[106,0] CVI. DE LA PAIX ET DE LA TRÊVE. C'est avec raison que la paix fonde aujourd'hui les plus douces espérances, vu que ce n'est pas tant un bien particulier, comme le comble de tous les biens. Souviens- toi néanmoins qu'il vaut mieux garder la paix que de l'espérer. Il n'appartient qu'aux fous de se dégoûter des choses qui sont assurées pour en embrasser d'incertaines. Plût à Dieu qu'au lieu de l'attendre tu l'eusses bien tenue alors qu'elle était présente, et que tu ne l'eusses pas laissée échapper au lieu de souhaiter son retour. Peut-être que ta faute a produit cette espérance et que tu as mieux aimé être en suspens dans l'attente que joyeux dans la jouissance. Sache à tout le moins que l'espérance de la paix a désespéré plusieurs personnes, parce que la calamité qu'on n'attendait pas, venant au lieu de la paix qu'on attendait, les a accablés à l'improviste et les a fait mourir dans le sommeil au lieu qu'elle ne leur pouvait nuire, s'ils eussent été vigilants. Mais enfin pourquoi espères-tu si longtemps ce que tu peux acquérir incontinent, si tu le veux avec efficacité ? Il y a bien peu de gens qui ne trouvent la paix s'ils la cherchent de bonne foi. Mais il arrive souvent que la paix semble amère à ceux à qui le nom de paix semble doux. C'est ainsi qu'en demandant la paix ils la refusent et lui opposent des ennemis. Ces adversaires sont quatre qui habitent d'ordinaire avec nous, à savoir, l'avarice, l'envie, la colère et l'orgueil, si on les bannis pour jamais, on aura une paix éternelle. Il est vrai que celle-là est domestique, il y en a d'autres qui sont étrangères et qu'on ne peut espérer que dans l'incertitude, parce qu'il arrive beaucoup de choses entre l'espérance de la paix et la paix même. Il ne faut qu'un petit mot ou qu'un geste un peu trop libre pour empêcher l'exécution d'un traité. Les pourparlers d'accommodement se rompent souvent par le bruit des armes et l'espérance de la paix ne fait qu'aigrir les esprits et qu'échauffer l'ardeur de la guerre. C'est ainsi qu'on peut dire qu'une ouverture d'amitié qui ne peut pas réussir est comme une allumette de la haine. Je ne dis point ici qu'on traite bien souvent de la paix inutilement et quelquefois avec danger. Les Gaulois et les Carthaginois étaient sur la conclusion d'un traité fait avec leurs ennemis lorsque Camille défit les uns, et que Scipion vainquit les autres. Quoiqu'il puisse arriver, tu crois qu'après la guerre on établira une bonne paix mais qu'on eut bien mieux fait de l'établir avant le commencement de la guerre? Qu'on eut empêché de morts et de pertes si on eut vécu dans une bonne intelligence. Mais la plupart des hommes ressemblent à des enfants opiniâtres qui ne deviennent sages qu'à force d'être châtiés de leurs folies. Ils cherchent la guerre dans la paix, et la paix dans la guerre, et ne commencent jamais de connaître ni d'aimer les avantages de la paix qu'après avoir été affligés des misères de la guerre. Ils la déplorent quand ils l'ont perdue et la méprisent avec la même légèreté qu'auparavant, sitôt qu'ils l'ont recouverte. Il faut donc que se perdant derechef elle leur apprenne à ne pas négliger leurs biens et à ne pas désirer leurs maux; enfin à ne pas faire les fous ni les furieux parmi toutes leurs maximes de sagesse. Ils devraient avoir honte de recevoir des leçons à leur dommage au lieu qu'ils en pouvaient recevoir d'avantageuses. Il leur faut souvent entendre la même chose, encore n'est-ce pas assez de l'entendre, il la leur faut voir et expérimenter plusieurs fois. C'est à dire qu'il les faut battre à diverses reprises pour leur faire apprendre leur devoir. Ainsi donc il eut bien mieux valu que la paix eût précédé la guerre au lieu de la suivre qu'elle-lui eut fermé le chemin plutôt que d'en attendre une ouverture favorable pour se remettre dans son règne. A moins que d'être insensé un homme ne peut pas s'exposer à un danger manifeste d'être blessé, sur l'espérance qu'il a de trouver un remède à ses blessures. L'appareil qu'on met à une plaie n'en doit pas être la cause mais le secours. La nature porte un malade à désirer la santé, mais il n'y a que la folie qui puisse persuader à un homme, qui se porte bien, de souhaiter la maladie sur l'espoir qu'il a de sa guérison. La paix encore qu'on prise tant cause quelquefois de funestes changements dans les villes, au lieu d'y introduire une parfaite félicité. Ce n'est pas qu'elle ne soit fort bonne d'elle-même, mais elle est environnée de quelques mauvaises compagnes, à savoir de lois injustes, des moeurs corrompues, des haines secrètes et des tyrannies manifestes. Souviens-toi de ce que dit le devin durant les guerres civiles: "Qu'il ne servait de rien de demander la paix aux Dieux, puisqu'elle ne devait venir qu'avec un maître absolu". Or est-il qu'à des gens de coeur une liberté guerrière est beaucoup plus souhaitable qu'un esclavage pacifique. Enfin si tu désires la paix, souviens-toi que tu souffres cependant les incommodités de la guerre et que tes désirs n'allègent pas ta tristesse. Je dis même que supposé que la guerre fût bien établie, il faudrait craindre même en te réjouissant. {106,1} Ce serait un grand bien s'il était véritable et de longue durée, mais il est souvent plus apparent que réel, il chancelle quand on l'estime bien appuyé. Ce n'est pas une chose nouvelle mais ordinaire qu'on cache la guerre sous l'ombre d'une paix plâtrée et l'inconstance des esprits, qui ne combattent pas moins contre eux-mêmes que contre leurs ennemis, ne laisse guère durer une paix sans la troubler par quelque sorte de rupture. {106,2} Et puis en recevant la paix on perd quelquefois la vigilance et la discipline militaire, qui est la plus sûre garde des villes, se relâche quand le courage n'exige plus de contention. Au contraire, l'oisiveté s'y introduit vite, avec une assurance qui est toujours dangereuse, parce qu'elle est toujours indiscrète. Enfin la paix étant meilleure que la guerre en beaucoup de choses, la guerre est meilleure que la paix en ce qu'elle est la mère de la précaution comme de l'expérience. La vertu des Romains n'eut jamais eu de fin si la guerre de Carthage eût toujours duré. La paix d'Afrique fut la ruine entière de la ville de Rome et elle doit apprendre à jamais à toutes les autres villes que, si la paix est désirable, elle n'est pas toujours utile aux peuples ni aux états. Nasica, un des meilleurs hommes qui aient jamais été, est le premier garant de mon opinion et je m'assure que son avis sera suivi de tous les sages. [106,3] Que si néanmoins tu jouis de la paix, souviens-toi de t'en servir dans la modestie. Une paix orgueilleuse et négligente est plus dangereuse qu'une guerre bien échauffée. On a vu souvent des hommes qui, étant armés, étaient en sureté parmi les épées des ennemis, et qui, ayant pris la robe, ont éprouvé la rigueur des armes et souhaité, quoiqu'inutilement, la guerre. Que dirai-je de la dissolution des moeurs et de l'inhumanité qui sont ordinairement les deux filles de la paix. Plusieurs étaient gens de bien durant la guerre qui sont devenus méchants, la paix ayant été faite, comme s'ils eussent dépouillé la vertu avec leurs armes, pour prendre tous les vices avec la robe. C'est ainsi que leur constitution intérieure s'est changée avec l'habit extérieur. Or quoique pour prouver cette vérité je puisse compter une infinité de témoins, je me contenterai d'en représenter deux, à savoir Sylla et Marius, dont le premier, comme l'on dit, ne peut-être assez loué, ni assez blâmé, parce qu'allant vaincre en faveur de la république il se comporta comme un Scipion envers le peuple, et exerçant ses cruautés, il fut pire qu'Hannibal. On a écrit du second qu'à bien examiner ses vices et ses vertus, on ne saurait dire s'il a été plus nécessaire durant la guerre que pernicieux à l'état durant la paix. Tant y a qu'ayant pris la robe il renversa premièrement par tromperie et puis par de manifestes hostilités, une république qu'il avait maintenue par ses armes. [106,4] Cela veut dire, qu'aucune fois la paix étouffe dans le coeur d'un homme toutes les semences de bien, pour y entretenir celles du mal. Tous savent ce bon mot du satyrique, qui, parlant des causes de l'ancienne vertu des Romains, entre lesquelles il met l'approche d'Hannibal de la ville : "Nous souffrons maintenant, dit-il, les maux d'une longue paix; la lubricité qui est plus cruelle que les armes règne avec un empire absolu, et semble venger l'affront que tout le monde a souffert, en se voyant vaincu d'un seul peuple". {Juvénal, Satires, VI, 292-293} Après cela peut-on si fort aimer la paix qu'elle ne semble odieuse à des coeurs bien faits si la lubricité l'accompagne. Certes un homme qui considère bien les choses ne se peut pas imaginer qu'il y ait une bonne paix, quoiqu'on ait quitté les armes, quand il voit que les âmes sont assaillies par une guerre domestique, que les vices leur font ressentir sans leur donner jamais de trêve et que les bonnes moeurs sont bannies, les voluptés maîtresses et la vertu opprimée. [106,5] Voilà pourquoi, si la paix te semble bien établie, crois que la licence et la volupté, qui sont toujours à sa suite, ne sont pas mal assurées et que les dangers de la guerre, étant comparés à ceux qui t'environnent maintenant, ne sont ni si grands, ni en si grand nombre. Ceux-là ne nuisent qu'au corps, où les autres nuisent au corps et à l'âme. Ainsi la cuirasse rend beaucoup de personnes plus heureuses que la robe; le champ de bataille est plus sûr pour elles qu'un bon lit, le son des trompettes leur doit plaire plus que celui des flûtes: en un mot le hâle du soleil leur doit sembler préférable à l'abri, où les fainéants cherchent du repos. Il y a des hommes qui peuvent dire d'eux-mêmes, ce que Jules César disait de soi et de ses soldats, à savoir qu'ils n'étaient jamais plus éloignés des dangers que lorsqu'ils étaient à la guerre. J'avoue bien que si la paix pouvait venir sans mener de vice, ce serait une rare faveur du ciel, et un bien incomparable mais elle vient fort rarement sans une si mauvaise escorte. [106,6] Que si tu dis maintenant que tu n'as pas fait la paix, mais seulement une trêve, sache que tu as donné par là du loisir à ton ennemi pour ramasser toutes ses forces et se refaire de sa faiblesse, afin de t'attaquer après avec plus de force. Et puis les embûches sont fort amies des trêves. Tu as pu lire et voir par expérience qu'on combat mieux par stratagèmes qu'à main armée ; outre que durant la trêve on a plus de moyen de consulter comme il faut faire la guerre et d'appeler du secours. C'est ainsi que des suspensions d'armes ont défait des gens qui semblaient être invincibles à force ouverte. Enfin cet intervalle accordé est proprement un temps inutile et ennuyeux, vu qu'il ne nous donne point la paix et ne nous laisse. point faire la guerre mais nous tient dans un entre-deux plus incommode que ne sont les extrémités. Je ne dirai point ici que les divers bruits qui s'épandent de toutes parts empêchent 1a paix comme la crainte empêche la guerre. Certes je ne sais s'il n'est point plus fâcheux d'être en pente que de tomber. C'est être bien harassé que de choisir un temps pour prendre haleine. Après tout il n'appartient qu'aux insensés ou aux malheureux de ne pouvoir souffrir ni la guerre ni la paix.