[26,0] LIVRE XXVI (fragments). [26,1] (24,7) I. Vers cette époque, le stratège Hyperbate demanda au conseil quel parti il fallait prendre concernant la missive du sénat pour le rappel des exilés de Sparte. (2) Lycortas conseilla de maintenir ce qui avait été fait ; attendu que, si les Romains tenaient une conduite digne d'eux en écoutant les mères des malheureux dont la requête était raisonnable, (3) ils n'avaient pas non plus la coutume, quand on leur montrait que ce qu'ils désiraient était impossible ou contraire à l'honneur et aux intérêts de leurs alliés, de persévérer et de se faire obéir par la force. (4) Si donc on leur faisait connaître que les Achéens, en se conformant à leurs vœux, violeraient les serments, les lois, les décrets qui sont le fondement même de la république, (5) ils se désisteraient et reconnaîtraient que l'Achaïe, avec raison, hésite et repousse leur missive. (6) Ainsi parla Lycortas. Hyperbate et Callicrate, au contraire, conseillèrent de céder aux Romains et de moins tenir compte des lois, des décrets, et de quoi que ce fût que de leurs ordres. (7) Les Achéens, incertains entre ces deux avis, résolurent d'envoyer des ambassadeurs au sénat pour lui apprendre ce qu'avait dit Lycortas. (8) Aussitôt ils choisirent pour cette ambassade Callicrate, Lydiadas de Mégalopolis, Aratus de Sicyone, et leur remirent des instructions conformes à la délibération. (9) Lorsqu'ils furent arrivés à Rome et introduits dans le sénat, Callicrate, loin de parler dans un sens conforme aux ordres reçus, attaqua hardiment ceux des Achéens qui ne partageaient pas ses opinions, et se mit même à faire la leçon aux sénateurs. [26,2] (24,8) II. « Les Romains, disait-il, ne devaient s'en prendre qu'à eux-mêmes si les Grecs leur désobéissaient et se riaient de leurs injonctions orales ou de leurs lettres. (2) En effet, deux factions divisaient toutes les villes gouvernées par la démocratie ; l'une voulait qu'on se soumît aux désirs de Rome sans hésiter, (3) et qu'on ne mît ni lois, ni décrets, ni aucune autre chose au-dessus des désirs de Rome ; l'autre objectait sans cesse ces mêmes lois, ces mêmes décrets, ces serments, et recommandait à la multitude de n'en pas faire si bon marché. (4) Cette dernière opinion était bien plus dans l'esprit achéen, et prévalait évidemment auprès de la foule : (5) de là pour les amis des Romains honte et calomnie ; gloire et honneur pour leurs ennemis. (6) Si le sénat montrait quelque sévérité, les chefs des villes se rangeraient bientôt du côté des Romains et la multitude suivrait par peur leur exemple ; (7) sinon ils embrasseront tous une cause à laquelle sont attachés l'estime et le respect des peuples. (8) Déjà quelques-uns, sans apporter aucun autre titre aux distinctions, se sont élevés dans leurs villes aux plus hauts emplois par leur opposition connue aux missives de Rome, sous le prétexte de défendre les lois et les décrets de leur patrie. (9) Si donc il importait peu aux Romains que les Grecs leur obéissent et se soumissent à ce qu'ils leur écrivaient, il les engageait à persévérer dans leur conduite actuelle : (10) si au contraire ils voulaient que leur volonté se fit et que nul n'osât mépriser leurs ordres, ils devaient y apporter toute l'attention possible. (11) Il savait positivement que sans cela l'événement déjouerait leurs espérances, ainsi qu'il arrivait déjà. (12) Récemment, lors des affaires de Messénie, Quintus Marcius avait mis le plus grand soin à ce que les Achéens ne prissent aucun parti à l'égard des Messéniens sans l'aveu des Romains : (13) cependant, sans se soucier de Marcius, ils avaient décrété la guerre, ruiné Messène contre toute justice, exilé les plus illustres citoyens, et fait périr les autres au milieu des supplices quoiqu'ils se fussent rendus, parce qu'ils avaient recouru à l'arbitrage du sénat. (14) Maintenant encore que par vos lettres vous réclamez depuis longtemps le rappel des exilés lacédémoniens, loin de penser à obéir, ils ont dressé une colonne où ils se sont engagés par serment envers leurs alliés à ne les jamais rappeler. (15) D'après cela apprenez, je vous prie, à prévoir l'avenir. » [26,3] (24,9) III. Après ce discours, Callicrate se retira. (2) Les exilés entrèrent, parlèrent de leur sort en quelques mots dans un langage propre à exciter la compassion générale, et sortirent aussi. (3) Le sénat approuva comme utile le conseil que lui donnait Callicrate et, dès lors édifié sur la nécessité d'élever les partisans de la domination romaine et d'en abaisser les ennemis, (4) il songea, pour la première fois, à humilier les hommes qui dans leur patrie défendaient la cause nationale, (5) à soutenir ceux qui plaidaient en faveur de Rome. Il en advint que la république eut bientôt, avec le temps, beaucoup de flatteurs et peu de vrais amis. (6) Le sénat écrivit donc au sujet du rétablissement des bannis, non seulement aux Achéens pour demander leur agrément, mais encore aux Étoliens, aux Épirotes et même aux Athéniens, aux Béotiens, aux Acarnaniens, faisant un appel à tous pour briser l'Achaïe. (7) On fit de Callicrate, dans la circulaire, à l'exclusion des autres députés, cette mention particulière que tous les magistrats des villes devraient lui ressembler. (8) Callicrate revint, avec cette lettre, triomphant en Grèce, sans comprendre combien de maux il attirait par sa perfidie sur la Grèce, (9) et avant tout sur l'Achaïe. Jusque-là les Achéens avaient eu le privilège de vivre sur le pied de l'égalité avec les Romains, à cause de leur constante fidélité depuis leur alliance avec Rome au milieu des plus graves circonstances , c'est-à-dire pendant la guerre de Philippe et d'Antiochus; (10) mais si la ligue achéenne avait pris de grands accroissements et avait beaucoup amélioré sa constitution à partir de la période que nous avons racontée, la trahison de Callicrate marqua pour elle le commencement d'une décadence. (11) Les Romains, comme hommes, et comme hommes aux nobles maximes et à l'âme élevée, compatissent à toutes les infortunes et d'abord s'empressent de secourir ceux qui implorent leur protection : (12) cependant si un allié dont ils connaissent la fidélité oppose à leur demande des droits valables, ils reviennent sur leurs premières démarches et le plus souvent réparent autant qu'il est en eux leur erreur. (13) Mais Callicrate qui, envoyé à Rome pour y défendre la cause des Achéens, avait conduit les choses d'une manière tout opposée, et était allé même jusqu'à évoquer l'affaire des Messéniens, sur laquelle les Romains n'avaient élevé aucune plainte; Callicrate, de retour en Achaïe, répandit partout la terreur du nom romain. (14) Il effraya les esprits par le récit de son ambassade, consterna la multitude, et celle-ci, ne sachant pas le langage qu'il avait tenu dans le sénat, l'élut aussitôt stratège. (15) Cet homme pervers et vendu, dès qu'il eut reçu le pouvoir, rappela, pour coup d'essai, les exilés de Sparte et de Messène. [26,4] IV. Gracchus détruisit trois cents villes au cœur même de cette province. [26,5] V. Persée, après avoir renouvelé son alliance avec les Romains, s'appliqua à gagner les Grecs. Il rappela en Macédoine tous ceux qui avaient fui pour dettes, qui avaient été condamnés devant les tribunaux ou qui s'étaient exilés comme coupables de lèse-majesté. (2) Il fit placarder à Délos, à Delphes et dans le temple de Minerve itonienne, un décret qui assurait à tous non seulement l'impunité, mais encore la restitution de tous les biens qu'ils avaient quittés au moment de leur bannissement. (3) Il déclara libérés tous les débiteurs du trésor royal en Macédoine et donna la liberté aux prisonniers d'État. (4) Par cette conduite, il exalta bien des esprits et sembla pouvoir faire concevoir les plus belles espérances. (5) Il avait d'ailleurs, dans sa personne et dans le train ordinaire de sa vie, quelque chose de vraiment royal. (6) Il était d'une taille suffisante, et propre, par sa force physique, aux fatigues d'une existence active. Il avait dans les traits du visage une dignité, une fierté en harmonie avec sa jeunesse ; (7) enfin il avait échappé à la passion qu'avait montrée son père pour les femmes et le vin, et ses amis étaient à table d'une tempérance égale à la sienne. (8) Tel fut le début du règne de Persée. Le roi Philippe fut au temps de sa puissance, (9) lorsqu'il dominait la Grèce, le plus perfide et le plus injuste des tyrans, et quand le vent de la fortune eut changé, le plus modéré des princes. (10) Enfin, quand il vit ses affaires entièrement ruinées, prêt à tout événement , il n'est rien qu'il ne fit pour raffermir son trône. [26,6] (25,2) VI. Pharnace, effrayé d'une invasion si soudaine et si dangereuse, était prêt à subir toutes les conditions qu'on lui dicterait : (2) car il avait envoyé à ce sujet des députés à Eumène et Ariarathe. Ceux-ci agréèrent ses offres de paix, adressèrent sur-le-champ une ambassade à Pharnace et, après l'échange de quelques députations, (3) la paix fut conclue en ces termes : « Paix perpétuelle entre Eumène, Prusias, Ariarathe, Pharnace et Mithridate. (4) Pharnace n'entrera en Galatie sous aucun prétexte. Tous les traités de Pharnace avec les Gaulois sont annulés. (5) Il évacuera la Paphlagonie, y rétablira les habitants qu'il en a chassés, et rendra les armes, les machines et autres objets qu'il a enlevés. (6) Il restituera à Ariarathe les terres dont il l'a dépouillé, les biens qu'elles contenaient et ses otages, (7) Il livrera de plus Teium sur le Pont. » Eumène donna bientôt après cette ville à Prusias, qui la reçut avec reconnaissance. (8) Le traité portait encore : « Pharnace rendra sans rançon tous les prisonniers et les transfuges. (9) De plus, sur le trésor et l'argent qu'il a pris à Morzia et à Ariarathe, il payera aux susdits rois neuf cents talents, (10) et en outre à Eumène trois cents talents pour frais de la guerre. » Les dernières clauses étaient : (11) « Mithridate, satrape d'Arménie, payera trois cents talents pour avoir fait la guerre à Ariarathe, au mépris des traités conclus avec Eumène. » (12) Dans ce traité furent compris, parmi les princes d'Asie, Artaxias, gouverneur de la plus grande partie de l'Arménie, et Acusiloque; (13) parmi ceux d'Europe, le Sarmate Catalus; parmi les États libres, les Héracléotes, les Mésembriens, les habitants de la Chersonèse et ceux de Cyzique. (14) Quant aux otages que Pharnace était tenu de fournir, il en détermina le nombre et la qualité. Dès qu'ils furent arrivés, les armées se retirèrent. (15) Telle fut la fin de la guerre d' Eumène et d'Ariarathe contre Pharnace. [26,7] (25,4) VII. ... après le départ des consuls Tibérius et Claudius pour leur expédition contre les Istriens et les Agriens. Vers la fin de l'été, le sénat donna audience aux ambassadeurs lyciens. (2) Ils n'étaient parvenus à Rome qu'après la défaite de leurs compatriotes, quoique partis depuis assez longtemps pour être arrivés ; (3) car les Xanthiens avaient député en Achaïe et à Rome, lorsque la guerre était imminente, cette ambassade dont Nicostrate était le chef. (4) Établis enfin dans Rome, ces députés excitèrent la compassion du sénat par le tableau de la tyrannie des Rhodiens à leur égard et de leurs infortunes. (5) Ils l'amenèrent même à envoyer des ambassadeurs à Rhodes pour représenter que, d'après les mémoires rédigés par les dix commissaires, alors qu'ils avaient réglé en Asie la paix avec Antiochus, lecture en ayant été faite, les Lyciens avaient été évidemment donnés aux Rhodiens, non à titre de présent, mais comme amis et alliés. (6) Un tel arrangement déplut à bien des gens. (7) L'opinion générale fut que les Romains voulaient mettre les Rhodiens aux prises avec les Lyciens, afin d'épuiser leurs trésors et leur matériel de guerre, (8) instruits qu'ils étaient de là manière dont ils avaient conduit la reine Laodice au roi Persée, et de l'épreuve qu'ils avaient fait peu auparavant subir à leurs vaisseaux. (9) Tout récemment, en effet, ils avaient essayé, avec un pompeux et magnifique appareil ce qu'il leur restait de navires. (10) Persée leur avait fourni une grande quantité de bois de construction et avait décerné un ruban d'or à chacun des matelots qui lui avaient amené sa femme. [26,8] (25,5) VIII. Lorsque les commissaires romains furent arrivés à Rhodes et eurent proclamé le décret du sénat, un grand tumulte s'éleva et le trouble se mit parmi les magistrats rhodiens. On s'indignait vivement de ce que les Romains prétendaient avoir donné les Lyciens non pas en présent, mais à titre d'alliés. (2) Au moment où ils se flattaient d'avoir solidement réglé les affaires de Lycie, les Rhodiens voyaient à regret surgir de nouveaux embarras. (3) En effet, les Lyciens, à la nouvelle de l'arrivée des Romains et du décret qu'on avait rendu, remuèrent de nouveau et se montrèrent prêts à tout oser pour recouvrer leur indépendance et leur liberté. (4) Les Rhodiens, en entendant les députés, pensèrent que les Romains avaient été trompés par les Lyciens et chargèrent sur-le-champ Lycophron d'aller éclairer le sénat. (5) Tel était l'état des choses au moment où les Lyciens paraissaient sur le point d'essayer une nouvelle révolte. [26,9] (25,6) IX. L'année suivante, le sénat donna audience aux députés rhodiens dès leur arrivée, mais il différa sa réponse. (2) Les Dardaniens vinrent sur ces entrefaites et parlèrent au sénat de la multitude, de la puissance et de l'audace guerrière des Bastarnes. (3) Ils ajoutèrent que Persée avait fait alliance avec eux et avec les Gaulois ; que ce prince leur inspirait plus de crainte encore que les Bastarnes mêmes, et qu'ils venaient demander du secours. (4) Les Thessaliens confirmèrent ce rapport et réclamèrent aussi l'assistance des Romains. (5) Le sénat résolut d'envoyer quelques commissaires pour vérifier tous ces faits. (6) Postumius partit aussitôt avec quelques jeunes patriciens. [26,10] (26,2) X. Antiochus Épimanes, et non Épiphanes, ainsi nommé à cause de sa conduite. Quelquefois il s'échappait de son palais à l'insu de ses serviteurs et on le voyait suivi d'une ou de deux personnes parcourir au hasard la ville. (2) Il visitait, de préférence, les ateliers de sculpteurs et d'orfèvres, et s'entretenait de leur art avec les ciseleurs et les autres ouvriers, quels qu'ils fussent. (3) Il s'abaissait jusqu'à converser avec des gens du peuple, même avec le premier venu, et buvait en compagnie des étrangers les plus vils. (4) S'il apprenait que quelques jeunes gens s'étaient réunis pour célébrer un festin, sans prévenir de son arrivée, il venait, suivi de joueurs de flûte et de musiciens de tout genre, s'asseoir à leur table. Beaucoup, effrayés de son arrivée soudaine, s'enfuyaient au plus vite. (5) Souvent aussi, il dépouillait le manteau royal et se promenait en toge sur la place publique comme un candidat tendant la main aux uns, embrassant les autres, sollicitant de tous des suffrages pour devenir édile ou tribun. (6) Élu, il s'asseyait sur une chaise d'ivoire, suivant la coutume des Romains, écoutait les affaires qui concernaient le commerce, et jugeait avec l'attention la plus scrupuleuse. Cette conduite déroutait les hommes honnêtes : les uns le regardaient comme étant sans faste, les autres l'estimaient fou. Dans ses présents même bizarrerie : il donnait des osselets, des cornes de chevreuil à ceux-ci; à ceux-là, des dattes ; à d'autres, de l'or. Quelquefois, il comblait de cadeaux des gens qu'il rencontrait par hasard et qu'il n'avait jamais vus. Dans les offrandes qu'il adressait aux villes, dans les honneurs qu'il rendait aux dieux, il surpassait en magnificence tous ses prédécesseurs. Témoin le temple de Jupiter olympien à Athènes et les statues dont il entoura l'autel de Délos. Il fréquentait aussi les bains publics lorsqu'ils regorgeaient de peuple, et faisait apporter des vases contenant les parfums les plus rares. Un jour, quelqu'un lui dit que les rois étaient bien heureux de se servir d'odeurs si délicieuses et de sentir si bon. Il ne répondit rien ; mais il revint le lendemain et fit répandre sur la tête de l'homme qui lui avait parlé la veille une grande amphore pleine de l'aromate le plus précieux, appelé stacté. Tous les baigneurs accoururent aussitôt pour en avoir leur part, mais le plancher glissait, et beaucoup tombèrent au milieu des éclats de rire. Le roi lui-même n'y échappa pas.