[0] PRUDENCE. CATHEMERINON. PROLOGUE. Déjà ma vie, si je ne me trompe, s’est prolongée pendant cinq dizaines d’années, et après ce demi-siècle j’ai vu sept fois le retour des saisons, jouissant de ce soleil qui roule sans cesse. Le terme s’approche, le dernier jour n’est pas loin; Dieu le montre à ma vieillesse. Qu’ai-je fait d’utile pendant ce long espace de temps? Mon premier âge pleura sous les férules, bientôt la toge me vit en proie aux vices et m’apprit à semer, non sans crime, des mensonges dans mes discours. Alors des folâtreries lascives, alors un luxe insolent (hélas! j’en pleure et j’en rougis), souillèrent de honte et de fange ma jeunesse coupable. Puis les armes et les combats séduisirent mon esprit agité, et un opiniâtre désir de vaincre m’entraîna aux terribles hasards de la guerre. Deux fois j’ai gouverné de nobles cités sous l’autorité des lois. Sur mon tribunal j’ai fait justice aux bons, j’ai fait trembler les méchants. Enfin, la bonté du prince m’honora d’un grade élevé dans la milice et me rapprocha du trône, en me faisant occuper un poste éminent. Pendant que ma vie s’envole dans ces charges, soudain mes cheveux blanchis m’avertissent que la vieillesse est venue et me reprochent d’oublier le consulat de cet ancien Salia. Depuis mon premier jour sous ce consul, combien d’hivers se sont succédé ! Combien de fois après les frimas les roses ont fleuri dans les prés ! La neige de ma tête me le révèle. Tous ces biens, qui sont peut-être des maux, me serviront-ils après la chute de mon corps, lorsque la mort aura détruit tout ce que j’aurai été? Il est temps que je me dise à moi-même: Quelque charge que tu aies occupé, ton âme a perdu ce monde auquel elle s’était livrée. Dieu n’a pas été l’objet de ses recherches, Dieu sous la main de qui tu vas tomber. Au terme de ta carrière, que ton âme pécheresse se défasse enfin de sa folie; qu’elle loue Dieu par des chants puisqu’elle ne peut louer Dieu par des vertus. Qu’elle remplisse le jour de ses hymnes; qu’aucune nuit ne se passe sans qu’elle chante le Seigneur. Qu’elle combatte contre les hérésies; qu’elle expose la foi catholique. Qu’elle renverse les fausses divinités des Gentils. Qu’elle insulte, ô Rome, tes idoles; qu’elle consacre des hymnes aux martyrs, des louanges aux apôtres. Pendant que j’écris, pendant que je chante de si nobles sujets, puisse mon âme, affranchie des liens du corps, s’élancer comme un rayon là où tendront les accents de ma langue exprimant un dernier chant !