[29,0] LIVRE XXIX (fragments). [29,1] I. <1> Dès qu'il apprit qu'Antiochus était maître de l'Egypte et presque d'Alexandrie, <2> le sénat pensant qu'il lui importait que ce prince n'acquît pas trop de puissance, députa vers lui Caïus Popilius <3> pour mettre fin à la guerre, et examiner avec soin l'état des choses: <4> voilà ce qui se passait en Italie. 1a. <1> Paul Émile se plaignit que le peuple, dans ses réunions et dans ses promenades, eût pour seule occupation de vouloir diriger, tranquille à Rome, la guerre de Macédoine, tantôt blâmant ce qu'avaient fait les généraux, tantôt dissertant sur ce qui ne s'était pas encore fait. <2> Ces conversations, selon lui, ne produisaient jamais rien de bon, souvent même elles étaient fort nuisibles. Bien des fois les chefs étaient gênés par ce bavardage intempestif; car toute calomnie se répand, s'insinue rapidement dans les esprits, <3> et grâce à ces critiques continuelles, qui le discréditent d'abord aux yeux de la multitude, tel ou tel général est exposé bientôt au mépris de l'ennemi. 1b. <1> J'ai longtemps hésité sur ce qu'il fallait faire ici. D'un côté, rapporter en détail les négociations et les affaires traitées secrètement par les rois, c'était m'exposer au blâme et à un danger certain : <2> de l'autre, passer complètement sous silence ce qui, dans cette guerre, me semblait le fait le plus décisif et donnait l'explication claire d'un grand nombre d'événements contestés, était, à mes yeux, la marque d'une insigne négligence et d'une grande lâcheté. <3> Je me suis donc résolu à dire en peu de mots mon avis sur les intrigues d'Eumène et de Persée, et quelles probabilités, quels signes ont pu me guider dans mon appréciation : j'ai l'avantage d'avoir assisté à cette période, et cela en étant plus que tout autre vivement ému de tout ce qui se passait. 1c. <1> Nous avons déjà dit que le Crétois Cydas, qui avait combattu sous Eumène, qui jouissait auprès de ce prince du plus grand crédit, avait eu, à Amphipolis, une entrevue avec Chimare, un des alliés de Persée, et qu'une seconde avait eu lieu près de Démétriade, d'abord avec Ménécrate puis avec Antimarque. Nous avons aussi raconte que Persée avait envoyé deux fois Hérophon à Eumène. <2> D'ailleurs, la conduite des Romains envers Attale prouve bien que la plupart d'entre eux n'étaient pas sans soupçons légitimes à l'égard d'Eumène. <3> Ils lui permirent en effet de venir de Brindes à Rome, et d'y terminer ses affaires ; ils le renvoyèrent ensuite avec des réponses favorables, quoique ni auparavant ni dans la guerre de Persée, il n'eût rendu aux Romains aucun service signalé, <4> tandis qu'Eumène, qui leur avait été d'une si grande utilité, d'un si grand secours dans la guerre contre Antiochus et contre Persée, se vit refuser la permission d'entrer dans Rome; ils lui enjoignirent même, au milieu de l'hiver, d'évacuer à jour fixe l'Italie. <5> Nous pouvons conclure de là qu'alors, sans doute, avaient lieu, entre Persée et Eumène, des négociations qui irritèrent si fort les Romains contre lui. Mais quelles furent-elles, jusqu'où allèrent-elles? c'est ce qu'il faut examiner. 1d. <1> Il est aisé de comprendre qu'Eumène n'aurait pas voulu que Persée fût vainqueur et maître du monde. <2> Sans compter les haines et les dissentiments héréditaires de leurs familles, l'homogénéité de leur puissance suffisait pour entretenir entre eux la méfiance, la jalousie et la plus complète opposition. <3> Il leur restait de se tromper et de se combattre par des négociations fallacieuses, et c'est ce qu'ils faisaient tous les deux. <4> Eumène voyant que Persée, accablé et assiégé de toutes parts, était prêt à tous les sacrifices pour obtenir la paix, <5> que, de leur côté, les Romains se trouvaient dans de grands embarras à cause du peu de succès obtenus en Macédoine jusqu'à l'arrivée de Paul Émile, que l'Italie enfin était dans l'incertitude, <6> pensa qu'il n'était pas impossible que les Romains consentissent à terminer la guerre et à traiter. <7> Or il se croyait parfaitement propre à jouer le rôle de médiateur et à concilier les deux partis. 1e. <1> D'après ces calculs, il avait fait, l'année précédente, sonder Persée par le Crétois Cydas, sur le prix qu'il mettrait à cette réconciliation. Ce fut là, je m'imagine, le commencement de leurs rapports. <2> Ce combat entre un homme qui passait pour rusé et un homme regardé comme si avare, dut être risible. <3> Eumène prodiguait à Persée les promesses et multipliait les appâts de toute sorte pour le séduire ; <4> Persée courait avidement sur ces amorces, mais il n'y mordait pas si bien qu'il fût disposé à lâcher rien de ce qu'il avait. 1f. <5> Voici quel était l'objet de leur dispute : Eumène demandait cinq cents talents pour demeurer neutre pendant quatre ans, et pour ne soutenir les Romains ni sur terre ni sur mer ; quinze cents pour mettre fin à la guerre. Il promettait des otages et des garanties ; <6> mais Persée demandait combien d'otages il lui livrerait et à quelle époque, comment enfin il faudrait les garder chez les Cnossiens. <7> Quant à l'argent, il serait honteux, dit-il à propos des cinq cents talents, et pour celui qui les donnerait, et encore plus pour celui qui les recevrait, de paraître ne se tenir en paix qu'à prix d'or ; mais il s'engageait à envoyer par Polémocrate les quinze cents talents à Samothrace, où ils seraient en dépôt. Samothrace lui appartenait. Eumène qui, <8> comme les mauvais médecins, aimait mieux tenir d'avance que d'attendre le salaire, abandonna ses desseins faute d'avoir pu vaincre par ses ruses la résistance de Persée. <9> Après cette lutte glorieuse d'avarice, ils se retirèrent comme de vaillants athlètes avec un avantage égal. <10> Les amis de Persée surent une partie de toutes ces intrigues au moment même, et le reste un peu plus tard. Cela sert à me prouver encore davantage que l'avarice est, comme on dit, la source de toute sorte de maux. 1g. <1> J'ajouterai de moi-même qu'elle frappe presque les hommes de folie. <2> Qui ne reconnaîtrait, en effet, la folie de nos deux princes ? D'abord Eumène espère, contre toute raison, malgré la haine profonde qui les sépare, obtenir la confiance de Persée tout à coup, et lui arracher des sommes si considérables sans lui fournir aucune garantie suffisante de restitution dans le cas où il ne remplirait pas ses promesses ! <3> Comment, en outre, pensait-il pouvoir recevoir tant d'or à l'insu des Romains? <4> Y eût-il réussi pour un moment, il n'aurait pu longtemps leur échapper. <5> Il allait donc certainement échanger contre quelques talents la colère de Rhodes, et cette colère pouvait le dépouiller de cet or, de son royaume, et peut-être de la vie. <6> Car si une mauvaise intention sans suite le mit alors dans un tel danger, que lui serait-il arrivé s'il en était venu aux actes et aux effets ? 1h. <7> Quant à Persée, peut-on assez s'étonner qu'il ait cru qu'il y eût pour lui quelque chose de plus utile, de plus important que de livrer les richesses qu'Eumène demandait, et de l'allécher par cet appât? <8> Si Eumène était fidèle à ses engagements et mettait fin à la guerre, il n'avait pas à regretter ses dons ; <9> s'il trompait ses espérances, Persée pouvait évidemment faire tomber sur lui le courroux de Rome, puisqu'il était libre de mettre au jour ses intrigues. <10> On voit par là combien l'abandon de quelques talents importait à Persée, heureux ou malheureux. <11> Dans le dernier cas, c'est à Eumène qu'il attribuait tous ses maux, et comment mioux se venger de lui qu'en le rendant odieux aux Romains ? <12> Quelle fut donc la cause d'un si étrange égarement ? L'avarice : on ne saurait le nier. L'un, pour acquérir des richesses injustes, s'expose à mille dangers et se montre prêt à tout braver ; l'autre ne peut sacrifier de l'or pour conjurer les plus grands malheurs. <13> Persée tint encore la même conduite à l'égard des Gaulois et de Geniius. [29,2] II. <1> Avant l'hiver, Hippias, que Persée avait envoyé vers Gentius afin de traiter avec lui, revint en Macédoine <2> et annonça que ce prince était disposé à combattre les Romains moyennant trois cents talents et des garanties convenables. <3> A cette nouvelle, le roi, qui jugeait que cette alliance lui était absolument nécessaire, fit choix de Pantauque, un de ses plus intimes amis, comme ambassadeur, <4> et le chargea de promettre l'argent demandé, de recevoir et de prêter les serments accoutumés, de réclamer les otages qui lui conviendraient, de livrer enfin à Gentius ceux que ce prince aurait désignés dans le traité, et de s'entendre sur l'envoi des trois cents talents. <5> Pantauque se mit en route aussitôt et se rendit à Matéon, chez les Labéates, où il trouva Gentius. Il eut bientôt décidé ce jeune homme à partager la fortune et les chances de Persée. <6> Les serments échangés et le traité conclu, Gentius remit entre les mains de Pantauque les otages dont celui-ci avait dressé la liste, et leur adjoignit Olympion pour recevoir les serments et les otages de Persée. Il fit partir en même temps quelques agents chargés de veiller à l'envoi des sommes stipulées. <7> Pantauque persuada de plus à Gentius d'adresser des ambassadeurs avec ceux de Persée à Rhodes, afin d'attirer cette république à une alliance. <8> Si Rhodes y consentait et prenait dès lors part à la guerre, les Romains seraient vaincus sans peine. <9> Gentius, séduit par ces belles paroles, nomma Parménion et Morcus députés, et leur donna ordre de se rendre à Rhodes aussitôt qu'ils auraient reçu les serments de Persée, les otages, et qu'on serait d'accord au sujet de l'argent. [29,3] III. <1> Ils partirent donc pour la Macédoine. Pantauque, demeuré seul auprès du roi Gentius, aiguillonna son courage et l'excita à hâter les préparatifs et à se mettre en état d'enlever à l'ennemi des positions, des villes, des alliés. Il le pressa surtout de tout disposer pour une guerre maritime. <2> Les Romains étant complètement dépourvus de vaisseaux, il pourrait par lui-même ou par ses lieutenants entreprendre sans danger tout ce qu'il voudrait contre les côtes de l'Épire et de l'Illyrie. <3> Gentius suivit ces conseils et se prépara également à la guerre par mer et par terre. <4> Cependant Persée, sitôt qu'il apprit l'arrivée des députés et des otages en Macédoine, quitta son camp de l'Énipée avec toute sa cavalerie et s'avança jusqu'à Dium à leur rencontre. <5> Là, il commença par prêter serment en présence de ses cavaliers (car il désirait fort que les Macédoniens connussent son alliance avec Gentius, afin que leur courage s'en accrût), <6> il reçut ensuite les otages et remit les siens à Olympion. Les principaux étaient Limnée, fils de Polémocrate, et Balauque, fils de Pantauque. <7> Il envoya à Pella les députés chargés de prendre les trois cents talents, et à Thessalonique, chez Métrodore, ceux qui devaient aller à Rhodes, en leur recommandant de se tenir prêts au départ. Il réussit, en effet, à mêler les Rhodiens à la guerre. <8> Il fit plus ; il députa vers Eumène, Eryphon, qu'il lui avait déjà envoyé, et vers Antiochus, le Crétois Télemnaste, <9> pour l'engager à ne pas négliger l'occasion et à ne point s'imaginer que l'orgueil et l'ambition des Romains ne menaçassent que Persée ; <10> il devait bien se persuader, au contraire, qu'il éprouverait le même sort que lui-même s'il ne s'unissait à sa cause, soit en intervenant pour mettre fin à la guerre, ce qui serait le mieux, soit en le secourant de son armée. [29,4] IV. <1> Dans l'assemblée des Rhodiens, les votes du parti qui voulait qu'on envoyât des ambassades pour négocier la paix l'emportèrent. <2> Cette délibération rendit manifestes les dissentiments des Rhodiens ; <3> l'on y vit les partisans de Persée beaucoup plus nombreux que les amis de la patrie et des lois. <4> Aussitôt les prytanes firent partir comme ambassadeurs pour travailler à un prochain arrangement, Agépolis et Cléombrote à Rome; Damon, Nicostrate, Agésiloque et Télèphe <5> auprès du consul et de Persée. Ils réglèrent dans le même esprit toutes les autres affaires, accumulèrent ainsi faute sur faute, et rendirent leur conduite désormais inexcusable. <6> Ils adressèrent des ambassadeurs en Crète pour renouveler leur ancienne alliance avec tous les Crétois, et les engager à examiner l'état des choses, à s'unir à eux et à avoir les mêmes amis et les mêmes ennemis. <7> Ils députèrent aussi vers chaque ville en particulier des commissaires chargés de répéter ces conseils. [29,5] V. <1> Lorsque Parménion et Morcus, ambassadeurs de Gentius et Métrodore, député du roi Persée, furent arrivés à Rhodes, on convoqua le peuple, et l'assemblée fut très tumultueuse. <2> Dinon osa prendre hautement la parole en faveur de Persée ; Théétète, du parti opposé, exprima nettement à son tour ses craintes au sujet de ce qui se passait. <3> L'arrivée de la flotte, le nombre des cavaliers tués, l'alliance de Gentius, tout cela l'inquiétait. <4> En définitive, la discussion eut un résultat conforme à ce que j'ai dit plus haut. <5> Les Rhodiens résolurent de faire aux deux rois une réponse favorable, de leur annoncer qu'ils voulaient mettre fin à la guerre, de les exhorter enfin à s'y prêter de bonne grâce. <6> Les ambassadeurs de Gentius furent ensuite admis avec une grande bienveillance à la table des prytanes. [29,6] VI. Les Romains combattirent vaillamment à l'abri de leurs parmes et de leurs boucliers liguriens. VIa. <1> Parmi tous ceux qui assistaient au combat, Scipion, surnommé Nasica, gendre de Scipion l'Africain, qui plus tard acquit tant d'autorité dans le sénat, offrit de tourner l'ennemi. <2> Fabius Maximus, l'aîné des enfants de Paul Emile, quoique bien jeune encore, se présenta le second avec une ardeur égale, <3> et Émile, charmé, lui confia un corps de troupes considérable. <1> Cependant Persée, qui voyait Émile rester immobile, ne songeait nullement à ce qui le menaçait, lorsqu'un transfuge crétois vint le prévenir en toute hâte que les Romains allaient l'envelopper. <2> Quoique troublé, il ne remua pas, mais envoya dix mille mercenaires étrangers et deux mille Macédoniens, sous la conduite de Milon, avec ordre d'aller au plus vite occuper les bois voisins. Ils étaient endormis quand les Romains tombèrent sur eux. VIb. <1> Une éclipse de lune qui eut lieu sous le règne de Persée donna lieu à un bruit qui se répandit promptement au loin : on répéta qu'elle présageait la mort du roi. <2> Le courage des Romains s'en accrut, tandis que celui des Macédoniens diminua, <3> tant est vrai le proverbe que, le plus souvent, frivoles sont les choses d'où dépendent les succès de la guerre. VIc. <1> Le consul Lucius, qui vit ainsi pour la première fois ce que c'était que la phalange, avoua souvent dans la suite qu'il n'avait jamais rien rencontré de plus redoutable ni de plus terrible, quoiqu'il eût non seulement assisté, mais encore pris part à de nombreux combats. VId. <3> Persée n'avait d'abord eu qu'une pensée, vaincre ou mourir. Mais il ne demeura pas dans ces beaux sentiments et eut peur, comme ces éclaireurs de cavalerie qui avancent pour reculer ensuite. <4> Après avoir dépensé tant de peines et de temps, semblable à un mauvais athlète qui perd tout son courage au moment suprême, à l'approche du danger, lorsqu'il s'agissait pour lui de tout conserver ou de tout perdre, le cœur lui faillit. Vaincu par la frayeur dès le commencement du combat, il se sauva dans la ville sous prétexte de faire un sacrifice à Hercule, Hercule qui refuse les offrandes des lâches et repousse les honteuses prières ! VIe. <1> Paul Émile, prenant la parole en latin, engagea tous ceux qui assistaient à ce triste spectacle (et en même temps il leur montrait Persée) à ne jamais s'enorgueillir de la victoire, à ne traiter personne avec insolence et dureté ; en un mot, à ne point se fier sans réserve au bonheur présent, <2> mais à se rappeler toujours la mauvaise fortune, surtout au sein de la prospérité, en particulier comme en public. <3> C'est ainsi qu'on apprenait, bien qu'avec peine, à se montrer modéré au sein du bonheur. <4> Les sages, disait-il encore, diffèrent des hommes insensés en ce que les uns s'instruisent par leurs propres revers, les autres par ceux d'autrui. VIf. <1> Je me suis bien souvent, à ce propos, rappelé certaines paroles de Démétrius de Phalère. <2> Dans son traité sur la fortune, afin de donner aux hommes une preuve manifeste de sa mobilité, il se reporte au temps où Alexandre détruisit l'empire des Perses, et dit : <3> «Sans consulter une longue suite d'années, une longue série de générations, <4> en se renfermant dans les cinquante ans qui se sont écoulés avant nous, on verra suffisamment l'humeur despotique de la fortune. Pensez-vous que si, à la première de ces cinquante années, un dieu eût révélé l'avenir aux Perses et aux rois de Perse, aux Macédoniens et aux rois de Macédoine, ils eussent pu croire que dans cet espace de temps périrait jusqu'au nom même de ces Perses, dont l'empire embrassait la terre presque entière, et que les Macédoniens, jusqu'alors inconnus, domineraient sur l'Asie? <5> La fortune, cette absolue maîtresse de notre vie, qui change toute chose contre notre pensée et signale sa puissance par tant de coups imprévus, me semble, en transportant aux Macédoniens la brillante prospérité des Perses, avoir fait entendre qu'elle leur en prête la jouissance, jusqu'au moment où il lui plaira d'en disposer autrement. » <7> C'est ce qui s'accomplit en la personne de Persée. Démétrius a prophétisé cette révolution comme inspiré par un dieu, <8> et moi, que mon récit a conduit à cette époque où fut ruiné le royaume macédonien, après avoir insisté sur ce grand événement comme je le devais, en ayant été témoin oculaire, j'ai cru ne pouvoir mieux faire que de couronner ce récit par quelques réflexions accommodées au sujet, et que de rappeler les paroles de Démétrius. <9> Ces paroles sont, à mon avis, plutôt celles d'un dieu que d'un homme : cent cinquante ans d'avance il a prédit exactement ce qui devait arriver. <1> Il passait ses nuits et ses jours à boire, et l'ivresse lui fit commettre un grand nombre d'actions honteuses. <2> Il tua par exemple son frère Pleurate, qui devait épouser la fille de Ménunius, et la prit pour lui-même. Il se signala aussi par sa cruauté envers ses sujets. VIg. <1> Après la défaite de Persée, Eumène subit un malheur inattendu, comme dit le vulgaire, mais fort ordinaire, si l'on considère la marche naturelle des choses humaines. <2> La fortune se fait un plaisir de mêler l'imprévu au prévu : si elle favorise et appuie quelqu'un, elle ne tarde pas à s'en repentir et à détruire cette prospérité. <3> C'est ce qu'éprouva Eumène, <4> au moment même qu'il croyait son royaume en sûreté et sa tranquillité garantie pour longtemps, grâce à la ruine de Persée et de la Macédoine ; il fut exposé aux plus graves dangers par la prise d'armes des Galates d'Asie qui envahirent tout à coup ses États. [29,11] XI. <1> Antiochus s'avançait contre Ptolémée pour s'emparer de Péluse, <2> lorsque Popilius, préteur romain, se présenta à lui. Le roi le salua de loin et lui tendit la main ; mais Popilius, qui tenait les tablettes où était inscrit le décret du sénat, les lui remit d'abord et le pria d'en prendre connaissance, <3> voulant sans doute ne lui donner aucune marque d'amitié avant de discerner sa pensée et de savoir si elle était hostile ou favorable à Rome. <4> Lorsque le roi eut lu le décret, il dit qu'il désirait en délibérer avec ses amis, et Popilius fit alors une chose d'une dureté et d'un orgueil sans égal. <5> Il traça autour d'Antiochus un cercle avec une baguette qu'il portait à la main et le somma de répondre sans en sortir. <6> Le roi, stupéfait de tant d'audace, hésita quelque temps, mais enfin : « Je ferai, dit-il, tout ce que veut le peuple romain. » Alors seulement Popilius et ses collègues prirent la main d'Antiochus et le saluèrent amicalement. <7> Le décret lui enjoignait de cesser sur-le-champ la guerre contre Ptolémée. <8> Aussi après les quelques jours qui lui furent assignés, il ramena son armée en Syrie, affligé et mécontent ; mais il avait fallu céder aux circonstances. <9> Popilius, dès qu'il eut réglé les affaires à Alexandrie, recommanda la concorde aux deux rois, leur dit d'envoyer à Rome Polyarate, et cingla vers Chypre pour en faire sortir les troupes qui l'occupaient. <10> Il y trouva les généraux de Ptolémée vaincus et le pays en proie au pillage ; mais il enjoignit aux Syriens d'évacuer l'île et y demeura jusqu'à ce qu'ils eussent regagné leurs foyers. <11> C'est ainsi que les Romains rétablirent le trône fortement ébranlé de Ptolémée, <12> grâce du reste à la fortune qui arrangea de telle façon les affaires de la Macédoine et de Persée, que l'Égypte et Alexandrie, réduites à l'extrémité, durent surtout de se relever à ce que la ruine de Persée précéda la leur. <13> Sans cette circonstance qu'il connaissait, Antiochus ne se serait peut-être pas montré si docile. XIa. ... les autres, sur ceux de la guerre de Syrie. <1> Il y a de cela une cause que nous avons développée plus haut, <2> c'est que, traitant des sujets mesquins et médiocres, la plupart veulent acquérir le nom d'historiens non par la valeur de leurs livres, mais par leur nombre ; l'apparence leur suffit. Ils se voient dans la nécessité de grandir ce qui est petit, <3> d'embellir et de développer ce qui a été dit simplement, en peu de mots ; ils convertissent en événements quelques faits sans importance ; ils racontent longuement des combats et des rencontres où dix fantassins ont péri et moins encore de cavaliers, <4> et quand il s'agit de siéges, de descriptions de lieux, de tout ce qui s'y rattache, ils se donnent pour ces amplifications, faute d'idées sérieuses, une peine incroyable. <5> Ma méthode est toute contraire à celle-là. <6> On doit donc non pas m'accuser de négligence, si plusieurs choses racontées par de tels historiens avec beaucoup de détails et de phrases ont été ici rappelées fort brièvement ou passées sous silence, mais bien se persuader que je donne à chaque événement le développement que je crois lui convenir. <7> Des écrivains, je le répète, qui prennent pour tout sujet le siége de Phanote ou de Coronée, sont nécessairement réduits à insister sur les plans d'attaque, sur les engagements livrés au pied des murs, sur tous les incidents du sujet. <8> Il leur faut décrire avec prolixité les assauts livrés à Tarente, à Corinthe, à Sardes, à Gaza, à Bactres et surtout à Carthage, et y ajouter quelque chose de leur propre fonds. Ils ne sauraient évidemment s'accommoder d'un système comme le mien, qui consiste à tout énoncer en termes simples et précis. <9> J'en dis autant de la simplicité de mes comptes rendus, quand il s'agit de combats, d'assemblées et d'autres faits analogues, elle mérite toute indulgence. <10> Qu'on me fasse grâce encore si, dans la suite, à propos d'objets connus de tous, je viens à employer quelquefois les mêmes raisonnements, les mêmes procédés, les mêmes mots que par le passé. <11> Enfin s'il m'échappait quelque méprise sur des noms de fleuves ou de montagnes, ou dans la description de quelque lieu, la grandeur de mon entreprise suffirait pour excuser toutes ces erreurs. <12> Il n'y a que les fautes volontaires pour lesquelles, si on peut m'en convaincre, je ne demande pas de pitié, comme du reste je l'ai souvent dit dans le cours de cette histoire. [29,12] XII. Il est des plans qui semblent, sur le papier, fort raisonnables et possibles. Mais veut-on passer à l'œuvre, il en est d'eux comme de la fausse monnaie éprouvée par le feu : ils ne remplissent pas l'idée qu'on s'en était faite d'abord.