[131,0] D'UN HOMME QUI MEURT SANS ENFANTS. [131,1] Puisque tu meurs sans enfants, tu dois mourir par conséquent avec plus de joie et partir plus dispos et plus promptement, ne laissant rien derrière toi qui t'inquiète. Te voilà exempt de ce cuisant regret que cause à un homme mourant là compassion qu'il à de laisser une famille abandonnée, principalement quand elle a besoin du secours d'un père et que faute d'âge et de conseil elle est exposée à beaucoup d'injures et de fâcheux accidents. Que si des enfants que tu eusses bien désiré te survivre, comme tu avais raison de l'espérer, t'ont devancé, tu n'as pas là un petit soulagement, vu qu'au lieu d'être en peine de les délaisser, tu n'as maintenant qu'à les suivre, comme tu le devais souhaiter, si tu étais autrefois bon père. [131,2] Mais ne dis point ici qu'une mort hors de saison te contraint de mourir sans postérité, car si tu prends cela pour une infortune, qu'est-ce qui t'a contraint de vivre, et te force à présent de mourir sans enfants, puis qu'il y a tant de brave jeunesse d'où tu pouvais et peux encore te choisir de vrais fils qui t'obéiraient peut-être d'autant plus volontiers, et t'aimeraient bien davantage que ceux que tu aurais engendrés de ton propre sang ; que tu aurais eu les uns par un cas fortuit et les autres par une élection réglée? Les uns seraient tes enfants devant que de t'être connus, où les autres te seraient connus, fort chers et bien choisis avant que d'être tes enfants. Les uns n'attribueraient le bonheur d'être à toi qu'à la Nature, où les autres l'attribueraient à la grâce que tu leur aurais faite et se diraient plus justement tes créatures. [131,3] C'est pourquoi l'on a vu souvent que cette succession élective a donné des héritiers à plusieurs malgré la stérilité de leurs mariages et l'on a jugé ces enfants capables de recueillir non seulement un bien médiocre mais encore le souverain empire du monde. Tu sais que Jules César n'ayant point d'enfants, prit Auguste pour son fils, et qu'Auguste en usa de même envers Tibère, quoique ce fut quasi par contrainte et contre son gré. Tout de même Nerva se voyant vieil adopta Vlpie Trajan ; Trajan, Adrien ; Adrien, Antonin le débonnaire; Antonin, Marc-Aurèle ; et ce dernier aurait bien mieux fait et plus heureusement pour l'état d'en adopter un autre quel qu'il eût pu ête, que d'engendrer Commode, dont la vie n'étant commode à personne, était incommode à tout le monde. Ce fils fut la seule infortune d'un père si excellent, comme un des plus grands opprobres de l'Empire Romain. Et il parut bien évidemment par sa conduite combien l'adoption est plus heureuse que la génération ordinaire, en ce que ces premiers en rang ayant fort longtemps et fort heureusement régné, celui-ci au contraire se rébutant d'aller sur les pas de ces grands guides et voulant suivre un chemin écarté, après avoir déshonoré la République par une courte et honteuse tyrannie plutôt que par un légitime gouvernement, mourut d'une fin très malheureuse, mais fort digne de lui et ce chef de l'univers servit de jouet à tout le monde. [131,4] Au reste longtemps devant la naissance de ce monstre et de ces autres héros dont je t'ai parlé, le fils du grand Scipion l'Africain, fit entrer en part de la gloire de sa maison cet autre foudre des guerres d'Afrique et le vrai marteau de Carthage, voulant faire par cette haute adoption, ainsi que dit la petite histoire du grand Florus, qu'une ville autrefois bien ébranlée par l'aïeul, fut renversée par le neveu, qui ayant été comme transplanté de la famille des AEmiliens en celle des Cornéliens, fut à la vérité le dernier, mais non pas le moindre ornement de l'une et de l'autre. Tu vois par là qu'un fils ne peut te manquer, non plus qu'à un prince, et ce qui est meilleur que tout cela, que les gens de bien n'ont jamais faute de moyens de faire une bonne élection. C'est ce bienheureux choix qui te donnera peut-être un fils mieux conditionné que tu ne l'eusses eu de ta femme, et tu jouiras du fruit le plus souhaitable du mariage, étant délivré de ses chaînes. Ainsi la loi a pourvu aux défauts de la Nature. [131,5] Tu dis derechef que tu ne sais comment disposer de ton bien, n'ayant point de. successeur? mais tu as assez d'héritiers à faire, et tu ne dois pas refuser une si belle occasion qui se présente pour déployer hautement ta piété et t'acquérir de la gloire. Et certes tu peux faire une disposition plus honnête, plus utile et plus durable que celle que tu pourrais faire en faveur de tes enfants propres pour le partage de ton bien. Donne donc à des personnes reconnaissantes et qui sauront bien conserver et bien employer tes grâces ce que tu voudrais donner à des fils qui seraient peut-être ingrats, et qui augmenteraient par de mauvaises voies ce que tu leur aurais laissé ou qui le tourneraient en des usages ruineux, et le prodigueraient bientôt, comme l'un et l'autre n'est que trop ordinaire. Attale, roi de Pergame fit par son testament héritier le peuple Romain, qui véritablement n'en avait pas de besoin et qui se devait corrompre par les richesses d'Asie. Je te veux montrer un autre peuple que tu peux faire héritier plus légitimement. Tu es environné d'une part de grand nombre de tes amis et de l'aute d'une grande multitude de pauvres? il t'est permis d'adopter des enfants à ton choix, des uns et des autres, afin que ceux- là te fassent encore tester avec eux par un doux souvenir après que tu seras parti et que les seconds te devancent par la pieuse vitesse de leurs prières au lieu où tu vas pour t'y faire trouver le centuple de ce que tu leur auras presté. C'est là une usure bien louable et bien abondante et la meilleure lettre de change que puissent avoir ceux qui ont à faire le même chemin que toi. [131,6] Et puis, quand tu aurais beaucoup d'enfants au lieu que tu te plains de n'en avoir pas un, en choisirais-tu quelqu'un d'entre eux pour être le gardien d'une maison et de l'argent qui ne seraient plus à toi ; ou pour être ton brave au combat de la mort, mais ce champion serait mortel aussi bien que toi, ou pour t'accompagner au tombeau; car tes proches ne te sauraient suivre au-delà, comme Metellus ne fut pas plus loin accompagné des siens. Le chemin est fort court du lit de la mort au sépulcre. Que t'importe-t-il d'être pour jamais couché seul ici ou là? Certes voilà des sujets bien frivoles et pleins d'extravagance pour souhaiter des enfants. Car si tu désirais, comme on dit communément, que ton nom fût conservé et comme perpétué en eux, tu t'abusais avec le peuple. En effet, le peu d'honneur ou l'opprobre des enfants, qui n'est que trop fréquent dans le monde, ne peut ni ennoblir ni conserver le nom de leurs pères. Comme au contraire la réputation éclatante des enfants, qui est assez rare, les rend à la verité toujours illustres mais couvre et obscurcit par son voisinage celle de leurs parents, comme le soleil nous cache les autres astres qui ne sont pas si grands que lui ou qui ne nous semblent pas tels. Cette vérité n'a jamais plus clairement paru qu'en la personne du père de Jules César, que la gloire trop fameuse de son fils nous rend presque inconnu. D'ailleurs, celui qui met l'espérance de son renom en un de ses enfants, met une chose bien subtile et bien frêle dans un vase d'argile, qui ne peut être que ruineux et qui, pour comble de son inconsidération, ne lui appartient pas. La réputation est un sujet plus estimé d'un vulgaire ignorant que des habiles mais qui ne doit être méprisé de l'un ni des autres et qui se peut mettre avec plus d'honneur et d'assurance dans des vases solides et incorruptibles qui soient à vous, à savoir dans la vertu personnelle, dans les belles lettres et dans les actions héroïques. [131,7] Après tout, si tu meurs sans enfants, tu n'as plus à répandre tes soins à divers sujets mais à les tourner tous vers toi-même, afin que tu sois plus prêt et plus libre à partir, ne regardant que toi seul et te mesurant comme il faut, tu sais combien tu meurs heureux ou misérable ; et tu n'expires pas dans le doute si ta misère se doit augmenter ou ton bonheur s'amoindrir par la honte insupportable ou par la fortune glorieuse des autres. Car quoique quelques-uns en pensent tout au contraire et que j'aie plus d'inclination à suivre leur sentiment, nous savons pourtant que de grands philosophes ont crû que la félicité des pères se diminue par les aventures inévitables mais incertaines des enfants et que c'est un bien fort frêle que celui qu'on attend au lendemain et qui dépend d'autrui. Or si nous voulons recevoir cette opinion, tu vois la conséquence qu'on en doit tirer. Car on ne peut douter que plusieurs ne fussent morts plus heureusement, s'ils fussent morts sans enfants.