[2,0] L'AFRIQUE, LIVRE DEUXIÈME. Le père l'arrache à ce spectacle et lui dit avec douceur : « Il est temps de descendre du ciel ; c'est une rare faveur d'étre venu ici, il convient de partir avec résignation. — Ne vous pressez pas, je vous prie, vénérable père, éclaircissez plutôt quelques-uns de mes doutes et renvoyez-moi sûr de l'avenir. — O mon fils, tu demandes des consolations passagères. Ces songes d'une nuit ambiguë et toutes ces visions d'un repos pénible s'évanouiront soudain devant toi. Si par hasard il en reste quelques traces dans ta mémoire, ce ne seront jamais que de vains songes, et tu croiras à une erreur de ton esprit. Mais je ne puis rejeter ta prière; dis-moi, mon fils, ce qui te tourmente le plus, et parle brièvement pour te soustraire à la prompte arrivée de Phébus. — O mon père, si la volonté divine vous est connue et si l'avenir se déroule devant vos yeux, je voudrais bien savoir ce que nous réservent les destins. Nous voyons des guerres acharnées ébranler le Latium par des secousses terribles. Le perfide Annibal est à nos portes; tout échoue entre nos mains; les champs s'engraissent de notre sang. Tant de chefs illustres ont péri. Vous, qui étiez la gloire d'un si grand empire, vous êtes tombés tous deux en même temps ; alors le soleil a disparu de l'Italie et la puissante Rome a chancelé sous cette double chute. Que reste-t-il? Quel sort attend maintenant la Ville reine? Tombera-t-elle ou restera-t-elle debout? Si c'est en vain que nous nous battons, délivrez mon âme de tant de soucis et de travaux, rendez le sommeil à mes yeux, rendez le repos à mes membres. Car si Dieu veut que la patrie et moi nous succombions, à quoi sert-il de résister et d'opposer des mains humaines aux coups du destin? Mourons désarmés; que le cruel Annibal vive, et qu'il règne sur tout l'univers. » L'excellent père ne put supporter cette indignation. «Non, non, dit-il, tu chasseras les armes à la main ce brigand borgne des frontières de l'Ausonie. Il se retirera à contrecoeur; altéré de sang et de pillage, il ne voudra pas quitter une terre étrangère; mais ses compatriotes abattus, et consternés par la crainte d'une guerre voisine, le rappelleront et le feront revenir dans sa patrie. Dès qu'il aura touché le rivage de l'Afrique, craignant d'engager une bataille funeste, il voudra auparavant s'aboucher avec toi. Défie-toi des stratagèmes et des embûches de cet homme; que la mort affreuse des tiens, consommée avec l'astuce féroce des barbares, te serve de leçon. Va néanmoins, considère le visage cruel de cet ennemi, prête l'oreille à ses discours, écoute avec attention et défiance les paroles insidieuses de ce vieillard artificieux. Si tu refuses et si tu recules, crois-moi, tu passeras aux yeux du monde pour timide ou pour orgueilleux. Annibal essayera de t'émouvoir par divers artifices et par de nouvelles ruses, parlant à tout propos de la paix, de la douce paix, et voilant ses fourberies sous le nom de la paix, [2,50] lui, l'unique destructeur de la paix. Sois inébranlable et tiens fermement ta résolution ; que ta dignité et celle de la patrie ne souffrent pas la moindre atteinte. Il frémira, et, voyant en face sa triste destinée, l'hypocrite s'exprimera d'un ton humble et soumis. Il t'engagera , toi jeune homme toujours accoutumé aux succès, à songer aux revers, et dans un langage à double sens il citera les coups terribles de la fortune et les désastres des généraux. Quand il verra qu'aucune de ses paroles n'a ébranlé la noblesse de ton âme, alors, triste et bouillant de colère, ne respirant que la guerre et les armes, il retournera dans son camp. Une bataille aura lieu, dans laquelle le destin se déclarera neutre et dont l'issue remplira de crainte l'univers entier. Un chef vertueux commandera l'une des armées; un chef impie, l'autre. D'une part combattront la vertu exposée au mal, le désintéressement, la pudeur, la loyauté, bonne conseillère, la piété, la justice sa compagne, et leurs autres soeurs; et d'autre part la fureur, la fraude, la rage, les coeurs ennemis de la vérité, le mépris de Dieu, la débauche effrénée, la colère aveugle croissant devant des querelles perpétuelles, les crimes sous leurs formes horribles et leurs mille noms. A la fin tu seras vainqueur, et la victoire ne t'enorgueillira pas. Mais la mauvaise fortune abattra soudain Annibal. Vaincu, il s'enfuira et abordera des rivages étrangers, là où les flots agités de l'Hellespont séparent l'Asie des contrées de la Grèce. Enfin il emploiera tous les moyens, il ne rougira pas d'embrasser en suppliant les pieds et les genoux des rois, et il implorera le secours des armées étrangères, brûlant de se ruer de nouveau sur l'Italie, si la fortune le lui permet. Mais celle-ci, mieux disposée pour nous et rassasiée de longues calamités, renversera ses funestes desseins. Bref, cet exilé odieux, dans sa course vagabonde, répandra son venin par toute la terre, attaquant les Romains dans les bras de la mort. Ainsi, lorsque dans un carrefour une grêle de pierres écrase un serpent cruel, celui-ci, furieux, vomit en mourant des menaces et du venin ; repliant en mille noeuds sa queue et son corps couvert d'écailles, son seul aspect excite l'horreur; tout sanglant, il pousse ses derniers sifflements, lève des yeux languissants et s'irrite en vain contre la main qui le frappe. De même le remuant Annibal ruminera en mourant mille expédients. Vers ce temps-là, en remplissant une charge publique, tu le verras désarmé, et tu contempleras sans crainte ce visage terrible qui fut l'effroi de l'univers. Une entrevue amicale embellira ce jour, et Éphèse sera heureuse de l'entretien de deux si grands hommes. La renommée menteuse avec sa fausse balance égale injustement les méchants aux bons. Si elle rencontre un forfait énorme, épouvantable, horrible, elle le publie aveuglément dans tout l'univers, et elle ne fait point de distinction entre les motifs. Celui-ci vient en aide à sa patrie qui succombe, on le loue; celui-là, faisant un grand carnage, convoite des richesses sanglantes et la tyrannie pour nager dans l'or, [2,100] on le loue également. On louera Annibal et Scipion; la postérité les admirera tous deux. O couple dissemblable et venu au monde sous des astres opposés! Mais le vulgaire ne sait pas distinguer la différence qui existe entre le beau et le laid. Si Annibal en parlant cherche tout de suite à te fléchir par des flatteries exagérées (soit que les Carthaginois soient toujours les mêmes, soit que la vertu mérite la louange surtout dans la bouche de l'ennemi), cet aveu si rare, quelle qu'en soit la source, te fera sourire gaiement, et rien de plus. Aussi, après avoir fait en mourant un triste retour sur lui-même et reconnu qu'il s'était nourri follement d'un faux espoir, l'implacable Annibal sortira sans peur de la cour de Bithynie et délivrera de la crainte Rome et l'univers. Tels sont les destins de l'ennemi que la terre d'Ausonie endure depuis si longtemps. Si tu veux connaître les destins de Rome, écoute avec attention quelques faits détachés de l'ensemble des événements. La victoire présente rendra la route aisée et facile pour les suivantes. Nul ne rougira d'aborder au port qu'occupera la puissante Carthage. Celle-ci enseignera aux peuples à porter le joug et à payer tribut. Aussitôt l'Étolie se soulèvera et le vain Antiochus courra aux armes. Vous le vaincrez sous les auspices de ton jeune frère, et l'Orient te connaîtra comme t'avaient connu naguère le zéphyr et l'auster pluvieux. D'autres guerres naîtront ensuite ailleurs, mais Rome triomphera de toutes les menaces et foulera aux pieds tout l'univers. Les royaumes vaincus subiront le joug; bientôt les Galates et les Macédoniens révoltés se rangeront sous nos lois. Ni la célébrité de leurs rois ni les brillants exploits de leurs pères ne leur serviront de rien. Si le grand Alexandre, tant de fois rappelé du tombeau, revenait, tu sais quel est mon sentiment. La Grèce entière, vaincue, succombera en peu de temps et expiera l'indigne massacre de nos aïeux. Ici je vois avec plaisir Glabrion, la vertu éprouvée de Ménius et le courage de Flaminius, qui commence à grandir par ses exploits et te dispute la renommée. Divers événements et une longue suite de travaux se préparent, car nous touchons à un siècle fécond en guerriers redoutables. Ce siècle fera éclore les Scaurus, les Drusus, les Métellus, célèbres par de nombreux titres de gloire, et les Nérons, nom illustre. Il sortira un jour de ce tronc une branche funeste dont l'ombrage mortel nuira aux peuples. Déjà s'élèvent insensiblement les Catons à la vertu rigide. Plût à Dieu que leur maison fût moins jalouse de la nôtre! Les Émiles grandissent: choisis dans leur famille un petit-fils qui méritera par ses exploits le surnom de son aïeul, et qui, endurci par l'importance du service rendu et enflammé d'une haine légitime, détruira par le fer et le feu tout ce qui aura échappé à tes coups. J'irai plus loin , car d'ici j'ai sous les yeux le cruel Sylla, [2,150] les graves Pompées et Brutus au coeur intrépide; je vois avec étonnement où il osera enfoncer son poignard. A partir de ce moment nous arriverons à l'apogée de notre puissance, et je prévois que la famille des Césars régnera sur l'univers entier. A quoi bon tout dire. Jamais Rome ne sera plus riche en nobles coeurs et en généraux consommés. Le croirait-on ? Un paysan arraché à la charrue deviendra un foudre de guerre. Il portera nos enseignes au Midi, soumettra de nouveau la Libye, et abaissera sur un arc triomphal la tête illustre des rois vaincus. Deux fois il délivrera d'un grand péril le Latium tremblant de frayeur. De retour des pays chauds, ayant reçu l'ordre de franchir soudain les Alpes neigeuses, il apaisera par un massacre considérable la fureur des Teutons près d'Aix (c'est le nom que l'on donne à une vallée), puis par une défaite semblable il terrassera les Cimbres ardents. Au fond de l'univers où tu campes maintenant, jeune héros à jamais célèbre par tes prouesses, viendra un jeune héros également glorieux et dont nul ne méritera davantage le nom de Grand. Il forcera le Tage, le Bétis et l'Èbre à porter le joug, et à reconnaître le Tibre pour maître. Il écrasera avec une rigueur excessive un citoyen rebelle. Que ton âme honnête reste inaccessible à l'envie; laisse les autres voler aux nues. Il n'a existé et il n'existera personne qui ait le monopole de la gloire; celle-ci, intacte, réserve toujours une partie d'ellemême à de nouveaux venus. La vie est courte, mais l'ordre des choses est très long. Qu'arriverait-il si chaque àge ne produisait ses défenseurs résolus de parer aux malheurs à venir? Si un seul suffisait à tous durant un espace de temps, la République pourrait se contenter de t'avoir eu pour chef. Tu te réjouiras d'être ici avec moi quand ces guerres éclateront, et du haut des cieux tu loueras ce jeune héros. Je cite quelques traits entre mille; ce grand capitaine accomplira encore une foule d'exploits plus brillants, qui seront célébrés par d'autres sur un ton plus élevé. Dans son vol précipité (qu'on me passe cette expression), parti vainqueur du couchant, il arrivera vainqueur au levant, et élèvera jusqu'au ciel le nom italien. Tout succombera. La fortune libérale voudra combler Pompée de nombreux triomphes; mais, d'un esprit modéré et content de peu, il sera satisfait si une triple couronne de lauriers orne sa tête et si sa chère Rome le voit trois fois debout sur un char vénérable. Il chassera les pirates de toutes les mers. Il vaincra la Judée tenace, les deux Arménies, la Cappadoce, l'Arabie, le Gange au large courant, la Perse et les Arsacides. Enfin, de victoire en victoire, nous irons du bord de la mer Rouge vers le Nord glacé; nous atteindrons un sol de glace, le Tanaïs, le Palus-Méotide durci et les monts Riphées, qui se dressent au loin dans les airs. [2,200] Les rois fuiront abattus par une longue lutte, las tout ensemble de la vie, du trône et de la guerre. Les vainqueurs fouleront les portes Caspiennes, la Sabée et le pays où l'on brûle de l'encens. Ils entreront dans le temple inviolé et verront le fond du sanctuaire. Ni la pourpre, ni les diamants, ni l'or, ne les toucheront ; la pauvreté romaine vient, l'épée tremblante, au milieu des trésors, sans en être émue. Aucune île ne restera libre dans toutes les mers; aucune terre, qu'elle soit soumise à des étoiles fixes ou errantes. Viendront sous le joug la cour opulente de Cypre; la Crète, le grand foyer et l'école des superstitions; les rivages de l'Eubée; Rhodes, celèbre par Apollon et par ses vaisseaux ; les Cyclades, semées au milieu de la mer Égée comme les astres dans un ciel serein; le bouclier de la puissante Trinacrie; la Sardaigne, riche de son air épais; la Corse, dont le sol est plus pauvre, mais dont les rochers sont exposés au soleil; tout ce qui est compris dans la mer de Toscane, dans celle d'Ibérie et dans les eaux de l'Adriatique. Mais lequel ira avec une flotte sur l'Océan frémissant? Ce héros, le plus brave de nos neveux, sera célébré à jamais dans l'univers entier. Il emplira de terreur les campagnes de la Gaule, et souillera ses fleuves par des flots d'un sang noir. Il écrasera dans ses victoires rapides les Bretons aux cheveux d'or, confinés à l'extrémité du ciel, de la terre et des mers. Il assujettira par des ponts le Rhin dont les eaux indomptées lui feront résistance, et, occupant avec ses troupes un territoire hostile, il livrera de funestes combats aux Germains aux yeux bleus. Heureux s'il sait mettre un terme à ses exploits! Hélas! il ne le saura ni ne le voudra, le malheureux! Dans le trouble de son esprit, il tournera ses mains partout victorieuses contre le sein de sa patrie, souillant du sang de ses concitoyens ses guerres étrangères, et flétrissant par d'indignes succès la gloire de ses triomphes. Je rougis de souiller tant d'actions éclatantes par un infâme aveuglement. Avec quelle indécence l'ambition foule tout aux pieds! Je ne dirai point comment il s'arrogera à lui seul le pouvoir suprême, usurpation dont il donnera le premier l'exemple aux autres ; ni comment il pillera injustement le trésor public, et choisira dans un ordre nouveau de malheureux sénateurs. Je passe sous silence et les morts de Pharsale, et la bataille de Corinthe, et Thapsus, et Munda, et le Capitole teint de sang. Il aura pour successeur son illustre neveu, issu de la noble lignée de sa soeur. Celui-ci rangera sous ses lois les Indiens éloignés, il s'emparera hardiment de l'Égypte et de l'épouse d'un général romain agitant le sistre barbare. Il brandira chaque jour son épée foudroyante et foulera sous ses pieds des rois puissants. Il apprendra à l'Ister impétueux et au pays situé sous les deux Ourses à obéir aux faisceaux romains. Entré trois fois dans Rorne sur un char de triomphe, suivant l'usage, il dictera au monde entier des lois inconnues; [2,250] du haut de son trône il verra à ses pieds les sceptres, les généraux illustres, la foule du vulgaire, tous lui apportant des présents et brûlant du désir de lui plaire. Déjà vieux, il écrasera les Ibères endurcis aux combats; ce sera son dernier exploit. De ce moment une ère pacifique commencera; le temple menaçant de Janus à double face sera fermé et les portes d'airain rouleront sur leurs gonds. Ensuite, chargé d'une vieillesse vénérable, il descendra au tombeau en s'arrachant aux embrassements de sa chère épouse. Après sa mort je vois les destins de Rome dégénérer et ses moeurs pures s'avilir. Hélas! qu'attends-tu? Notre descendance mourra avec toi; mais toi, obtenant la récompense qui t'est due, tu gagneras les hauteurs de la voûte céleste. Quant à la foule des survivants, la risée du monde et la honte de leurs pères, ils verront pour leurs mérites le Tartare et les profondeurs du Styx. Mais je me hâte trop : je vois un noble couple, le père et le fils, et le Capitole charmé d'un double triomphe. Il y a deux couronnes de laurier et deux manteaux de pourpre, mais je n'aperçois point deux chars; la piété filiale se contente d'un seul, trait assurément inouï et très digne de renommée. Jérusalem s'écroulera devant ces capitaines; une religion célèbre sera vaincue par le fer; il sera permis au glaive de forcer le sanctuaire, et les peuples pourront racheter leurs péchés. J'ai honte d'aller plus loin, car des étrangers originaires d'Espagne et d'Afrique raviront le sceptre et la gloire de cet empire que nous avons fondé par tant de labeurs. Qui souffrira que cette lie du genre humain, que ces restes honteux de notre épée s'emparent de la souveraine puissance?" Le fils, ne pouvant maîtriser davantage la douleur qui l'accablait, interrompit ce discours par ces mots mêlés de larmes: « Quels malheurs m'annoncez-vous là, vénérable père? La fortune aura-t-elle autant de pouvoir? Les astres détachés tomberont dans les marais du Styx, l'affreux roi des enfers s'assoira vainqueur sur le trône du ciel et lancera le tonnerre du haut de l'empyrée avant que l'Afrique, victorieuse de Rome, lui ravisse à jamais sa puissance et son nom". Le père ne souffrit point qu'il s'affligeât plus longtemps. «Bannis, je t'en prie, lui dit-il, et ta crainte et tes larmes. La gloire du Latium vivra et l'empire romain portera toujours le même nom. Mais le chef qui tiendra les rênes ne sera pas toujours un Romain. La molle Syrie elle-même y mettra la main; ensuite la Gaule dure, puis la Grèce loquace, et enfin ce pouvoir passera au nord de l'lllyrie. C'est ainsi que les destins feront mouvoir la puissance romaine. Peut-être, à la fin des siècles, quand le monde sera sur son déclin, la fortune reviendra-t-elle au siège de son empire. Tes désirs iront plus avant et tu me demanderas quel sera le destin suprême de notre cité. C'est un des mille secrets que le Dieu du ciel cache sous un nuage. Mais, autant qu'il m'est permis de conjecturer, [2,300] Rome ne succombera pas vaincue par l'ennemi (aucune nation n'a eu cette gloire, aucun peuple n'a obtenu cet honneur éclatant); elle sera vaincue par les années, elle vieillira lézardée petit à petit par la vétusté, et tombera par morceaux. Aucune époque ne sera exempte de discordes civiles et de guerres atroces. De plus, il viendra un temps où il y aura à peine dans Rome un vrai citoyen romain; on y verra la lie du genre humain ramassée par toute la terre. Toutefois, même alors, cette foule insensée se transpercera de coups d'épée, et si un seul homme de cœur, digne de naître dans un temps meilleur, ne s'interpose entre les assaillants et ne leur montre son visage et son bras, ces malheureux, en se blessant mutuellement, répandront jusqu'à la dernière goutte de leur sang. Sache pour te consoler que Rome, fondée jadis sous des astres puissants, quoique déchirée par les complots et les mains des méchants, durera longtemps; au milieu de ces calamités, elle sera, du moins de nom, la reine du monde; ce titre sacré, elle ne le perdra jamais. De même les forces et le courage abandonnent un lion chargé d'années, mais son visage conserve son ancienne majesté et son rugissement inspire l'effroi; quoiqu'il soit lent dans tous ses mouvements, bien qu'il ne soit plus qu'une ombre, toute la forêt environnante obéit au vieux lion sans défense. Mais qui oserait connaître ou fixer le terme certain d'un si vaste empire? Veux-tu que je te le dise ? Malgré les désastres qu'elle essuiera, ta chère Rome vivra jusqu'à la fin, et elle arrivera à l'extrémité des siècles pour périr avec le monde qui lui appartiendra. » Après avoir ainsi parlé, il pousse un profond soupir, se tait, et, prenant son fils par la main, le conduit par un chemin éblouissant de clarté. Déjà ils foulaient les pentes de la voûte céleste et s'éloignaient des hauteurs d'un pas léger. Lucifer, très élevé, les frappait de sa lumière par derrière, et tous deux ne formaient qu'une seule ombre. Cynthie dans son plein, s'élançant du sommet de l'Atlas, situé tout près de là, resplendissait à la vue de l'image de son frère. Alors le père fit entendre de nouveau de sa bouche vénérable des accents sacrés. Le monde s'arrêta captivé par un charme merveilleux, et les astres suspendirent leur cours éternel : « Mon fils, dit-il, toi qui fus la consolation et la meilleure part de ma vie antérieure, toi qui maintenant mets le comble à la félicité dont je jouis dans le ciel, et qui, ce que je n'aurais pas cru, fais que la vue d'un mortel ajoute à ma béatitude, prête à mes paroles une oreille attentive et remporte un coeur plein de vérités. Notre délai est court, car l'ombre jalouse de la nuit a disparu et la mer cache déjà les astres sous ses flots. Tout ce qui naît meurt, tout ce qui croît décline, et dans l'instabilité des choses mortelles aucun homme ni aucun peuple n'a sujet d'espérer ce que la puissante Rome ne peut se promettre. Les siècles s'écoulent d'un pas rapide; le temps fuit; vous courez à la mort; vous êtes vous-mêmes une ombre, une poussière légère, [2,350] une petite fumée dans l'air que le vent chasse. A quoi bon la gloire acquise par le sang? A quoi bon tant de travaux alors que le monde fuit? Vous voulez, il est vrai, rester debout, mais le cours si rapide du temps vous entraîne. Tu vois combien sont étroites les limites de notre empire, qui fait pitié? Cependant avec quelle peine, hélas! nous les avons étendues, et au milieu de quels dangers il vous faut les conserver ! Suppose une chose qui peut être et qui sera si les destins ne regrettent point de s'étre montrés favorables au commencement, suppose que Rome seule soit la capitale du monde entier et qu'elle domine seule sur l'univers soumis. Eh bien! qu'y a-t-il là de grand? qu'y trouves-tu qui soit digne de tant de gloire ? L'univers, resserré dans des bornes étroites, est une petite île que l'Océan entoure de ses circuits. Vois-tu comme cet Océan est petit malgré son surnom de grand? Et encore cette île vous ne l'habitez pas tout entière, car les marais et les bois en occupent une grande étendue; une partie est hérissée de rochers, une autre est durcie par les glaces , une autre est desséchée par la chaleur et couvre de sables brûlants les repaires des serpents. Pour embrasser du regard l'univers tout entier, tourne les yeux de ce côté. Tu vois les deux pôles qui font face aux points culminants du ciel et occupent les sommets de la terre? Tout ce qui est au-dessous d'eux est durci par des glaces perpétuelles. La race humaine est écartée loin de cette région ; il n'y vient rien qui puisse servir d'aliment. Là où le cours du soleil s'élargit et où les planètes décrivent un cercle oblique, les terres sont rougies par le feu, la vaste mer située au milieu bouillonne, et cette eau tempère mal la chaleur brûlante du climat. Les poètes de la Grèce ont imaginé que jadis les dieux, ayant bien bu et bien mangé, se réunirent là avec le roi des Éthiopiens, et passèrent une nuit calme et paisible à l'ombre du grand Atlas. Ce qui a motivé cette fable, c'est que l'on mettait au rang des grandes divinités les astres qui se repaissent d'abord dans les eaux qui baignent le rivage de l'Éthiopie, et qui ensuite, fatigués, semblent incliner vers le couchant où se dresse le haut Atlas. Celui-ci, situé à l'extrémité de la terre, est tout prêt à recevoir les arrivants qu'il cache dans un antre profond. Je reviens à mon sujet. « Il est défendu de toucher à la zone du milieu, car l'inclémence de l'air vous en éloigne, mais autour d'elle le froid mêlé au chaud s'attiédit. Les mortels jouissent donc de deux zones. Mais l'une des deux est inaccessible pour vous qui êtes séparés d'elle par la chaleur et par la mer. Il vous reste seulement un petit emplacement, mais les vastes déserts dont il est coupé, la grande diversité des langues et la différence des moeurs empêchent la réputation de s'accroître. Il n'est arrivé à personne d'être connu dans tout l'univers. Qui sera célèbre à l'extrémité du Nord et frappera de son nom la source inconnue du Nil? Celui qui a acquis de la gloire à Taprobane [2,400] sera-t-il acclamé sur les côtes de l'Hibernie? Où tendent les voeux des mortels? Ils veulent étendre au loin leur renommée, mais des barrières resserrées les en empêchent. Renfermés dans une étroite prison, ils se bercent de beaux rêves; mais quand le dernier jour chasse leur sommeil et dissipe les ténèbres, alors les malheureux commencent, hélas! trop tard, à distinguer la vérité; ils tournent en vain leurs regards en arrière et meurent en gémissant sur le temps perdu. Une folie ridicule s'empare encore de vos têtes : vous voulez éterniser votre nom ; des siècles nombreux charment votre imagination; une longue postérité apparaît devant vos yeux; vous souhaitez, étant morts, de voltiger sur les lèvres des hommes savants, et, étant renfermés dans le sépulcre, d'errer par une route plus libre jusqu'aux extrémités du monde. Il est doux, j'en conviens, de vivre après la mort et de braver les Parques redoutables; mais vivre de nom n'est rien. Vivez d'une vie meilleure et plus certaine; pour être heureux, escaladez les hauteurs du ciel et quittez cette terre misérable. Là vous attend une vie que les siècles ne vieilliront pas, que le triste hiver et l'été nuisible ne tourmenteront pas, que l'opulence inquiète ne troublera pas, que la pauvreté plaintive n'attristera pas, que la pâle mort n'éteindra pas, que les maladies du corps et de l'âme n'empoisonneront pas sous un astre malfaisant. Vivez sans souci du temps, car le temps vous détruira, vous et ce nom qui vous a tant coûté. Les choses que vous croyez durables passeront vite. La vertu, qui ne saurait périr, peut seule durer. Elle fraye la route vers le ciel ; dirigez-vous de ce côté courageusement, et que vos épaules fatiguées ne succombent point sous la pesanteur du fardeau. Si une fausse gloire charme ton âme extravagante, vois ce que tu désires. Le temps passera, ton corps périra et tes membres iront dans un sépulcre indigne. Bientôt ce sépulcre s'écroulera, ces inscriptions gravées sur le marbre s'effaceront, et tu subiras alors, mon fils, une seconde mort. La gloire éclatante insérée dans de beaux livres vivra longtemps, il est vrai, toutefois elle aura aussi ses ténèbres. L'avenir redira tes louanges, mais ce même avenir, oublieux ou fatigué par le temps, se taira et produira après de longs siècles des neveux qui t'oublieront. Tu fais de grandes choses, tu en feras de plus grandes; ton bras victorieux achèvera des guerres immenses et très dignes de renommée. Cet acte glorifié par plusieurs trouvera de nombreux panégyristes. Il me semble déjà voir un jeune homme né, après plusieurs siècles, dans le pays des Étrusques, qui racontera, mon fils, tes exploits et qui viendra pour nous comme un second Ennius. Tous deux me sont chers, tous deux seront célèbres par leur talent. L'un a introduit dans le Latium les Muses incultes aux durs accents; l'autre arrêtera par ses vers les Muses fugitives. Ils chanteront tous deux nos travaux avec une éloquence différente et s'efforceront de prolonger pour nous la brièveté de la vie. Mais j'aime beaucoup mieux [2,450] celui qui tournera de loin ses regards vers notre temps. Ce qui lui inspirera cette oeuvre, ce n'est ni la force, ni l'argent, ni la crainte, ni la haine, ni l'ambition, ni le désir de capter notre faveur, c'est l'admiration seule des grandes choses, c'est l'amour seul de la vérité. Eh bien! à quoi tout cela servira-t-il ? Les livres auront aussi leur mort, car tout ce que le labeur d'un mortel a produit par un esprit vain doit être mortel. Si la postérité, afin de les garder, veut braver les injures du temps et résister par sa vigilance à la rapidité des siècles, elle ne le pourra pas. Mille obstacles s'y opposent : les inondations fatales à la terre, les incendies qui détruisent les villes, les divers fléaux, les orages et les tempêtes, la fureur de la guerre qui ne laisse rien subsister en paix dans l'univers entier. Or, quand les livres mourront, toi aussi tu périras ; c'est la troisième mort qui te reste à subir. Combien d'hommes aujourd'hui célèbres aux extrémités de l'orient ou du midi qui cependant n'ont pu faire parvenir leur nom jusqu'à vous ! Combien d'autres furent illustres dans les premiers âges et osèrent espérer une gloire éternelle qui maintenant sont inconnus! Vous êtes placés, mon fils, dans un étroit espace de temps et de lieu. En voyant cela, c'est ici, oui, c'est ici qu'il faut élever ses regards. Que le vulgaire frivole parle de toi sur la terre comme il l'entendra , dédaigne ses discours quels qu'ils soient. Et si mes ordres te trouvent docile, je te le commande, méprise la faveur humaine, et ne mets point en elle l'espoir de tes grands travaux; que la vertu seule, qui est si belle, t'attire par ses charmes. Si la gloire est le but de tes efforts, tu y parviendras assurément, mais sans y rester. Si au contraire , mon fils, tu mets ta récompense dans le ciel, tu en jouiras éternellement et tu seras heureux sans mesure et sans fin. Si tu es sensible au charme de la renommée et qu'elle t'aiguillonne encore, quelle gloire éclatante est attachée à tes travaux ! Je te le promets, mon fils, la récompense que tu souhaites t'arrivera. Tu auras beau fuir la renommée, elle te suivra malgré toi. De même que l'ombre de ton corps t'accompagne quand tu te promènes au soleil, se dirigeant partout où tu diriges tes pas et s'arrêtant si tu t'arrêtes, de même la renommée nous suit bon gré, mal gré. Ne prendrais-tu pas pour un fou celui qui marcherait sur le sable brûlant pour voir son ombre derrière lui ? Celui-là n'est pas plus raisonnable qui, usant vainement sa vie, fatigue son corps et accable son esprit de soucis pour n'en recueillir que les louanges et les vains applaudissements du peuple dans les carrefours. Tu me demanderas sans doute quel est mon avis. Le voici. Que l'un marche de manière à atteindre le but, quoique pendant le trajet l'ombre suive la route; que l'autre soit embrasé de l'amour de la vertu et qu'il ait pour terme le ciel, [2,500] et non la gloire qui, même dédaignée, accompagne les travaux dignes d'elle. Courage donc, mon fils, entre dans la voie que je te montre au-dessus des nues, ou plutôt ne quitte point la route que tu as choisie. Que la république prospère sous ton commandement, et qu'elle s'asseye victorieuse au suprême degré de la fortune! Le roi bienveillant de l'Olympe qui couvre tout verra du haut des cieux tout ce que tu feras, il se réjouira de ta gloire; mais ce qui le réjouira le plus, c'est que tu serviras de bâton d'appui à ta patrie chancelante. Il verra que tu mérites bien le nom de Scipion et cet autre surnom que te procureront tes exploits. Je vais encore te donner un conseil que tu graveras dans ta mémoire. Après la passion du juste et l'amour de la patrie ta mère, que ton premier soin soit pour tes chers amis. Admets volontiers les amitiés que la vertu te concilie, et cultive les une fois acquises. Accorde cela, mon fils, à ma prière. Tu éprouveras qu'il n'y a rien de plus doux dans les choses humaines qu'un commerce réciproque et que le coeur d'un ami sûr. De tes nombreux amis Lélius est certainement celui qui t'est le plus fidèle; qu'il soit le confident et l'instrument de tes secrets ; qu'il dirige tes sentiments et qu'il voie le fond de ton âme, inaccessible aux autres. Longtemps après viendra un autre Lélius, également cher à ta maison, et lié d'une amitié rare avec ton célèbre petit-fils. Beaucoup s'y tromperont dans l'avenir. Parmi les amis que le monde a produits depuis son origine, le seul couple de Lélius et de Scipion sera célébré par tous, quoiqu'il y ait deux couples séparés par un long espace de temps. Pour toi, agrée le premier Lélius, et, si élevé que tu sois, ne méprise point un ami plébéien , car il est sorti du peuple des hommes respectables qu'une vive vertu et une âme au-dessus de leur naissance ont mis au niveau des plus nobles. » Il dit. Son fils lui répondit : "Quoique en marchant sur vos traces, vénérable père, je n'aie jamais manqué à la gloire paternelle dont je garde fidèlement le souvenir, cependant, averti par vous, j'irai avec plus de vigilance où vous m'appelez. Mais je m'étonne, excellent père, qu'au milieu de tant d'avis vous ne m'ayez rien dit de ma destinée". — Très cher fils, reprit le père avec tristesse, ta vertu t'apprendra à supporter tous les coups de l'adversité. Préfère ignorer ce que les destins réservent finalement à tes glorieux travaux. Bien que tu éprouves l'ingratitude de ta patrie (hélas! je regrette et je rougis de le dire), contente-toi en partant d'une légère vengeance. N'aie point recours aux armes, n'allume pas la guerre quand même tu le pourrais. Il vaut mieux subir la fortune quelle qu'elle soit. Garde-toi de perdre ta patrie que tu as sauvée et de ternir tes hauts faits. Ta patrie te bannit, éloigne-toi; elle ne te rappelle pas, sois ferme; mais, illustre exilé, venge d'un mot en mourant l'opprobre qui t'a été fait vivant, et refuse à ta patrie tes cendres et tes ossements. Appelle-la ingrate, et grave ce mot sur ton sépulcre qui en perpétuera le souvenir. Que cela te suffise, ne te permets rien de plus. [2,550] Maintenant il m'est défendu de prolonger davantage cet entretien. Adieu donc, mon fils, souviens-toi de ton père, et dirige avec douceur ton frère qui grandit, et qui après toi marchera sur tes traces". Il dit et atteignit dans leur course les astres qui s'enfuyaient. En même temps le soleil naissant brilla sur les tentes et envahit de ses rayons d'or la dure couche du chef. La trompette sonna dans le camp, et aussitôt à ce son redoutable 557 le sommeil et son père quittèrent Scipion frappé d'étonnement.