SATIRE VI. CONTRE LES AVARES. A CAESIUS BASSUS. 1 A ton foyer sabin déjà l’hiver t’appelle. De ta lyre déjà la corde revit-elle Sous ton archet sublime, ô Bassus, dont les vers Ont chanté le berceau de l’antique univers; Dont le génie, enfant de la muse romaine, Du jeune homme au vieillard noblement se promène? Ma douce Ligurie, et tiède, et sans hiver, Maintenant me réchauffe en ces lieux où la mer Creuse un golfe profond, qu’un roc immense abrite. Courez tous voir Luna! son beau port le mérite. Ennius parle ainsi, sage, et ne rêvant plus, De paon qu’il fut jadis, être Homère-Ennius. 12 Oubliant le vulgaire, oubliant ce qu’apprête L’ennemi des troupeaux, le vent de la tempête, Je vis sans m’informer si, plus gras que le mien, Le champ voisin prospère... Et qu’un vil plébéien S’enrichisse, — faut-il pour cela qu’avant l’âge Je maigrisse courbé, je soupe sans potage, Le nez sur le cachet d’un vin rance et méchant? 18 Mais les goûts sont divers: sans le même penchant, Tu produis deux jumeaux, horoscope!... A sa fête, De saumure, qu’au pot son avarice achète, L’un mouille un dur légume, et d’un poivre sacré Lui-même il sème un grain sur le plat effleuré; L’autre, jeune et splendide, engloutit ses richesses. J’userai, j’userai!... mais, fou dans mes largesses, Engraissant mes valets de turbots succulents, Déciderai-je, au goût, des plus fins ortolans? — Vis selon ta récolte; et, tu le peux, fais moudre; Prends la herse: un blé vert déjà sort de la poudre... 27 Mais le devoir t’appelle, un noble et saint devoir! Son vaisseau fracassé, ton ami sans espoir Et rampe et se cramponne aux rocs de Lucanie; Son avoir, ses vœux sourds dans les flots d’Ionie Dorment ! ... Vois, ses grands dieux près de lui sont couchés; Et les débris flottants, de la poupe arrachés, Vont heurter les plongeons... Retranche un coin de terre; Secours un malheureux: ne souffre point qu’il erre, Peint sur l’onde écumante!... — Oui; mais ne sais-tu pas Qu’irrité, négligeant le funèbre repas, Mon héritier, s’il voit ma fortune entamée, Ne m’enfermera point dans une urne embaumée?... Ou peut-être, employant un cinname grossier, Il mêlera la casse au jus du cerisier. « Vivant, manger ton bien! » Et Bestius s’emporte: Que maudits soient les Grecs! Nous vivons de la sorte, Depuis qu’avec le poivre et les dattes, chez nous Leurs dogmes sont venus, efféminés et mous. Le faucheur assaisonne et gâte sa bouillie! 41 Ces reproches, ma cendre en peut être assaillie Que m’importe? Mais toi, l’héritier de mon bien, Sors de la foule, écoute. Ami, tu ne sais rien? Envoyé par César, un laurier dit sa gloire, Et sur le fier Germain sa brillante victoire. L’autel obscur et froid de cendre est dégagé; Aux portiques déjà Césonie a rangé Et la riche chlamyde, et le manteau vulgaire, Les grands captifs du Rhin, les chariots de guerre. En l’honneur de César et des dieux protecteurs, Je veux conduire, moi, deux cents gladiateurs. Si tu n’applaudis pas, ton imprudence est grande! Je fais largesse au peuple et d’huile et de viande... Tu murmures ?... Voyons, dis si tu te défends? —Ton champ pierreux... —Ma tante est morte sans enfants; Nièce, petite-nièce, enfin pas une seule Qui reste du côté de ma défunte aïeule: Je vais donc à Boville, au vallon Virbius, Et trouve un héritier tout prêt dans Manius... 57 — Manius, un enfant de la terre! — Oui, cet homme. Mon quatrième aïeul, veux-tu que je le nomme? C’est difficile ! ... mais je trouverai pourtant. Ajoute un, deux degrés, je n’en puis dire autant, Et déjà mes aïeux sont les fils de la terre: Manius, à ce compte, est presque mon grand-père. Attends, mon héritier, que je sois au tombeau; Je cours encor, pourquoi m’envier mon flambeau? Je suis pour toi, Mercure, et, divine ressource, Tel que Mercure est peint, je t’apporte une bourse: Refuse, ou prends. — On a rogné le capital. — C’est moi. Le reste... prends, quel que soit le total. — Ce legs de Tadius, où donc... — Bien! Comme un père, Dis encor: « Vis d’usure, et que le fonds prospère. » —Que laisses-tu? — Moi?... Vite! allons, à plus grands frais Assaisonne mes choux, cuisinier ! ... Quoi! j’irais, Un jour de fête, cuire un mauvais plat d’oseille, Un groin noir de porc, accroché par l’oreille; Et, plein de graisse d’oie, un vaurien d’héritier, Las de chercher l’amour de quartier en quartier, Croupirait dans les bras d’une patricienne? Lorsque ma peau s’attache à mes os, quoi! la sienne, Sous le poids d’une graisse énorme, tremblerait !... 75 Va, cours, trafique, vends ton âme à l’intérêt! Étends mieux que personne, en ton cruel négoce, Sur un dur échafaud, l’enfant de Cappadoce. Double ton bien... — C’est fait! il est déjà triplé, Quadruplé; déjà même il s’enfle décuplé... 80 — Chrysippe, où s’arrêter? C’est ton sorite immense, Qui ne finit jamais, et toujours recommence!