodote, entre autres, a cru faire un chef d'oeuvre en un endroit de ses écrits, en nous faisant un si beau conte. Nous voyons encore quelques figures d'airain qui rendent visible ce mensonge bien inventé. Elles nous produisent un homme qui marche sur un poisson. Celui-ci le porte, l'autre l'attire par la douceur violente de ses airs. Un vaisseau lui eût fait faire naufrage et son luth le conduit au port. Ces monstres mêmes qu'on dit être si cruels, quoiqu'ils aient apparemment le visage d'une femme sur un vrai corps de poisson, ne sont jamais plus dangereux aux passants, que lorsqu'ils font semblant de les caresser. Ils tâchent de les endormir pour les dévorer; ils ne sont jamais plus furieux que lorsqu'ils sont familiers. Les hommes mêmes qui ne se servent quelquefois de leur raison que pour être déraisonnables avec adresse, ne sont jamais plus à craindre que lorsqu'ils se font moins redouter: On ne surprend pas la plupart des personnes par des menaces mais par des agréments. En un mot, comme il n'y a rien de plus sincère que la voix quand le coeur est simple, il n'y a rien de plus infidèle quand il est double. [24,2] Au reste l'araignée ne mord jamais qu'elle n'ait chatouillé en quelque façon un sujet; celui, qui fait une cure, adoucit la peau, de la main ou par quelque onguent, avant que de la couper. Un oiseleur n'épargne point la glu quand il veut prendre sa proie, il l'attire pour la tuer. C'est par une mollesse mignarde que les femmes abusent les hommes et nous n'aurions guère d'affection pour elles, si elles n'avaient de l'afféterie. Un voleur embrasse ordinairement les voyageurs pour les massacrer, comme le polype, au rapport des naturalistes, baise ceux qu'il fait engloutir par les vagues de l'océan. Enfin les plus méchants de tous les hommes ne sont jamais plus effroyables que lorsqu'ils se montrent fort débonnaires à l'extérieur. Ce sont des agneaux au dehors et des Néron au dedans. Ils se rendent affables pour se rendre tyrans. On dit de Domitien que sa colère n'était jamais plus enflammée que lorsqu'elle semblait apaisée; il menaçait en souriant. Enfin il n'y a jamais eu de douceur qui n'ait été un peu suspecte, quoiqu'elle ait pu être innocente. Après tout, si tu te réjouis extraordinairement, souviens-toi que le deuil n'est pas éloigné de la joie et que Dieu donne quelques contentements passagers à ceux qu'il veut punir éternellement. Leur coeur ne s'épanouit que pour se renfermer dans des regrets qu'on peut bien ressentir en l'autre monde mais non pas exprimer en cette vie. [24,3] Que si ton esprit se flatte encore sur la bonté de ta voix, considère que peut-être ce bel air, que tu chantes, précède immédiatement celui de tes funérailles. Le cygne ne chante jamais avec plus de mélodie que lorsqu'il ne doit plus chanter. Des hommes mêmes, il y en a plus grand nombre de ceux qui sont morts de joie que de tristesse. On dit que dernièrement un fameux chantre rendit l'âme en prenant trop de satisfaction à ses fredons réitérés; la mort se saisit de son poumon et de son coeur sitôt que le dernier mot d'une chanson amoureuse en eût été poussé dehors. Ainsi tu me sembles sage, même dans une folie apparente, car si tu te plais à chanter, c'est plutôt par vertu que par mollesse. Tu n'ignores pas que tous les jours, toutes les heures et tous les moments mêmes nous mènent vers le sépulcre, ainsi tu chantes par avance sur ton corps, suivant la coutume de l'église et tu ajoutes à ses airs ceux des flûtes et des hauts-bois, à la mode des payants. Cette variété de pompe funèbre te plaît; et bien que la mort ne laisse pas de s'approcher, quoique nous ne l'appelions point, tu la veux prévenir. Tu désires d'être le tombeau vivant de toi-même. - [24,4] Mais pour te traiter avec un peu plus de douceur, en ne te proposant plus de si funestes raisons, j'avoue que la musique a beaucoup de pouvoir sur les coeurs des hommes aussi bien que-sur leurs corps, et qu'elle rend sensibles en quelque façon les esprits les plus insensibles. Les hommes mêmes les plus généreux se laissent fléchir à sa douceur, quoiqu'ils soient inflexibles à la fureur et aux menaces. Mais si l'usage de cet art est efficace, il est extrêmement bizarre. Il excite de la joie dans les âmes des uns et entretient la mélancolie des autres. Il favorise quelquefois la piété et d'autres fois la dissolution. Ainsi les biens et les maux qui procèdent de la musique ont rendu flottants les plus assurés génies du monde, quand il a été question de défendre ou d'ordonner l'usage d'une chose indifférente de sa nature. S. Athanase aima mieux qu'on chantât tes louanges de Dieu du fond du coeur que de la bouche. S. Ambroise approuvait fort la psalmodie, croyant que la dévotion extérieure excitait celle de l'intérieur. S. Augustin témoigne en ses Confessions qu'il avait permis pour l'édification de l'église l'oraison vocale aussi bien que la mentale, et qu'il s'y était enfin résolu après plusieurs doutes qu'il en avait. D'où tu peux recueillir que tu dois trouver du plaisir à publier hautement les louanges de Dieu et non pas abattre l'air pour contenter ton oreille. La voix ne doit servir aux hommes que pour se joindre aux choeurs des anges; ce n'est pas la théorie de la musique qui la rend divine c'est la pratique. Autrement si tu ne t'en veux servir que comme d'un ornement superflu, tu verras qu'une qualité dont tu penses tirer ta gloire, te fera perdre ta réputation. [24,5] Tu introduis dans ton pays la coutume des Grecs, qui te prenaient pour barbare et qui t'assujettissaient par leur douceur efféminée. On dit que parmi eux ceux qui ne savaient pas chanter n'étaient pas pris pour éloquents, et que s'ils n'vaient appris à jouer des instruments avec beaucoup de gentillesse, ils passaient pour ignorants aussi bien que pour rustiques. C'est ainsi qu'on raconte que Thémistocle, quoiqu'il fut estimé le plus grand homme de la Grèce, fut néanmoins méprisé des Athéniens, parce qu'il refusa de pincer un luth qu'on lui présenta; il aima mieux agir contre la coutume de son pays que contre la sévérité bienséante à un capitaine. Mais il se moqua plaisamment de ceux qui se riaient de lui, en leur répondant qu'il ne savait pas faire la profession des femmes pour mieux faire celle des hommes. Qu'il lui était plus honorable d'entretenir une armée en discipline que de bien accorder un luth. Qu'il ne savait pas chanter, mais qu'il savait commander aux Grecs: en un mot, qu'il aimait mieux que les ennemis craignissent sa voix que non pas que ses amis l'idolâtrassent. Épaminondas au contraire, n'eut pas moins de soin de se rendre bon musicien que bon général d'armée. Mais certes il expérimenta bien que les places fortes ne se prennent pas au son ni du luth ni de la harpe, quoiqu'on dit qu'une des premières villes du monde fut bâtie par l'harmonie d'un instrument de musique. On ne triomphe pas sitôt des hommes, comme des pierres. On dit même que Socrate dans la gravité de sa vieillesse ne négligea jamais une si légère occupation et qu'il s'en rendit professeur aussi bien que de la sagesse. C'est pourquoi Périclès mit en pension chez lui son neveu Alcibiade pour s'y rendre tout ensemble et bon joueur d'instruments et bon philosophe. Il est vrai que la modestie de ce jeune homme corrigea l'extravagance de ses parents, car s'étant aperçus qu'en jouant de la flûte il enflait la joue avec une notable difformité du visage, il aima mieux s'adonner désormais à la bienséance qu'à la musique. Son exemple fit une loi dans son pays et l'on n'y estima plus les flûtes après qu'il les eut méprisées. [24,6] Mais si cette passion qu'on avait pour les instruments se refroidit dans la Grèce, elle s'échauffa en d'autres provinces. Pour un prince retenu il y en a eu plusieurs dissolus : on remarque que ceux qui ont été les plus vicieux ont été les plus délicats pour les chansons et les instruments. Gaius n'avait d'affection que pour le chant et pour la danse. On ne saurait dire de quelle ardeur Néron s'attachait à la musique : car vous eussiez cru qu'il n'était pas empereur pour porter un sceptre mais seulement pour manier une guitare. N'est-ce pas une chose facétieuse que ce qu'en raconte de lui, à savoir que la nuit, qui fut la dernière de sa vie et la première qui donna du jour au monde, après les ténèbres des malheurs où ce monstre l'avait jetté, parmi plusieurs sujets de se plaindre, il dit avant de mourir qu'il ne regrettait pas de voir périr un si grand prince, mais un si grand musicien. Et certes il eut été expédient qu'en sa vie il eut toujours été musicien et qu'il n'eut jamais été prince. Enfin comme il y a un plaisir honnête à ouïr un concert mélodieux, il y a de la faiblesse et de la vanité à s'en laisser toucher excessivement. Ce n'est. pas avoir l'esprit fort solide que de se laisser ravir à un peu d'air qui nous vient flatter l'oreille. [24,7] Toutes ces raisons ne sont pas capables de te faire concevoir que ce que tu estimes si doux est en effet méprisable. Pour te désabuser il te faudrait faire entendre les cantiques des élus et les sanglots des réprouvés. Les uns te causeraient de l'effroi, si les autres te causaient des agréments. Il te faudrait encore ouïr cette harmonie céleste que Pythagore a introduite, bien qu'Aristote s'efforce de la détruire. Que si les cieux n'ont point formé l'élément de voix, il est néanmoins assuré qu'il y a des voix dans les cieux qui louent sans cesse la première cause et ne la louent jamais assez. Cette divine mélodie te ferait oublier toutes les chansons mondaines, et tu ne trouverais que des discordances où tu ne trouves maintenant que des accords ravissants. Mais tu te fies à un sens qui t'abuse pour se flatter et qui, étant toujours sourd en quelque façon, te fait croire que tu as l'ouïe extrêmement bonne. Après tout, figure toi que si quelques grands esprits ont fait état de la musique, la plupart des autres ont méprisé tout ce qui appartient au corps. Platon croit qu'elle peut servir pour le règlement d'une république mais on remarque ordinairement qu'elle ne sert que pour le dérèglement des moeurs des particuliers.