[102,0] CII. DE LA VICTOIRE. [102,1] La guerre qui t'étonnait autrefois te ravit maintenant, parce que tu y crois aller plutôt pour vaincre que pour combattre. Néanmoins, l'espérance étant trompeuse partout, elle l'est encore plus aux occasions sur lesquelles tu t'assures. Tout s'y fait à l'aventure et rien par règle ni par précaution. Le plus sage et le plus expert de tous les capitaines, qui ont jamais été, a dit que les événements ne répondent jamais moins aux desseins de la prudence que dans la guerre. Tu serais bien mieux de jouir d'une paix bien assurée que d'espérer une victoire incertaine. Le même héros, dont j'ai fait ci-devant mention, tenait pour maxime qu'il ne faut pas quitter des biens présents pour l'apparence de ceux qui sont à venir et que Mars est un Dieu qui promet plus qu'il ne donne. Tu penses être victorieux mais que diras-tu si tu es vaincu de ton ennemi? La présomption a fait périr beaucoup de personnes qui se pouvaient sauver par la crainte et personne ne va à la guerre sans quelque espoir de vaincre, quoique plusieurs s'en retournent désespérés. Ainsi donc si ton bonheur te flatte en te persuadant que tu emporteras l'avantage, représente toi que sa proposition regarde une occurrence future. L'objet de l'espérance est à venir, or est-il que tout ce qui est à venir, porte dans son idée un caractère d'incertitude. [102,2] Ne crois donc pas revenir en triomphe du combat : car il se peut faire que tu n'en reviendras ni vainqueur, ni vaincu. Penses-tu passer en sûreté parmi les épées des ennemis et vivre sans danger parmi mille morts ? Tu as espérance de vaincre un autre espère la même chose et souvent on combat dans l'égalité du succès nonobstant la diversité des partis. Ne peut-il pas arriver encore que les deux généraux de deux armées ennemies meurent ensemble, comme il arriva à Thèbes, lorsque deux frères renoncèrent à tous les droits de la nature afin de poursuivre ceux de la grandeur de leur fortune. Nous lisons encore dans l'Histoire Romaine que le consul Brutus mourut après avoir tué le fils de Tarquin. Or la victoire ne sert de rien à un homme après qu'il a perdu la vie et quand on la conserverait souvent on se retire du combat sans en tirer aucun avantage d'aucun côté. Tu serais donc bien trompé dans un semblable accident, de même que ceux qui ont d'aussi hautes prétentions que toi. Il est vrai que ces aventures sont bien rares mais de voir un homme déchu de l'espérance qu'il avait d'être victorieux, c'est une chose aussi commune qu'il est ordinaire d'aller à la guerre. Qui t'a dit maintenant que tu seras pas si malheureux au lieu d'être le favori de la fortune. [102,3] Au reste, comme la victoire est toujours douteuse, ainsi que j'ai dit, elle est aussi bien souvent funeste parce qu'elle ne s'acquiert d'ordinaire qu'avec de très grandes pertes. On ne reçoit pas gratuitement ce qu'on cherche au péril de sa vie et quand on achète une chose au prix de son sang, on l'achète bien chèrement. Il est vrai que la victoire semble être encore plus malheureuse, quand ceux, qui la gagnent, perdent leur chef. C'est ainsi que tu peux être vaincu, quoique tes gens soient victorieux. Que dirai-je des excès et des crimes qui sont des suites ordinaires de la victoire ? Souvent celui qui est vaincu n'a pas tant de misères, comme le vainqueur a de taches qui le noircissent. Que s'il est vrai qu'il n'y a rien de si misérable qu'un sujet souillé de péché, il s'en suit de là qu'un homme vaincu n'est pas si misérable que le vainqueur : voire qu'il est d'autant moins misérable qu'il ne souffre pas de si grands dommages. Pour faire court je ne saurais dire si tu dois vaincre ou s'il ne serait pas meilleur pour toi d'avoir été vaincu, en cas que tu emportes l'avantage sur l'ennemi. Tout ce qui est illustre n'est pas utile, il y a des choses que nous souhaitons comme des biens, qui nous étant accordées sont des faveurs malheureuses et non pas des sources de félicité. [102,4] Mais posons le cas que tu aies déjà vaincu, prends garde après cela que la colère, l'orgueil, la cruauté, la fureur et la rage ne te surmontent. Ce sont les compagnes ordinaires de la victoire et les ennemis invisibles des vainqueurs, et il te les faut d'autant plus craindre que plusieurs grands conquérants en ont été vaincus avec plus d'ignominie qu'ils ne s'étaient acquis de gloire. La fortune ne te fait pas encore rendre compte, tu es endetté envers une créancière opiniâtre et embarrasante, elle redemande ordinairement avec usure ce qu'elle a prêté avec avarice. Tu as vaincu dans un combat, et tu seras peut-être vaincu dans une bataille. Tel a fait fuir les ennemis, qui peu après a fui devant eux. Combien de fois penses- tu que les Carthaginois et les autres peuples aient remporté la victoire, et que les Romains aient été défaits ? Il faut donc attendre la fin des choses, principalement de celles qui sont dans un cours continuel et n'ont rien d'assuré que leur inconstance. Quoique l'issue de la guerre te semble être favorable, elle sera suivie de quelque événement douteux, comme il naît quelquefois de la joie d'un sujet de tristesse, il naît de la tristesse de la joie. Ne relève pas tant la grandeur de ta victoire. Il n'y a rien de si grand parmi les choses humaines qui ne soit moindre qu'une autre chose de même espèce. Il y a eu des batailles gagnées où l'on a conté plus de morts et de blessés qu'en la journée dont tu me parles, et tu n'as qu'à te souvenir des Thermopyles ou de Cannes, pour juger que ce. que tu nommes victoire n'est qu'une légère défaite des ennemis. Certes un grand avantage ne s'acquiert jamais à petits frais. Le plus grand de tous les historiens, parlant de la plus grande de toutes les guerres, dit que la fortune fut si bizarre et le Dieu de la guerre si partagé en cette rencontre que ceux qui vainquirent furent en plus grand danger que les autres. [102,5] Et puis ta victoire n'est pas entière, vu qu'il te reste encore des ennemis armés à défaire. Et quand ceux-là seraient morts, il en naîtrait d'autres. Il semble que certaines victoires ne sont pas tant une moisson de palmes et de lauriers qu'une semence de guerres. Tu as beau trancher les inimitiés avec le fer, elles pullulent comme les têtes de l'hydre et il ne faut que songer à les amoindrir pour les accroitre avec plus d'avantage. Ces héros qu'on a tués semblent ressusciter en effet et non seulement par imagination, comme il arriva au sujet de Cassius. Ce grand homme, étant sur la fin de ses jours se figurait qu'il voyait son ennemi qu'il avait défait autrefois mais qui paraissait si effroyable qu'au lieu qu'il ne s'était pas fait craindre durant sa vie, il se fit craindre après sa mort, à un des plus hardis personnages du monde. Son image mit en fuite celui qui l'avait fait fuir au champ du combat. Cassius ne craignait que des choses imaginaires, mais tu en dois craindre une véritable. Pour un ennemi que tu as vaincu, il s'en présente mille qui veulent vaincre avec des mains et des armes, qui ne sont point illusoires, ni supposées. Tu triomphes et ils te veulent mener en triomphe comme captif. Ne t'assure donc pas pour jamais te voyant hors du danger d'une journée. Tant qu'il y aura des hommes tu ne manqueras jamais d'ennemis. Tu as lu, sans doute, que Rome n'en manqua point après avoir fait une infinité de triomphes, et, qu'ayant subjugué tout le monde, il lui fallut encore faire d'autres conquêtes sur les rebelles, et après cela tu crois avoir faute d'ennemis ? Tu n'auras peut-être pas d'adversaires si tu veux te reposer dans une paix oiseuse, mais tu en trouveras toujours si tu veux faire la guerre. Que si tu te réjouis encore d'être vainqueur, prends garde de ne l'être pas en vain. La victoire est avantageuse à ceux qui s'en savent bien servir, c'est-à-dire de la façon que Hannon avait conseillé aux Carthaginois, et non pas de la façon que Maherbal persuada à Hannibal d'en user. En effet le meilleur usage et le plus excellent fruit de la victoire c'est la paix; et c'est pour une paix finale que les guerres justes s'entreprennent. Enfin si la victoire semble être de ton parti, donne toi garde qu'elle n'aille vers un autre. Elle a droit de voler de tout côtés, puisqu'elle a des ailes libres.