[5,0] DE LA FORCE DV CORPS. [5,1] Quand tu te vantes des forces du corps tu dois te ressouvenir de ce que je t'ai dit au sujet de la bonne mine et de la santé, puisque l'économie des semblables est toujours la même. Prends garde au reste que la confiance que tu prends en ta force ne te fasse entreprendre quelque chose qui découvre ta faiblesse. Je trouve encore que tu te vantes d'une perfection plus propre d'un taureau que d'un homme et quelque robuste que tu sois, un éléphant le fera toujours beaucoup plus que toi. Ainsi tu as raison de dire maintenant que tu n'as que trop de forces ; je le crois facilement. Or est-il que l'excès penche toujours vers le vice; ou plutôt c'est le vice même. Toutefois si cet excès retourne à une juste médiocrité, tout ira bien ; mais que sera-ce s'il passe jusqu'au défaut et que cette force miraculeuse soit suivie d'une faiblesse extraordinaire. Crois qu'il n'est point de corps pour robustes qu'ils puissent être qui ne s'abattent par un travail immodéré, par une grande maladie ou par la vieillesse qui surmonte tout ; il n'y a que la force de l'âme qui soit infatigable et invincible. Au reste c'est une maigre louange que d'avoir de puissants membres. Personne n'a été plus fort que Milon mais beaucoup de personnes ont été bien plus illustres que lui. D'ailleurs la vertu qui est la plus excellente de toutes les choses, n'a pas besoin d'une vaste masse du corps, parce qu'elle habite dans l'âme. [5,2] Rien ne te semble difficile avec ces forces que tu as; j'estime au contraire qu'il y a beaucoup de choses qu'elles semblent te rendre impossibles; sans aller plus loin, quiconque s'appuie trop sur le corps ne peut monter fort haut, parce que, comme il tend vers le bas, il vous y entraîne. Quand tes forces seraient plus grandes que celles de tous les hommes, je t'ai déjà dit que, si tu leur est supérieur en ce point, tu ne laisseras pas d'être inférieur à beaucoup d'autres animaux déraisonnabies. Et ne t'imagine pas que tu n'aies rien à craindre dans une si forte constitution: au contraire, tu as plus de sujet d'appréhender maintenant. La fortune attaque avec de grandes forces ceux qui ont beaucoup de confiance aux leurs; et quelquefois se fâchant de combattre dans l'égalité, pour montrer combien l'homme est un frêle animal, même lorsqu'il se croit être le plus robuste, elle tue les plus grands géants d'une légère escarmouche. Hercule, qui avait paru invincible à tout le monde, fut vaincu par la force d'un mal caché; Milon, que tant de lices et de carrières avaient rendu si fameux, fut arrêté par un seul aribre, qui donna son corps en proie aux bêtes sauvages. Et voilà comment cette force merveilleuse et sans exemple, se trouva moindre que celle d'un chêne fendu; après cela tu seras si faible d'esprit que de te fier à la tienne, qui est bien moindre! [5,3] Quand même tes forces seraient immenses, sache que tout ce qui est trop grand est à charge à soi-même. Et puis c'est la nature presque de toutes tes choses de descendre, lorsqu'elles sont arrivées au sommet de l'élévation, et cela se fait d'un pas qui n'est pas égal. En effet, la montée en est lente, mais la descente en est d'ordinaire précipitée. Ainsi quand tes forces cesseront de croître, elles ne demeureront pas en cet état-là, elles s'amoindriront, et se minant à la sourdine, enfin elles défailliront ouvertement. Toutes les choses humaines à la réserve de l’âme s'enfuient également, quoiqu'on ne voie pas quelquefois les traces de la fuite des unes si distinctement qu'on fait de celle des autres, si ce n'est peut-être que tu croies que les animaux, qui rampent par un mouvement sourd, qui vont de nuit ou qui, comme l'ont dit, brouillent avec leur queue les vestiges de leurs pieds et les indices de leurs allures, font moins de chemin que les autres. [5,4] Au reste, puisque tu te glorifies tant des forces de ton corps, tu te glorifierais bien des tiennes propres. Or mesure lesquelles tu as, car celles dont tu parles ne sont pas à toi, elles appartiennent à ton logis ou plutôt à prison. C'est donc une- vanité toute pure, qu'étant faible comme tu es, tu te réjouisses d'avoir une forte maison, ou pour mieux dire, un fort puissant ennemi. Que si tu continues à tirer de l'agrément de tes forces, je n'ai à te dire que ce mot du poète: "Ta joie ne sera pas longue et les plaintes succéderont bientôt en sa place". Tu peux te ressouvenir comme cet homme si robuste, dont je t'ai déjà fait mention deux fois, se plaint sur sa décrépitude des forces de sa jeunesse. Il croit être un autre homme, pour ce qu'il se trouve faible, ayant eu ci-devant beaucoup de vigueur.